Plon-Nourrit (p. 56-73).
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IV


On l’appelait Francine Riant et elle allait sur ses vingt ans. Ce n’était pas une fille si forte que cela. Plutôt grande, elle paraissait mince ; malgré les gros travaux, ses mains étaient demeurées étroites ; elle avait le cou assez long et les épaules bien faites.

Certains l’auraient trouvée jolie ; d’autres non. À la vérité, sa figure était de celles que l’on ne remarque pas beaucoup lorsque l’on passe vite. Elle avait le visage allongé, les joues blanches ; sa bouche était petite, la lèvre d’en haut un peu juste ; on voyait ses dents dès qu’elle souriait et il y en avait une qui ne s’était pas trop bien placée. Plus d’une fille eût envié ses cheveux bruns et abondants, mais elle les disposait si simplement, sans bouffants ni frisettes que la beauté de cette parure naturelle pouvait passer inaperçue. Enfin, dans son costume, elle ne suivait pas la dernière mode.

On ne la remarquait donc pas entre les autres lorsqu’on regardait distraitement. Par exemple, en la régardant seule et bien, on ne pouvait s’empêcher de voir qu’elle avait des yeux admirables. C’étaient des yeux couleur de noisette mûre, limpides comme sont les yeux des tout jeunes enfants. Ils se posaient sans hardiesse sur les gens, mais s’éclairaient à la moindre parole d’amitié ; à l’ordinaire, ils étaient un peu tristes, pleins de cette douceur résignée que l’on voit aux êtres aimants et rudoyés.

Elle était seule sur la terre parmi les indifférents. Son nom même ne la rattachait à personne ; on le lui avait donné à l’Hospice, comme on lui eût donné un numéro, en prenant bien soin que ce nom ne füt pas un nom ordinaire appartenant déjà à quelqu’un du pays.

Quelques jours après sa naissance, on l’avait placée chez une nourrice dans un hameau perdu où l’inspecteur ne passait pas souvent. Cette nourrice était sans méchanceté, mais d’esprit bas ; entre ses mains, un bébé de l’Assistance et deux de ses propres enfants étaient morts déjà, dans la misère et dans la crasse. Par miracle, grâce à son beau sang, la petite Francine atteignit cinq ans chez cette femme. À ce moment, un bon inspecteur en tournée la trouvant, un matin d’hiver, à moitié nue et mangée de poux, l’emmena bien vite pour la placer ailleurs. Elle n’était cependant pas encore sauvée. En effet, elle alla ensuite chez une veuve très rude qui comptait un peu trop sur l’argent de l’Assistance et qui la nourrissait chichement. À douze ans, elle entra à l’Hospice pour une longue maladie ; ce fut son meilleur temps, car une vieille religieuse la soigna avec affection.

Quand l’âge fut venu, elle entra en condition. À la ville, d’abord, chez de petites gens qui faisaient les fiers et l’appelaient « Marie » lorsqu’ils voulaient la commander ; autrement ils ne lui parlaient jamais. Elle pleura cependant en quittant la maison à cause d’un chien qui l’aimait beaucoup.

Servante de ferme à partir de quinze ans, elle apprit à se méfer de la brutalité des hommes et non point seulement des jeunes. Elle eut sucecssivement quatre patronnes qui ne furent ni bonnes ni mauvaises, mais qui ne s’inquiétèrent nullement de se l’attacher. Partout où elle passa, elle fut une étrangère à laquelle on ne demandait que de la besogne. Au travail, elle était à peu près l’égale des autres, mais, aux jours de fête, aux heures de repos, elle retombait dans son isolement. Si, parfois, elle essayait de prendre part aux divertissements de jeunesse, elle se sentait repoussée aux dernières places ; les filles la tenaient à l’écart, même celles qui étaient servantes comme elle ; quant aux garçons, ils lui réservaient leurs propos les plus hardis et les plus grossiers.

Francine ne gardait rancune à personne ; quand elle réfléchissait à tout cela, elle n’était ni étonnée ni indignée ; elle se disait qu’on la traitait selon son rang. Seulement, à de certaines heures, le monde lui paraissait très grand.

