Plon-Nourrit (p. 40-55).
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III


Au cours de cet été, la peine fut grande aux champs. De continuelles levées de soldats avaient privé la campagne des derniers bras valides. Il ne restait pour aider les femmes que des vieux et des hommes infirmes ou chétifs : quelques-uns, très rares, qui paraissaient forts, avaient des maux cachés qu’ils avouaient pitoyablement.

Beaucoup de gens haut placés avaient annoncé pour l’automne la fin de la guerre. On les avait écoutés d’abord et l’on s’était efforcé de croire que le beau temps permettrait la grande bataille libératrice ; mais le beau temps passait et les ennemis ne lâchaient pas prise. Des bruits décourageants commençaient à se propager. La guerre, disait-on maintenant, serait une guerre d’usure, très longue par conséquent, si longue que personne n’en pouvait prévoir la fin. On rapportait des nouvelles étonnantes : nos alliés anglais s’établissaient à demeure chez nous, louaient des terres pour dix ans, entreprenaient patiemment d’immenses travaux, instruisaient sans se presser leurs soldats. Et les gens au courant chuchotaient aussi que la gendarmerie préparait l’incorporation de tous les hommes sans limite d’âge.

Il faut l’avouer : à ce moment-là certaines volontés fléchirent. De pauvres femmes, qui avaient tenu jusqu’alors, lâchèrent tout à coup, brisées de corps et d’âme. Une fois la moisson terminée, elles vendirent ce qu’elles possédaient et abandonnèrent leur exploitation. De ce fait, il resta pendant quelque temps des terres en friche. À Sérigny et aux environs il y en eut fort peu, une quinzaine d’hectares peut-être que l’on fit pacager et qui, d’ailleurs, furent cultivés dès l’année suivante.

Par la volonté de la Misangère, la récolte, au Paridier, se fit recta. La première aux champs, elle tenait son monde en main et ne le laissait soufller qu’après besogne faite. Au moindre écart, elle secouait dur.

Le père Claude, assoupli depuis longtemps, subissait le joug avec résignation. Au contraire, Antoine le valet grognait en mauvais chien ; souvent, au lieu de se redresser franchement, il tentait une résistance oblique, feignait de ne pas comprendre les ordres, jouait au malade ou bien excitait Christophe, le jeune second. Ces finasseries ne lui réussissaient guère ; il fallait, bon gré, mal gré, pousser la besogne au bout.

La règle était, pour les valets, de travailler aux heures de jour et de se reposer le dimanche, après le pansage du matin. Au Paridier, cette année-là, il n’y eut guère que des semaines sans dimanche et les jours n’en finissaient point. Pour ce labeur extraordinaire et contraire aux usages, les valets furent d’ailleurs payés largement.

Solange se reposait sur sa mère du soin de diriger les affaires de la ferme ; elle pliait comme les autres, non sans opposer une sournoise inertie. On la voyait rarement aux champs ; son ménage, les soins à son enfant et la préparation des repas prenaient à peu près tout son temps car elle ne forçait pas l’allure. Quand, par hasard, elle apparaissait au milieu des travailleurs, elle ne se précipitait pas sur l’outil et toutes les précautions étaient prises pour la préservation de son teint frais. En présence de ses parents elle parlait peu, gardait un air ennuyé, mais elle souriait aux étrangers. Plus d’une fois, la Misangère quittant la maison, le soir, et s’arrêtant dans le courtil, pour écouter, l’entendit plaisanter avec les valets.

Le renouvellement du bail fut l’occasion d’une lutte entre la Misangère d’un côté, Solange et son père de l’autre. Ce ne fut pas sans peine que la première l’emporta ; elle dut harceler sa fille pour qu’elle fît les démarches nécessaires. Tout se termina enfin ; le gendre n’aurait plus qu’à signer quand il viendrait en permission.

