Plon-Nourrit (p. 74-80).
◄  IV
VI  ►

V


Après la grande bataille du printemps, Constant, le cadet, obtint une permission et vint passer quatre jours au pays.

Il était le préféré du père ; peut-être à cause de sa dure volonté qui, seule, était opposable à celle de la Misangère.

Depuis le commencement de la guerre, il avait gagné renom de bravoure et montré ses capacités. Les siens étaient fiers de lui.

Cette fois, il arriva avec la croix d’honneur et trois galons sur les manches. On le vit par les rues du village et le père Claude derrière lui.

Il ne travailla pas à la terre comme faisaient les autres permissionnaires. Chaque matin, il achetait le journal, le lisait, souriant amèrement ; parfois il se fâchait contre les écrivains, disait qu’il fallait les coller au mur ou bien les envoyer à l’assaut dans une formation de choc. On ne l’entendait point parler de ses anciennes occupations civiles ni faire de plans pour l’avenir. Il ne s’occupait que des choses actuelles de la guerre, évaluait à son prix le courage des soldats, aussi bien ennemis qu’alliés ou Français, faisait connaître les méthodes nouvelles de combat et l’efficacité des armes. Nommant les généraux, il ne les jugeait pas.

À la Cabane, il dit à Léa, en peu de paroles, le bien qu’il pensait d’elle ; personne n’osa, devant lui, se plaindre de Maxime. Au Paridier, Solange, s’étant mise à pleurnicher, il lui parla sec et l’envoya promener. Il demanda combien la ferme avait produit de sacs de blé, l’année précédente, et combien de kilos de viande ; ensuite il fit des calculs, évaluant cela en rations de campagne. Le résultat lui parut insuffisant et il insista sur la nécessité de tout sacrifier au ravitaillement des troupes.

Traversant le village, le deuxième soir, il observa que beaucoup de femmes nourrissaient leur volaille avec du blé ou de l’orge. Il passa à la boulangerie, complimenta les jeunes Ravisé, mais finit cependant par des remontrances parce que leur pain était trop blanc. Le lendemain il fit part de ses observations au maire. Il s’arrangea aussi pour rencontrer les gendarmes ; il les arrêta et leur demanda s’ils n’avaient point d’ordres pour réprimer le gaspillage des céréales panifiables.

Ïl disait fortement les devoirs de chacun.

Le quatrième jour, il partit ; car, pour des raisons qu’il ne fit point connaître, il désirait passer la fin de sa permission dans la ville où il avait habité avant la guerre.

Francine, qui se trouvait à Château-Gallé, avait ciré ses souliers et ses jambières ; il la remercia sans beaucoup la regarder et lui tendit une bonne pièce qu’elle n’osa refuser.

Hortense et le père Claude lui firent conduite dans le courtil. À la barrière, il les arrêta : il embrassa sa mère, puis son père. Le vieux se tenait tête nue, tout cassé et, sans s’en apercevoir, il levait les mains vers les épaules de son fils. Celui-ci prit ces pauvres mains qui tremblaient et, doucement, les abaissa ; pour la première fois, une lueur d’attendrissement passa dans ses yeux, mais il se ressaisit vite, dressa la tête, les poings serrés.

— Il faut être fort ! dit-il ; soyez forts, quoi qu’il arrive ! Adieu ! je vous écrirai en arrivant là-bas.

Et il partit, sanglé dans son costume bleu, un peu plus droit que de coutume, faisant claquer ses talons sur la route sèche.

Il n’écrivit jamais.

Dix jours plus tard, exactement, le père Claude labourait pour les pommes de terre dans un champ du Paridier qui bordait la route de Sérigny. Derrière lui, Francine semait les tubercules dans le sillon. Elle se trouvait près de la route lorsque le facteur passa ; descendant de bicyclette, il lui tendit une lettre.

— Pour M. Misanger ! dit-il.

Francine prit la lettre, courut derrière la charrue. Le père Claude arrêta les bœufs et se retourna.

— Voici ce que vous attendiez, dit-elle.

La figure du vieux s’éclaira.

— C’est de Constant ? demanda-t-il.

— Je le crois ! répondit-elle, après avoir regardé les cachets.

— Alors, fais lecture pour moi, dit-il, car tes yeux sont meilleurs que les miens.

Francine déchira l’enveloppe, déplia le papier et, aussitôt, elle pâlit.

— Lis donc ! répéta Claude qui, s’essuyant le front, n’avait rien vu.

Elle resta muette ; alors le vieux remarqua son trouble. Il saisit la lettre et, la tenant loin de ses yeux, en commença la lecture. Il n’alla pas loin : l’écriture n’était pas de Constant… Un camarade, officier haut gradé, annonçait, dès les premières lignes, la mort du capitaine Misanger, tué à la tête de son bataillon le lendemain de son retour de permission.

Le père Claude se mit à trembler. Ses doigts lâchèrent la lettre et cherchèrent appui sur un mancheron de la charrue ; mais, à ce moment, les bêtes qui s’impatientaient tirèrent soudain et, la charrue sortant de terre, elles la trainèrent à travers le labour.

