Plon-Nourrit (p. 234-243).
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III


Lorsque Francine eut appris par Maxime, la trahison de son ami, elle cessa d’écrire. Elle gardait, encore, cependant, une vague espérance ; mais, peu de temps après, les colis qu’elle avait envoyés lui revinrent un à un, refusés. Alors, elle comprit bien que tout était fim.

Elle connut quelques heures de profond et déchirant désespoir : puis, quelque chose de pire peut-être, une sorte d’engourdissement glacé, la lugubre résignation des pauvres êtres malchanceux qui se courbent et s’abandonnent.

Elle faisait machinalement toute besogne, ne s’intéressait à rien, perdait la mémoire. Son trousseau ne l’occupait plus, sa fortune pas davantage ; un jour elle égara dans le courtil, cent francs qu’elle venait de recevoir. Elle évitait le regard des gens et ne prononçait que les paroles indispensables.

Ce furent les enfants de la Miraine qui, peu à peu, la tirèrent de cette dangereuse torpeur. Leurs cris, leurs rires la faisaient se retourner et elle s’arrêtait parfois à regarder leurs jeux.

Surtout, les petites manières qu’ils prenaient avec leur mère, rendaient Francine attentive.

Ils avaient, l’un cinq ans, l’autre huit ; tous les deux, semblait-il, incapables de se faire une idée juste du malheur qui les frappait. Et, en effet, ils ne comprenaient point ; quand ils étaient seuls, ils s’ébattaient innocemment, gambadaient avec l’insouciance de leur âge. Mais, dès que leur mère laissait voir son chagrin, ce qui arrivait souvent, ils abandonnaient tout pour accourir auprès d’elle.

L’aîné, à ces moments-là, cherchait à se rendre utile, relevait l’outil que Miraine avait laissé tomber. Le petit, lui, jetait ses bras au cou de sa mère ; ses mains caressaient les joues mouillées ; du bout de son doigt, il essayait de fermer les yeux d’où coulaient les larmes. Et si quelque étranger se trouvait là, l’enfant se retournait, hérissé, prêt à se battre.

La Miraine murmurait :

— Dieu notre Seigneur ! mon malheur pourrait être plus grand… Avec ces deux, s’ils ne changent pas, je ne serai jamais seule ; ma vie aura son soutien.

Francine, à ces paroles, ne manquait jamais de tressaillir. Dans la nuit de son cœur un peu de tiédeur entrait, comme un rayon de soleil dans un épais brouillard d’hiver ; et elle osait, pendant un moment, regarder l’avenir.

Chez Miraine, elle avait retrouvé ses habitudes pieuses. Chaque soir, elle s’agenouillait avec les autres, et souvent sa voix guidait la voix indécise des enfants. Elle eût aimé aller à l’église mais il eût fallu pour cela se rendre à Sérigny car Saint-Jean n’était pas une paroisse.

Un dimanche, avec la permission de sa patronne, elle entreprit un voyage à la ville. Elle y entendit la messe dans une grande et riche église dont les vitraux resplendissaient sous la lumière d’été ; et il y avait là des gens en toilette impressionnante, Francine trouva une petite place au dernier rang et s’efforça de mener sa pensée en prière, mais elle se sentait mal à l’aise, chétive, dépaysée dans cette église trop belle.

Elle sortit une des premières ; puis, comme si elle n’était venue à la ville que pour cela, elle monta vite vers l’Hospice.

C’était jour de visite ; sous le porche, devant le pavillon de la sœur tourière, des gens s’expliquaient. Comme ils n’en finissaient pas, Francine perdit patience et partit seule à la découverte, par les cours et les jardins, entre les tristes bâtiments.

Elle rencontra sœur Angélique dans un pavillon où l’on soignait des enfants nouvellement opérés. La religieuse était seule dans un petit réduit qui servait de lingerie ; devant elle, sur un guéridon, elle avait étalé des morceaux de papier finement découpés en dentelle et les admirait.

Toute vieille qu’elle était, elle se leva à l’approche de Francine et fit un pas en avant pour l’accueillir. Puis elle la pria de s’asseoir et la regarda attentivement dans l’espoir de la reconnaître.

— Je suis Franeme Riant… que vous avez soignée … Francine Riant de l’Assistance.. Je suis venue vous voir ici, l’année dernière.

Sœur Angélique n’entendit rien qu’un vague murmure ; de confiance elle sourit pourtant, de toutes ses rides. Puis comme l’autre se penchait pour lui parler à l’oreille :

— Oh ! dit-elle, par la grâce de Dieu, j’entends encore très bien… et mes yeux, aussi, sont des meilleurs… Messieurs les médecins me font souvent de grands compliments… Je ne les crains pas, moi, messieurs les médecins !