Cette permission, repoussée de semaine en semaine depuis le commencement de l’été, Clovis ne l’annonçait plus sur ses lettres. Il l’obtint cependant à la fin de septembre et, un après-midi, tomba sans crier gare au Paridier où personne ne l’attendait.

Il trouva la porte close car tout le monde était en plaine. Son premier soin fut de visiter l’étable où il palpa ses bêtes l’une après l’autre. Deux bovillons limousins, achetés au printemps, selon ses ordres, attirèrent son attention. Se glissant entre eux, il les examina longuement, leur empoigna le mufle pour voir la dentition. Les bovillons, nerveux, sautaient de côté et résistaient ; il les corrigea. À sa voix toutes les bêtes dressèrent la tête.

Dans la grange aux outils, il eut la joie de constater que tout était en ordre. Le tombereau manquait et aussi les paniers : il en conclut que Solange et les valets devaient être à l’arrachage des pommes de terre dans le champ des Crépelles. Cependant, il n’alla point tout de suite dans cette direction ; sans se presser, les mains au dos, siflotant un air qu’il avait appris des fifres boches, il visita le jardin, puis les prés, remonta enfin vers la plaine où il passa partout comme il faisait, au temps de paix, par les beaux après-midi du dimanche.

Aux Crépelles, il avait déjà perdu son allure de soldat et il marchait à longues enjambées en se dandinant. Solange, assise à l’ombre, à l’orée du champ, coupait une tartine pour son enfant ; elle se leva en poussant un eri. Clovis vint vers elle et l’embrassa sur les joues, trois fois, comme il est convenable de faire. Après quoi, montrant les pommes de terre arrachées, il demanda :

— Ça rend ?

— Il ne faut pas se plaindre ! répondit Solange.

Il avait repoussé son képi sur sa nuque ; comme il était content, il bourra sa pipe.

Puis il prit l’enfant dans ses bras et lui offrit sa cxoix de guerre pour jouer. Le petit gigotait, effrayé d’être si haut ; il le mit à terre et le fit marcher, criant :

— Une !… deusse !… Une ! deusse !…

La Misangère s’était approchée et, derrière elle, le père Claude. Clovis fit simple accueil à sa belle-mère, mais secoua fort la main du beau-père. Il avança ensuite vers les valets qui, depuis son arrivée, travaillaient activement. Il leur dit les paroles qu’il fallait, puis leur recommanda de ne point abîmer les tubercules avec les dents de la fourche ; en traversant le champ, il avait en effet remarqué plusieurs pommes de terre coupées et cela ne lui plaisait pas trop.

À Solange qui le priait de venir manger une bouchée à l’ombre, il répondit, montrant le tombereau à moitié vide :

— Ce n’est pas encore l’heure de la pause |

Sa vareuse retirée, il saisit une fourche et se plaça devant les valets. Grand ouvrier, pourvu de force et d’adresse, il menait le train beaucoup trop rondement pour les deux autres ; il leur venait en aide de temps en temps, mais les chétifs peinaient quand même à le suivre. Sa fourche tombait entre les fanes à bonne distance du pied et, d’un seul coup de poignet, il ramenait au jour les tubercules qui s’éparpillaient sur la terre fraîche.

Il ne plaisantait point, ne souriait point ; il grommelait au contraire quand il voyait de mauvaises herbes ou des pommes de terre tachées par la maladie.

Sa joie cependant était profonde.

Le soir, à la maison, quand les beaux-parents parlèrent de se retirer, il les pria à dîner, insistant fortement. Il s’assit à la place du maître avec son enfant sur les genoux et les autres se groupèrent autour de lui, un peu craintifs et émus. La Misangère servait ; elle s’arrêtait de temps en temps pour mieux écouter ; à la fin, elle vint s’attabler elle aussi, en face de son gendre.

Il s’enquérait de tout ce qui s’était passé chez lui depuis son départ, distribuait les éloges ou le blâme. Contre les femmes qui avaient abandonné leur eulture, il parlait fort mal. Il donna des ordres pour les labours d’automne et les emblavures.

