Plon-Nourrit (p. 182-201).
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VI


Ils ne se rencontrèrent que le second jour, par une matinée gonflée de soleil.

Le premier jour, en eflet, Georges n’avait quitté Château-Gallé que pour une visite rapide dans sa famille et, à l’heure de son passage, Francine était aux champs. Il l’avait bien cherchée des yeux autour du Paridier mais sans s’informer d’elle. Il était fatigué par son long voyage ; de plus, à son arrivée, il trouvait encore la tristesse installée chez lui à cause du père dont l’état s’aggravait, à cause de Marguerite, aussi, qui s’avouait malade. Tout cela termissait gravement la joie du retour,

Mais le lendemain, reposé, en toilette, il accueillit ardemment le bonheur de vivre. Il sortit désireux de se montrer, désireux surtout de voir cette Francime dont il se rappelait à peine le visage, mais dont il avait néanmoins gardé un souvenir singulièrement doux. En vérité, oui ! il avait hâte de voir cette fille dont l’amitié l’avait suivi. Plus curieux qu’ému, peut-être, mais, cependant, le cœur battant.

Le hasard fit qu’il l’aperçut sur la route, en direction du pré Buffier, juste à la place, où, l’année précédente, il lui avait adressé son premier salut.

Comme elle s’en allait vers la plaine, il marcha dans la même direction, à grands pas sonores.

Francine l’entendit et, sans se retourner, eut soudain une certitude éblouissante. Elle continua d’avancer, droite, frémissante, prête à fuir. Son manège n’était pas de coquetterie, mais elle avait complètement perdu la maîtrise de sa pensée ; ce bonheur, si longtemps attendu et si proche maintenant, l’affolait comme un danger.

Il marcha plus vite et elle le sentit tout près, derrière elle. Alors elle s’arrêta et, sur son épaule, sa tête se renversa, pâle, aux yeux suppliants.

Lui, tendait la main, simplement, en bon camarade et il souriait comme un garçon faraud qui sait parler aux filles. Mais, de sentir trembler la main de Francine, il fut troublé, lui aussi, beaucoup plus qu’il n’avait prévu. Il ne trouva plus ce qu’il s’était proposé de dire, ni remerciements, ni plaisanteries, ni compliments galants.

— Bonjour, mademoiselle Francine !

— Bonjour, monsieur Georges !

lis échangèrent d’humbles paroles. Puis ils marchèrent côte à côte, lentement, et Georges finit par reprendre un peu d’assurance.

— Francine, dit-il, je voudrais que vous sachiez toute la joie que m’ont apportée vos lettres quand je combattais à l’armée. Vos lettres, Francine, ne ressemblaient point aux autres.

Elle ne répondit pas ; elle avançait dans son rêve.

Il continua :

— J’ai reçu aussi beaucoup de choses venant je ne sais d’où… des choses utiles dont je me suis servi… et d’autres que je gardais le plus longtemps possible, comme souvenirs. Francine, vous ne pourriez pas me dire, à présent, d’où cela pouvait bien venir ?

Elle rougit, leva vers lui ses yeux qui s’élargirent le temps d’une seconde, puis se détournérent.

Georges, poursuivant son avantage, tira de sa poche un calepin et prit, dans ce calepin, une petite médaille en métal blanc qu’il fit tourner devant le visage de Francine.

— Cela par exemple… c’est une petite chose bénite, je pense… que l’on m’a donnée pour me préserver des mauvais coups de l’ennemi… et en effet, elle m’a préservé, comme vous voyez.

Il riait, en garçon incrédule, pour qui la dévotion d’autrui était un peu sujet d’amusement.

— C’est une médaille bénite, n’est-ce pas ?

— Sans doute ! répondit Francine.

Il reprit :

— Eh bien, ce n’est pas une personne de ma famille qui a pu m’envoyer cela ! Non ! Vous ne me le feriez pas croire !… Tous les miens, voyez-vous, depuis longtemps, ont perdu le chemin du Paradis… et, même, ils me tourneraient en dérision, s’ils trouvaient dans ma poche cette médaille du Bon Dieu !… Alors, voyons…

Il s’arrêta, l’index levé :

— Alors, voyons… maintenant, dites-moi : cette petite médaille, ne la reconnaissez-vous pas ?