Elle prit un petit air fier et continua :

— Dieu m’a gardée aussi forte qu’au temps où je soignais les lépreux dans les pays chauds… Aussi n’irai-je pas dans une maison de retraite comme sœur Marie-Amédée qui a vingt ans de moins que moi. Je ne suis jamais fatiguée et pourtant j’ai du travail. Regardez plutôt !

Elle montrait, sur le guéridon, les petites dentelles de papier. C’étaient de simples feuilles de calendrier, patiemment découpées aux ciseaux par les mains adroites des convalescentes. Sœur Angélique, depuis quelque temps, s’était enthousiasmée pour cette industrie qui lui paraissait d’une grande nouveauté. Elle allait d’un pavillon à l’autre recruter ses travailleuses ; on la voyait se glisser derrière les médecins avec une paire de fins ciseaux, des feuilles de papier et des modèles ; elle rencontrait peu de mauvaise volonté. Il lui arrivait de travailler elle-même comme une ouvrière en ce joli métier et, ce qu’elle obtenait, elle le trouvait satisfaisant ; à vrai dire, ce n’était pas souvent, car la recherche de la main-d’œuvre lui prenait bien du temps et elle n’allait pas vite par les escaliers. Après besogne faite, elle se chargeait auesi de la réception de toutes ces merveilles ; puis il fallait les distribuer aux pauvres qui les méritaient, grands fiévreux, incurables, enfants sans sourires tordus par le mal. Enfin, quand on avait une pièce particulièrement belle, il était bien naturel de la montrer au personnel, à la sœur tourière, aux médecins, à l’aumônier, à monsieur l’économe. Ce dernier qui savait le prix des choses n’avait-il pas dit, souvent, que certains amateurs paieraient cela fort cher ?

— Il a dit fort cher, en vérité… fort cher !

Sœur Angélique hochait la tête et les gestes de ses mains ponctuaient aussi ses paroles. Elle conclut ainsi :

— On ne le croirait pas, mais c’est un bon métier !

Contente d’avoir trouvé quelqu’un pour l’écouter jusqu’au bout, elle dévisagea bonnement Francine. Sa surprise fut grande à voir le visage navré de la pauvre fille et ses yeux brouillés de larmes.

Elle demanda :

— Qu’y a-t-il ? Etes-vous souffrante ?

Francine répondit :

— J’ai de grandes peines !

Mais sa voix était sourde et ses lèvres remuaient peu. La religieuse, n’ayant pas compris, demanda encore :

— Etes-vous souffrante ? Si vous voulez, je parlerai aux médecins pour vous.

Francine secoua la tête et répéta :

— J’ai de grandes peines, sœur Angélique ! et je n’ai personne sur la terre à qui me plaindre.

Elle pleurait silencieusement, la tête droite, les mains allongées sur les genoux. L’émotion tirait sa lèvre supérieure qui était déjà bien courte et de temps en temps, apparaissaient ses gencives roses d’anémique.

La vieille religieuse fut attristée. Ayant gardé toute sa vie à travers des douleurs sans nombre, son sourire d’ingénue bonté, elle n’aimait pas voir les larmes ; elle ne sy était jamais habituée. Elle condamnait les larmes, n’était pas loin d’y voir une rébellion et un péché.

— Repentez-vous, dit-elle ; si vous souffrez pour n’avoir pas suivi le bon chemin, repentez-vous et vous serez consolée… car Notre-Seigneur est miséricordieux.

Elle regardait Francine attentivement et tout un travail se faisait en sa mémoire.

— Vous êtes venue me voir l’an passé… Je vous reconnais bien ! Vous m’avez dit que vous alliez vous marier. Je vous ai donné une belle image : l’avez-vous encore ?

— Oui, je l’ai gardée… Je suis très heureuse, sœur Angélique, que vous me reconnaissiez… Francine Riant… Vous avez été bonne pour moi… Sœur Angélique, il n’y a que vous qui ayez été bonne pour moi…

— Séchez vos larmes, dit la religieuse et repentez-vous si vous avez péché.

Alors Francine leva ses mains et s’en cacha le visage. Et ce qui l’étouffait depuis tant de jours, elle l’avoua devant cette vieille religieuse qui la reconnaissait à peine, qui l’entendait mal, mais dont le cœur simple et bon lui semblait proche de toute souffrance.