La nécessité d’agir tira Francine de sa stupeur ; sans trop savoir ce qu’elle faisait, elle courut au-devant des bêtes qu’elle arrêta ; les ayant dételées, elle les chassa vers la route dans la direction de ferme.

Le père Claude n’avait pas bougé ; tête nue, au milieu du champ, il demeurait hébété. Francine revint vers lui, releva son chapeau et le lui tendit, mais il ne le prit pas.

— Il faut rentrer ! dit-elle.

Il ne répondit rien et ne fit pas mine de la suivre.

— Allons ! reprit-elle, il faut rentrer !

Comme il restait toujours immobile, elle le prit par le bras et l’entraîna. Il se laissait conduire comme un enfant ; à chaque pas qu’il faisait il s’appuyait davantage sur le bras de Francine ; elle, à donner ainsi son aide, éprouvait une sorte de plaisir. Vint un moment où le vieillard sentit ses jambes fléchir ; elle le conduisit donc sur l’accotement de la route où elle le fit asseoir. Elle l’avait recoiffé et elle lui disait des paroles d’encouragement qu’il n’écoutait pas.

Bientôt, la Misangère parut. Ayant vu les bêtes revenir seules au Paridier, elle avait tout de suite pensé à une défaillance de Claude et elle arrivait disposée à la sévérité. Mais, de loin, elle devina qu’il se passait quelque chose de plus grave ; elle hâta le pas.

— Qu’y at-il donc ? demanda-t-elle, essoufflée.

Claude leva la tête et ce fut comme un cri qui sortit de sa bouche :

— Constant est mort |

Elle reçut le coup en plein. Ses mains se joignirent en un mouvement involontaire et montèrent à sa gorge ; tout son corps frémit comme un arbre qu’on frappe. Mais d’un immense effort, elle refoula son émoi : ses mains retombèrent, les lignes de son visage reprirent leur sévère fixité. Elle réussit à dire, sur un ton où il y avait un peu de gronderie :

— Allons, Claude, voyons ! il faut t’en venir !

Elle aida Francine à mettre le vieillard debout et toutes les deux le ramentèrent à la ferme où le travail cessa pour la journée.

Vers le soir, Francine eut à monter à Château-Gallé. Claude s’était réfugié chez lui et Hortense l’avait suivi. Quand Francine arriva, elle trouva la Misangère dans son courtil : assise sur un banc de pierre, elle cousait une bande de crêpe sur une cape de deuil : elle leva la tête et dit :

— N’entre pas… ne fais pas de bruit… Il dort.

Elle parlait de son mari comme elle eût parlé d’un enfant très faible.

Francine, à voix basse, dit ce qu’elle avait à dire ; puis elle s’assit sur le banc, et, prenant un côté de la cape, se mit à coudre, elle aussi.

La Misangère la laissa faire ; bientôt même, elle lâcha le vêtement afin que la servante pût achever seule ce travail. Quand la bande fut cousue, Francine plia la cape et la posa à côté d’elle sur le banc. Elle se leva ensuite mais ne s’en alla point.

La Misangère, immobile, les coudes aux genoux, pleurait silencieusement ; sa belle figure blanche, levée, eût semblé une figure de marbre, n’eût été le tremblement de ses lèvres.

Francine s’approcha doucement et avança ses mains. La Misangère les prit dans les siennes, son front s’abaissa.

— J’ai une bien grande peine ! murmura-t-elle.

Jamais personne, jusqu’à ce jour, ne s’était de la sorte confié à Francine. La pauvre fille se sentit bouleversée à voir cette femme si hautaine qui s’abandonnait ainsi devant elle et dont les larmes ruisselaient sur ses mains. Elle eût voulu, par quelque moyen, montrer sa gratitude et son dévouement, mais elle était malhabile aux paroles et, d’ailleurs, son grand trouble augmentait sa timidité. Alors, sans retirer ses mains, elle s’agenouilla et se mit en prière.

La Misangère était d’une famille où, depuis assez longtemps déjà, on ne priait plus. À travers ses larmes, elle regarda Francine avec un peu d’étonnement, puis, quand elle eut compris ce que l’autre faisait, elle avoua tout bas, d’une voix hésitante :

— Je voudrais… entendre tes paroles et les suivre.

Francine reprit lentement et à mi-voix la prière des morts.

Quand la prière fut terminée, elles se redressèrent toütes les deux. La Misangère ne pleurait plus ; son visage était grave et serein. Les dernières paroles que son fils avait prononcées devant elle vinrent à ses lèvres ; elle murmura :

— Quoi qu’il arrive, soyez forts ! soyez forts !

Avant de laisser partir Francine elle lui fit plusieurs recommandations, lui traça son travail, minutieusement ; cela sur un ton qui marquait la distance entre la patronne et sa servante.

Et le lendemain, au point du jour, elle arrivait au Paridier comme à l’habitude, traînant Claude derrière elle.