Plon-Nourrit (p. 282-292).
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VII


Un matin de décembre, Clovis, le gendre, revint au Paridier.

Il était maigre et de teint jaune, recuit de misère avec des yeux de loup ; les os de sa forte charpente faisaient saillie sous sa capote.

Il embrassa sa femme, souleva brusquement son fils qui eut peur et se mit à crier.

Il ne pouvait s’empêcher de trembler un peu ; n’étant pas de ceux qui aiment à laisser voir leur émotion, il se retenait de parler.

La Misangère entrait ; il lui donna l’aecolade à elle aussi. Puis il dit :

— J’ai faim !

Otant sa capote, il s’assit au bout de la table, du côté du feu et tira un couteau de sa poche. Ses regards allaient vers le buffet et marquaient son impatience. Solange apporta le pain et un morceau de lard, puis cassa des œufs pour une omelette.

Il mangea solidement, se coupant d’énormes bouchées qu’il avalait vite, d’un coup de gosier, le front plissé, la tête projetée en avant. La chair sèche de ses joues s’étirait puis se rassemblait en nœuds durs et le jeu de ses mâchoires faisait remuer jusqu’aux cornes de son bonnet de soldat.

La Misangère lui versa du vin. Il s’arrêta pour vider son verre et dit à mi-voix :

— Vingt dieux !

— Il ya donc longtemps que vous n’aviez mangé ? demanda la belle-mère.

La bouche pleine, il secoua la tête, puis répondit du mieux qu’il put :

— Il n’y a que trois ou quatre heures… pas plus !

Un moment après, attirant à lui l’omelette, il acheva sa pensée :

— J’ai toujours désir de manger… Je n’ai que du vent dans l’intérieur.

Quand il fut un peu rassasié, il regarda autour de lui plus attentivement. Par la fenêtre, il aperçut Christophe qui sortait de l’étable avec deux bœufs enjugués. À ce moment, Solange disait :

— Tu n’as pas bonne mine… tu as beaucoup maigri.

Il répondit :

— Ne t’inquiète pas : le coffre est bon,

Puis, tout aussitôt, il demanda, les yeux tournés vers le valet :

— Où va-t-il, celui-ci ?

— Il mène le tombereau au champ des Crépelles, pour les topinambours, dit la Misangère.

— Ah ! Les bœufs sont en état ; vous avez dû piquer dans le foin !

— Non ! pas trop… Jusqu’à présent, le fourrage n’a pas manqué ; les betteraves étaient belles.

— C’est bon ! dit-il, je vais voir ça !

Il se leva et sortit, tenant en son poing un quignon de pain où il mordait encore.

La Misangère, à voix basse, dit à Solange :

— Marche à côté de lui ! c’est ta place !

Solange prit son enfant par la main et rejoignit son mari. La Misangère, derrière eux, sortit aussi.

Clovis, d’abord, se dirigea vers l’étable. Il compta les bêtes. Le nombre n’en était pas grandement diminué : ce fut une surprise pour lui.

— Tu as donc acheté ? demanda-t-il à Solange,

— Oui, répondit-elle.

La Misangère vint à son aide.

— Nous avons vendu, acheté… et nous avons élevé aussi.

Clovis ne questionna plus, mais son contentement fut visible. Seules, deux vaches demeuraient, du bétail d’avant-guerre ; il prononça leur nom au passage puis examina attentivement toutes les autres qu’il ne connaissait pas.

À la fin, il hocha la tête et dit :

— Il en faut du fourrage pour garder toutes ces bêtes en état !

— Nous en avons ! répondit la Misangère.

Et, passant la première dans la grange, elle montra les betteraves, les pommes de terre, les bottes de choux et de navets et le tas de foin à peine entamé.

La surprise de Clovis fut plus grande encore dans le hangar aux outils. S’il avait compté trouver quelque part un changement avantageux, ce n’était certes point là ! Or, il avait devant les yeux tout un outillage neuf : charrette, rouleau, herse, charrue, faucheuse… Il demanda, inquiet tout à coup :

— Où donc as-tu pris l’argent ?

Solange répondit :

— Les denrées se sont vendues très cher…

Et la Misangère reprit encore :

— Tous les produits de la terre sont à des prix que vous n’imaginez pas !… Nous avons payé comptant et, soyez tranquille ! il reste à Solange de l’argent placé… Mais vous n’avez pas tout vu !

Au fond du hangar, elle tira une bâche qui recouvrait la lieuse.

— Avec cela, dit-elle, la moisson n’est plus qu’un jeu.

L’homme fit le tour de la machine, l’examina curieusement, la touchant avec précautions, d’une main légère, car il n’en connaissait pas le fonctionnement. Redressé, il vint près de sa femme et, lui mettant une main sur l’épaule, il dit simplement :

— Merci !

Il sortit le dernier du hangar, se retournant à chaque pas pour admirer le riche outillage. Dans la cour, il prit l’enfant dans ses bras.

— Maintenant, dit-il, allons voir les champs !