Solange demanda :

— Crois-tu pas que la guerre finira bientôt ?

— Je n’en sais rien, répondit-il ; on ne peut rien connaître à ce chantier-là. La guerre, ce n’est pas un travail avantageux…

Il parla alors de ce qu’il avait vu depuis quinze mois, des pays qu’il avait traversés et des cultures qu’on y rencontrait. Il essayait de faire comprendre l’infinie désolation de la guerre, disait les champs dévastés, les arbres hachés, les récoltes pillées, brûlées ou pourrissant sur pied ; les bêtes, aussi, lui tenaient à cœur, ces immenses convois de bœufs que l’on amenait à l’arrière pour nourrir l’armée et surtout ces pauvres chevaux que les obus éventraient ou qui crevaient d’épuisement. Des hommes il parlait peu.

Antoine, le valet, pensant lui plaire, se mit à dire des choses qu’il avait lues le dimanche précédent sur un journal de Paris : la vaillance des troupes, leur bonne humeur et la bêtise des Boches. Il en fut pour ses frais. Clovis faisait la guerre parce qu’il le fallait, mais ce n’était pas un travail plaisant ni avantageux…

— On tape dans le tas pour que ça finisse… Souvent on est en colère… et le dernier Boche, si on le tenait !…

— Vous n’avez jamais peur, vous ! dit encore Antoine.

— Peur ? dame, si !… Mais quand il faut heurter un bon coup, je heurte !

Il conta le dernier assaut et aussi certaine rencontre que des camarades et lui avaient faite au début de la guerre, en débouchant d’un bois, un matin au petit jour. Ils s’étaient trouvés nez à nez avec une forte patrouille boche qui leur avait tiré dans la figure. Alors, sans prendre le temps de la réflexion, il avait fallu s’empoigner. Lui, pour sa part, en avait embroché deux, un gros galonné qui se trouvait sur son chemin, et un jeune, tout mince, qui se sauvait et courait bien. Le gros était tombé comme un sac, flouc ! et il fallait l’entendre brâmer ! Quant au jeune, il avait sauté sous bois et jamais on ne l’aurait rattrapé s’il n’était tombé à plat ventre dans les broussailles. Clovis, arrivant sur lui comme la foudre, lui avait planté sa baïonnette entre les épaules.

— Et alors, figurez-vous, quand j’ai voulu retirer ma baïonnette, pas moyen !… Elle tenait dans la terre, dans les os, je ne sais où… J’ai dû me mettre en jambe de force, appuyant mon pied sur les reins du Boche… Il n’a pas crié celui-là, il ne le pouvait pas ; je pense que je lui avais crevé le chalumeau… Tout ce qu’il a pu faire, c’est tourner la tête vers moi, la bouche ouverte, les yeux comme ceux d’un fou… C’est à ce moment-là que j’ai vu qu’il était tout jeune… Il ressemblait un peu à Georges, mon petit beau-frère… Vous me croirez si Vous voulez, mais ça m’a fait impression !

Îl ajouta, en guise d’excuse :

— On avait le cœur mou au commencement de la guerre… Maintenant !…

Il eut un grand rire terrible en poussant au-dessus de la table, en un geste meurtrier, son poing armé d’un couteau anglais.

Christophe, le petit valet, souriait niaisement. Le père Claude hochait la tête ; la Misangère, plus pâle que de coutume, regardait tantôt les yeux de son gendre, tantôt ses mains, ses mains fortes qui savaient tuer.

Après un silence assez long, Antoine, décidément flatteur, observa :

— C’est à cette bataille que vous avez gagné vos galons de caporal ?

Clovis haussa les épaules :

— Les galons, ce n’est pas bien avantageux.

Il répéta :

— Ce n’est pas avantageux, la guerre. Il n’y a pas de chantier plus bête !…

Puis, sa pensée, par ce détour, revint aux choses de la terre.