Elle ne pouvait perdre l’habitude de partager ingénument la peine des autres. Quand la guerre éclata et que les hommes de la ferme où elle était en service partirent, elle pleura avec toute la maisonnée ; par la suite, elle témoigna d’une inquiétude sincère, demandant des nouvelles, écoutant la lecture des lettres. Elle ressentait obscurément la douceur de ce rapprochement. Mais les rebuffades de sa patronne ne se firent pas longtemps attendre,

— Travaille donc, disait-celle-ci, au lieu de t’occuper de ce qui ne te regarde pas… Tu n’as personne à la guerre, toi !…

Et cela fut cruel à Francine qu’on lui refusât ainsi le droit de pitié pour des gens qui ne lui étaient rien. Cela lui fut si cruel qu’elle quitta la maison peu de temps après.

C’est ainsi que la Misangère put trouver une servante.

Francine arriva à Sérigny un dimanche dans l’après-midi, portant, sous le bras, son petit paquet bien épinglé. Elle ne connaissait pas l’endroit ; on lui avait dit :

— Venant de la plaine, vous vous arrêterez à la première maison sur la droite. C’est là Château-Gallé où habite Mme Misanger, votre patronne.

Elle s’arrêta bien à cette première maison, mais n’y trouva personne. Elle s’assit devant la porte et attendit un bon moment. Le cœur lui battait un peu à cause de l’inconnu qu’elle allait affronter encore une fois.

Un homme passa sur la route, la regarda. Elle rougit et n’osa pas lui demander de renseignements. Puis, ce fut une vieille femme conduisant des chèvres ; cette fois, Francine s’avança et s’enquit de sa patronne,

— Hortense ? dit la vieille, elle est au Paridier… probable !…

Et elle s’arrêta pour questionner à son tour : — Vous venez donc servante ici ?… À votre âge, vous devez gagner un gros prix ?… De quel pays êtes-vous ?

— Je suis de l’Assistance, dit Francine.

— Ah ! vous êtes de l’Assistance !…

La vieille la regardait avec une curiosité un peu méfiante. Francine, gênée, reprit :

— Où est-ce donc, ce Paridier ?

— J’ai dit au Paridier, répondit l’autre… C’est peut-être à la Cabane Richois…

Puis, incapable, comme tous les villageois, d’indiquer clairement un chemin, elle montra le bourg et dit :

— C’est tout droit, par là : vous n’en avez pas pour longtemps !

— Je vous remercie beaucoup ! dit Francine.

Reprenant son paquet, elle descendit vers le bourg, marcha droit devant elle et s’engagea dans une ruelle qui finissait en eul-de-sac à la boulangerie Ravisé.

Juste à ce moment, un cheval sortit d’une cour sur la gauche, et trotta dans la ruelle, l’air capricieux. On l’avait envoyé boire ; trouvant ouverte la barrière de la cour, il en avait profité pour s’échapper. Francine leva son paquet devant la bête qui s’arrêta et fit demi-tour.

La porte de la boulangerie s’ouvrit ; Marguerite Ravisé parut au seuil, vêtue d’un long sarrau de toile bise. Elle regarda Francine et toutes les deux en même temps sourirent.

— Notre cheval vous a fait peur ! dit Marguerite ; malgré son grand âge, il est insupportable.

— Oh ! je n’ai pas peur des bêtes ! répondit Francine.

Elle continua, sans avancer :

— Je vois que je suis égarée dans ce village… On m’avait pourtant dit de suivre tout droit le chemin. Pouvez-vous m’indiquer où se trouve l’endroit que l’on appelle le Paridier ? J’y vais pour y rencontrer ma patronne qui est Mme Misanger.

La petite boulangère frappa l’une contre l’autre ses mains blanches de farine et se mit à rire clair.

— Mais elle est ici, Mme Misanger ! dit-elle ; la voici !…

Francine tourna la tête du côté de la cour et vit venir vers elle une grande femme au beau visage froid et dont les yeux regardaient avec insistance.

— C’est moi, ma fille, celle que vous cherchez. Vous êtes arrivée juste à l’heure convenue : c’est bien, cela !

Francine, troublée, offrit encore son sourire.

Alors Marguerite fit deux ou trois pas dans la rue et dit :

— Entrez vous reposer chez moi.

— Vous pouvez entrer, dit à son tour la Misangère. J’ai encore à faire par ici ; j’irai vous rejoindre tout à l’heure.

Francine, suivant Marguerite, traversa la boutique et vint s’asseoir dans une cuisine où il y avait un peu de désordre.

— Tout est en l’air, dit Marguerite ; c’est que je n’ai guère le temps de m’occuper du ménage.