Les regards de Francine se dérobèrent ; elle secoua la tête… Non ! non !

— Francine, montrez-moi votre visage !

Penché sur elle, il vit son image au fond des prunelles dorées ; image fugitive, car les yeux se brouillèrent aussitôt et deux larmes glissèrent, lumineuses.

Alors, il fut, à son tour, bouleversé de tendre allégresse ; il ne songea plus à maladroïtement questionner, mais balbutia :

— Francine !… Francine !…

Elle fit, pour l’éviter, un mouvement peureux et reprit sa marche. Il la suivit, leva le bras jusqu’à sa taille, puis le laissa retomber. Il parla d’une voix changée :

— Francine, j’ai grande joie à vous retrouver ici ; l’an passé, lorsque je suis parti, nous nous sommes quittés bons amis… Je ne sais si vous vous le rappelez !

Elle répondit.

— Oh ! oui ! je me le rappelle !

Malgré son trouble, sa voix naîve, pour dire cela, chantait clairement.

— J’aurais dû vous écrire souvent, Francine… plus souvent que je ne l’ai fait. Mais, à la guerre, on a de grandes peines ; cela brouille le cœur et l’esprit. Cependant, en fermant les yeux, je vous ai plus d’une fois revue, telle que vous étiez, devant moi, un soir, au bord du Grand Canal… Vous m’aviez promis de rester au pays jusqu’à mon retour, mais ma permission s’est fait attendre… Partant pour les pays étrangers, j’ai eu bien peur de ne vous revoir jamais.

Il continua, plus bas :

— J’ai maintenant la liberté pour une douzaine de jours. Voulez-vous Francine, que nous parlions plus longuement, en amis qui ne se cachent pas le fond de leur cœur ?

— Oui, répondit-elle, je le veux !

Et elle leva vers lui sa face extasiée.

Cela dit, ils retrouvèrent tous les deux leur jeune sourire.

— Craignez-vous toujours de voyager sur l’eau ? demanda Georges.

— Oh ! non ! répondit Francine ; Maxime m’a bien appris à conduire un bateau.

— L’an passé, je vous avais parlé d’une promenade à faire par les routes d’eau les plus belles du Marais… J’y ai souvent pensé depuis…

— Moi de même ! avoua-t-elle, en rougissant.

— Cette fois, dit-il, je veux que cette promenade, nous la fassions ensemble,

À l’endroit de la route où ils étaient arrivés, on pouvait les voir d’assez loin, entre les arbres clairsermés.

Francine dit :

— Ce n’est pas souvent que j’ai le temps d’aller à la promenade… le dimanche soir, seulement…

Puis, elle continua, en s’écartant de lui :

— Pardonnez-moi, mais il faut que j’aille… le travail m’attend… et, là-bas, Christophe regarde de notre côté.

— Bon ! dit Georges, mais moi, je veux travailler avec vous ; c’est mon droit ! Je vais aller d’abord au Paridier, puis chez moi pour déjeuner… Mais, dès ce soir, j’irai vous revoir et vous aider. Vous me le permettez ?

Elle répondit par un sourire. Puis elle dit :

— Au revoir !

Et elle s’éloigna vite, afin de rattraper le temps perdu ; légère aussi, de sa joie.

Georges demeura un moment à la regarder ; avant de disparaître, à la croisée de la route et d’un sentier de plaine, elle se retourna et lui jeta, une fois encore, la tendre lumière de ses yeux reconnaissants.

Il revint vers le Paridier et il murmurait :

— Je ne croyais pas la trouver si plaisante !

Georges resta peu de temps chez sa sœur ; deux Américains s’y trouvaient qui venaient chercher un panier d’œufs ; il les suivit à leur cantonnement où il demeura jusqu’à l’heure du déjeuner. Il domina parmi ces jeunes hommes qui n’avaient point encore combattu ; devant ceux qui comprenaient le français, il fut heureux de conter de terrifiantes histoires de guerre.

