Plon-Nourrit (p. 88-106).
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VII

Il arriva un dimanche, dans l’après-midi, juste à l’heure qu’il avait indiquée, par le train qui, d’ordinaire, amenait les permissionnaires.

Sur la route, entre la gare et Sérigny, il rencontra des filles du village qui s’en allaient à la promenade de ce côté, comme par hasard. Elles avaient pris le temps de faire toilette, ce qui, à cette époque de grands travaux, n’était pas si commun. Ces filles revinrent avec Georges vers Sérigny ; il tenait le milieu de la route ; elles, autour de lui, riaient à chacune de ses paroles.

En vue de Château-Gallé, il cessa soudain de parler : c’est qu’il apercevait ses parents, assis sur le bord de la route, devant leur maison. Eux aussi le reconnurent ; ils se levèrent et marchèrent au-devant de lui. Georges remarqua le costume de deuil de sa mère et sa coiffe aux rubans noirs. Son front se plissa ; sur son visage s’étala soudain la coulée grise du chagrin. Hâtant le pas, il abandonna les filles qui lui faisaient cortège.

Quand on lui avait appris la mauvaise nouvelle, là-bas, à l’armée, il avait ressenti un choc cruel ; mais il était alors en pleine bataille, plongé, corps et âme, au plus noir de la souffrance et dans l’impossibilité d’arrêter longuement sa pensée sur des soucis étrangers. Maintenant, il retrouvait son chagrin et, pour la première fois, en éprouvait l’importance véritable ; une douleur aiguë le bouleversait.

Il fit effort et réussit à aborder ses parents le sourire aux lèvres, mais, la gorge serrée, il ne parla point. Après une longue étreinte, tous les trois se dirigèrent vers la maison. La Misangère appuyait sa main sur l’épaule de son fils ; le père Claude, de l’autre côté, levait la tête pour le regarder. Au seuil, les deux anciens s’effacèrent et le fils pénétra le premier dans la maison.

Au-dessus de la cheminée, en un cadre sévère, une photographie agrandie de Constant s’imposait tout de suite à la vue. La figure pâle, maigre, semblait taillée dans de la pierre et, dans l’ombre du casque, les yeux aux regards droits, dominaient. Une croix brillait, suspendue au cadre par son ruban rouge.

Georges s’arrêta devant la cheminée ; raide, les talons joints, il salua, la main au front, Et puis, il alla s’asscoir sur le banc de table et, la tête cachée dans ses bras, il se mit à sangloter tout haut, comme un enfant ; comme un enfant qu’il était encore malgré sa haute taille et malgré ses mains durcies aux terribles besognes de la guerre.

À cette même heure, Marguerite et Francine quittant la boulangerie se dirigeaient vers Château-Gallé. Marguerite ne devait-elle pas rapporter un panier, oublié la veille par la Misangère ?…

Occupée à son ménage, elle avait soudain jeté le torchon qu’elle tenait, disant :

— Il faut que je me donne un coup de peigne avant de monter là-haut.

Francine qui repassait du linge de lessive avait remis son fer sur le feu, mais l’autre :

— Le panier est lourd ! Viens donc avec moi ; tu m’aideras à le porter… Et tu verras Georges que tu ne connais pas.

Francine s’était laissée prier ; puis, comme Marguerite sortait, elle s’était tout d’un coup décidée à la suivre.

Le panier — si lourd, à leur dire — ne les embarrassait pas beaucoup ; elles marchaient de plus en plus vite à mesure qu’elles apprechaient de Chàteau-Gallé. Marguerite bavardait, posait des questions et donnait elle-même les réponses ; elle riait allègrement. Francine, au contraire, ne se faisait guère entendre ; elle souriait avec l’air indulgent d’une personne à l’esprit posé qui comprend et excuse les exubérances de la jeunesse. Cependant elle était un peu plus pâle que de coutume. On lui avait tant parlé de ce Georges, depuis quelques jours, qu’elle s’était forgé de chimériques imaginations. Maintenant qu’elle le savait là, elle se sentait légère et bizarrement apeurée.

Devant le courtil des Misanger, elle s’arrêta et dit à Marguerite :

— Porte seule ton panier, maintenant ; je t’attendrai si tu ne restes pas trop longtemps.

— Mais tu peux bien entrer ! répondit l’autre ; il ne te mangera pas, va !

— Non ! répondit Francine, ce n’est pas ma place.

Le ton était si net que Marguerite n’insista pas.