En pesant de petits sacs de farine, elle se mit à parler de ses affaires. Elle dit son nom, son âge, l’âge de son frère, la situation de son père ; puis, tout naturellement, elle voulut être renseignée à son tour.

— Nous sommes à peu près du même âge sans doute ? disait-elle… Quel est votre nom ?

— J’aurai vingt ans bientôt… et je m’appelle Francine Riant.

— Francine Riant !… Riant !… Je ne connais personn £ de ce nom-là. De quel pays êtes-vous done ?

— Je suis de l’Assistance, dit Francine, en détournant les yeux pour ne pas voir l’effet habituel de ces malheureuses paroles.

Mais l’autre reprit aussitôt et sa voix demeura cordiale :

— Connaissiez-vous Victor Février ?

— Non !

— C’est qu’il était de Assistance aussi. Il devait se marier dans notre village, mais il a été tué dès les premiers combats. C’est un bien grand malheur ! Tout le monde ici l’a regretté…

Elle ne semblait point faire de différence entre une personne ordinaire et un pauvre de l’Assistance.

Francine se sentit le cœur plus léger. Elle s’était tenue, jusqu’à présent, peureusement sur le bord d’une chaise, son paquet sur ses genoux ; elle posa ce paquet sur la table, puis elle se carra, croisa les jambes. Elle riait tout haut sans savoir pourquoi.

Tout à coup, elle se leva et dit à l’autre qui, un chiffon à la main, se préparait à essuyer les meubles :

— il faut que je vous aide !

Marguerite répondit :

— Si tu veux !

La Misangère entra quelques instants plus tard dans la boulangerie. Les deux petites bavardaient ; elle s’arrêta pour les écouter. Marguerite surtout parlait. Elle expliquait à l’autre comment était le Paridier et aussi la Cabane Richois sur le bord du canal ; puis, elle nommait Georges Misanger, le garçon le plus gai du village, qui, malheureusement, était parti en guerre comme les autres.

La Misangère pensa que Marguerite se liait beaucoup trop vite. Cette fille de l’Assistance n’avait pas mauvais air, elle semblait modeste et craintive ; il ne fallait pas cependant trop s’y fer.

Poussant la porte de la cuisine, la patronne vit les deux filles en grand travail. Elle regarda s’escrimer la nouvelle servante et la façon dont elle s’y prenait lui fit bonne impression. Comme la soirée s’avançait, au lieu de la conduire au Paridier, la Misangère l’emmena coucher à Château-Gallé afin de la faire parler, d’étudier ses manières et de chercher à surprendre les mauvaises idées qu’elle pouvait avoir.

La servante devait passer les quatre premiers jours de la semaine au Paridier, les deux suivants et la matinée du dimanche à la Cabane ; les conditions du marché étaient ainsi.

Francine commença donc son service à la ferme, Ce fut la Misangère qui lui donna ses ordres et vérifia la besogne. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’un travail de femme ; Solange suffisait à la maison et, d’ailleurs, que le ménage fût bien ou mal fait, cela importait assez peu pour le moment.

Francine dut faire la besogne d’un valet. Ayant déjà travaillé aux champs, elle ne fut pas désorientée ; elle savait conduire les bêtes, manier les outils et son habileté naturelle suppléait à la force qui lui manquait. D’ailleurs, ni le père Claude ni Christophe n’étaient de maîtres ouvriers ; elle tenait donc son rang sans trop de peine.

Sa bonne volonté était grande. Chaque fois qu’elle entrait en condition, elle se présentait ainsi le cœur ouvert ; elle commençait par donner joyeusement son plein effort dans l’espoir qu’on lui rendrait justice, qu’on lui témoignerait quelque amitié, qu’on la considérerait un peu plus que les bonnes bêtes domestiques. Jusqu’à présent, cela ne lui avait pas beaucoup réussi.

Au Paridier, les quatre premiers jours, Franeine ne remarqua rien qu’elle n’eût déjà rencontré ailleurs. La Misangère lui parlait d’une voix calme, un peu sèche, disant juste ce qu’il fallait ; le père Claude travaillait sans gaieté, le petit valet se montrait niais. Le soir, lorsqu’elle se trouvait seule à la maison avec Solange, la conversation tournait court ou bien il n’y avait pas de conversation du tout. La jeune patronne donnait simplement ses ordres sur un ton nonchalant. Elle ne questionna même pas Francine sur les différentes places où elle avait servi ; elle semblait ne s’intéresser à rien, vivre au Paridier en attendant mieux et parce que le mauvais sort en avait décidé ainsi.