Passèrent deux filles de Sérigny qu’il connaissait ; elles marchaient lentement, se tenant par le bras, et vers les soldats étrangers, coulaient de longs regards. Il en fut choqué. Dès qu’il se montra, les filles s’esquivèrent.

À son tour, il questionna les Américains, le plus adroitement qu’il put. Se trouvaient-ils bien à Sérigny ? Quel accueil leur faisait-on ? Ils ne devaient pas s’amuser beaucoup dans ce pays inconnu, parmi ces tristes campagnes…

Mais ceux qui soutenaient la conversation étaient gens de bonne société, instruits, réservés et ne lançaient pas à la légère leurs paroles. Ils n’avaient à se plaindre de personne ; bien au contraire ! Le pays leur semblait charmant et l’accueil qu’on leur faisait des plus honnêtes. Ils se proclamaient grands admirateurs des Français, débitaient des phrases bien arrondies, peu différentes de celles qu’on pouvait lire dans les journaux.

Georges eut quelque peine à les amener où il voulait. Puisqu’ils tenaient si près de leur cœur les Français, ils devaient bien aussi aimer un peu les Françaises ? Georges se rappela quelques mots qu’il avait appris des alliés anglais, quelques mots des plus rudes ; il les employa tout à trac, ce qui fit rire aux éclats deux grands gaillards à mine de débauchés qui, jusqu’alors, n’avaient point suivi la conversation. Les autres ne sourirent qu’à demi et continuérent leurs discours bien posés où tout était dit en faveur des Françaises, sans rien contre elles.

Par malheur, à ce moment-là, passa encore une jeune femme de Saint-Jean qui envoya aux soldats son hardi salut. C’était une délurée, bien connue dans le pays et qui avait déjà fait parler d’elle au temps de paix. Un Américain expliqua que cette Française avait promis mariage à un soldat fort riche.

Alors, Georges :

— Me prends-tu pour une recrue ?… Promis mariage ! tu me fais un peu rire, toi… Elle a un mari déjà… qui est margis d’artillerie combattant à l’armée de Salonique… Un gars qui a fait la Marne, l’Yser, la Champagne… des batailles dont tu n’as même pas la moindre idée, mon pauvre vieux !… S’il revient un jour et s’il lui reste un peu d’esprit, il jettera cette gueuse au Canal, avec une pierre au cou !

Il prenait de l’humeur et parlait amèrement.

Il y avait deux façons d’être en guerre, c’était connu… deux façons bien différentes !… Et ceux qui se faisaient tuer — toujours les mêmes — pouvaient se tranquilliser : leurs femmes ou leurs fiancées ne dépérissaient pas d’ennui en leur absence… Elles passaient joyeusement leur temps en compagnie des soldats embusqués, étrangers ou français, blancs ou noirs ou même jaunes, tous bien nourris, bien propres et les poches gonflées d’argent. Non ! il ne fallait pas lui en conter, à lui qui avait passé partout, qui avait vu la débauche s’étaler en certains pays d’arrière !

Les Américains ne répliquèrent pas. Georges, en les quittant, avait le front rouge de colère et le regard méprisant.

Après le déjeuner, il se mit en tenue de travail et se fit indiquer par sa mère quels services il pourrait bien rendre au Paridier.

— Tu devrais d’abord, lui dit-elle, porter ton aide à la boulangerie ; c’est là ta place plutôt qu’à la culture.

Il rougit un peu.

— Il est pourtant bien juste aussi que je travaille pour ma famille ; j’ai d’ailleurs une longue permission cette fois et je pourrai passer partout… J’y suis allé hier, à la boulangerie : on n’avait pas besoin de moi.

— As-tu vu Marguerite ?

— Bien sûr ! je l’ai vue… et je ne l’ai pas trouvée vaillante !

La Misangère regardait son fils avec attention ; elle vit qu’il prononçait ces derniers mots avec un peu de tristesse peut-être, mais sans trouble. Elle fut inquiète, vaguement, craignit, pour ses projets, des influences contraires. Elle n’osa cependant insister davantage pour le moment.

