Plon-Nourrit (p. 164-181).
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V


Un hiver triste s’étendit sur la plaine monotone, graissée de brouillards ; un hiver pluvieux noya toutes les basses terres. Parmi le glissement infini des nuées, la droite clarté trouvait rarement passage ; l’eau trouble du Marais ne luisait pas.

Sur le pays, un hiver triste, déversant ses lourds vaisseaux d’ennui ; au cœur des gens, toujours cette pesante angoisse de la guerre.

À Château-Gallé, le père Claude ne souffrait plus beaucoup. Non qu’il fût guéri, certes ! il n’y avait même point apparence qu’il pût guérir un jour, mais la douleur avait peu à peu diminué.

Le bonhomme, à présent, descendait de son lit et, s’aidant de deux cannes, gagnait son fauteuil au coin du feu ; il s’établissait là pour somnoler, gémir et aussi chanter les litanies à la Misangère quand elle se trouvait à portée de sa voix.

— Hortense ! c’est ta faute ! Tu nous feras tous périr, Hortense !

Sa grande joie était de voir Maxime, son petit-fils, mais on laissait rarement l’enfant auprès de lui car il le catéchisait de belle façon ! Il se faisait raconter les derniers tours, s’esclaffait aux bons endroits et donnait même parfois de fameux conseils. Il rapportait à Maxime, en les embellissant, des aventures anciennes, les parties enragées où il avait tenu grande place autrefois, en compagnie de gaillards qui étaient vieux à présent et sans indulgence pour les écarts de la jeunesse.

Ce dernier point donnait force à Maxime. Cependant, l’enfant trouvait lui-même que le grand-père allait un peu loin ; n’étant pas sot, il songeait comme tout le monde que le pauvre homme perdait la tête.

Le père Claude perdait la tête… Immédiatement après sa chute, on s’était aperçu du changement de ses idées. Quelques semaines plus tard, il avait ressenti un malaise assez semblable à une première attaque de paralysie et, depuis, la déchéance s’aggravait de jour en jour, de façon sensible.

La Misangère le soignait avec dévouement. Chaque nuit, elle se levait plusieurs fois, alors même qu’il ne se plaignait point. Elle acceptait sans sourciller les pires injures et répondait d’une voix patiente que peu de gens lui connaissaient. Elle préparait de bons repas auxquels le bonhomme faisait grand honneur ; lui, si sobre jadis, mangeait maintenant sans retenue et il fallait le rationner. Il engraissait… Elle, au contraire, flottait en ses habits.

Aux heures de mauvais temps où l’on ne pouvait sortir, elle lui tenait volontiers compagnie, s’ingéniait à le soulager quand il souffrait ou bien à le distraire.

Mais à la moindre embellie, la Misangère se consumait d’impatience. Très vite, le moment venait où elle n’y pouvait plus tenir. Alors elle faisait manger le bonhomme, lui préparait un bon feu, mettait à portée de sa main tout ce qui pouvait lui être nécessaire ; puis, elle s’en allait. Et le père Claude pouvait tempêter, jurer ou bien gémir sur ses malheurs, le résultat était le même : il restait seul au coin de la cheminée, à moins que Maxime ne vînt rôder par là.

La Misangère courait d’abord au Paridier : les affaires du Paridier étaient son plus gros souci. Elle se présentait à la ferme inopinément, à des heures très variables ; ses regards, dès le seuil, scrutaient toute chose et fouettaient les gens. Elle entrait sans crier gare dans la chambre de Solange, ouvrait les armoires, fouillait partout. Ensuite elle allait aux écuries où les bêtes étaient examinées l’une après l’autre. Christophe, alors, ne chantait pas haut ! Pourtant la Misangère savait l’encourager quand il fallait.

Avant de quitter la ferme, en peu de mots, elle donnait ses ordres pour le lendemain.

Solange, depuis son aventure avec le soldat auxiliaire, ne bronchait plus en présence de sa mère ; elle se contentait de prendre un petit air détaché et de résister sournoisement.

Vers Noël, la Misangère décida de vendre deux bœufs ; un peu plus tard, trois porcs gras. Dans l’impossibilité de mener les bêtes à la foire, elle fit prévenir les marchands. Ce fut avec elle qu’ils traitèrent et, quand elle eut l’argent, elle en plaça une part en Bons du gouvernement sans demander autorisation ni conseil à personne ; le reste fut mis de côté afin d’acheter une petite charrette à fourrage et une herse nouvellement inventée dont on disait grand bien.

En sortant du Paridier, la Misangère passait à la boulangerie. En effet, des inquiétudes lui venaient aussi de ce côté, Lucien ne se plaignait jamais mais il s’énervait parfois, recevait mal les agents du ravitaillement ; quant aux clients grincheux, ils n’avaient qu’à se bien tenir ! Vers la fin de novembre, par bonheur, Ravisé obtint une permission de dix jours et le petit gars prit un peu de repos. Dès que le père eut rejoint l’armée, les difficultés recommencèrent.

Le mal venait de Marguerite…

Grâce à Marguerite, autrefois, la maison était aimable et gaie ; aux pires heures on entendait son rire, son rire enfantin, mais brave, et qui facilitait tout. Où donc à présent ces éclats de jeunesse ?

Marguerite tombait en langueur, Elle travaillait toujours et personne ne pouvait lui faire de gros reproches à ce sujet, mais elle travaillait sans joie, d’une allure lasse, comme à regret.

