Plon-Nourrit (p. 273-281).
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VI


Miraine décida, vers la fin de l’été, d’abandonner sa ferme. Une maraîchine d’un village voisin reprenait le bail avec une forte enchère et réservait même, contre bel argent déjà compté, part importante du cheptel. Avant la guerre, cette maraîchine cultivait avec son mari — brave homme mais sans nulle ambition — quelques parcelles de prairies et, seulement, un tout petit carré de plaine. L’homme parti, la femme qui visait plus haut avait tiré ses plans à sa guise, hardiment. Dans le désarroi des premiers moments elle avait acheté des bêtes à très bas prix et fait cultiver des champs restés en friche, Intrigante, guettant les nouveautés, elle s’était engagée en plus d’un trafic et, favorisée par la hausse constante, elle se trouvait maintenant à niveau d’aisance. Mais elle prétendait ne point en rester là. Comprenant que la guerre allait finir, pour faire fête à son mari, pour l’étonner, un peu aussi pour prendre définitivement le pas devant lui, elle avait donc décidé cette installation au pays renommé de Saint-Jean dans une belle ferme.

Miraine en profita. Elle se rétirerait sur un petit bien qu’elle avait et dont l’exploitation suffirait largement à l’occuper en attendant que ses enfants fussent en âge ; d’ailleurs, l’argent ne lui manquait pas.

Dès que le marché fut conclu, elle prévint sa servante, l’invitant à chercher une autre condition pour la fin de décembre.

Francine comptait partir vers ce moment-là, précisément ; la nouvelle ne changea donc rien à son plan. Mais elle eut ainsi une bonne raison pour s’absenter le dimanche et prendre à l’avance toutes ses précautions.

Elle alla, encore une fois, demander l’appui du vieil employé de l’Assistance. Elle le trouva chez lui, occupé à écrire. Comme il la questionnait d’abord sur le résultat de ses démarches, elle ne voulut pas mentir.

— J’ai écrit, dit-elle, et l’on ne m’a pas répondu…

— Alors, vous avez parlé ?

— Non, avoua-t-elle, je n’ai parlé à personne…

Il demeura un instant perplexe, se demandant si cette fille n’était point une vicieuse, si elle n’avait point forgé de toutes pièces cette histoire afin d’atténuer sa faute et de se faire plaindre. Mais non ! Des filles vicieuses et menteuses, il en avait vu défiler beaucoup dans les bureaux de l’Assistance : elles n’avaient point cette physionomie.

Il entreprit encore de chapitrer Francine sur sa coupable timidité ; il la gronda doucement d’abord, puis se mit en colère.

— Faites tout le nécessaire, disait-il, ou bien laissez-nous tranquilles !

Elle se tenait devant lui, les mains croisées, secouant la tête d’un air obstiné.

— Non ! dit-elle, je ne ferai plus rien. D’ailleurs il consentirait à m’épouser que moi, maintenant, je ne voudrais pas !

Entendant cela, le bonhomme se remit à ses écritures et ne la regarda plus. Interdite, croyant l’avoir gravement fâché, elle allait sortir lorsqu’il la rappela d’un ton brusque :

— Pourquoi partez-vous déjà ? Vous avez bien quelque chose à nous demander ?

Elle lui expliqua done enfin qu’elle se trouverait sans place à partir du 24 décembre. Il regarda sa femme et celle-ci posa toutes les questions qu’il fallait. Puis, ils cherchèrent ensemble s’il y avait, parmi les gens de leur connaissance, quelqu’un qui voulüt bien accepter Francine pendant quelque termps après cette date. Sur le moment, ils n’en découvrirent point.

— Plus tard, consentiriez-vous à vous éloigner de votre enfant ?

— Non, par exemple ! Je le garderai près de moi… toujours près de moi !…

Êlle avait jeté ces mots avec une vivacité qui leur parut de bon augure :

— Très bien !… mais cela ne simplifiera pas les choses… Il vous faudra une place choisie… une place où, je le crains, vos gages ne seront pas gros.

Elle releva la tête d’un air brave.

— J’ai de l’argent ! plus de quatre mille cinq cents francs ! Avec quatre mille cinq cents francs, je pourrais au besoin, me passer des autres.