— Puisque tu ne veux pas venir, dit-elle, je l’amènerai done vers toi… Je te préviens qu’il n’aime pas beaucoup les cérémonies.

Elle traversa vivement le courtil et pénétra dans la maison. Elle n’y resta pas longtemps… Francine qui l’attendait sur la route la vit bientôt reparaître, la mine désappointée.

— Qu’y at-il done ? demanda-t-elle ; n’est-il pas arrivé ?

La petite leva ses yeux où des larmes dansaient,

— Il est bien arrivé, dit-elle, mais il est tout saisi de chagrin à cause de la mort de son frère… Depuis qu’il est entré dans la maison, il pleure, il pleure… H s’est levé pour m’embrasser quand je me suis approchée de lui, mais il re m’a rien dit… Je ne suis pas sûre qu’il m’ait reconnue, seulement.

— C’est bien naturel qu’il ait du chagrin, observa Francine.

— Oui, dit l’autre, c’est naturel… çar il a bon cœur.

Elle ajouta ingénument :

— Mais je n’y avais pas pensé !

Lentement, la tête basse, elles redescendirent vers Sérigny. Marguerite dit :

— Avec tout cela, tu ne l’as pas encore vu, toi !

— Oh ! répondit vivement Franeine, je ne suis pas allée à Château-Gallé pour le voir ; j’y suis allée parce que tu m’en as priée, ton panier étant trop lourd.

Elle rougit en parlant ainsi, car elle ne disait pas absolument la vérité.

À mi-côte elles rencontrèrent le petit de la Cabane Richois. Un panier au bras, il accourait, tignasse au vent et l’œil luisant. Il s’arrêta, essouflé, et demanda :

— Est-il arrivé ?

— Oui, répondit Marguerite, mais laisse-le tranquille pour l’instant ; il désire ne voir personne.

Maxime toisa les deux filles.

— Peut-être bien, dit-il, qu’il désire ne pas être embêté par des guenuches comme vous… Moi, c’est une autre affaire.

Il sortit de sa poche une énorme pipe.

— Tenez, les filles, croyez-vous pas qu’on peut fumer avec ça ?… Mais il faut du tabac et il n’y en a pas chez le buraliste qui est un mal dégourdi… L’oncle Georges lui, m’en donnera. Je suis fatigué de fumer de la mousse ; ça me dégoûte à la fin !

Comme elles riaient, il ouvrit son panier. Il avait, là-dedans, une pelote de ficelle fine, une longue aiguille et des vers de terre, des vers énormes qui se tortillaient dans du terreau.

— Hein ! dites-moi, c’est-il des achées, ça, oui ou non ? J’ai passé toute la matinée à les chercher. Maintenant, nous allons les enfiler, parce que, ce soir, nous pêchons l’anguille à la vermée, l’oncle Georges et moi. La nuit sera orageuse : ça va mordre !

Il plongeait sa main dans le terreau, soulevait les vers qui filaient sur ses doigts et il répétait :

— Hein ! dites-moi, c’est-il des achées ? On dirait des boyaux de poule. Ce n’est pas vous qui sauriez en trouver d’aussi belles ! Croyez-vous pas que c’est ferme et appétissant ?

Elles eurent, toutes les deux, une grimace de dégoût en se rejetant en arrière.

— Veux-tu laisser cela ! dit Marguerite.

Et Francine, de son côté, murmura :

— Petit malpropre !

Là-dessus, il se rebiffa. Saisissant une poignée de vers, il la leur lança par la figure ; puis il se sauva en les injuriant le plus grossièrement qu’il sut.

Il dut réussir, d’ailleurs, auprès de son oncle car la partie de pêche eut lieu comme il l’avait annoncé et, le lendemain, de grand matin, il voyageait sur le canal, la pipe au bec, rasant le bord afin d’être bien vu par tous ceux des Cabanes.


Georges, lui, le lendemain, se réveilla assez tard. Fatigué par le voyage, par la cruelle émotion du retour et aussi par cette pêche qui s’était prolongée fort avant dans la nuit, il avait dormi dix heures d’aflilée dans le silence de la maison paternelle.

Une lumière éclatante emplissait la chambre lorsqu’il entr’ouvrit les yeux. Il les referma pendant quelques secondes, puis les rouvrit, vaguement étonné, dans la demi-inconscience du réveil, de ne point entendre le tumulté abominable du combat. Il regarda autour de lui, connut qu’il était déshabillé et couché sur un lit de plume, dans une chambre paisible où chaque chose lui était familière. De tièdes rayons pesaient doucement sur son front comme une main amicalement posée.