Après le dîner, les beaux-parents quittèrent le Paridier. Dans la nuit, ils marchaient silencieusement, l’âme pleine d’angoisse. Ils songeaient à leurs trois fils, surtout à celui qui était si jeune, si mince, de cœur léger et tendre. La même vision s’imposait à eux, les poursuivait : celle de leur enfant cloué au sol et qui se retournait d’un eflort désespéré, la bouche grande ouverte, les yeux fous. Et ils songeaient aussi aux parents boches, peut-être deux pauvres vieux paysans comme eux…

La Misangère sentait, en sa poitrine, son cœur se glacer. Des larmes lui emplirent les yeux ; comme personne ne pouvait les voir, elle les laissa couler. Mais, à côté d’elle, le père Claude marchait pérmiblement, la tête basse, les épaules accablées ; elle l’aida de son bras pour monter la côte de Château-Gallé.

Quand ils arrivèrent à leur maison, le vent avait séché les larmes. La Misangère parla d’une voix ferme et qui marquait du contentement.

Le lendemain, elle comprit que, pendant la durée de la permission, sa place n’était pas au Paridier. Solange avait dû se plaindre, et d’ailleurs il ne fallait pas grand’chose pour que Clovis s’échauffât contre sa belle-mère. Seuls de la famille, le gendre et le second fils étaient de taille à tenir tête à la Grande Hortense. Celle-ci cédait parfois devant le fils ; devant le gendre, jamais ! leurs caractères se choquaient si dur que la paix, entre eux, n’était guère possible.

Pendant quelques jours, Clovis devait commander seul ; cela, la Misangère l’admettait. Elle n’avait jamais aimé son gendre, mais elle tenait en estime sa forte énergie.

Elle s’effaça done tout de suite, sans témoigner d’humeur et sans avoir l’air de remarquer les ricanements des valets. Au reste, elle couvrit sa retraite d’une raison excellente : puisque Solange avait son mari auprès d’elle, il fallait consacrer tout le temps de cette permission à aider Léa et à la réconforter.

Hortense mena donc le père Claude à la Cabane et, là comme au Paridier, ils donnèrent leur plus grand effort. L’aide qu’ils apportèrent fut la bienvenue.

On était aux derniers beaux jours et il fallait se hâter de travailler avant les pluies d’automne qui rendent les terres du Marais tout à fait inabordables. Au pré Paradis, une belle coupe de regain était encore sur pied. Le père Claude prit la faux et fit ce qu’il put. Les bras poussaient encore l’outil assez galamment, mais les reins manquaient de souplesse et, le soir, le bonhomme restait cassé en deux. Il connut cependant une joie : son petit-fils ne le lâchait pas plus que son ombre. L’enfant, toujours docile avec sa mère et plus que jamais soucieux de se tenir à bonne distance de la Grande Hortense, témoignait familièrement au vieillard une amitié sincère. Il le conduisait au travail sur son bateau et, après besogne faite, le ramenait par des fossés de traverse où il lui montrait des choses curieuses que le grand-père, homme de plaine, connaissait mal, un jour, il le conduisit même, en secret, jusqu’à la hutte du Grenouillaud.

De son côté, le père Claude montrait le maniement des outils et, sous sa direction, l’enfant travaillait comme premier ouvrier.

— Cela ne durera point ! disait Léa,

— Mais si ! répondait Claude… Cet enfant, il faut savoir le prendre…

Parlant ainsi, il risquait un regard vers Hortense ; par prudence il n’insistait pas, d’ailleurs, se contentant de savourer avec un peu de malice ce rare triomphe.

Les deux femmes firent sécher le regain et le rentrèrent. Ce n’est pas un mince travail que de rentrer du foin, au pays du Marais. Il faut le prendre sur le pré, le porter à la conche, dresser la batelée, conduire le chargement à la perche par les fossés étroits, parfois même le haler à bras. Devant la Cabane, il faut ensuite décharger le foin, le porter enfin du canal jusqu’à la grange où on l’entassse.

