Les Garibaldiens/11
XI
combat de milazzo
Grand combat ! grande victoire ! Sept mille Napolitains ont fui devant deux mille cinq cents Italiens !
Je vous écris sous le canon même du château, qui fait feu bien maladroitement, rendons-lui cette justice, sur la Ville-d’Édimbourg et sur votre très-humble servante l’Emma.
Pendant que Bosco brûle sa poudre, nous avons le temps de causer. — Causons.
À mon départ de Girgenti, j’avais quitté la Sicile avec l’intention de me rendre directement à Malte, et de Malte à Corfou, lorsque, dans le petit port d’Alicata, où je m’étais arrêté pour m’approvisionner de vivres, je fus pris d’une sorte de remords.
N’assisterais-je pas jusqu’à la fin à ce grand drame de la résurrection d’un peuple ? N’y aiderais-je pas de tout mon pouvoir ?
L’Orient serait toujours là. Un an de plus passé hors de France, c’était une année de plus loin de la calomnie ou de l’injure.
À part deux ou trois cœurs qui m’aiment véritablement là-bas, rien ne me rappelait dans l’immense Babylone.
Je pris une plume et j’écrivis au fils de Garibaldi, que j’avais laissé à Girgenti, le billet suivant :
« Mon cher Menotti,
» Fais parvenir, par une occasion sûre, par un courrier s’il le faut, la lettre ci-incluse à ton père.
» Je t’embrasse.
J’écrivais à Garibaldi :
« Ami,
» Je viens de traverser la Sicile dans toute sa largeur.
» Grand enthousiasme partout, mais pas d’armes !
» Voulez-vous que j’aille vous en chercher en France ? Je vous choisirai cela en chasseur.
» Réponse poste restante à Catane ; si vous me dites : « Oui, » J’ajourne mon voyage en Asie, et je fais le reste de la campagne avec vous.
» Vale et me ama.
J’expédiai un pêcheur avec sa barque à Girgenti ; puis je partis pour Malte, où je m’étais fait adresser des lettres et de l’argent.
Je passai à Malte un jour et demi seulement, et, de là, je me rendis à Catane en quarante heures.
Il y avait à peine cinq jours que j’avais quitté Alicata ; il était donc évident que, même avec la plus grande diligence, la réponse de Garibaldi ne pouvait m’arriver que le lendemain ou le surlendemain.
Je restai trois jours à Catane ; ce furent trois jours de fête. Le premier soir, il y eut musique ; le second soir, musique et illuminations ; et, le troisième soir, au beau milieu de la musique et des illuminations, le conseil municipal vint m’offrir mes lettres de citoyenneté, qu’il m’avait octroyées à l’unanimité des voix.
C’était la quatrième fois que j’étais proclamé citoyen en Sicile.
Dans le courant de la journée, le consul de France était venu m’apporter une lettre.
Je reconnus aussitôt l’écriture de Garibaldi, et je l’ouvris vivement. Elle contenait ces lignes, d’un laconisme tout spartiate :
» Ami Dumas,
» Je vous attends pour votre chère personne et pour la belle proposition de fusils.
» Venez !
» Votre dévoué de cœur,
Il n’y avait plus à hésiter. Nous mîmes à la voile pendant la nuit ; retardés par la bonace et par les courants, nous eûmes besoin d’environ trente heures pour atteindre l’autre côté du détroit.
À l’aube du troisième jour, nous étions dans le golfe oriental de Milazzo.
Le bruit du canon nous arrêta.
Du moment qu’on se battait à Milazzo, il était certain que Garibaldi ne devait pas être à Palerme.
En effet, le général, parti le 18 de cette ville, était arrivé le 19 au camp de Miri ; depuis deux jours déjà, des combats partiels avaient eu lieu.
À peine arrivé, le général avait passé en revue les troupes de Medici, qui l’avaient accueilli avec enthousiasme.
Le lendemain, à l’aube du jour, toutes les troupes étaient en mouvement pour attaquer les Napolitains, sortis du fort et du village de Milazzo, qu’ils occupaient.
