Plon-Nourrit (p. 81-87).
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VI


Il y eut belle hausse, ce printemps-là, sur toutes les denrées. Personne ne parla plus d’abandonner la culture ; les femmes les moins courageuses, les vieillards les plus fatigués se ressaisirent ; les champs qui étaient restés en friche furent bien vite ensemencés.

On fignola moins la besogne ; des procédés nouveaux et rapides furent employés. L’abondance d’argent facilita les choses, permit, par exemple, aux gros et moyens exploitants d’acheter des machines venues des pays étrangers. Malgré la rareté toujours plus grande de la main-d’œuvre virile, le travail se fit mieux que les années précédentes.

Il ne faut pas se hâter de dire que c’était le seul appât du gain qui relevait ainsi le courage des gens de la terre. Dans les âmes les plus humbles, il y avait le sentiment exaltant d’une victoire ; victoire pénible, lente, achetée au prix de peines obscures et incroyables, auxquelles, dans le désordre tragique de la guerre, on ne prêtait peut-être pas suffisamment attention.

Les gardiennes, fières de la prospérité du foyer, redoublaient d’efforts. Il y en eut qui payèrent de leur santé ou même de leur vie cette vaillance passionnée.

À Sérigny, une jeune femme des Cabanes enfanta en plein Marais, loin de tout secours et on ne la trouva qu’à la nuit tombante ; elle en mourut. Chez les Candé, la grand’mère eut la cheville sciée par une lame de faucheuse ; la blessure fut également mortelle,

La bru des Misanger tomba en langueur. Faible depuis son rhume d’hiver, elle gagna un mal de poitrine assez grave en revenant du Marais, dans le brouillard traître du soir, après une journée exténuante. Il fallut la soigner et la remplacer au travail. Maxime s’y employa, mais ses voyages personnels par les rigoles et les fossés lui prenaient bien du temps. L’aide la plus efficace vint de la Misangère et de Francine. Celle-ci faisait souvent double journée, travaillant comme un valet au Paridier et venant le soir à la Cabane où elle soignait la malade, pansait les bêtes et poussait fort avant dans la nuit quelque besogne de femme.

Avant la fin de son premier mois, on lui avait demandé de continuer ses services. Il fallait bien lui faire confiance et s’appuyer sur elle ; par la force des choses, elle prenait de l’importance dans la famille. Cela lui mettait au cœur une véritable allégresse et elle ne sentait pas la fatigue.

Le dimanche soir, elle était libre, mais n’en profitait point pour quitter Sérigny. Elle restait à la Cabane auprès de la malade où bien montait à la boulangerie chez Marguerite Ravisé. À la boulangerie, le dimanche soir, il y avait grand nettoyage. Pendant la semaine, en effet, les deux enfants ne s’occupaient que de leur métier. Depuis quelques mois les soucis nouveaux ne leur étaient pas ménagés à cause des réglementations de guerre sur la farine et le pain. Ils mangeaient sur le pouce, se couchaient tout habillés, quand ils en avaient le temps. À la fin de la semaine, le buffet se trouvait vide et la maison en désordre. Le dimanche, dans la soirée, le travail de boulangerie était interrompu. Lucien en profitait le plus souvent pour dormir ; il rattrapait le temps perdu ou, plutôt, prenait son avance, car, le lundi, on le voyait debout à une heure du matin. Marguerite, plus résistante, cuisinait, fourbissait, lavait.

À ce moment, Francine arrivait à la boulangerie où elle se mettait au travail sans tarder. Là, en effet, elle n’attendait point d’ordres ; elle dirigeait au contraire et ne se montrait point avare de conseils. C’était pour elle un plaisir tout nouveau.

Marguerite, d’ailleurs, écoutait docilement les leçons. Trop jeune et surtout trop occupée à la boulangerie pour entretenir convenablement son ménage, elle était bien contente de trouver cette aide précieuse. Francine était comme une sœur aînée, une sœur très adroite et capable avec qui, par surcroît, l’on pouvait toujours rire, avec qui l’on pouvait bavarder.

Francine se chargeait de la besogne fatigante ; souvent même, elle travaillait seule, obligeant l’autre à se reposer.

Marguerite parlait. Elle aimait à conter les incidents de la semaine, les démêlés de Lucien avec son grand mauvais cheval, les difficultés qui venaient des clients grincheux ou des agents vérificateurs. Elle avait reçu une lettre sur grand papier par laquelle le préfet du département félicitait « Mlle Marguerite et M. Lucien Ravisé d’avoir assuré, malgré leur jeune âge et des difficultés sans nombre, le ravitaillement en pain du village de Sérigny et des hameaux voisins. » Marguerite, avec une fierté ingénue, montrait souvent cette lettre, et le nom du préfet attentif et juste lui emplissait la bouche. Francine, en personne avertie, faisait observer que les préfets sont des hommes comme les autres et non pas toujours des plus beaux ; elle en avait vu plusieurs à l’Hospice ; le portrait qu’elle en donnait faisait rire Marguerite.

