Plon-Nourrit (p. 222-233).
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II


Francine ne s’était pas trompée : à la boulangerie, ce matin-là, Marguerite chantait. Depuis quelque temps, ses forces semblaient revenues et toute sa gaieté. Elle accueillait les clients avec son joli sourire printarier et savait plaisanter quand il le fallait. Sa maison était en ordre, sa toilette jeune et pimpante.

Lucien, le frère, n’avait plus à se fâcher contre elle pour réveiller son courage ; c’était elle, au contraire, qui, maintenant, veillait sur lui, qui, dans les mauvais moments, s’ingéniait à le calmer, à lui donner espoir, à lui rendre la tâche attrayante et facile. Le jeune garçon, naguère épuisé, se redressait avec une vaillance nouvelle.

La clientèle était, plus que jamais, dificile à maintenir, à cause des règlements changeants et contradictoires, à cause surtout de la mauvaise qualité des farines qui ne permettait d’obtenir, malgré le plus pénible travail, qu’un pain grisâtre et gluant.

Dans les fermes de plaine, où l’on disposait de réserves clandestines, des fours s’étaient rallumés, et la boulangerie, de ce côté, avait perdu quelques pratiques. En revanche, elle en avait gagné du côté du Marais et, malgré les restrictions, la quantité de pain produit se trouvait à peu près égale à celle d’avant-guerre.

Le père envoyait à ses enfants des conseils de prudence, les priait de ne pas compromettre leur santé par un travail excessif ; ils répondaient avec fierté qu’ils avaient acheté un bateau, acheté un cheval et placé encore quelques économies en Bons de l’État.

Donc, Marguerite, par ce beau matin, chantait, au moment d’enfourner pour la deuxième fois. La Misangère, passant par là, vouiut se donner la joie de la saluer. Elle entra sans bruit, par la cuisine : de là, pur une porte vitrée, on apercevait l’intérieur de la boulangerie. La Misangère s’arrêta une minute à regarder travailler Marguerite et Lucien ; elle les vit gais, actifs, et son visage soucieux s’éclaira.

Depuis le jour où elle avait, d’une main brutale, ramené son fils dans le chemin qu’elle voulait lui voir suivre, un sourd malaise, à de certaines heures, s’imposait à son cœur et la tourmentait. Certes, au moment d’agir, son devoir lui était apparu comme un trait droit ; elle n’avait nullement balancé, nullement hésité à sacrifier une étrangère. Mais, dès le lendemain, une pitié inattendue l’avait étreinte devant la détresse de sa victime.

Et, maintenant, elle avait beau se représenter la double utilité de son mensonge, combien il importait que l’honneur des siens fût sauf et que Georges fût guéri de son caprice aventureux, elle n’en pensait pas moins qu’elle avait calomnié une pauvre fille à qui tout manquait sur la terre, un être fragile dont personne jamais ne prendrait la défense.

De là ce malaise qu’elle ne secouait pas toujours facilement.

Son visage s’éclaira devant la joie de Marguerite ; la chanson qu’elle entendit fut douce à son oreille. Elle pensa :

— J’ai guéri celle-ci en blessant l’autre… Songeant aux miens d’abord, je n’ai peut-être pas été juste… J’ai fait de mon mieux !

Comme elle poussait la porte de la boulangerie, Marguerite se retourna, rieuse et toute blonde dans la fine poussière de la farine.

— Bonjour, cousine Hortense !

— Bonjour, ma fille ! dit la Misangère ; cela ne va pas trop mal ici, puisque l’on y chante.

— Cela va fort bien ; nous sommes en avance d’une grande heure.

Marguerite se remit au travail ; la Misangère la regardait et ses yeux avaient une douceur inaccoutumée.

— N’as-tu pas reçu des nouvelles de Georges ?

Le sang rose monta aux joues de la petite, mais elle répondit sans hésitation :

— J’en ai reçu… et aussi son dernier portrait, qui a êté fait dans les montagnes d’Italie. Il m’a écrit, hier, qu’il allait sans doute revenir en France avec de nombreux camarades. Puisqu’il sera bientôt à l’armée de chez nous, il aura sa permission à son tour, avant qu’il soit trop longtemps.

Lucien, à cet instant, sortit. Alors, la Misangère mit ses mains sur les épaules de Marguerite.