Ïl se souvint ; une joie ample le souleva. Vivement il sauta du lit, s’habilla et sortit dans le courtil. Il regrettait presque le temps passé à dormir, ces heures de sécurité dont il fallait avoir pleine conscience, dont il fallait extraire les jouissances simples et profondes comme on exprime le jus d’un fruit sans en rien laisser perdre.

La pensée de son deuil revint pourtant, mais son ardeur de vie submergea tout.

La Misangère, à ce moment, arrivait du Paridier ; comme elle poussait la barrière du courtil, ses yeux s’attendrirent. Haut et mince dans le cadre de la porte, son fils lui apparaissait. Il n’avait plus l’air triste ni les épaules lasses ; il était jeune, vaillant et de clair visage, tout à fait semblable à l’image qu’elle gardait en son cœur pendant les jours de séparation. Elle retrouvait véritablement son fils préféré, son Georges, le beau Georges, qui riait toujours.

Elle était revenue pour préparer son repas et elle apportait un rôti que Marguerite avait fait cuire après la fournée du matin. Le jeune homme déjeuna de bon appétit ; sa mère le servait et, debout devant la table, elle le regardait manger.

Il examina le pain qui était brun et un peu compact.

— Le nôtre est meilleur, dit-il.

Puis, il demanda :

— Marguerite et Lucien sont-ils toujours seuls à la boulangerie ?

— Oui, dit la mère.

— Je me demande comment ils font !

Elle s’assit alors à côté de lui et parla beaucoup plus qu’elle n’avait coutume de le faire, vantant le courage des enfants Ravisé, l’activité intelligente de Marguerite, sa douceur et son caractère enjoué.

— Puisque je suis en permission, dit-il, je puis, de temps en temps, donner un coup de main là-bas.

— J’y compte bien, répondit la mère, c’est ton devoir.

Elle ajouta :

— Et ce sera ma joie… car Marguerite est méritante… c’est une bonne gardienne, celle-ci, et je la tiens aussi près de mon cœur que si elle était ma fille.

Georges termina vite son repas et sortit dans la cour. Il avait hâte d’aller au village, de voir les gens, de se montrer aussi. La Misangère, sans prendre le temps de desservir la table, sortit derrière lui. Ils descendirent à Sérigny, tournèrent ensemble vers la boulangerie.

Georges embrassa Lucien, puis Marguerite. La veille il ne l’avait pour ainsi dire pas vue. Maintenant, il la regardait, surpris de la trouver si grande, surpris de la trouver si belle avec sa peau fraîche de blonde, sa taille mince, sa poitrine ronde et haute Sans détours, il lui fit compliment, déclara en riant qu’il voulait l’embrasser encore ; alors elle se dressa sur la pointe des pieds et posa ses lèvres sur la joue du jeune homme. Puis elle se mit à rire, elle aussi.

La Misangère continua son chemin vers le Paridier, laissant Georges à la boulangerie où l’on avait besoin de lui. L’avant-veille, en effet, le minotier avait amené quinze balles de farine ; ces balles encombraient la boutique et il fallait en monter une dizaine au grenier. Georges fit ce travail. Il protestait, disant qu’on abusait de sa bonne volonté, qu’on aurait bien dû le laisser se reposer une journée au moins ! mais ce n’était que plaisanterie et il ne trompait personne.

Quand il eut terminé, il demeura encore un moment à taquiner et à rire. Marguerite interrompait sa besogne pour lui répondre, si bien que Lucien finit par prendre un air sérieux.

— Cesse ton badinage, dit-il à Georges ; tu nous fais perdre notre temps et, ce soir, j’ai la tournée des Cabanes.

Georges promit de faire lui-même cette tournée des Cabanes ; tout au moins, il accompagnerait Lucien.

Puis, malgré la petite qui le priait de rester encore un peu, le jeune homme s’en alla vers le Paridier où il voulait saluer sa sœur et rejoindre ses parents.

Ayant un peu musé en route, il était plus de trois heures quand il arriva à la ferme. Solange, qui s’y trouvait seule avec son enfant, garnissait un panier pour la collation des travailleurs. Le panier prêt, Georges s’en chargea.