La Misangère et sa bru travaillaient ensemble sans beaucoup parler car la joie manquait. La bru conduisait seule les bateaux ; et, pour tout le reste, elle ne lächait pas son bout.

Elle était frêle, cette Léa, mais fière et d’un haut courage. À cause de cela, sa belle-mère l’avait toujours bien considérée,

Clovis parti, la Misangère reprit la maîtresse place au Paridier. Elle n’eut d’ailleurs point à commander beaucoup durant la première semaine, le gendre ayant donné la direction.

À la Toussaint, Christophe, le petit valet, quitta la ferme. Antoine, de son côté, avait bien des fois parlé de s’en aller ; il n’était ni assez docile ni surtout assez courageux pour se plaire là où la Grande Hortense menait le train. Il resta pourtant. Clovis, pendant sa permission, l’avait gagé pour toute l’année suivante ; il lui donnait un gros prix, certes ! mais qui n’avait cependant rien d’exagéré pour l’époque. Sans aucun doute, le valet eût trouvé ailleurs les mêmes avantages. Sa décision parut quelque peu surprenante ; le père Claude lui-même s’en étonna. La Misangère ne disait pas, là-dessus, ce qu’elle pensait.

Durant tout cet hiver, Antoine travailla avec entrain. Il s’occupait de tout, revenait des champs pour soigner les bêtes ; le dimanche, au lieu de s’absenter comme à l’habitude, il restait faire le bon valet autour de l[a maison ; il tirait l’eau, sciait le bois, jardinait ; parfois même il emmenait avec lui le petit de Solange et s’ingéniait à l’amuser.

Le père Claude, se laissant prendre à ce nouveau jeu, parlait avantageusement du valet. Le bonhomme, d’ailleurs, passait beaucoup de temps à la Cabane. Puisque le travail se faisait à peu près bien au Paridier, il lui semblait juste en effet d’aider la bru qu’un rhume interminable fatiguait beaucoup ; surtout il y avait là, Maxime, le mauvais garçon, auprès de qui le grand-père oubliait un peu les chagrins de l’heure.

La Misangère pensait différemment, sur le compte du valet, mais elle gardait pour elle ses réflexions. Plusieurs fois par jour, elle allait au Paridier ; elle arrivait à toute heure, à l’improviste ; au point du jour où bien au beau milieu de la veillée, elle traversait la cour en amortissant le bruit de ges pas, puis ouvrait la porte d’une seule poussée. Trois mois passèrent sans qu’elle vît rien d’inadmissible. Un jour, cependant, elle remarqua ceci : Solange avait rattaché solidement à la porte de sa chambre, un vieux verrou qui ne tenait plus guère. Interrogée à ce sujet, la jeune femme sembla gênée. Il lui arrivait d’avoir peur la nuit, disait-elle ; à cause des histoires de bataile que tout le monde racontait, elle se forgeait d’effrayantes chimères qui l’empêchaient de dormir.

La Misangère accueillit cette nouvelle d’un air innocent ; le soir même, elle dressa son lit au Paridier, laissant le père Claude tout seul à Château-Gallé.

Solange sembla vexée et ne romercia point sa mère. Celle-ci redoubla de vigilance. Elle acquit bientôt cette certitude : le valet poursuivait Solange et Solange résistait… Solange résistait encore à ce chétif dont les galanteries ne la flatiaient guère, mais sa coquetterie ne diminuait pas, bien au contraire !


La Misangère ne balança point. Sous un prétexte insignifiant, un matin de février, elle chassa le valet. Il n’y eut pas de dispute entre eux ; elle parla de haut et Antoine s’en alla sans demander d’explications trop nettes ; il se contenta d’empocher une assez forte indemnité que la Misangère paya de son argent à elle.