Solange, à cause de la pluie qui menaçait, fit mine de rester en arrière, parla de l’enfant qui prendrait froid. Mais la Misangère commanda encore, d’une voix basse et dure :

— Marche à côté de lui !

Ils passèrent d’abord par le pré Buflier où la terre, à présent, semblait endormie. Clovis s’enquérait des rendements, des fumures et la Misangère le renseignait. Au champ des Crépelles qui était proche, ils rencontrèrent Christophe chargeant ses topinambours, Clovis parla au valet d’une voix amicale, puis il fit cette observation qu’avec la seule aide de ce jeune gars, elles n’avaient pas dû venir facilement à bout des semailles.

— Elles sont terminées cependant ! dit Solange.

Et la Misangère :

— Allons à la Tombe-Renaud : nous verrons les emblavures.

Ïls allèrent done à la Tombe-Renaud. C’était une petite éminence où poussaient quelques noyers ; de là, on avait sous sa vue les terres principales du Paridier, en bordure d’un grand carré de plaine qui était le grenier du pays.

En cette saison d’hiver, aux yeux d’un homme de ville, cette terre jaunâtre et presque nue, cette plaine monotone étendue sous un ciel lourd de pluie, eût semblé chose fort triste et sans nulle signification. Mais, aux yeux d’un paysan, le fort et minutieux travail des hommes apparaissait avec évidence et la terre, déjà, donnait sa promesse.

Clovis, debout sous les noyers, son fils entre les bras, regardait les emblavures.

La Misangère, le bras tendu, donnait ses explications. Lui restait immobile et muet. Ses yeux alluient des guérets récemment ensemencés où se voyaient encore les rayures de la herse, aux champs d’avoine précoce couverts de sombres touffes étalées ; avec une attention particulière, ses regards se posaient sur les belles étendues de blé où les tiges rigides, d’un vert pâle, perçaient la terre commeune chevelure rase et drue.

— Ici, disait la Misangère, nous avions des betteraves … semé tard, le grain travaille encore… La voisine des Alleuds s’est acheté un semoir et nous l’a prêté. Acheter un semoir, c’est faire une économie : il y faudra penser…

Clovis regardait. Une émotion silencieuse et vaste tremblait en sa poitrine. Et c’étaient, ensemble fondues et se renforçant, la joie de la liberté, la joie du bien-être après d’étonnantes misères, mais aussi la joie de retrouver son pays, de retrouver l’amitié des siens et encore la joie virile et qui passait son espoir de reprendre sa tâche en belles conditions, d’un cœur ardent, avec des bras toujours vigoureux.

Clovis, immobile, ne disait rien. Il pleurait…

Un sanglot profond, qu’il ne put retenir, secoua sa haute et rude carcasse.

La Misangère aussi s’était tue : en son âme se levait la grande joie d’orgueil.

Dès le lendemain, ils se heurtèrent : Solange avait déjà parlé…

Le gendre commença par remercier.

— Vous avez travaillé chez moi, dit-il et, je m’en doute, travaillé beaucoup. La mollesse n’est point votre défaut ! Je suis donc endetté envers vous pour l’aide que vos bras ont apportée !… La Misangère, à qui le ton ne convenait pas, répliqua :

— J’ai fait ce que je devais faire. La dette dont vous parlez, je ne vous en demanderai jamais paiement.

Clovis continua :

— Vous avez travaillé chez moi, je vous en sais gré. Mais me voilà de retour… dans quelques jours je serai libéré et vous pourrez vous reposer… Il ne faut point, au même chantier, plusieurs voix pour commander. Chez nous, maintenant, Solange dirige la maison et, pour le reste, c’est ma volonté qui règne.

Elle ne fut pas surprise, car elle attendait ces propos ; tout au plus pensa-t-elle qu’ils venaient un peu tôt.

— Vous avez raison ! dit-elle.

Mais lui, voulut tout de suite régler la question.

— Les vieux avec les jeunes, ça ne va jamais trop bien, vous le savez comme moi… Les vieux veulent commander et ce n’est plus leur tour. Vous êtes venue vous installer chez moi avec mon beau-père, à présent défunt ; vous y avez vécu… Je ne vous le reproche pas ! C’était plus commode : Solange pouvait ainsi vous aider à soigner le beau-père. Maintenant, cela change un peu, comprenez-le bien ! Il n’y a plus de malade à soigner… et, à Château-Gallé, vous avez votre maison…

— C’est bien mon idée, dit-elle, de retourner chez moi ; à ce sujet, il n’y aura pas de mouvement entre nous.

Bien qu’elle fût blessée assez cruellement, elle n’en voulut rien laisser paraître. Un moment après, elle parla ainsi :

— Dimanche, Norbert doit venir au pays. Je voudrais profiter de cette occasion pour vous rassembler et vous faire déjeuner à ma table à Château-Gallé.

