Plon-Nourrit (p. 209-221).
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TROISIÈME PARTIE




Aux yeux des gens, cela se passa de la façon la plus naturelle et la plus simple. Peut-on dire que personne ne parla ? Non, sans doute ; mais, du moins, personne ne parla très haut.

La Misangère, le jour même du départ de Georges, vint s’installer au Paridier ; s’y installer tout à fait avec son malade, ses chèvres, ses poules et une partie de son mobilier. La maison de Château-Gallé fut close.

Il y eut, à la ferme, entre Solange et sa mère, un abordage très violent, tel que jamais encore il ne s’en était produit ; mais rien ne fut visible du dehors.

Le lendemain, après le déjeuner, la Misangère invita du geste Francine à la suivre. Elle la conduisit dans la grange où personne ne pouvait entendre leur conversation ; là, elle dit tout de suite ce qu’elle avait à dire, en quelques mots essentiels.

— Ma fille, à partir de ce jour, nous n’avons plus besoin de ton travail ici.

Francine, tout d’abord, ne comprit pas bien ; elle supposa qu’elle devait, désormais, passer tout son temps chez Léa Misanger, ce qui n’était pas pour lui déplaire.

En souriant, elle attendit de nouveaux ordres. Comme ces ordres ne venaient point, elle se risqua à demander :

— Où faudra-t-il que je travaille aujourd’hui ? Dois-je, dès ce matin, aller à la Cabane ?

La Misangère la regarda, droit dans les yeux et, de sa main fermée, fit un geste net.

— Je te dis qu’à partir de ce jour, tu n’es plus servante chez nous. Tu peux t’enquérir d’une autre place.

Francine pâlit ; elle leva la main, cherchant appui le long du mur.

Le visage blanc de la Misangère ne trahissait ni colère ni pitié ; elle détourna cependant un peu les yeux et, pendant un moment, seul le souffle de Francine se fit entendre, un souffle court qui ne pouvait passer.

Puis, la Misangère reprit :

— La fin du mois tombe dans huit jours. Durant ces huit jours tu peux rester ici, c’est ton droit. Je te donnerai toute liberté pour aller à la ville chercher une condition. Mais, si tu le préfères, tu peux partir plus tôt ; tu peux partir dès que ton moment sera venu… Dans ce cas, le mois entier sera quand même payé.

Elle parlait d’une voix volontairement froide comme si elle eût discuté les conditions très ordinaires de n’importe quel marché.

Les jambes de Francine fléchirent ; elle glissa le long du mur et tomba sur les genoux. Les lèvres dansantes, elle balbutia :

— Je ne voudrais pas… je ne voudrais pas vous quitter !

La Misangère, encore une fois, détourna les yeux ; mais elle se ressaisit aussitôt.

— Tu partiras cependant !… Il le faut !

La main droite étendue au-dessus de Francine, elle répéta plusieurs fois :

— Il le faut ! Il le faut !

Puis, elle tourna les talons et sortit de la grange.

Il n’y eut pas d’autre discussion.

Lorsque Francine revint des champs, à midi, elle avait la figure calme et les yeux résignés.

Dès le lendemain, elle se préoccupa de trouver une autre condition. Pour cela, elle n’alla point vers la ville ni même vers les villages lointains. Il lui eût été pénible, cependant, de rester à Sérigny même ; elle se loua seulement le plus près possible, au village de Saint-Jean-du-Marais. Là, comme partout, les bras manquaient et les gardiennes ne tenaient plus que par miracle. Une fermière maraîchine qui restait seule avec son père, vieillard usé, et deux petits enfants, n’hésita point à offrir à Francine un très bon prix. C’était Miraine qu’elle se nommait et elle avait de quoi ; sa maison passait pour une bonne maison.

Francine quitta Sérigny le dimanche, juste huit jours après le départ de Georges. Son trousseau, pendant ces derniers mois de belle espérance, s’était beaucoup accru, car elle avait acheté du linge. Elle sortit de la Cabane, un gros paquet sous chaque bras ; à sa main droite pendait la boîte où se trouvaient, avec ses papiers et son argent, les lettres de son ami.

Debout, à l’avant d’un bateau, Maxime l’attendait. Il était très fâché, lui, de cette aventure. Sans en deviner la raison, il en tenait sa grand’mère pour résponsable et, depuis quelques jours, parlait vivement contre elle, à ses risques et périls.

Il prit les paquets et les déposa sur le bateau, avec précaution ; puis, comme il avait vu faire aux Américains galants, il tendit la main à Francine pour l’aider à descendre.

Quand elle fut installée, il prit la rame et le bateau gagna la conche Saint-Jean.

