Plon-Nourrit (p. 293-297).
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VIII


Le second dimanche de décembre, Francine fit transporter à la ville, son trousseau, en plusieurs paquets importants.

Le 15 du même mois, dans la soirée, elle quitta la maison de Miraine.

Les grandes pluies ayant fait monter soudain les eaux du Marais, la chaussée de Saint-Jean se trouva coupée en plusieurs endroits et Francine dut rejoindre la gare par Sérigny. Le père de Miraine la conduisit en bateau jusqu’au Grand Canal puis s’en retourna.

Francine, au lieu de traverser Sérigny prit un sentier de plaine qui rejoignait la route après avoir contourné le village.

Elle portait, dans une boîte en carton, ses vêtements de travail, ses papiers et quelques menus objets. Le tout n’était pas fort lourd. Cependant, elle avançait assez péniblement sur le sol glissant : son corset, pour la dernière fois durement serré, lui coupait le souffle et la blessait.

Avant d’arriver à la route, Francine, à peu près sûre à présent de ne rencontrer personne, s’arrêta et, cachée par une haie, se mit un peu plus à l’aise.

Son corset desserré, elle poussa un soupir de soulagement, puis elle releva la tête. La Misangère était sur la route, immobile, à quinze pas d’elle et la regardait !

Francine reprit sa boîte et, sans crainte, s’avança ; personne ne l’intimidait plus. Elle leva les yeux franchement vers son ancienne patronne. Celle-ci ne bougeait pas ; la plus grande émotion se lisait sur son visage.

Ayant donné le bonjour sur un ton indifférent, Francine passait… Mais l’autre dit :

— Francine, j’aurais à te parler… ne veux-tu point m’écouter ?

La servante s’arrêta, étonnée. La Misangère la regarda avidement et n’eut plus de doute ; elle balbutia :

— Où vas-tu, malheureuse ?… malheureuse !…

Francine pâlit, se sentant devinée. Dans un redressement de tout son être, elle fit front :

— Malheureuse !… pourquoi suis-je plus malheureuse qu’une autre ? Ai-je besoin d’implorer la pitié de quelqu’un ? Où je vais, je saurai me tirer d’affaire. On peut manger du pain ailleurs que chez vous.

Elle continua, un peu agressive :

— Où je vais, on ne me chassera peut-être pas sans raisons ! On ne lancera peut-être pas contre moi de laides accusations, comme on l’a fait ici. Oui ! en votre pays, madame Misanger, il s’est trouvé quelqu’un que vous connaissez bien sans doute, pour jeter sur moi la honte !… Quand j’ai voulu me défendre il était trop tard !… trop tard !…

Elles demeurèrent un instant silencieuses l’une devant l’autre et la plus troublée et la plus humble n’était pas Francine.

La Misangère enfin trouva quelques paroles.

— Ma pauvre petite, j’ai eu des torts envers toi.

Francine l’interrompit :

— Si vous avez été injuste, dit-elle, Dieu vous punira !

Un silence pénible les sépara encore. La même Pâleur couvrait leur visage, mais les yeux de Francine étaient pleins d’allégresse hardie comme les yeux d’une rêveuse illuminée.

La Misangère sembla rassembler sa volonté et prendre un grave parti.

— Ma fille, dit-elle, écoute-moi… Je veux savoir où tu vas… et je veux que tu me dises…

Mais, vive, la voix de l’autre, de nouveau, brisa la sienne.

— Non, je vous dis adieu, madame Misanger ! Vous n’entendrez plus parler de moi et je ne vous demande qu’une chose qui est de ne jamais vous inquiéter de mon sort !

La Misangère pâlit davantage et détourna les yeux ; les grandes paroles de justice qui venaient à ses lèvres s’arrêtèrent ; elle acheva pauvrement :

— Je veux que tu me dises… si je t’ai bien assez payée lorsque tu as quitté le Paridier… Tu avais beaucoup travaillé pour nous…

Francine se redressa, les yeux fiers.

— Je ne vous demande pas la charité !… Non ! à présent, en aucune façon, je n’ai besoin de votre charité !… Gardez votre argent, madame Misanger ! J’ai mon dû !

Et elle s’en alla, la tête haute, sans se retourner, marchant d’un pas sûr.

La Misangère la regardait s’éloigner. Elle pensa la rappeler, fit un mouvement pour la suivre, puis elle s’arrêta, tremblante, bouleversée… Tout vacillait en elle ; sur son visage gris, la grise lumière du jour semblait frémir.

La pensée de justice assiégeait son âme, mais, en même temps, elle se représentait, avec une vivacité cruelle, le désarroi des siens si elle parlait…

Une minute peut-être elle balança : puis, lentement, elle se détourna et reprit le chemin de Chàteau-Gallé.

La Grande Hortense marchait d’une allure très lasse et se penchait en avant… Elle était, à présent une vieille femme dont les jeunes, bientôt, souriraient mais que personne ne plaindrait jamais beaucoup, à cause de sa réputation de dureté.

Arrivée au seuil de sa maison, elle s’arrêta et s’adossa au mur, près de la porte. Ses regards flottèrent un moment dans le vague de l’air, puis ils firent le tour de l’étroit horizon, se posèrent sur les toits aigus du Paridier, sur les peupliers du Marais, suivirent jusqu’au ciel la montée d’une fumée blanche au-dessus du four des Ravisé.

Ses regards cherchaient les témoignages du bonheur des siens. Ce bonheur était l’œuvre maîtresse de sa volonté ; œuvre douloureuse dont il lui restait de profondes blessures. Elle songeait à Claude qui était mort en la maudissant, à ses enfants qui ne l’aimaient guère ; elle revoyait Francine partant seule sur le chemin d’aventure.

Elle comprit que toute joie était finie pour elle et qu’elle allait peut-être avoir de grands remords.

Du fond de son cœur elle y consentit. Son visage retrouva son habituelle sérénité.

Elle murmura, elle aussi :

— J’ai mon dû !

Puis, pour souffrir, elle entra dans sa maison froide où s’installait l’ombre du soir.

Par l’étroite fenêtre, se glissaient les derniers rayons du couchant ; ils illuminaient, au-dessus de la cheminée, la haute figure de l’officier défunt.

— La Misangère s’avança, comme attirée par cette clarté ; et il lui sembla que, vers elle, s’abaissaient doucement les yeux sévères.


FIN