— J’irai ! dit le gendre. Il faut bien que nous parlions de l’arrangement… oui ! de cet arrangement que vous avez fait, partageant vos terres et votre argent pendant que, moi, je crevais de faim au chenil des Boches… J’aurai peut-être quelques mot : à dire…


À ce grand déjeuner du retour, vinrent les deux fils, le gendre, la bru et les trois Ravisé. Solange et Maxime ne parurent pas. L’absence de l’enfant choquait la Misangère ; elle l’avoua devant Norbert. Celui-ci, assez bon homme mais non des plus fins, observa :

— Il n’a pas voulu nous suivre ; il vous craint… Je ne sais pas ce que vous lui avez fait.

Le gendre, brutal, pensa qu’il était juste d’expliquer les choses clairement.

— Parbleu ! dit-il, le petit n’est pas fou ; il craint qui le bouscule. À vouloir trop sévèrement dominer on perd l’amitié des autres.

Il n’y eut que Marguerite Ravisé pour protester Elle leva des yeux indignés et sa voix fraîche, après celle des hommes, sonna bref.

— Taisez-vous ! dit-elle.

La Misangère sembla n’avoir rien entendu. Elle s’approcha de son fourneau potager et, penchée, souffla sur la braise. Marguerite s’étant levée pour l’aider, elle la ramena doucement à sa place, à côté de son fiancé.

— C’est mon plaisir, dit-elle, de vous voir tous assis à ma table et de vous servir. Ce jour est beau qui rassemble autour de moi ceux qui me restent.

Elle apporta la soupière et dit encore :

— Mangez en paix, pauvres qui avez eu tant de peines !

Puis elle s’occupa de sa cuisine sans se mêler davantage à la conversation.

Les hommes parlèrent de la guerre, pour commencer. Ravisé, par droit d’âge, n’avait pas combattu ; travaillant de son métier à l’arrière des armées, il n’avait pu voir grand’chose. Pour Clovis et les deux frères, il en allait différemment. Ils en avaient long à dire, et chacun, écoutant les autres ne s’en laissait pas conter.

Norbert avait fait toute la campagne avec les jeunes d’active, se trouvant toujours au bon endroit quand il fallait donner un coup. Georges, lui, était allé au pays d’Italie ; il avait combattu ensuite avec des Anglais, des Américains, des noirs, des blancs, des jaunes et des bronzés… Et ses blessures, né comptaient-elles pour rien ?

Clovis fauchait leur gloire.

— La bataille ? Je connais ça aussi bien que vous… Mais crever de misère dans les camps de représailles, vous faites-vous seulement une idée de ce que cela peut être ? Hein ?… Je vous dis que vous n’avez rien vu !

— Nous avons toujours bien vu les obus nous arriver sur la tête pendant que tu faisais la corvée chez les belles dames allemandes ! Au moins, toi, tu étais à l’abri et sûr de revenir.

— Sûr de revenir !

Clovis serrait les poings dans son impuissance à dire les souffrances abominables, la lente agonie désespérée de ceux qui, parmi les prisonniers, étaient faibles de corps ou faibles d’âme. Il était encore enragé de haine, non point seulement, comme les deux autres, contre les gouvernements fauteurs de guerre, mais, directement, contre les Boches, tous les Boches, du plus petit à l’Empereur.

— En somme, répétait Norbert, tu t’en es tiré sans grand dommage !

Ayant raison tous les deux, ils n’en voulaient point démordre et ils finirent par échanger des propos hargneux. Moins âpre, Georges plaisantait avec sa belle-sœur et avec Marguerite.

À propos du partage, Norbert et Clovis se trouvèrent du même côté contre Georges ou plutôt contre Ravisé qui, cette fois, leur tint tête. Ils s’en prirent à la mère qui décidait sans consulter personne et ils blâmèrent ouvertement son penchant à vouloir tout diriger. Quelques mots passèrent, rappelant l’accident du père Claude et sa triste fin. La Misangère ne montra point qu’elle en était blessée.

— Mes enfants, dit-elle, rien n’est encore fait.

Vous êtes réunis : si l’arrangement ne vous convient pas, cherchez-en un autre.

Ils cherchèrent et ne trouvèrent point. Ravisé soutint encore une fois que Georges, vu le prix des terres à présent, n’était pas du tout favorisé ; bien au contraire ! Norbert en convint à la fin. Clovis dit :

— Je veux me rendre compte… je prendrai un expert. Le partage des prés, en tous les cas, ne paraît pas avantageux pour moi.

Ayant fini de manger, ils décidèrent d’aller, sans retard, examiner les choses sur place.

Marguerite demeura auprès de la Misangère pour l’aider à desservir. Montrant les hommes qui, dans le courtil, parlaient avec vivacité, elle murmura :

— Ils ne devraient pas se disputer aujourd’hui…

La Misangère dit :

— Laissons-les se disputer ! ils finiront bien par se mettre d’accord. J’aime mieux les voir ainsi, ardents et soucieux de leurs intérêts que mornes et découragés… Ils sont redevenus ce qu’ils étaient, vois-tu, car ils ont retrouvé, intacte et même embellie, la place que nous leur avons gardée… Ma fille, c’est un grand jour !