Francine, sa boîte sur les genoux, regardait vers Sérigny. Elle apercevait encore la Cabane Richois, la Cabane Mazoyer et les jardins qui les séparaient ; elle apercevait aussi la petite ruelle qui menait vers le haut village et vers le Paridier. Elle regardait tout cela avec émotion ; sans trop de tristesse pourtant… Car elle ne disait pas adieu à Sérigny. Elle partait, cette fois, avec l’idée de revenir ; par enchantement d’amour, elle était maintenant une fille comme les autres et il y avait pour elle, sur la terre, un pays élu. Quand elle vit disparaître la façade blanche des Cabanes, ses yeux restèrent clairs.

Maxime semblait plus triste : ln tête basse, il pagayait lentement.

— Lorsque tu es arrivée ici, dit-il, c’est moi qui t’ai conduite pour la première fois, sur le Grand Canal… Et tu avais grand’peur !… T’en souviens-tu ?

— Oui ! répondit Francine.

Il reprit au bout d’un instant :

— Tu n’étais pas une mauvaise chambrière… Quand je faisais mes coups, tu n’en disais rien… Tu ne m’as jamais vendu, toi… Et à présent, tu t’en vas… Pourquoi t’en vas-tu ?

— Il le faut ! répondit-elle.

— Il le faut… Il le faut… Tu m’agaces un peu à toujours me chanter la même chose ! Tu t’en vas peut-être pour gagner plus d’argent ?

— Cela, non !

— Alors, quoi ? C’est ma grand’mère qui a pris son bonnet rouge ? Ne dis pas non ! je la connais bien. Cela devait arriver, un jour ou l’autre : il y a déjà longtemps que je t’ai prévenue pour la première fois.

Elle ne répondit pas ; il continua :

— Personne ne t’a défendue, bien sûr !… Quand la Grande Hortense ouvre la bouche, tout le monde tremble… Il n’y a que moi pour lui résister, mais elle ne me craint guère. Si l’oncle Georges n’était pas reparti, il lui aurait fait entendre raison.

Pour cette parole, Francine regarda l’enfant avec tendresse.

Bientôt, ils approchèrent de Saint-Jean. Le Marais élait à son heure de beauté. Francine songeait à la promenade qu’elle avait faite quinze jours auparavant ; sur son cœur un peu angoissé, la douceur du souvenir coulait comme un baume, Elle murmura :

— Veux-tu me faire plaisir ? Conduis-moi à la Belle Rigole…

— Volontiers, dit Maxime, c’est tout près… Je te montrerai l’endroit où j’ai fait, il n’y a pas longtemps, une fameuse pêche.

Le bateau descendit lentement le courant, sous le tunnel de verdure, puis traversa la clairière d’eau.

— C’est ici, dit Maxime ; tu vois ces herbes… eh bien ! à cette place, j’ai levé vingt perches dans un seul engin… Je les ai portées aux Américains et ils m’ont donné en échange, cinq boîtes pleines de tobacco !

Il reprit :

— Regarde donc ! c’est ici !

— Oui… Oui !… Je vois ! répondit Francine.

Mais ses regards n’allaient point dans la direction indiquée par Maxime ; ils glissaient vers la hutte et suivaient une double piste encore un peu marquée dans l’herbe haute.

— Cette hutte que tu vois, dit l’enfant, elle appartient à la Miraine chez qui tu vas… et ce paradis est sien également.

Francine avait rougi ; lui, la voyant ainsi troublée, pensa qu’elle était fort triste et ne parla plus. Il la conduisit droit à Saint-Jean.

Quand le bateau eut abordé dans une petite anse, devant la ferme, Maxime voulut lui-même décharger les paquets, puis il embrassa Francine.

— J’aurais voulu te garder chez nous, dit-il ; je viendrai te voir quand je passerai par ici. Mais, toi aussi, tu peux bien revenir à Sérigny.

Ces derniers mots semblèrent tirer Francine d’un songe. Elle leva la tête et une lumière trembla dans ses yeux.

— Oui, dit-elle, je sais qu’il me sera permis un jour de revenir à Sérigny.

Maxime s’éloigna. Il était plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître ; et il était en colère. Un gamin de Saint-Jean, avec qui il avait eu de grands différends, apparut fort à propos, seul, lui aussi, sur son bateau. Maxime, aussitôt, décida de passer sur cet ennemi sa mauvaise humeur. Il commença par le couvrir d’injures, puis, lui coupant la retraite, il lui donna la chasse afin de le bloquer dans quelque petit coin et de lui infliger une correction depuis longtemps promise.

Francine, un paquet sous chaque bras, entra chez Miraine.

Le lendemain, elle écrivit à Georges, Elle ne l’avait pas encore prévenu de son départ de Sérigny. Cela s’était fait si vite qu’elle en avait été comme étourdie ; et puis, jusqu’au dernier moment, même après avoir fait marché avec celle de Saint-Jean, elle avait gardé secrètement l’espoir de rester.