Le troisième soir, pourtant, Solange s’adressa à Francine d’une façon personnelle, et voici quelles furent ses paroles :

— Travaillant sans chapeau comme tu fais, comment peux-tu éviter les taches de rousseur sur ton visage ? Tu as donc la peau bien épaisse !

Ce n’était pas trop flatteur ; la servante, cependant, remercia d’un sourire.

— Il faut bien croire ! répondit-elle.

Ce soir-là, Francine se coucha la première. Solange devait, le lendemain matin, aller à Sérigny où se tenait un marché aux volailles ; pour se présenter belle devant tout le monde, elle avait quelques précautions à prendre. Elle passa une grande heure en face de sa glace à rouler ses cheveux sur de petits fers. Francine qui ne dormait pas, la regardait, intéressée par son habileté et sa patience, mais un peu surprise, car elle savait le mari prisonnier et très malheureux dans un pays d’Allemagne.

Le vendredi matin, Francine devait descendre à la Cabane. La Misangère arriva au Paridier de bonne heure, accompagnée de Maxime, son petit-fils, Maxime eut la tâche de conduire Francine par les ruelles du bas Sérigny qu’elle ne connaissait pas encore. Ce ne fut pas ce matin-là qu’elle apprit à les connaître ; aussitôt quitté le Paridier, en effet, Maxime entraîna la servante par un sentier qui contournait d’assez loin le village. Elle s’étonna, comprenant bien que ce n’était pas la bonne direction, mais l’enfant, devant elle, filait vite, à demi courbé, d’une allure silencieuse de maraudeur. Comme elle restait un peu en arrière, il se retourna, impatienté et, du premier coup, la tutoya.

— Eh bien, quoi ! viendras-tu ?

Elle dut courir pour le rattraper. Il expliquait :

— J’ai un verveux et des cordes dans la part aux Mazoyer… Les chevesnes voyagent par là… Tu ne crois pas ? C’est Grenouillaud qui me l’a dit… Ainsi !… Je voulais aller lever ce matin, avant la clarté, mais grand’mère est venue à la maison. Elle n’est pas commode, qu’en dis-tu ?

Il poursuivait, toujours trottant :

— Je ne peux pas attendre le grand jour… puisque c’est dans la part aux Mazoyer… En ce moment, il y a encore du brouillard, ça va ! Et puis, avec toi dans mon bateau, personne ne se doutera de rien, tu comprends ?…

Toujours de bonne volonté, elle répondit :

— Oui… Oui… je comprends !

— Alors, ça va ! ça va bien !

À la vérité, elle ne comprenait rien du tout ; quand elle se vit entre les peupliers, sur le bord du canal, elle voulut s’en retourner, mais l’enfant avait déjà sauté dans un bateau qui était caché là.

— Descends ! dit-il impérieusement.

Elle fit des manières ; elle souriait encore, mais au fond n’était pas rassurée.

On ne voyait pas très loin devant soi, car le brouillard couvrait le Marais. C’était un brouillard à plusieurs étages nettement marqués : épais comme du lait au ras du canal, il s’éclaircissait soudain à hauteur des frênes et n’était plus qu’une légère buée flottante à la pointe des peupliers.

— Dépêche-toi ! les Mazoyer vont sortir pour aller à l’herbe !

— Où veux-tu me mener ?

— Chez moi, donc ! descendras-tu, oui ou non ?

Il trépignait, jurait entre ses dents.

Francine se décida enfin ; elle descendit brusquement et le bateau dansa. Effrayée tout de bon cette fois, elle ne put retenir un cri, leva les bras pour s’accrocher à une branche, mais, sans perdre de temps, Maxime avait donné un coup de perche et le bateau gagnait le large. Alors elle s’accroupit au milieu du bateau, malgré l’eau sale qui s’y trouvait.

Maxime ne s’occupait plus d’elle ; il poussait sa perche et cherchait des yeux quelque chose sur l’eau.

— C’est là ! dit-il tout à coup ; attention ! ça va sauter !

Il piqua droit sa perche pour immobiliser le bateau et, atteignant une branche morte qui servait de flotteur, il amena vivement son engin.

— Ça pèse, disait-l tout bas, ça grouille ! attention !