Georges s’en alla donc dans la plaine, rejoindre Christophe et Francine. Bientôt, le jeune valet revint à la ferme chercher les bêtes.

— Francine, dit Georges, ce matin, en vous quittant, je suis allé voir les soldats américains qui sont chez nous.

Elle leva la tête, surprise, parce qu’il parlait d’un ton léger et qui voulait paraître malin.

— Oui, j’ai causé avec eux… ils ne sont pas trop à plaindre et ne doivent pas souhaiter, comme les combattants, la fin de cette guerre.

— En effet, dit-elle, les Américains ne sont pas à plaindre…

Elle attendit vainement des paroles plus douces. Un silence gênant les sépara ; ils firent mine de s’intéresser davantage à leur besogne. Lui, traçait à la houe des rayons dans le guéret préparé ; elle, dans ces rayons, semait des graines et, comme il allait à reculons, elle semblait le poursuivre.

Tout à coup il s’arrêta, chercha les yeux de Francine et sa parole fut nette.

— Vous m’avez écrit plusieurs fois, dit-il, huit fois exactement… Or, vous ne m’avez jamais parlé de ces Américains… Pourquoi ?

Elle eut un geste vague et murmura, avec la maladroite timidité d’une coupable :

— Pourquoi… je ne sais pas ! Ïl y avait autre chose à dire… Cela n’était pas fort intéressant pour vous !

Il fit entendre un rire bref.

— C’est bien vrai ! dit-il, je ne m’intéresse pas énormément aux Américains qui sont ici… Mais les demoiselles du pays ne pensent pas comme moi ; j’en connais déjà quelques-unes qui s’y intéressent beaucoup trop !

Francine l’écoutait, étonnée par ces paroles et surtout par le ton, si âpre. Il poursuivit :

— Celles-là non plus, si elles ont un ami parmi les pauvres qui sont en guerre, ne doivent pas leur parler des Américains.

Elle comprit alors ce qu’il voulait dire et rougit jusqu’aux cheveux. Elle balbutiait, les lèvres tremblantes :

— C’est mal !… oh ! c’est mal !

Ses larmes jaillirent.

Georges se remit à l’ouvrage, la tête basse, honteux d’avoir insisté si lourdement, mais cependant content, tout au fond de soi, parce que l’attitude de Francine le débarrassait à peu près d’un doute. Il pensa :

— Tout à l’heure je parlerai comme il convient et, d’un baiser, je saurai bien la consoler.

Mais, quand ils arrivèrent au bout du sillon, Christophe était en vue. Georges dit donc simplement, sans oser faire un geste ni même s’approcher d’elle :

— Je vous demande pardon, Francine ! c’est ma grande amitié qui me rend soupçonneux.

Elle lui sourit à travers ses larmes et aucun nuage ne passa plus entre eux.

Toute la soirée, ils travaillèrent côte à côte, échangeant des paroles banales, à cause de Christophe ; des paroles banales qui éveillaient cependant en leur cœur des frémissements infinis comme la plus belle musique.

Francine était dans le ravissement et Georges à peu près aussi fou.

Ils se trouvèrent seuls, au crépuscule, dans la grange du Paridier ; alors, sans rien se dire, ils marchèrent l’un vers l’autre pour un grand baiser tremblant, leur premier baiser d’amour, à tous les deux.

Ils se virent tous les jours de la semaine, à peu près librement. La Misangère, ne pouvant guère quitter son malade, se reposait un peu sur Georges du soin de veiller sur toutes choses à la ferme et à la Cabane. D’autre part, Maxime ne talonnait plus son oncle aux heures de loisir ; les Américains, en effet, l’occupaient grandement ; il commençait à comprendre leur langage et faisait avec eux un important commerce qui ne l’enrichissait pas de façon durable, mais qui l’amusait beaucoup.

Georges et Francine travaillèrent ensemble, suivirent du même pas les sentiers de la plaine, glissérent sur le même bateau par les routes d’eau qui menaient aux marais de la Cabane. Leur tendresse s’épanouissait hardiment et le temps volait sans qu’ils y prissent garde.