Francine écrivit donc à Georges longuement, expliquant tout de son mieux et suppliant le jeune homme de ne pas intervenir, maintenant que la chose était faite.

Elle disait son contentement d’avoir pu trouver cette place toute proche de Sérigny ; et aussi qu’elle attendait avec impatience de ses nouvelles, à lui.

La semaine passa sans qu’elle ressentît trop d’inquiétude. Georges avait bien promis d’écrire aussitôt après son arrivée à l’armée, mais elle savait bien que les lettres cireulaient parfois fort mal ; et, d’ailleurs, le retard n’était pas encore très grand.

Songeant à l’attitude de la Misangère, aux paroles hautaines mais sans colère par quoi sa patronne lui avait donné congé, elle se disait que son secret d’amour avait dû être surpris par d’autres que Marguerite. Elle en venait à penser raisonnablement qu’on avait voulu l’éloigner parce qu’elle ne semblait pas un brillant parti ; car elle savait les anciens un peu fermés aux choses du cœur mais fort attentifs aux questions de fortune pour l’établissement de leurs enfants.

— On ignore que je suis riche, pensait-elle ; quand on le saura, je serai plus favorablement regardée.

Elle fit encore une fois le compte de sa fortune, ajouta ce qu’elle allait gagner jusqu’à la fin de l’année. Puis, fort adroitement, elle laissa entendre que l’argent ne lui manquait pas ; elle le dit même tout net à Maxime, un soir qu’il était venu rôder du côté de Saint-Jean,

Enfin, elle écrivit encore à Georges une lettre pressante ; et, à lui-même, elle indiqua le montant de sa fortune. Ce n’était pas qu’elle doutât de lui le moins du monde, ni qu’elle le crût soucieux de ces questions d’argent, mais l’esprit encore tout plein des calculs qu’elle avait faits, le chiffre vint naturellement sous sa plume. Et elle ne remarqua point que cela produisait un singulier effet entre les propos d’amitié et les bons souhaits.

En même temps que la lettre, elle envoya un colis sur lequel, cette fois, elle écrivit l’adresse de son écriture ordinaire. Après ce qui s’était passé durant les quinze jours miraculeux, ses droits et devoirs lui apparaissaient comme ceux d’une épouse, ni plus mi moins. Au premier moment, son vertige de jeunesse l’avait emplie de confusion ; maintenant, elle ne regrettait plus rien, elle n’avait plus honte ; en son cœur s’épanouissait une amitié ardente et grave et vigilante, l’amitié des bonnes gardiennes pour le maître qui combattait aux frontières,

Comme elle ne recevait toujours rien, son inquiétude grandit vite ; ne pouvant confier ses alarmes à personne, elle souffrait d’autant plus.

Une chose, pourtant, la tranquillisait un peu : Mirain, non plus, n’écrivait pas. Gradé dans un régiment de canonmiers, il m’avait jamais manqué, jusqu’à présent, d’envoyer régulièrement de ses nouvelles, car c’était un homme fort exact. Or sa dernière lettre datait de vingt jours. La Miraine ne cachait pas son angoisse. Elle avait écrit des lettres suppliantes à des camarades de son mari et aussi à un officier dont elle connaissait le nom ; ils ne se pressaient point de répondre.

Francine savait tout cela ; elle savait aussi qu’avant les grands combats et pendant les mouvement des armées les lettres ne passaient pas. Le silence de Mirain et celui de Georges pouvaient s’expliquer ainsi ; de même que sa patronne, Francine se racerochait à cet espoir. Miraine, qui était croyante, priait, et Francine avec elle.

Mais, un matin, une lettre vint à la ferme ; le meilleur camarade du maraîchin écrivait, annonçant une blessure grave. Le lendemain, seconde lettre et, celle-ci, c’était la mort qu’elle annonçait…

Miraine eut ce cri :

— Dieu notre Seigneur !

Et elle tomba à genoux. Vinrent près d’elle ses deux enfants effarés. Elle ouvrit ses bras, les referma sur les petits et Francine l’entendit qui disait entre ses sanglots :

— Vous êtes tout ce qui me reste ! sans vous, je ne saurais plus vivre !…

Francine sortit de la maison ; ses jambes tremblaient sous elle. Immédiatement elle s’était représenté Georges, tombé, lui aussi, sur le champ de bataille. Elle le voyait véritablement, étendu sur le dos, les yeux clos, la poitrine saignante.

À partir de eet instant, elle ne put y tenir ; elle voulut savoir à tout prix… Maxime la renseignerait peut-être.