— Es-tu contente à présent, ma fille ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit la petite, je suis contente !

La Misangère l’embrassa et quitta la boulangerie, Elle se répétait :

— J’ai menti… j’ai manqué à la justice… mais je ne pouvais pas agir autrement.

Elle n’était pas croyante ; cependant, comme elle passait devant l’église, des pensées qui ressemblaient à des pensées religieuses se présentèrent à son esprit.

— J’ai fait de mon mieux !… Si c’est mal, que je sois jugée !… que la peine retombe sur moi seule |

Elle portait haut la tête en arrivant au Paridier. Du plus loin qu’il l’aperçut, le père Claude se prit à geindre et à tempêter. Avant de partir elle l’avait sorti dans le courtil et l’avait assis sur un fauteuil, à l’ombre d’un noyer. La voyant revenir, il se trouvait soudain fort mal à cette place et ne le cachait point.

— Hortense ! criait-il, Hortense ! tu veux m’achever ! Pourquoi m’as-tu enfermé en cette prison ? Je veux aller chez moi, tout de suite, en un endroit qui s’appelle Château-Gallé… Hortense, dans quel pays m’as-tu conduit ?

Le bonhomme ne souffrait plus guère de sa cuisse brisée, mais d’autres misères étaient venues l’accabler et, surtout, ses idées s’en allaient tout à fait.

— Hortense, je veux retourner chez moi !

Comme elle n’approchait pas assez vite à son gré, il l’accoutra laidement d’injures.

Elle vint, changea le fauteuil de place et remonta sur les genoux du bonhomme une couverture qui avait glissé. Pendant qu’elle était ainsi penchée, il lui souffla à l’oreille, d’un ton espiègle :

— Hortense, c’est ta faute !

Puis il ricana amèrement.

Lorsqu’il avait le moindre éclair de raison, l’accident qui avait terminé sa vie de labeur était toujours son souvenir premier. Il ne se passait point de jour que la Misangère n’entendit de cruels reproches. Elle ne sy habituait pas, tressaillait à chaque fois sous les paroles cinglantes.

— Ose dire que ce n’est pas ta faute !… Sans ta méchanceté, je serais encore aux champs… m’y promenant comme les autres !

La Misangère se redressa, la figure blême, Solange, sur le seuil de la porte, écoutait les paroles de son père ; elle ne se permit point de sourire, mais le contentement parut cependant sur son visage narquois.

Le départ inattendu de Francine, à la fn du printemps, en période de grand travail, ne facilita point la tâche de la Misangère. Il lui fallut faire front de tous les côtés. Norbert vint en permission à ce moment-là ; l’herbe du Marais n’étant pas encore mûre, la Misangère employa son fils aîné dans la plaine où il fit belle besogne. Mais, lui parti, il fallut bien demander l’aide d’autrui.

Avant de s’y résoudre, elle exigea des siens le plus grand effort.

Léa, la bru, faisait merveilles. Avec le temps d’été sa santé s’était améliorée ; à son mal de poitrine le soleil portait remède, Il n’était pas besoin de lui faire sentir l’aiguillon ; bien au contraire ! la Misangère s’efforçait de modérer son ardeur et de lui faire prendre d’utiles précautions.

Au sujet de Maxime, quelques nuages s’élevaient pourtant entre les deux femmes. La mère, en effet, se montrait indulgente ; sa voix montait bien pour gronder, mais le sourire revenait ensuite beaucoup trop tôt. De plus, elle se souciait assez peu de faire travailler l’enfant.

La Misangère, sur ce point, la reprenait d’un ton vif.

— Maxime, disait-elle, est en âge d’apprendre le maniement des outils ; il est assez fort pour nous rendre de bons services et nous vivons en un temps où chacun doit faire plus qu’il ne peut.

Elle citait l’exemple de Lucien Ravisé qui avait su tenir la place d’un homme vigoureux et même plus.

Elle disait encore :

— Maxime est à l’âge où se prennent les bonnes habitudes, mais aussi les mauvaises, très facilement ; à l’âge où, pour la vie, s’établit le caractère… Lorsque Norbert reviendra, s’il trouve le petit en chemin de paresse et de débauche il nous fera de justes reproches… « Vous avez gardé mon bien et vous l’avez agrandi, mais vous n’avez pas veillé sur mon fils qui était ma richesse la plus précieuse !… » Voilà comment il parlera, et nous n’aurons qu’à baisser la tête.