Solange avait laissé faire sans rien dire, contente, semblait-il, d’être débarrassée du valet ; pourtant, quand il fut parti, elle se montra irritée et agressive.

— Nous voici bien avancés ! dit-elle… Que vous avait-il donc fait, Antoine ?… Vous avez voulu que je reste à la ferme, mais qui donc va labourer, à présent ?

Elle ne chanta pas longtemps si haut ; ia Misangère s’était retournée, les yeux durs.

— Ce sera toi ! dit-elle ; cela chassera tes idées et calmera ton sang !

Et pendant plusieurs jours, elle mena sa fille tambour battant.

Ce fut à ce moment que Clovis cessa d’écrire ; on apprit trois semaines plus tard que les ennemis l’avaient emmené prisonnier dans un pays d’Allemagne.

Période pénible pour les anciens de Château-Gallé ! Leur gendre était prisonnier et leurs trois fils engagés dans de grandes batailles. À la Cabane Richois, Léa ne se tenait debout que par miracle, Norbert avmt bien écrit pour annoncer une permission pendant laquelle il se promettait de travailler mais, les ennemis forçant, il ne fallait pas compter sur cette permission pour le moment. Enfin au Paridier, il y avait tout à faire.

La Misangère et Claude couraient d’un endroit à l’autre, sans répit. Le bonhomme ne se plaignait plus guère, sachant bien que cela ne changerait pas les choses. Il avait repris l’habitude de travailler comme à trente ans. Cependant, prenant appui sur sa fille, il osait remontrer à la Misangère combien sa sévérité envers le valet avait été déraisonnable. Antoine parti, comment pourrait-on s’en tirer ?

— Toi qui veux que tout le travail se fasse… et de première… tu renvoies le valet !

À ces radotages, la Misangère ne répondait même pas, gardant ses raisons pour elle seule. Certes elle voulait que le travail se fît, elle voulait conserver la ferme afin de la remettre au gendre en état de prospérité, mais cela ne suffisait pas ! Il fallait encore monter la garde autour des âmes faibles et relever toute lâcheté. C’était en elle une certitude obscure, un besoin primordial et profond, l’instinct des femmes de sens droit grâce à qui les races peuvent durer à l’abri des désordres.

Sa rude vigilance s’étendait à tout.

Elle laissait donc dire le père Claude et jamais il ne soupçonna pour quelle raison elle avait chassé le valet.

Il fallait bien, pourtant, chercher de l’aide, sans quoi les semailles de printemps ne se feraient pas et on serait dans l’impossibilité de nourrir le bétail. Or, à Sérigny, on ne pouvait trouver ni valet, ni journalier ; la Misangère alla à la ville où se tenait, à cette époque de l’année, une foire d’accueillage. Elle faisait le projet de gager un valet selon son goût dont les entreprises galantes ne fussent pas à craindre. Mais elle ne trouva personne : les vieux, les jeunes, les bancroches comme les galants, les galvaudeux comme les innocents, tous les valets étaient loués déjà ; la foire, cette année-là, n’avait pas lieu. La Misangère revint de la ville, fort ennuyée.

Par chance, Christophe quittait sa condition le quinze mars ; elle l’embaucha pour l’été, moyennant un prix d’homme, bien qu’il fût dépourvu d’esprit, de force et d’adresse.

Cela n’était pas suffisant ; il eût fallu deux hommes de plus ou, tout au moins, un grand ouvrier pour mener le travail. La Misangère fit encore un voyage à la ville et, faute de mieux, elle gagea une servante, une fille de l’Assistance qu’elle ne vit même pas, mais dont on lui fit un portrait avantageux ; cette fille était, disait-on, docile, robuste, honnête et surtout parfaite ouvrière, apte au travail de force aussi bien qu’au travail fin. La Misangère, par prudence, ne la gagea cependant qu’au mois.