Le lendemain, sous le prétexte de porter chez la tailleuse de Sérigny un costume de deuil pour sa patronne, elle partit seule par la route d’eau, de grand matin.

Aussitôt arrivée, elle chercha des yeux Maxime autour de la Cabane ; il ne s’y trouvait pas. Elle remonta donc vers le haut village où elle fit sa commission chez la tailleuse, puis revint bien vite vers le Canal. Passant près de la boulangerie, il lui sembla qu’elle entendait Marguerite chanter. Au bas village, Léa se tenait sur le seuil de sa maison et Maxime non loin. Léa souriait ; s’il y avait un malheur, on ne le connaissait done point encore à Sérigny.

Francine se sentit le cœur allégé ; elle prit place dans son bateau. Maxime s’était approché d’elle ; pour l’accompagner, il sauta dans un autre bateau. Tous les deux gagnèrent la conche Saint-Jean.

Alors Francine demanda :

— Avez-vous de bonnes nouvelles des combattants ?

— Excellentes ! dit l’enfant ; ils annoncent que la guerre va finir.

— Et vous avez souvent des lettres ?

— Père écrit presque tous les jours et l’oncle Georges plusieurs fois par semaine. L’oncle Georges nous a même appris qu’il était au repos.

Francine arrêta complètement le mouvement de sa rame. Elle répéta plusieurs fois, comme si elle eût mal compris :

— Au repos… il est au repos…

— Eh bien oui ! dit Maxime ; c’est le bon moment pour lui ; aussi, il a le temps de nous écrire souvent.

Il continua d’un ton malin :

— À moi, il écrit chaque semaine, mais j’en connais une qui est encore mieux partagée !… C’est Marguerite Ravisé… Elle ne te l’a pas dit ? Il lui éerit tous les jours ou presque. Elle est sa bonne amie.

Il prit le temps de siffler, pour répondre à une bande d’étourneaux qui s’ébattaient à la cime d’un peuplier, puis il lança :

— Chambrière ! à cette noce, on me verra danser !

Content d’avoir ainsi parlé, il se retourna pour voir rire Francine. Mais Francine ne riait pas… elle avait glissé au fond du bateau et l’un de ses bras plongeait dans l’eau jusqu’au coude.

Vivement, Maxime fit demi-tour et s’approcha d’elle ; il la vit si blanche qu’il prit peur.

— Francine ! Francine !

Elle ouvrit les yeux et jeta autour d’elle un regard “étrange.

— Francine, es-tu donc malade ?

Un peu de rose revint à ses lèvres ; elle répondit en secouant son bras mouillé :

— C’est le bercement du bateau qui m’a brouillé le cœur.

Elle eut le courage de reprendre sa rame, mais ses mains, faibles, la lächèrent de nouveau.

Maxime dit :

— Malade comme tu es, il faut que je te reconduise, Je vais laisser ici mon bateau ; je trouverai bien quelqu’un pour me ramener.

Il sauta à côté de Francine et mena le bateau jusqu’à Sérigny. Il parlait en ramant ; Francine n’entendait pas, étourdie comme si on l’eût frappée durement à la tempe.

Ayant mis pied à terre, elle n’entra point tout de suite dans sa maison, mais se réfugia dans la grange afin de se remettre.

Peu à peu, le bourdonnement qui emplissait sa tête s’apaisa ; elle comprit. Georges l’abandonnait ; elle en avait la cruelle certitude. La douleur qu’elle en éprouvait grandissait jusqu’à devenir atroce, mais son étonnement diminuait à mesure. Sa destinée ne devait-elle pas s’accomplir ainsi, dans la solitude et la résignation ?…

Et puis, tout à coup, une idée nouvelle à laquelle jusqu’à cette heure, elle n’avaiT pas voulu s’arrêter, s’offrit à son esprit avec une évidence inexorable.

Un grand froid glissa dans ses moelles !

Alors, comme un blessé que la douleur fait courir, pour ne plus penser, elle sortit de la grange et se dirigea vers la maison.

Le facteur arrivait juste à ce moment-là ; Francine entra derrière lui. Miraine se trouvait assise sur la pierre du foyer, ses deux enfants auprès d’elle. Elle ne bougea point mais le plus jeune des enfants, qui avait cinq ans à peine, se dressa tout d’un coup en reconnaissant le facteur. Ses petits poings fermés, il fonÇa sur cet homme qui, la veille, avait fait pleurer sa Mère et il se mit à le frapper avec fureur. Miraine l’appelait en vain ; l’enfant poussait l’homme vers la porte, cognant, griffant, mordant. Il ne revint qu’après victoire complète. Rouge, les yeux étincelants, il jeta ses bras au cou de sa mère qui, de nouveau, pleurait.

Francine, immobile sur le seuil, haletante, avait suivi cette scène avec une étrange attention.