Souvent, celle-ci parlait de Georges Misanger ; elle en parlait longuement, et l’autre, volontiers, écoutait où même questionnait.

— Alors, il travaillait à la boulangerie ?… depuis combien de temps ?

— Îl est entré chez nous lorsque ses parents ont quitté leur ferme. C’est que le métier lui plaisait… Dès sa jeunesse, il venail ici presque chaque jour. Son grand plaisir était de faire les tournées avec notre porte-pain ; les tournées du Marais, surtout… pour conduire un bateau il n’en craignait pas un… Mon frère, lui, n’aime pas trop le travail de boulangerie ; il a dû s’y mettre, mais ses goûts le portent d’un autre côté. Mon père avait décidé de le pousser aux écoles ; quand la guerre sera finie, je crois bien que Lucien continuera ses études.

Francine réfléchissait.

— Alors, si ton frère abandonne la boulangerie, plus tard, ce sera toi qui succéderas à ton père lorsque tu seras mariée…

Elle ajoutait, avec un peu de malice :

— Lorsque tu seras mariée avec quelqu’un du métier… avec quelqu’un du pays qui se plaira au Marais.

À cette idée de mariage, Marguerite riait à grand bruit.

Georges Misanger avait envoyé son portrait fait à l’armée. Ce portrait se trouvait sur la commode entre plusieurs autres ; dès l’abord, il attirait les regards, occupant la maîtresse place. Marguerite, s’arrêtait souvent à le considérer ; Francine également, mais en souriant et d’un petit air détaché.

Elle disait :

— Il a l’air bien jeune pour être soldat… il n’a pas de moustaches encore… ou si peu ! On lui donnerait quinze ans.

L’autre protestait.

— Il est beaucoup plus grand que tu ne crois. sur le portrait, sa taille ne paraît pas. Et il est fort ! À seize ans, il montait au grenier toutes nos balles de farine qui pèsent 100 kilos.

Le beau soldat, dans son cadre doré, avait l’air d’écouter les deux petites et d’y trouver amusement ; ses yéux étaient pleins d’une rieuse insouciance.

Marguerite, parfois, lisait à Francine les lettres de son père. Un dimanche de mai, elle lut aussi une lettre que Georges lui avait adressée. C’était une lettre un peu puérile et qui ne faisait pas beaucoup réfléchir ; elle finissait cependant par une nouvelle importante.

« Si les Boches se conduisent bien à notre égard, écrivait Georges, j’irai sans doute vous voir dans une quinzaine afin de vous remonter un peu je moral, à tous… »

Marguerite n’essayait pas de cacher sa grande joie ; Francine l’écoutait avec un peu d’envie.

Cette quinzaine fut dure pour Francine et, d’ailleurs, pour tout le monde au Paridier. C’était le moment des foins ; des orages fréquents vinrent terriblement compliquer ua travail déjà quasi impossible par temps ferme. Cependant personne ne se plaignait trop fort. Le père Claude, uu moment très abattu par la mort de son fils cadet, s’était peu à peu remis à l’ouvrage ; la grande fatigue endormait sa peine. Maintenant, pour lui donner courage, la Misangère disait :

— Encore quelques jours et nous verrons notre Georges.

Le bonhomme, harassé, se redressait un peu et répétait :

— Oui… heureusement, Georges va venir !…

Comme ce n’était pas encore le temps de faucher au Marais, la bru, à peu près guérie et toujours de bonne volonté, venait souvent au Paridier, dans l’après-midi, donuer un coup de main. Maxime l’accompagnait ; devant Francine il faisait claquer sa langue, clignait de l’œil.

— Chambrière, disait-il, retiens mes paroles ! Toi qui ne connais pas le Marais, toi qui as peur sur l’eau et qui n’entends rien à rien, il y aura bientôt une belle occasion pour te dégourdir. Mon oncle, le grand Georges va venir : tu n’auras qu’à nous suivre sur notre bateau et, puisque tu n’as jamais vu tirer la sarcelle ou pêcher l’anguille, eh bien ! cette fois, tu le verras, pauvre innocente !

Francine travaillait avec une ardeur nouvelle ; parfois elle se surprenait à murmurer comme tous les autres :

— Le beau Georges va venir !

Et elle accueillait les jours avec une obscure joie tremblante.