La Misangère, toutes les fois qu’elle le pouvait, emmenait l’enfant au travail. Elle veillait sur ses amusements, éloignait de lui les camarades vauriens. Surtout, elle lui interdisait d’approcher les Américains et de là venaient leurs plus gros différends. Un jour, elle mit la main sur une pipe et plusieurs boîtes de tabac étranger. Aussitôt elle alla au cantonnement américain et, ayant demandé à voir le chef, elle fit sa réclamation.

Il y avait, dans le bureau où elle parlait, plusieurs jeunes hommes gradés ; ils souriaient, ne prenant pas la chose bien au sérieux. Elle s’impatienta, les traita de haut et leur dit, sur leur façon de faire la guerre, des choses très dures et assez injustes. Parmi ces soldats, il y en avait un qu’elle connaissait bien, qu’elle haïssait ; elle le dévisageait sans douceur ; au premier mot qu’il risqua, elle lui ferma la bouche d’un geste de sa main lancée à toute volée, comme pour une gifle.

D’ailleurs, elle faisait retomber sur tous les Américains les péchés de quelques-uns. Maintenant, elle ne leur fournissait plus aucune denrée et, quand ils se présentaient à la ferme, elle les invitait aussitôt à prendre le large.

Au Paridier, devant chacun, elle parlait encore à Solange comme une mère un peu sévère peut parler à sa fille ; mais, en tête-à-tête, elle ne lui adressait plus la parole autrement que pour lui donner brièvement des ordres. Et l’autre, rebelle en son cœur, pliait néanmoins, provisoirement domptée après une scène terrible dont elle ne se vanterait jamais.

On voyait à présent Solange aux champs, travaillant sans choisir sa place, comme la plus humble servante. Et de coquetterie, il n’en fallait plus guère parler ! Sa mère avait retrouvé pour elle des corsages démodés, des jupes solides, des tabliers de grosse toile et, pour les heures de travail modéré, un rude corset.

Le soleil brûlait le teint de la belle ; les frisures dont elle entourait son front et qu’elle avait chèrement payées chez un coiffeur de la ville, elle ne les avait plus trouvées, un beau matin, dans le tiroir où elle les plaçait chaque soir avant de se coucher.

Quand elle n’allait pas aux champs, elle faisait quelque grosse besogne de femme. Ainsi, par la volonté de sa mère, elle était chargée du lavage ; et tout le linge de la famille lui passait par les mains, aussi bien celui de la Cabane que celui du Paridier ; il n’était même pas rare que la Misangère joignit à la lessive quelque paquet venant de la boulangerie.

Solange lavait le tout sans protester ; orgueilleuse, elle n’avouait point sa fatigue, mais la rancune s’amassait en son cœur,

La Misangère s’occupait elle-même du travail de la maison. Elle y passait peu de temps, simplifiait tout, même la cuisine qu’elle faisait le matin pour la journée entière.

Dans l’impossibilité de trouver une servante capable, elle avait accueilli une fillette infirme d’une douzaine d’années qu’elle nourrissait et couchait. La fillette veillait sur l’enfant de Solange et tenait compagnie au père Claude, ce qui permettait à la Misangère de se joindre aux travailleurs.

Christophe avait pris de la force sans prendre beaucoup d’esprit. Mal conseillé par d’autres valets, notamment par Antoine le boîteux qu’il rencontrait à Sérigny, il montrait souvent de la mauvaise volonté. Il en coûtait à la Misangère de le ménager : elle le faisait pourtant et, pour se l’attacher, elle lui donnait de temps en temps quelque bonne pièce au lieu des coups de bâton qu’il eût mérités.

Malgré tout, le travail n’avançait pas. Il fallut aller à la mairie, demander l’aide des sursitaires d’armée, gens très occupés, tiraillés de tous les côtés et dont le désir principal était de travailler d’abord pour leur propre compte. Cela ne fut pas encore suffisant et la Misangère, bien à contre-cœur, prit le chemin de la ville afin d’obtenir une équipe de soldats. On lui offrit des prisonniers ennemis : elle refusa, revint à la charge huit jours plus tard et obtint enfin deux hommes pendant une semaine. Ces deux hommes, l’un bijoutier de son état, l’autre colporteur, firent ce qu’ils purent et ce fut peu.