— J’ai le temps de le porter, dit-il.

li se dirigea donc vers le pré Buffier où travaillaient les faneurs. À un détour de la route, il se trouva tout à coup en face de Francine ; elle marchait légèrement sur l’herbe de l’accotement et il ne l’avait pas entendue s’approcher. À cette fille qu’il ne connaissait pas et qui, assurément, n’était pas du pays, il donna poliment le bonjour et un sourire ; et il passa. Mais la fille lui avait paru jolie ; il détourna la tête, regarda par-dessus son épaule, Francine s’était arrêtée derrière lui. Il s’arrêta aussi, un peu surpris.

Alors elle vint vers lui et balbutia d’une voix courte, avec un sourire difficile :

— J’allais à la maison chercher le panier que vous portez.

Il ne comprenait pas, elle reprit :

— Je suis la servante du Paridier.

— La servante du Paridier ! En effet, Marguerite Ravisé m’a parlé de vous tout à l’heure. Mais je n’imaginais pas cette servante telle que vous êtes… non ! je me figurais trouver une grosse luronne, plutôt laide…

Il avait dit cela sans nulle malice galante, mais tout bonnement, avee son sourire d’adolescent étourdi.

Il reprit, s’avançant d’un pas vers elle :

— Bonjour, mademoiselle Francine !

Elle baissa les yeux, toute rose d’émotion.

— Bonjour, monsieur Georges ! répondit-elle.

Comme elle faisait un geste pour se charger du panier, il protesta :

— Je vous accompagne jusqu’au pré Buffier, dit-il.

Ils marchèrent côte à côte sans beaucoup parler, Francine allait, la tête un peu baissée, les yeux fixés droit devant elle ; lui, la regardait de temps en temps à la dérobée. Elle était coiffée d’une quichenotte dont les bavolets protégeaient les côtés de la figure et le cou. Lorsqu’un peu de vent passait, les bavolets battaient comme des ailes, se soulevaient, laissant voir la nuque ronde et la ligne délicate du menton, laissant voir aussi un petit bout d’oreille qui demeurait encore très rose.

EL Georges, dont l’expérience n’étail pas grande, se demandait pourquoi cette jolie fille paraissait aussi timide devant lui. Il ne lui était pas arrivé souvent de voir quelqu’un se troubler de la sorte en sa présence. Il en était surpris ; cela le gênait pour plaisanter comme il faisait d’ordinaire, mais au fond il en était bien flatté aussi.

Il la questionna sur les travaux du moment ; elle répondit en peu de mots, disant clairement ce qu’il fallait. Il en conclut tout de suite qu’elle n’était pas sotte et cela le contenta encore.

Au pré Buffier, la collation rassembla tout le monde à l’ombre d’un gros ormeau. Étaient là, avec les Misanger et Christophe, Léa, Maxime et une vieille journalière toute ridée mais brave encore et dont les bras, par ces temps difficiles, ne chômaient point. Chacun des travailleurs s’assit sur une brassée de foin. Georges qui ne voulait pas manger préféra s’étendre de tout son long ; aussitôt Maxime fit comme lui. Francine se tenait un peu à l’écart, à sa place de servante, derrière la Misangère.

Georges conta, sans modestie, ses aventures de soldat. Il tint des propos que sa mère n’attendait pas de lui, des propos effrayants de guerrier endurci. Il était naïvement fier d’être écouté, de rapporter des choses que lui seul pouvait connaître. Se redressant sur les coudes lorsqu’il prononçait des paroles notables, il cherchait les yeux de Francine.

À la fin, pourtant, il ne put se tenir de rire et de badiner avec Maxime. Ils restèrent les derniers au pied de l’arbre pendant que la servante remettait dans le panier les restes du repas. Entre deux cabrioles, Maxime dit :

— Oncle Georges, ce n’est pas pour moi le jour de fumer car grand’mère est trop près. Mais tu pourrais bien me donner une chique ! Ne t’inquiète pas de celle-ci ! elle n’a pas le droit de parler : c’est ma chambrière.

Et encore :

— Tu regardes ma chambrière, oncle Georges ! Ne trouves-tu pas qu’elle a un air bien innocent ? C’est une fille qui n’a jamais voyagé et que tout surprend et qui a peur de tout. Un petit tour en bateau lui donne la colique.

Il conclut avec un soupir :

— J’ai bien du mal à la dresser !

Georges et Francine levèrent les yeux en même temps et, pour la première fois, leurs regards se rencontrèrent bien franchement. D’abord, ils rougirent ; il y eut encore en eux de l’hésitation, le temps d’une seconde, puis, comme si chacun eût deviné chez l’autre un muet encouragement, tous les deux à la fois se mirent à rire à belles dents.