Tout à coup il jura comme un vilain homme : le filet ne renfermait que des crapauds, une dizaine de monstres aux pattes engluées dans la masse translucide des œufs.

Il les fit tomber dans le bateau devant Francine, afin de les tuer plus tard, quand il en aurait le temps, puis il rejeta son verveux à l’eau un peu plus loin.

Francine, mal à l’aise parmi ces crapauds qui sautelaient, songea enfin à parler en grande personne.

— Maintenant, dit-elle, mène-moi bien vite chez toi, petit ; 1] faut que je travaille !

Mais lui, de fort méchante humeur :

— Tu m’embêtes ! Es-tu chambrière à la Cabane Richois ?… Oui !… Eh bien, à la Cabane, le patron, c’est moi !

Et, d’un maître coup de perche, il mena son bateau dans une conche transversale. Il avait encore, par là, des cordes à lever ; ce n’était pas le moment de le déranger.

La première corde n’avait rien ; de même les trois suivantes. Maxime, rageusement, poussait sa perche.

— Rien !… Il n’y a que des crapauds dans la part aux Mazoyer. C’était bien la peine !

Il saisit la dernière corde au vol, sans s’arrêter, supposant que, là comme ailleurs, l’appât n’avait même point été touché. Mais, soudain il s’aplatit à l’arrière du bateau, immobile et frémissant comme un chat à l’affût. Lentement, il tirait sur la corde ; une bête de poids résistait ; au balancement il connut que c’était une anguille. Il l’amena avec précaution dans le sillage du bateau et, quand elle fut à fleur d’eau, il la fit sauter derrière lui, si bien qu’elle retomba sur Francine.

Celle-ci jeta un cri, se dressa avec vivacité, mais son mouvement donna au bateau un balancement inquiétant ; elle s’affaissa donc de nouveau parmi les crapauds et, de ses deux bras écartés, elle prit appui sur les bords de l’étroite barque. L’anguille, énorme, se tortillait devant elle et cela aussi l’effrayait. Maxime sauta sur la bête et avec son couteau de poche lui fendit la queue. Il demanda :

— Tu n’as donc jamais vu d’anguilles ?.… De quoi as-tu peur ?

— J’ai peur de tomber dans l’eau !

Il éclata de rire ; debout, les jambes écartées, il se mit à faire balancer le bateau. Quand il fut fatigué de ce jeu, il parla sérieusement.

— Ce n’est pas tout ça ! dit-il, je dois te mener à la Cabane.

Ils longèrent le bas Sérigny. Francine, remise de sa frayeur, s’était assise à l’avant du bateau. À cause du brouillard, elle ne pouvait encore voir le Marais, mais elle apercevait, débouchant sur la gauche, les coulées laiteuses des rigoles et des conches ; sur la droite, les cabanes étaient bâties tout à fait au bord de l’eau ; entre ces cabanes, des ruelles très étroites, marquant la place d’anciens fossés, s’ouvraient, pleines de brouillard aussi. Des bateaux commençaient à voyager. Passa celui des Mazoyer avec un chargement d’herbe ; une vieille le conduisait ; en la croisant, Maxime tira la langue.

Devant la mine étonnée de Francine, sa curiosité à lui aussi, s’éveilla. Il dit :

— Tu écarquilles les yeux comme si tu n’avais jamais rien vu !… Tu ne connais donc pas le Marais ?

— Non, répondit-elle, je ne le connais pas.

— Tu n’es guère avancée !… Et, vraiment, tu as peur sur l’eau ?

— C’est que jamais je n’étais montée sur un bateau !

Il crut qu’elle voulait l’engeigner et le prit d’assez haut,

— Tu sais, je ne suis pas de la Saint-Jean ! mets-toi bien ça dans la tête !

Elle lui fit comprendre qu’elle disait simplement la vérité ; alors, il la considéra avec surprise.

Comme ils arrivaient en face de la Cabane, il lui demanda encore :

— Comment t’appelles-tu donc ?

— Francine Riant.

— Ah ! zut ! dit-il.

D’un coup de perche, il poussa le bateau jusqu’au bord et il le maintint pendant que Francine descendait. Il mit pied à terre à son tour, et, prenant la servante par le bras :

— Tu ne connais pas le Marais ? Eh bien, regarde !