Malenchini commandait l’extrême gauche, le général Medici et Cosenz le centre ; la droite, composée simplement de quelques compagnies, n’avait pour but que de couvrir le centre et l’aile gauche en cas de surprise.
Le général Garibaldi se plaça au centre, c’est-à-dire à l’endroit où il jugeait que l’action serait la plus vive.
Le feu commença sur la gauche ; à moitié chemin : de Miri à Milazzo, on rencontrait les avant-postes napolitains cachés dans les roseaux.
Après un quart d’heure de fusillade sur la gauche, le centre, à son tour, s’est trouvé en face de la ligne napolitaine, et l’a attaquée et délogée de sa première position.
La droite, pendant ce temps, chassait les Napolitains des maisons qu’ils occupaient.
Mais les difficultés du terrain empêchaient les renforts d’arriver. Bosco poussa une masse de six mille hommes contre les cinq ou six cents assaillants qui l’avaient d’abord forcé de reculer, et qui, accablés par le nombre, avaient été forcés de reculer à leur tour.
Le général envoya aussitôt prendre des renforts. Les renforts arrivés, on attaqua de nouveau l’ennemi, caché dans les roseaux et abrité derrière des figuiers d’Inde.
C’était un grand désavantage pour les garibaldiens, qui ne pouvaient attaquer à la baïonnette.
Medici, en marchant à la tête de ses hommes, avait eu son cheval tué sous lui. Cosenz avait reçu une balle morte dans le cou et était tombé ; on le croyait blessé mortellement lorsqu’il se releva en criant :
— Vive l’Italie !
La blessure n’était que légère.
Le général Garibaldi se mit alors à la tête des carabiniers génois, avec quelques guides et Misori. Son intention était de déborder les Napolitains et de les attaquer de flanc, pour couper ainsi la retraite à une partie d’entre eux ; mais on trouva sur la route une batterie de canons qui s’opposa à cette manœuvre.
Misori et le capitaine Statella poussèrent alors sur la route avec une cinquantaine d’hommes ; Garibaldi se mit à leur tête et dirigea la charge. À vingt pas, le canon chargé à mitraille fit feu.
L’effet fut terrible ; cinq ou six hommes seulement restèrent debout. Garibaldi eut la semelle de sa botte et son étrier emportés ; son cheval, blessé, devint indomptable, et il fut forcé de l’abandonner en laissant son revolver dans les fontes. Le major Breda et son trompette étaient tués à ses côtés ; Misori tombait sous son cheval, qui venait d’être frappé à mort par un biscaïen ; Statella restait debout au milieu d’un ouragan de mitraille ; tous les autres étaient morts ou blessés.
Ici, les détails disparaissent dans l’ensemble ; tout le monde se bat, et se bat bien.
Le général, voyant alors l’impossibilité de prendre le canon qui avait fait tout ce ravage de front, envoie demander quelques compagnies au colonel Donon, se jette avec elles à travers les roseaux, en recommandant à Misori et à Statella, les roseaux franchis, de sauter par-dessus le mur qu’ils rencontreraient devant eux, et comme, le mur franchi, ils devaient se trouver à peu de distance de la pièce de canon, de s’élancer dessus.
Le mouvement fut exécuté avec beaucoup d’ensemble et d’élan par les deux officiers et par une cinquantaine d’hommes qui les suivaient ; mais, lorsqu’ils arrivèrent sur la route, la première personne qu’ils y trouvèrent était le général Garibaldi, à pied et le sabre à la main.
En ce moment, le canon fait feu et tue quelques hommes : les autres s’élancent sur la pièce, s’en emparent et l’entraînent du côté des Italiens.
Alors, l’infanterie napolitaine s’ouvre et donne passage à une charge de cavalerie qui s’élance pour reprendre la pièce. Les hommes du colonel Donon, peu habitués au feu, se jettent des deux côtés de la route au lieu de soutenir la charge à la baïonnette ; mais, à gauche, ils sont retenus par les figuiers d’Inde, à droite par un mur. La cavalerie passe comme un tourbillon. Des deux côtés alors, les Siciliens font feu ; leur terreur d’un instant a disparu.