Francine rejoignit les travailleurs. Alors Georges voulut, lui aussi, offrir son aide. Il saisit une fourche et chargea sur une charrette le foin que Christophe devait recevoir et entasser. Le jeune valet y prit chaud car Gcorges piquait largement dans l’andain et levait sans peine des charges énormes. Léa, aidée par la vieille, râtelait d’un côté de la charrette ; Francine, seule, de l’autre. Georges, passant près d’elle, ne perdait pas son temps à lui parler, mais il la regardait avec des yeux souriants. Elle rendait cette politesse.

À la tombée du soir, Léa regagna le bas Sérigny. Alors, Georges, out à coup, songea qu’il avait oublié la tournée des Cabanes…

Le lendemain matin, il alla s’exeuser à la boulangerie. Il eut du plaisir à revoir Marguerite ; pendant toute la matinée, il travailla avec elle et avec Lucien, joyeusement, lançant des plaisanteries et même des bourrades, comme un léger garçon dont toutes les pensées sont libres. Mais, à midi, il alla déjeuner au Paridier et il y passa la soirée.

Il disait reprendre goût au travail des champs. Maxime le harcelait sans cesse pour l’emmener à la pêche ou bien à la chasse au gibier de marais, ce qui avait été pour lui, autrefois, un plaisir très vif ; il se laissait entraîner, mais seulement à la nuit tombante, car il désirait épuiser les heures exactement. Les derniers jours, il s’attarda moins à la boulangerie.

Une grosse joie qu’il ne s’avouait pas lui venait de la présence de Francine auprès de lui ; une joie un peu grave qui modérait son exubérance et rendait plus rares les élans de sa gaieté juvénile. Il lui arrivait, quand il était seul à côté d’elle, de rester de longs moments sans rien trouver à dire où bien il prononçait des paroles prudentes comme un homme sage.

Le samedi, veille de son départ, il passa presque toute la journée à la Cabane. Il alla au Marais, avec Maxime, faucher pour sa belle-sœur. Vers le soir, il revint seul. Francine qui lavait devant la maison, sur le bord du canal, le vit arriver, avec une batelée d’herbe, par la conche Saint-Jean. Il aborda silencieusement, juste à côté du lavoir.

Ce fut elle qui parla la première :

— Vous n’avez plus votre compagnon, dit-elle ; qu’avez-vous donc fait de Maxime ?

— Il est resté au Marais où il tend ses cordes. Il reviendra avec les voisins Bacloux.

Georges porta vers la grange le chargement d’herbe, puis il revint au bateau et s’assit sur la planche d’avant, tout près du lavoir. Il essaya de plaisanter :

— Avec tout cela, dit-il, voici ma permission finie et je n’ai pas pu vous emmener une seule fois sur mon bateau, comme le voulait Maxime… J’aurais aimé, cependant, voir votre mine effrayée.

Elle répondit en souriant, sans interrompre son travail :

— Je ne suis pas si peureuse qu’on le dit… Mais avec Maxime on ne peut jamais s’y fier… surtout dans son petit bateau de quatre sous quand il s’amuse à le faire balancer.

— Alors, avec un autre, vous n’auriez pas peur ? Vous n’auriez pas peur avec moi, Francine ?

— Non, répondit-elle, je ne le crois pas.

Elle frappa son linge avec le battoir, longuement ; une rougeur soudaine avait envahi son visage et coulait sur sa nuque.

Il cessa de rire et reprit d’une voix confidentielle :

— J’aurais eu plaisir à vous emmener à la promenade, par des fossés que je connais, jusqu’à la Belle Rigole de Saint-Jean-du-Marais. Vous vous seriez assise bien commodément… et moi en face de vous… Je vous aurais menée tout doucement sans rien vous dire. Si vous saviez combien il est agréable de voyager ainsi ! Là-bas, dans la Belle Rigole, il y a un peu de courant ; on se laisse aller sous les arbres. On ne heurte rien, on n’entend rien, on pourrait se croire parti en songe,

Pour l’écouter, elle s’était arrêtée de laver. Ses regards s’en allaient se perdre au loin dans la lumière cendrée qui pleuvait encore des hautes branches, sur l’eau noire de la conche Saint-Jean.

— C’est un beau pays que le mien, disait Georges, et j’aurai de la peine en le quittant… C’est demain, pourtant…

Elle tourna vers lui sa figure craintive, aux yeux pleins de rêve et balbutia :

— Une semaine est bien vite passée !