Le dimanche seulement, Georges commença de compter les heures.

Le dimanche, sixième jour de la permission, Georges voulut faire cette promenade dont ils avaient parlé plusieurs fois. Il établit ainsi son plan :

— Vous partirez seule par le chemin de halage, le long du Grand Canal, et vous irez au delà des Cabanes jusqu’au pré-cloux des Mazoyer. Là, vous verrez un peuplier couché qui a fait une grande levée ; je vous attendrai derrière avec le bateau neuf des Ravisé qui est propre et léger, et nous ferons un beau voyage.

Elle ne songea point à discuter, éblouie. À l’heure dite, elle alla au rendez-vous, en toilette ; elle vit d’assez loin, la levée, le grand peuplier que la tempête avait arraché et dont les racines feutrées dressaient comme un mur de terre. Georges était dans un fossé qui débouchait là ; il poussa son bateau sur le canal, vint aborder aux pieds de Francine et lui tendit la main. Elle descendit légèrement.

Georges avait, lui aussi, soigné sa mise, remplacé ses lourds habits de soldat par un clair costume printanier qui le faisait paraître plus mince. Dès que Francine fut assise commodément sur une sorte de coussin qu’il avait apporté, il prit place en face d’elle sur la planche d’arrière. Les manches retroussées, le col ouvert, il manœuvrait sa pelle avec une aisance robuste et le bateau filait comme un poisson voyageur.

Abandonnant le Grand Canal à cause des promeneurs que l’on y pouvait rencontrer à cette heure, ils s’enfoncèrent au cœur du Marais.

— Je veux vous mener à la Belle Rigole de Saint-Jean, mais par des petits chemins que vous ne connaissez pas, par des chemins d’amoureux où nous ne rencontrerons personne.

Francine laissait pendre son bras, livrait ses doigts à la caresse de l’eau ; elle regardait son ami avec des yeux émerveillés et toutes ses pensées flottaient comme un brouillard assiégé de soleil.

Ils passèrent devant la hutte du Grenouillaud, mais le bonhomme ne s’y trouvait point, parti sans doute à la découverte, par ce beau temps où les bêtes les plus lentes de la terre et des eaux, agitées d’amour, entreprenaient leurs voyages d’aventures et se laissaient imprudemment épier.

Puis, ils aperçurent, au bout doré d’une rigole, le village de Saint-Jean sur sa motte grise, au milieu de la verdure. Georges tourna par un petit fossé de traverse, si étroit que le bateau avait juste passage. Il y faisait presque noir : les frênes de bordure formaient voûte et, souvent, il fallait se baisser. Francine s’était approchée de Georges ; agenouillée devant lui, les mains hautes, elle écartait de son front les branches pendantes qui, lâchées, sifflaient et fouettaient l’eau derrière eux. Le heurt du bateau sur une racine les jeta l’un contre l’autre. Leurs mains fraîches se nouèrent ; ils eurent un rire sourd.

Le fossé débouchait dans la Belle Rigole.

— Voici, dit Georges, l’endroit le plus plaisant du pays et, pour moi, le plus plaisant du monde.

Il plaça son bateau bien droit au milieu de la route d’eau et posa sa pelle à l’arrière. Puis il vint s’asseoir à côté de Francine.

— Maintenant, dit-il, c’est le hasard d’amour qui nous conduira.

Ils se penchèrent tous les deux sur l’eau sans rides.

— C’est ici l’eau la plus profonde du Marais et la plus pure ; les herbes du fond ne montent point à la surface comme ailleurs. Regardez l’eau, Francine ! on la croirait immobile et, cependant, elle nous emmène doucement comme en un beau songe… On la croirait toute noire et cependant je vois à travers comme je vois jusqu’au fond de vos yeux,

Visage contre visage et se tenant aux épaules, ils se laissaient emporter sous la voûte des peupliers enlacés. Entre les troncs lisses et pâles, des frênes se penchaient comme pour mirer dans l’eau leur tête blonde. Les derniers bourgeons venaient d’éclater ; toutes les feuilles étaient sorties et palpitaient sous le ruissellement du soleil. Par de petites embrasures passait la lumière victorieuse et les feuilles du pourtour paraissaient d’or transparent et fragile.