Francine se retourna. En face de la Cabane, la conche Saint-Jean ouvrait une perspective de rêve ; sous la voûte des branches, au-dessus de l’eau immobile comme un métal, les rayons jouaient parmi des lambeaux déchiquetés de vapeurs blanches ; et, partout, sur la droite, sur la gauche, aussi loin que portait la vue, d’autres rigoles débouchaient, pâles et dorées. D’ans l’air jeune montaient des peupliers innombrabies. Tout le Marais s’éveillait sous l’amitié du soleil.

Francine, émue, se mit à sourire devant ce beau paysage inconnu, comme elle eût souri devant un nouveau visage, comme elle souriait, malgré ses désillusions, à chaque détour de sa vie.

Léa sortit de la Cabane et lui parla avec amabilité avant de la mettre à la besogne.

Pendant deux jours, la servante fit grande lessive, Elle lavait au bord du canal, à quelques pas de la maison : devant elle, les bateaux voyageaient en grand nombre, la conche Saint-Jean étant très passagère. Elle levait la tête et se surprenait à les suivre du regard dans la pénombre des fossés où ils glissaient.

Le dimanche suivant fut pour Francine une journée remarquable. Maxime lui apprit à manœuvrer la pelle maraîchine et la perche. Il lui fit faire un grand tour du côté de Saint-Jean et elle en revint émerveillée.

À la Cabane, quand elle rentra, la Misangère s’occupait à préparer un colis pour chacun de ses soldats. Celui destiné à Clovis le prisonnier, devait être fait avec grand soin. La Misangère n’y voyant plus très bien sans ses lunettes, Francine offrit son aide. Elle enveloppa le paquet dans plusieurs papiers, puis dans une étoffe blanche qu’elle cousit à petits points.

Elle fit aussi le paquet pour Georges, ce grand garçon qui avait à peu près le même âge qu’elle et qui riait toujours. La Misangère parlait de lui avec Léa. Francine écoutait ; elle eût aimé être assez hardie pour poser quelques questions.

Sur sa dernière lettre, Georges avait demandé qu’on lui envoyât du fil et quelques aiguilles. La Misangère se rappelant cela tout à coup, s’inquiéta de chercher ce qu’il fallait ; elle découvrit bien du fil convenable, mais les aiguilles se trouvèrent trop fines pour les doigts d’un homme. Alors Francine chercha dans une boîte qu’elle avait ; elle en sortit une trousse et dit :

— Il doit m’en rester quelques grosses.

Elle en choisit une dizaine et les piqua dans un petit carré de fianelle qu’elle posa simplement sur la table à côté du paquet, n’osant faire une offre plus directe à sa patronne. Celle-ci eut d’abord un geste pour refuser, mais elle comprit bien vite que cette fille rougissante faisait de grand cœur cet humble don. Sévère et de caractère hautain, la Misangère était juste pourtant et tenait compte à chacun de sa bonne volonté.

— Je prends donc tes aiguilles, dit-elle ; tu te montres aimable, ma fille… je t’en saurai gré.

Francine écrivit les adresses avec application, Elle sut ainsi où se trouvaient ceux de la famille, ou, du moins, à quels régiments ils combattaient ; pour le plus jeune, elle retint même l’adresse complète avec le numéro de la compagnie et le secteur postal.

Il n’en fallait pas davantage pour emplir son cœur de jeune allégresse. La Misangère partie, elle taquina Maxime et, quand il lui offrit de la reconduire au Paridier par le bateau, elle accepta.

Ils glissèrent sur le canal silencieux où se posaient les ombres du crépuscule.

— Penses-tu t’accoutumer chez nous ? demandait Maxime.

— Oui, répondit-elle, c’est un beau pays que ton Marais.

Elle reprit :

— C’est un beau pays et on y trouve de bonnes gens pour vous faire accueil.

Il sourit.

— C’est vrai ! moi, je suis un bon patron ; on ne trouve pas meilleur. Mais ne chante pas si haut, chambrière ! Ma grand’mère, tu ne la connais pas encore… Il faut la voir quand elle prend son bonnet rouge ! Un de ces jours, elle va bien te mettre au pas ! elle régente tout le monde, excepté moi.

Francine protesta vivement :

— Ne parle pas ainsi de ta grand’mère ! C’est une femme de cœur comme je n’en ai pas souvent rencontré.

Entendant cette nouvelle, Maxime éclata de rire.

— Toi, dit-il, tu n’es pas bien rusée !

Et, là-dessus, il poussa tous les cris d’animaux qu’il connaissait.