Fusillé à droite et à gauche, l’officier napolitain s’arrête et veut retourner en arrière ; mais alors, au milieu de la route, il trouve, lui barrant le passage, Garibaldi, Misori, Statella et cinq ou six hommes, Le général saute à la bride du cheval de l’officier, en lui criant : « Rendez-vous ! » L’officier, pour toute réponse, lui porte avec son sabre un coup d’élite ; le général Garibaldi le pare, et, d’un coup de revers, lui ouvre la joue. L’officier tombe. Trois ou quatre sabres sont levés sur le général, qui blesse un de ses assaillants d’un coup de pointe ; Misori en tue deux autres et abat le cheval d’un troisième de trois coups de revolver ; Statella frappe de son côté, et un homme tombe ; un soldat démonté saute à la gorge de Misori, qui, à bout portant, lui casse la tête d’un quatrième coup de revolver.
Pendant cette lutte de géants, le général Garibaldi a rallié les hommes éparpillés. Il charge avec eux, et, tandis qu’on extermine ou qu’on fait prisonniers les cinquante cavaliers, depuis le premier jusqu’au dernier, il joint enfin, secondé par le reste du centre, les Napolitains, les Bavarois, les Suisses, qu’il charge à la baïonnette. Les Napolitains fuient ; les Suisses et les Bavarois tiennent un instant, mais fuient à leur tour : la journée est décidée ; la victoire n’est pas encore, mais sera bientôt aux héros de l’Italie.
Toute l’armée napolitaine se met en retraite sur Milazzo. On arrive en la poursuivant jusqu’aux premières maisons ; là, les canons du fort se mêlent au combat.
Milazzo est, comme on le sait, bâti à cheval sur une presqu’île. Le combat, qui avait commencé dans le golfe oriental, avait peu à peu tourné au golfe occidental ; dans le golfe était la frégate Le Tuckery, l’ancien Véloce. Le général Garibaldi se souvient qu’il a commencé par être marin : il s’élance sur le pont du Tuckery, monte dans les vergues, et, de là, domine le combat.
Une troupe de cavalerie et d’infanterie napolitaine sortait du fort pour porter secours aux royaux ; il fait pointer une pièce de canon sur cette troupe, et, à quart de portée, lui crache une grêle de mitraille ; les Napolitains n’attendent pas un second coup et fuient.
Alors une lutte s’engage entre le fort et le bâtiment. Quand le général Garibaldi voit qu’il est parvenu à attirer sur lui le feu du fort, il saute dans une chaloupe avec une vingtaine d’hommes, se fait débarquer et se jette dans la fusillade de Milazzo.
La fusillade dure une heure encore ; après quoi, les Napolitains, repoussés de maison en maison, rentrent au château.
J’avais assisté à tout le combat du pont de la goëlette ; j’avais hâte d’aller embrasser le vainqueur.
La nuit venait ; je me fais débarquer à mon tour, et, au milieu des derniers coups de fusil, nous entrons à Milazzo.
Il est difficile de se faire une idée du désordre et de la terreur qui règnent dans la ville, peu patriote, dit-on. Les blessés et les morts étaient couchés dans les rues. La maison du consul français était encombrée de mourants ; le général Cosenz y était au milieu des autres blessés.
Nul ne pouvait me dire où étaient Medici et Garibaldi. Au milieu d’un groupe d’officiers, je reconnus le major Cenni, qui se chargea de me conduire au général. Nous arrivâmes au bord de la mer, suivîmes la marine et trouvâmes le général sous le porche de l’église, avec son état-major couché autour de lui.
Il était étendu sur la dalle, la tête appuyée sur sa selle ; écrasé de fatigue, il dormait.
Près de lui était son souper : un morceau de pain, une cruche d’eau.
Je venais de vieillir de deux mille cinq cents ans ; j’étais en face de Cincinnatus.
Dieu vous le garde, mes chers Siciliens ! Si vous le perdiez, le monde entier ne vous en donnerait pas un autre.
Le général vient de rouvrir les yeux : il m’a reconnu et me garde demain toute la journée.