— Jamais, dit-il, aucune semaine ne m’a paru si courte. Il me semble que c’est ce matin que je vous ai croisée pour la première fois sur le chemin du pré Buffier.

Il baissa la tête et elle se remit à sa besogne, frottant le linge entre ses paumes, sans bruit.

— J’aurai de la peine, Francine, à quitter ceux que j’aime.

— Vous reviendrez ! fit-elle, d’une voix qui manquait d’assurance.

Il hocha la tête d’un air de doute et puis se ressaisit.

— Oui, dit-il, je l’espère bien… mais peut-être ne serez-vous plus ici, Francine, quand je reviendrai ?

Elle tourna encore une fois vers lui ses yeux humbles.

— Cela ne dépendra pas de moi seule : je suis servante.

— Mais on a grand besoin de vous et, de plus, on vous estime ; personne ne songe à vous renvoyer…

— Alors, je resterai.

Il parut content. Il remonta sur la berge et s’approcha de Francine.

— Je pars demain, dit-il, à trois heures de l’après-midi ; je vous reverrai peut-être dans la matinée… Mais ce n’est pas sûr.

Elle se leva en refermant vivement son corsage qu’elle avait dégrafé à cause de la chaleur.

— Je ne sais pas quand je vous reverrai, à présent, Francine… Je suis heureux de vous connaître et je songerai souvent à vous, là-bas.

Elle se tenait devant lui, toute blanche, les yeux brouillés de larmes. Il prit sa main menue et froide et la serra entre les siennes.

— Au revoir, Francine !

— Au revoir ! répondit-elle dans un souffle.

Il s’en alla. Quand il eut fait une dizaine de pas il se détourna ; Francine était demeurée à la même place, immobile ; ils échangèrent un pauvre sourire et ce fut tout.

Ils se quittèrent ainsi.

Le lendemain, Francine resta seule à la Cabane : Maxime et sa mère, en effet, allèrent déjeuner à Château-Gallé, afin de tenir compagnie à Georges au dernier moment,

La Misangère avait invité également Solange et Marguerite Ravisé. Le repas manqua de gaieté ; Georges essayait de plaisanter mais cela ne sonnait pas très juste. Marguerite était assise à côté de lui : la Misangère servait les deux jeunes gens avec des attentions particulières et son regard les réunissait.

Après le repas, tout le monde sortit pour faire conduite à Georges, mais, au premier détour, il fallut s’arrêter, car le père Claude ne marchait pas assez vite. La Misangère dit à Marguerite :

— Toi, ma fille, tu peux l’accompagner encore… j’irai te remplacer à la boulangerie.

La petite ne cacha pas sa joie ; ses yeux remercièrent.

— Je l’accompagne aussi, dit Maxime,

Ils partirent tous les trois. Georges marchait au milieu de la route et Marguerite lui donnait le bras ; Maxime, de l’autre côté, s’accrochait à la musette.

Le chemin de la gare leur sembla court ; ils s’arrêtèrent avant d’arriver, car, devant la salle d’attente, des voyageurs les regarduient.

— Je vais vous quitter ici, dit Georges.

Après qu’il l’eût embrassée, Marguerite dit :

— Il faut avoir bon courage ! Tu reviendras bientôt. Quatre mois, ce n’est pas long.

— J’ai bon courage ! répondit-il.

Et il ajouta, comme il avait fait devant Francine :

— Mais j’ai du chagrin à quitter ceux que j’aime.

En disant cela, il pensait aux siens, à ses amis, à Marguerite, mais aussi, avec une émotion singulière, à cette timide servante à qui, la veille, il avait doucement parlé.

— J’ai du chagrin parce que je vous aime bien tous…

— Nous aussi, dit Marguerite, nous t’aimons bien, va !

Et d’un élan naïf, offrant toute sa jeunesse, elle lui jeta ses bras autour du cou et l’embrassa une dernière fois.

En cette soirée dominicale Francine était gardienne à la Cabane. Souvent, elle regardait la pendule. Quand sonnèrent trois heures, le roulement d’un train se fit entendre : le bruit montait au-dessus du village, derrière le bref horizon ; il grandit, puis, brusquement, cessa.

Francine écoutait, le cœur battant ; un long coup de sifflet lui déchira la poitrine, Puis le ronflement recommença, alla se perdre au loin comme un bruit d’insecte volant.

Le silence régnait sur le Marais ; un soleil calme brillait au ciel indifférent. Francine se sentit seule, plus seule qu’elle n’avait jamais été. Elle essaya de prier.