Mais de légers souflles semblaient s’amuser à fermer ces yeux clignotants ; les feuilles jouaient avec les rayons, se rabattaient ou se relevaient comme d’agiles paupières. Tout était indécis, frissonnant, pris dans un réseau d’ombres mobiles et de clartés furtives. De temps en temps, l’aile d’un oiseau pêcheur jetait sa petite flamme bleue. À l’extrémité de la voûte, très loin, une clairière d’eau où le soleil tombait librement, offrait aux yeux des splendeurs d’aube.

Georges et Francine voyageaient dans la pénombre verte et dorée ; et, sur eux, s’étendait un silence mystérieux.

Georges murmura :

— On dit la Belle Rigole et ce n’est pas mensonge. Moi-même, je ne la connaissais pas bien. Pour la voir aussi belle qu’elle est, il me fallait la voir avee vous, Francine !

Îl ajouta :

— Aujourd’hui, mon bonheur est grand. Et vous, Francine, êtes-vous heureuse ?

Elie répondit du fond de son rêve :

— Je suis au paradis !

Georges se serra contre elle et il imposa ses yeux et ses lèvres. Ils ne parlèrent plus, perdirent la notion du temps et des choses ; la folie d’amour fut souveraine en leurs âmes.

Le courant les porta lentement jusqu’à la clairière d’eau et ils traversèrent, sans y prendre garde, la fête royale du soleil. Puis le bateau tourna et alla s’immobiliser à l’entrée d’un fossé. Alors, Georges leva les yeux : ils se trouvaient devant un de ces prés plantés d’arbres fruitiers qui servent de vergers aux maraîchins. Sur le bord du fossé se dressait une hutte de branchages où séchaient des roseaux coupés l’année précédente. Georges se redressa tout à fait, passa la chaîne du bateau sur la racine d’un frêne.

— Francine, dit-il, vous parliez du paradis… eh bien, voici précisément un « paradis ! »

Il jouait sur les mots mais ne souriait point ; sa figure restait ardente et grave. Debout, il prit Francine à la taille et l’emporta, palpitante, vers la hutte sous les arbres.

Lorsqu’ils revinrent au bateau, le crépuscule s’annonçait déjà sur le Marais que l’ombre gagne vite.

Il faisait presque froid ; Francine, assise à l’avant, eut un frisson. Georges décrochait la chaine du bateau ; il se hâtait, les mains fiévreuses.

Ni l’un ni l’autre ne virent Marivon, de l’autre côté du fossé. Le bonhomme était là, agenouillé dans l’herbe depuis une heure peut-être, aussi immobile que le tronc de l’arbre auquel il s’appuyait. Il épiait les jeux d’une bande de perches, au fond de l’eau mince. Il regarda d’abord les jeunes gens d’un air inquiet, car il lui venait des hommes plus souvent reproches et quolibets que propos de bel accueil ; puis ses yeux suivirent avec contentement le bateau qui s’éloignait et une sorte de sourire traîna dans sa barbe épaisse.

Georges, pour regagner le Grand Canal de Sérigny ne prit point la Belle Rigole mais coupa au plus court par les fossés. Il menait vivement le bateau, ayant hâte de rentrer. Francine, assise loin de lui, détournait la tête, les yeux perdus au loin, dans l’ombre vague, sous les arbres fuyants.

Des cris de femmes offensèrent le silence, puis des rires et des voix à l’accent étranger. Une barque devait voyager par là, emportant des Américains et des filles légères. Georges se rembrunit, un juron lui échappa. Il ft tourner le bateau et rebroussa chemin, voulant éviter cette rencontre. Et il dit, amèrement :

— Les filles de chez nous ne perdent pas leur temps pendant que nous nous faisons tuer pour elles !

— Celles que nous venons d’entendre sont de Saint-Jean, sans doute, observa Francine en manière d’excuse.

Il répliqua avec vivacité, d’une voix qu’une mauvaise jalousie faisait trembler :

— Celles de Sérigny sont différentes peut-être ? On me le ferait difficilement croire !