Ils eurent un sourire, mais ne la détrompèrent point. La dame dit :

— Nous réfléchirons… nous chercherons. Revenez donc à la huitaine : peut-être aurons-nous trouvé ce qui vous convient.

Francine, le dimanche suivant, n’eut garde de manquer le rendez-vous et, cette fois, tout fut réglé pour le mieux.

Elle entrerait à la mi-décembre chez une vieille dame vivant seule à qui elle tiendrait compagnie pendant quelques semaines. Plus tard, elle reviendrait chez cette dame, si tel était son désir et pourrait amener avec elle son enfant, à condition que le service n’en souffrit pas trop. Les gages offerts étaient, comme il fallait s’y attendre, minimes. Francine, sans hésiter, accepta pourtant.

— Nous devons vous dire aussi que la maison ne semble pas fort gaie… et vous n’y jouirez pas d’une grande liberté pour vos sorties.

— Qu’importe ! répondit Francine, je n’y serai pas seule !

Elle répéta plusieurs fois :

— Je n’y serai pas seule !… J’aurai une compagnie… une compagnie…

Parlant ainsi, elle levait des yeux illuminés.

Après de grands remerciements, elle partit, sûre du lendemain, à présent, heureuse d’un bonheur nouveau et plus profond que n’avait été son furtif bonheur d’amour.

Le soir, dans sa chambre, elle se surprit à fredonner une berceuse. Elle s’arrêta soudain, confuse, craignant d’avoir été entendue, à cause du deuil qui pesait sur la maison.


À partir de ce moment, la vie de Francine ne fut qu’une espérance ardente. Rien ne l’effrayait plus ; les chemins d’avenir s’ouvraient, tout baignés d’été.

La nuit, pendant son sommeil, comme de douces fumées voyageuses ses songeries se levaient devant elle. Le jour elle rêvait encore, mais elle se représentait alors sa vie raisonnablement, par images vives et précises.

Chez la vieille dame qui la recevrait comme servante, elle n’aurait pas grand travail ; il lui resterait du temps pour s’occuper de son enfant, de son fils.

Car, ce serait un fils, qu’elle appellerait François : jamais elle ne pensait autrement. Elle le voyait déjà, agile, brun et un peu trop méchant ; il lui attirerait, par ses cris, des démêlés avec la vieille dame, à moins que, par grâce de Dieu, cette dernière ne fût sourde. La nuit, elle le coucherait dans son lit, auprès d’elle, tout contre et ils se réchaufferaient mutuellement.

Et puis, elle le voyait grand… grand et fort, galamment vêtu et, surtout, très fier !

Elle ne resterait pas éternellement en condition. Avec l’argent qu’elle possédait déjà, celui qu’elle ne pouvait manquer d’économiser encore, il lui serait aisé de s’établir.

Quelle loi l’empêcherait, par exemple, de prendre à son compte un petits fonds de commerce qui, par ses soins, gagnerait en importance ?

Elle songeait au commerce mais sans s’attacher passionnément à cette seule idée ; elle réfléchissait, voilà tout, discutait avec elle-même. Marchande ? soit ! ce n’était pas si sot !… Pourtant s’il se présentait une autre entreprise plus avantageuse et plaisante, elle saurait en profiter. Dès que François serait hors de la première enfance, elle aurait l’œil ouvert pour guetter la bonne occasion.

Sa pensée, d’ailleurs, ne s’égarait point en ambitions démesurées. Ainsi, elle ne songeait pas à la fortune : tout simplement, elle voulait s’établir… En quel pays ? Mon Dieu ! cela importait peu !… En un pays qu’elle choisirait, où elle serait considérée autant que toute personne qui se conduit bien…

Dans ce pays, elle aurait sa maison, son travail, son fils. Elle aurait François et rien ne lui manquerait.