— Oui, sœur Angélique, j’ai péché… oui, c’est moi, Francine Riant… Je vous avais dit que j’allais me marier ; c’est bien moi… J’avais un ami… Auparavant jamais, non ! jamais personne ne s’était inquiété de moi ! jamais personne ne m’avait regardée seulement !… J’étais seule sur la terre… Ah ! que j’ai eu froid ! Oui, ma sœur ! déjà, lorsque j’étais toute petite, j’avais froid… J’ai toujours eu froid, toujours !… Mes patronnes n’étaient pas méchantes, je ne dis pas eela… et le travail ne m’a jamais fait peur… mais je ne pouvais pas, cependant, m’habituer chez elles ; je les quittais, je m’en allais, comme cela… Je ne peux pas bien expliquer… J’étais comme une passante en pays étranger, une passante que personne ne voulait reconnaître… une fille de l’Assistance… Je ne me plaignais pas, je ne pleurais pas… je savais bien que mon sort devait être celui d’une malheureuse… Mais il m’est arrivé une grande aventure !… C’est comme un conte, ma sœur… L’an passé, dans un pays, un beau pays où je me plaisais, j’avais un ami. Je ne vous ai pas dit son nom ? C’est Georges Misanger… il combat aux frontières françaises… Il est venu en permission deux fois… deux fois seulement… Mais je comptais l’épouser ; j’étais sûre de l’épouser… L’argent ne me manquait pas pour notre ménage et, du linge, j’en avais acheté !…

Elle se pencha, la figure toute cachée, jusqu’à toucher presque les genoux de la religieuse.

— Dès que je l’ai vu, ma vie a changé… J’étais tremblante devant lui, mais si heureuse… et tout me semblait beau… Même absent et très loin de moi, il était ma compagnie ; je n’étais plus seule, ma sœur… Alors, au mois de mai dernier, il a obtenu une permission…

Sa voix soudain se cassa ; de longs sanglots la secouèrent. Elle haletait. La religieuse la regardait de ses yeux d’enfant, étonnés et pitoyables.

— Il ne faut pas pleurer ainsi, dit-elle ; voyons, ne pleurez plus !

Francine eut une sorte de long cri sourd.

— Ah ! ma sœur ! c’est qu’il m’a abandonnée !… Il m’a abandonnée et je vais étre mère !

La religieuse s’était levée. Elle mit sa main sur l’épaule de Francine et la redressa. Elle avait très mal entendu les paroles lamentables, mais le ton de désespoir l’avait bouleversée. Tout de suite, elle offrit encore son remède.

— Il faut vous repentir… je prierai pour vous… Je prierai…

Francine, maintenant, sanglotait à petit bruit. Sœur Angélique, de ses doigts blancs et secs, toucha légèrement le visage éploré et elle reprit :

— Allons, séchez bien vite ces larmes ! Consolez-vous. Notre-Seigneur est miséricordieux.

Elle disait cela, non point très gravement, mais de sa petite voix grêle, un peu puérile, comme une chose ordinaire et tout à fait sûre.

Francine en éprouva du soulagement et respira plus à l’aise. Elle demeura encore un moment auprès de la religieuse dont la seule présence l’apaisait. Au moment de partir elle eut un faible sourire lorsque sœur Angélique, pour la consoler tout à fait, déposa sur sa main une petite dentelle de papier choisie parmi les plus délicates.

Au centre de la ville, dans la rue commerçante, les boutiques, en cet après-midi de dimanche, étaient fermées, mais les marchands avaient placé derrière leurs vitrines de belles choses que les promeneurs examinaient.

Passant devant un bazar qu’elle connaissait bien, Francine souffrit moins qu’elle ne l’aurait imaginé. Il y avait, à côté de ce bazar, la boutique d’un marchand de costumes pour enfants. Elle s’arrêta devant la vitrine ; on y voyait, tout à fait en avant, différentes pièces de lingerie pour le premier âge ; on eût dit des vêtements de poupée, Francine les regarda longuement, songeuse.

De l’autre côté de la rue, assez étroite en cet endroit, la Misangère, justement passait. Elle était venue à la ville, ce jour-là, pour voir un soldat convalescent qui arrivait de l’hôpital où Georges demeurait encore en traitement. Ayant eu, par ce soldat, de bonnes nouvelles, elle s’en retournait contente. Dans sa hâte de rentrer au Paridier, elle marchait très vite vers l’auberge où elle devait trouver son cheval attelé, prêt à partir.

Ses yeux, par hasard, tombèrent sur Francine, puis sur la vitrine et les trousseaux d’enfant. Elle fit encore quelques pas et se retourna : le visage de Francine lui apparut alors, un visage soucieux et plus maigre et plus terne qu’à l’habitude.

Une inquiétude nouvelle l’assaillit si soudainement qu’elle broncha.