Ayant dit cela, il ne parla plus, maussade.

Il n’eut, vers Francine, un véritable élan de jeunesse qu’après l’avoir ramenée au chemin de halage sur le bord du Grand Canal. D’un rapide coup d’œil, ayant inspecté les alentours, il la serra contre lui, avidement. Elle, tendit ses lèvres, dominée, incapable absolument d’échapper à ce vertige qui emportait sa volonté.

— Rentre vite ! dit-il, la nuit vient.

Docile, elle s’en alla, la tête chavirée, avec des yeux larges de visionnaire.

À la Cabane, la Misangère l’attendait pour lui demander des explications sur son retard, pour lui parler ferme afin qu’elle n’abusât point, à l’avenir, de sa liberté du dimanche.

Mais la Misangère ne dit rien : l’air étrange de la servante lui donnait à réfléchir. Elle la considéra un instant, puis sortit.

À ce moment, Georges, ayant fait un détour, arrivait par la conche Saint-Jean. La présence de sa mère parut le surprendre et le gêner. Il dit, sans arrêter le mouvement de sa rame :

— Je vais aborder un peu plus loin car j’ai le bateau des Ravisé.

Elle suivit le canal et ils remontèrent ensemble vers Château-Gallé, Elle dit :

— Ne t’ayant pas trouvé à la boulangerie, je me demandais où tu étais parti… Tu es allé sans doute à Saint-Jean voir des amis ?

— Oui ! du côté de Saint-Jean… J’ai passé devant la hutte de Marivon… et puis voyagé un peu partout, dans ces côtés du Marais. C’était mon idée de faire un tour par là.

Il avait dit ces derniers mots d’une voix nette, comme un grand garçon en âge de liberté dont les plaisirs échappent à la surveillance des parents.

Elle n’osa le questionner davantage. Plusieurs pensées se présentèrent ensemble à son esprit et s’ajustérent. Elle en conçut une vive inquiétude que rien, cependant, ne vint trahir sur son visage.

Le lendemain, elle surprit, par hasard, le Grenouillaud près de la Cabane. Le bonhomme, comme toujours à son approche, se sentit désireux de déguerpir mais elle le bioqua dans une encoignure et le pressa de questions — sans nul détour, car, avec cet innocent, il fallait parler bien clair.

Il répondit en tremblant, comme s’il eût été lui-même grand coupable ; il se défendit, disant qu’il n’y était pour rien, que ce n’était pas sa faute, que jamais il ne faisait de mal à personne. Elle n’en put rien tirer d’abord, que ces bredouillements apeurés. Quand il fut rassuré, il ne parla plus, mais sa figure se plissa ; il répondit par sourires et clins d’yeux. Si la Misangère n’acquit point encore une certitude complète, du moins ses soupçons s’aggravèrent. Elle en fut presque malade.

Georges, pendant la seconde semaine de permission, vit encore Francine chaque jour, mais, pour la rencontrer en tête-à-tête, il eut besoin de ruse. Plusieurs fois la Misangère faillit les surprendre.

Cette surveillance énervait le garçon ; et l’insistance avec laquelle sa mère lui parlait de Marguerite Ravisé le gênait aussi.

Il marquait son indépendance avec un peu d’humeur, quittait Château-Gallé tous les soirs, après souper, sans donner beaucoup d’explications. Il eut, avec des Américains, de mauvaises rencontres, faillit se colleter pour une raison très futile avec deux d’entre eux qui, au Paridier, avaient adressé à Francine un salut familier. À celle-ci, il fit de grande reproches, des reproches si injustes qu’elle ne trouva rien à répondre.

Il devait repartir le dimanche soir et passer la dernière journée dans sa famille. Le samedi, il osa fixer un rendez-vous avec Francine, à la nuit tombée. Elle obéit avec docilité : il eût préféré la voir plus hésitante… Mais, quand elle fut devant lui, il la prit en ses bras et la serra avec emportement, ivre lui aussi et le cœur orageux à l’approche du départ pour les pays lointains où régnait la mort.