— Il ira à l’école comme les autres… et s’il est puni, tant mueux ! Il me fera bien mettre en colère ! Grand Dieu ! je n’ai pas fini !… Il travaillera avec moi si la situation s’y prête, sinon, hors de ma maison, à quelque bon métier qu’il aura appris… Le garder dans mes jupes ? pour qu’il reste craintif et mal dégourdi ? Merci bien !… Je lui laisserai la bride assez longue. Quand nous serons réunis, le soir, après le travail, ou bien le dimanche, il me contera ses affaires ; il dira ses peines s’il en a et moi les miennes. J’ai toujours eu peur de tout ; avec lui je ne craindrai rien ni personne… S’il y a de mauvaises gens pour me chercher noise, je leur dirai : « J’ai quelqu’un dans ma maison qui saura vous répondre. » Il passera devant moi : « Laissez ma mère tranquille et filez votre chemin… » Au besoin, pan ! sur le nez…

Cette idée qu’elle ne serait plus jamais seule, que sa vie aurait son bon soutien, accompagnait Francine tout au long des heures ; et, toujours, son esprit était ainsi en travail de prévision pour les formes que prendrait plus tard son bonheur. Quant à ce bonheur lui-même, elle le mettait si peu en doute qu’elle en jouissait à l’avance et non point secrètement. Aux yeux de tous, elle devenait plus gaie, beaucoup plus hardie et grande parleuse aussi. Il n’était pas rare de l’entendre chanter, lorsqu’elle se trouvait seule à travailler au Marais, ou bien lorsqu’elle suivait les routes d’eau, sur un bateau berceur. De bonnes gens, des vieillards malins, lui demandaient :

__ Chantez-vous la fin de la guerre, jeune fille, et le retour de votre promis ?

Ils pouvaient parler ainsi car la victoire était enfin venue et plus d’une, parmi les gardiennes, portait sa joie comme un vêtement de fête.

Francine n’avait plus son pauvre sourire de lassitude et de résignation ; elle riait franchement, regardait les autres bien droit. En quelques semaines elle apprit à connaître beaucoup de gens du pays. Elle s’intéressait aux familles voisines, surtout aux femmes qui restaient veuves avec des enfants. Il lui arrivait de questionner un peu plus qu’il n’était convenable et de dire son mot alors qu’on ne lui demandait rien. Miraine lui en fit un jour l’observation, lui prédisant qu’elle s’attirerait ainsi des ennuis. Mais Francine avait perdu beaucoup de sa timidité…

Sa seule crainte, à présent, était de rencontrer la personne méfiante et rusée qui découvrirait son état. Elle redoublait de précautions, soignait son visage, se serrait la taille. À mesure que le temps passait cela devenait de plus en plus pénible. Sa douleur, à elle, ne comptait pas, mais l’idée qu’elle pouvait ainsi causer tort à son enfant lui était un grand tourment. Pourtant il lui fallait bien demeurer à Saint-Jean jusqu’aux dernières semaines de décembre. Elle attendait cette date de liberté avec impatience, avec une sorte de fièvre joyeuse. Sa santé, par bonheur, se maintenait satisfaisante.

Le trousseau était prêt mais elle Y travaillait encore pour l’enjoliver et l’enrichir. Sévèrement économe, elle fit cependant pour ce trousseau des dépenses folles.

Elle vivait en continuelles rêveries de belle espérance. Son esprit revenait rarement en arrière vers les années de triste solitude ; et, de même, le souvenir des rapides heures d’amour ne lui apportait plus son amertume et son trouble.

Dire qu’elle pardonnait à Georges, ce serait un peu trop : elle se souvenait des mauvaises paroles qui avaient fait si soudaine blessure. Mais dire qu’elle lui gardait une noire rancune, qu’elle le détestait à mort pour sa trahison, voilà qui serait un gros mensonge.

À la vérité, elle ne l’aimait plus ; elle ne le détestait pas davantage ; il lui était devenu quasi indifférent.

À son insu — ou du moins sans qu’elle s’en fût jamais rendu bien compte — ce qui l’avait jetée, docile, aux bras de Georges, ç’avait été moins la passion d’amour que le désir de trouver un cœur franchement ami, un compagnon de sa solitude, un soutien, le désir de trouver enfin ce qu’elle avait vainement cherché durant toute sa pauvre jeunesse en déshérence.

Or, maintenant, elle allait avoir son soutien. soutien fidèle qui ne faiblirait pas, qui ne trahirait pas… son enfant ! Il serait à elle seule, sans partage.

Elle regardait l’avenir avec des veux si confiants que son cœur, en vérité, ne pouvait éprouver de haine contre personne.

Un soir, elle faillit rencontrer Georges au Marais. Elle ne l’avait, certes, point cherché ! elle ne voulut pas davantage le fuir. Ce fut lui qui tira au large.

Elle eut un petit sourire.