Plon-Nourrit (p. 202-207).
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VII


À trois heures du matin, Georges quitta la maison de ses parents ; sa mère l’accompagnait. La veille, au moment de partir, il s’était décidé tout d’un coup à gagner une nuit encore, comptant rattraper en route ce retard de douze heures.

Le train passait à l’aube à la station qui porte le nom de Sérigny, mais qui se trouve isolée, dans la plaine, à une bonne demi-heure de marche.

Au lieu de prendre directement la route devant Château-Gallé, Georges et sa mère descendirent au village. Les gens reposaient à cette heure matinale, Cependant Marguerite Ravisé et son frère étaient déjà debout ; la cheminée du four envoyait, au-dessus des maisons, une épaisse fumée rougeâtre.

La Misangère mena son fils à la boulangerie prendre des provisions qu’elle y avait oubliées la veille, tout exprès.

Lucien Ravisé remercia Georges pour l’aide qu’il leur avait apportée, cette fois encore. Marguerite avait un pauvre visage navré. Georges parla peu ; il était pâle, nerveux et ne cachait pas son chagrin. Il embrassa Lucien, puis Marguerite, fraternellement. Et il ne s’attarda pas à la boulangerie.

— Ils t’aiment beaucoup, ceux-là, dit la Misangère, surtout Marguerite…

Il ne répondit pas ; elle reprit :

— Marguerite est une fille comme on n’en rencontre pas partout. Elle s’inquiète fort à ton sujet. J’espère que tu lui écriras souvent, Georges

— Mais oui ! dit-il ; bien sûr !… je lui écrirai.

Aussitôt il parla d’autre chose ; puis, il s’arrêta, souleva son casque.

— Mère, il n’est pas utile que vous veniez plus loin : l’heure avance et je dois marcher vite…

Mais elle, de sa voix ardente :

— Mon enfant, je veux t’accompagner encore.

Pour gagner du temps, ils prirent un raccourci qui devait les mener à la route, à travers la plaine. Ils marchèrent en silence. La mère cependant voulait parler ; l’inquiétude nouvelle qui s’ajoutait à l’angoisse de la séparation lui était insupportable. Georges ne la quitterait pas sans qu’elle lui eût montré le droit chemin, à lui comme aux autres, dût-elle, faisant cela, le blesser. Mais elle n’osait pas, éprouvant une timidité imprévue devant cet enfant qui, loin d’elle, était devenu un homme et qu’elle devinait jaloux de sa liberté, prêt à se défendre, hostile presque.

Bientôt, ils furent hors du village, s’engagèrent dans un sentier qui passait derrière le Paridier.

Georges leva la tête et son regard, pour l’adieu, se posa sur les bâtiments de la ferme que la brume matinale enveloppait. Il pensa :

— Francine ne se doute pas de ma présence ici, ce matin. Elle me croit arrivé déjà aux frontières de France.

Il pensa encore, avec amertume :

— Elle dort paisiblement et moi je vais me battre… si je ne reviens pas, elle se consolera vite comme se consolent les autres.

Tout à coup il s’arrêta, recula d’un pas, comme s’il eût donné de la tête contre un obstacle.

La Misangère s’était arrêtée aussi, en même temps et ses mains s’accrochaient au bras de son fils.

Ils demeurèrent quelques instants immobiles, sans souffle… Un Américain sortait du Paridier ! Derrière lui, la porte du corridor se referma silencieusement. L’homme marqua un temps d’hésitation, le corps penché en avant, scrutant la nuit : puis, rapide, il s’éloigna sur la peinte des pieds et disparut au coin des bâtiments.

Cet homme, la Misangère l’avait reconnu : c’était le gradé ami de Solange.

Elle sentit son cœur chavirer ; toutes ses pensées se heurtèrent. Mais cette faiblesse ne dura pas.

Déjà Georges s’élançait ; elle l’arrêta, autant par la fermeté de sa voix que par le poids de ses mains sur son bras.

— Laisse ! dit-elle, d’un ton dédaigneux ; que cette honte ne t’atteigne pas, mon enfant !

Il se retourna ; la figure ravagée.

De toute sa volonté, la Misangère voulut sauver encore l’honneur de la famille ; de toute sa volonté, elle voulut en même temps guérir son enfant, le reprendre, ramener son cœur où il fallait. Alors, sans hésiter, l’âme glacée, comme on inflige à un malade le remède hardi et cruel qui doit sauver, elle porta durement le coup.

— La servante d’ici est une fille de rien ; elle donne rendez-vous aux étrangers débauchés.

Puis, sans vouloir remarquer qu’il tremblait, elle lui prit la main.

— Viens ! dit-elle ; tu sais que la route est encore longue… Il ne faut pas manquer le train.

Docilement, il se laissa conduire, étourdi par le choc. Ils coupèrent à travers la plaine et gagnèrent le route. La mère parlait d’une voix tranquille comme si rien ne se fût passé ; elle faisait à son fils les dernières recommandations et l’exhortait au courage.

— J’ai bon espoir à présent… je crois que les ennemis seront vite chassés et que la guerre prendra fin… Lorsque tu reviendras, ce sera pour ne plus repartir.

Elle disait encore :

— Tu ne seras pas en peine pour t’établir dans le pays. Je vois pour toi une belle place…

Il ne répondait pas, la tête basse, les yeux cachés par le casque. Elle le conduisait, l’avertissait comme un tout petit.

— Prends garde ! il y a une grosse pierre devant toi… Marchons moins vite, maintenant : tu prendrais froid à la gare.

Elle serrait sa main et le calmait sous l’abondance des paroles ordinaires.

Pourtant, il l’interrompit et demanda :

— Vous le saviez donc… que la servante était une débauchée ?

Elle répondit aussitôt, mais d’une voix rauque :

— Oui… Avec les filles de cette espèce, il faut s’attendre à tout ; elles ont dans le sang la passion du mal.

— Alors, pourquoi la gardez-vous ?

— Je ne croyais pas, je l’avoue, son audace aussi grande… Sois tranquille : j’y mettrai ordre !

Cette chose bien entendue, bien réglée, la mère revint à son discours.

Au petit jour, ils furent en vue de la gare. Georges dit encore une fais :

— Mère, je vous remercie de m’avoir conduit ; vous pouvez vous en retourner maintenant. Comme Vous voyez, je ne manquerai pas le train.

Elle le regarda profondément ; l’éclat trouble de ses yeux lui causa de la méfiance.

— Non, dit-elle, je ne m’en retournerai pas avant ton départ ; je veux rester auprès de toi jusqu’au dernier moment.

Il baissa la tête.

Dans la salle d’attente, malgré l’heure matinale, il y avait déjà plusieurs personnes. La Misangère attira son fils dans un coin et elle continua à lui parler à mi-voix.

Puis, le train arriva. Georges monta tout de suite et elle ferma sur lui la portière. Mais il se pencha, tendit ses mains qu’elle prit.

— Mère, vous embrasserez encore une fois tout le monde pour moi… Soignez bien mon père : qu’il soit guéri à ma prochaine permission !… Embrassez-le pour moi à votre retour… et aussi Solange, Léa, Maxime… et aussi Marguerite.

— Ménage ta santé ! répondait-elle. Écris-nous souvent. Sois courageux !…

Il se pencha davantage, attira les mains de sa mère jusqu’à s’en cacher le visage et il dit, d’une voix sourde, où il y avait de la détresse, mais de la colère aussi, d’une voix d’enfant malheureux qui demande justice :

— Mère, chassez-la !