Vers la mi-juillet, l’état du père Claude empira soudain. Il ne fut plus possible d’abandonner le bonhomme qui avait des crises de folie véritable. Pendant ces crises, il prenait des mines effrayées devant la Misangère, se cachant la tête, levant les bras en un geste de défense ; ou bien, au contraire, il entrait en fureur, vomissait les plus basses injures et, si l’on n’y prenait garde, frappait. Il frappa même si fort, un jour, que la Misangère atteinte à la tempe, tomba, étourdie,

Quelques voisins qu’on ne put empêcher d’entrer furent témoins de ces scènes pénibles et le bruit s’en répandit. Comme chacun connaissait les circonstances de l’accident, et comme la Grande Hortense n’avait pas réputation de douceur, il ne se trouva personne pour la plaindre.

Le père Claude mourut au bout d’une quinzaine, après une laide agonie. Norbert put arriver à temps pour le conduire au cimetière ; Georges, au contraire, ne vint pas et n’écrivit pas non plus.

À cause du grand travail, peu de gens valides suivirent le cortège. La Misangère sentit peser sur elle des regards malveillants. Des vieux, après la cérémonie, rappelant la vie du défunt et ses grands efforts derniers, firent entendre leur critique. Norbert, lui-même, dans son chagrin, prononça, sans y prendre garde, des paroles maladroites que Maxime retint pour s’en servir au besoin.

Le lendemain, aucune nouvelle ne vint de Georges et les jours suivants, pas davantage. Sur le front de France, où il se trouvait maintenant, d’ardentes batailles étaient engagées.

La Misangère connut alors les heures les plus noires de sa vie.

Elle était devenue fort maigre et semblait tout à fait vieille. Dans sa figure jaune, où les os faisaient durement saillie, ses yeux, profondément enfoncés, luisaient de fièvre. Aux repas elle servait les autres mais on ne la voyait point manger. Elle paraissait à bout.

Une lettre vint à ce moment du fond de l’Allemagne où Clovis travaillait aux cultures des ennemis dans une équipe de prisonniers. Le gendre n’avait pas le droit d’écrire grand’chose ; cependant, on le sentait en tourment pour les champs de chez lui.

Cette lettre fut, pour la Misangère, un coup de fouet. Elle reprit le commandement et mena son monde plus vivement qu’elle n’avait jamais fait ; elie-même donnait l’exemple, travaillait comme une forcenée.

Elle se trouvait sur le siège de la lieuse, dans un champ du Paridier, quand on vint lui annoncer que Georges était dans un hôpital des armées, blessé aux jambes. Ayant pris la lettre qu’on lui apportait et qui n’était pas de son fils, elle la parcourut, puis, sans rien dire, elle remit l’attelage en marche. Les bêtes n’allèrent pas loin ; après quelques pas, elles s’arrêtèrent d’elles-mêmes. La Misangère sur le siège, était affaissée ; ne voyant plus rien, sentant un grave étourdissement la gagner, elle voulut descendre, mais ses jambes plièrent et elle roula sur le chaume.

Un sursitaire qui, de loin, suivait la machirre pour relever Jes gerbes, accourut aussitôt. La Misangère se redressait déjà ; un genou à terre, blanche comme un cadavre, elle étendit les bras pour écarter l’homme. Comme il insistait, raisonneur et pressant, exigeant qu’elle rentrât à la maison pour se reposer, elle le renvoya à ses gerbes d’un ton sec qui n’admettait pas réplique.

D’un grand effort elle se mit debout et elle remonta sur sa machine, devant l’homme ébahi qui murmurait entre ses dents :

— La damnée vieille !

On la vit sourire le lendemain quand elle apprit que les blessures de Georges ne mettaient pas sa vie en danger et qu’on éviterait l’amputation. Ce jour-là elle n’eut point de faiblesse au travail.

Durant toute cette saison, elle ne prit aucun repos, pas même le dimanche. Cependant, elle abandonna ses affaires durant une matinée pour aller à l’enterrement de Marie Roque, la femme du forgeron, tuée d’une ruade par un mulet vicieux qu’elle ferrait. En cette occasion, la Misangère fit toilette et invita les siens à l’accompagner afin de rendre à la défunte, dont le courage avait été exemplaire, les plus grands honneurs.