Plusieurs fois, la Misangère la surprit pleurant, sans pouvoir deviner la vraie raison de son chagrin. Elle la questionnait cependant avec douceur. Elle disait :

— Ton père n’est nullement en danger en ce moment. Pourquoi t’inquiètes-tu de la sorte à son sujet ?

Et encore :

— Ne sais-tu pas que Georges est au repos pour quelque temps ?

— Non, répondait Marguerite, je ne le savais pas !

— Il aurait dû vous écrire à Lucien et à toi. Il n’en a pas eu le temps, sans doute… mais il ne vous oublie pas.

La petite détournait les yeux et changeait la conversation ; son air dolent ne l’abandonnait pas.

La Misangère insistait :

— Tu dois être souffrante, ma fille ! Prende-tu le temps, au moins, de préparer les repas ? Manges-tu bien ?

— Je n’ai pas grand appétit, avouait Marguerite ; devant la table, je suis paresseuse.

Alors la Misangère la grondait affectueusement et se mettait elle-même à faire la cuisine. Un jour, elle parla de conduire Marguerite chez le médecin, mais la petite se récria si fort qu’il ne fallut pas insister pour cette fois. Par la suite, la Misangère revint à cette idée ; Marguerite, en effet, maigrissait d’une façon inquiétante.

À la Cabane, la Misangère pouvait compter sur la fermeté de sa bru. Là, au moins, se trouvait une gardienne de haut courage, une gardienne que l’on citait à Sérigny entre les plus braves, que l’on mettait sur le même rang que la bru des Candé, par exemple, ou que la femme de Roque le forgeron.

Par malheur ses forces ne répondaient pas toujours à sa volonté.

Lorsque Norbert, premier des Misanger, vint en permission, au mois de décembre, il eut la joie de trouver son étable mieux garnie qu’au départ et sa grange remplie. Une autre joie l’attendait, plus forte encore. Léa lui avait préparé en cachette une grande surprise : elle avait négocié pendant son absence, l’achat d’une parcelle de Marais touchant au paradis de la Motte-Fagnoux — un paradis, encore, entouré de jeunes peupliers et plantés d’arbres fruitiers bien croissants. Avant la guerre, Norbert, plus d’une fois, avait guigné cette parcelle ; pour en prendre possession, il n’eut qu’à poser sa signature au bas d’un acte et l’argent pour payer ne lui fit nullement défaut.

— Il y a encore un autre marais à côté de celui-ci, disait Léa, et je pense qu’il se vendra également. Lorsque tu reviendras pour tout de bon — ce sera la prochaine fois — j’espère te l’offrir comme cadeau de bienvenue.

Le grand Norbert prit les mains de sa femme, de petites mains très dures que les besognes viriles avaient couvertes de cicatrices et il faillit pleurer.

Il était arrivé de l’armée, cette fois, avec de mauvaises idées, désespéré par la longueur imprévue de la guerre. Il repartit plus brave et plus confiant qu’aux premiers jours.

Il n’avait point trouvé bonne mine à sa femme, mais elle s’était si bien ingéniée à le rassurer qu’il avait été dupe.

Deux jours après son départ, Léa dut s’aliter, prise de fièvre, avec un grand mal de poitrine qui lui faisait cracher du sang.

La Misangère, de sa propre autorité, fit mander le médecin. Celui-ci parla assez mal, recommanda des soins attentifs. C’était un vieil homme de la plaine, ennemi juré du Marais ; il vitupéra contre les gens des Cabanes, pieds-mouillés, mangeurs de brouillard, contre leur funeste habitude de construire leur demeure juste au bord de l’eau.

— Au moins, disait-il à Léa, puisque vous ne pouvez pas, pour le moment, aller vous établir plus haut, vous ne sortirez pas durant cet hiver : je vous le défendse ! Faites un beau feu flambant et restez dans votre maison.

Paroles prudentes mais bien inutiles. Dès que la fièvre fut tombée, Léa se leva ; il lui tardait d’aller visiter ses bêtes que Maxime et Francine avaient eu la charge de soigner durant sa maladie. Et faible encore, la poitrine sifflante, le cœur défaillant, elle s’aventura jusqu’au pré paradis nouvellement acquis que les grandes eaux baignaient.

— Norbert, disait-elle, n’a-t-il pas les pieds mouillés, lui ?

Elle méprisait son mal, tenait debout à force de volonté. Sa mine pitoyable inquiétait grandement la Misangère.

Chaque jour, celle-ci venait à la Cabane : elle apportait, sinon une aide appréciable, du moins des conseils de prudence. Elle était fort attachée à sa bru sans qu’il y parût beaucoup et sa bru la respectait. Les deux femmes se comprenaient à demi-mot ; quand la Misangère, étonnée par tant de courage, murmurait avec admiration :

— Tu es bonne, ma fille !

Un éclair de fierté traversait les yeux de l’autre.

Maxime, lui, prenait toujours le large à l’approche de sa grand’mère ; dans la crainte, disait-il, qu’elle l’abordât le bonnet rouge en tête.

Il avançait pourtant en âge et en raison. De race honnète, sans vraie méchanceté au fond, éprouvant d’ailleurs pour sa mère une grande affection, il commençait à se rendre utile quand la nécessité lui en apparaissait évidente. Francine qui venait toujours finir la semaine à la Cabane, obtenait également beaucoup de lui par adroite flatterie.

Bien entendu, il fallait encore lui pardonner quelques escapades au Marais où venaient s’abattre à ce moment de l’année, d’immenses bandes d’oiseaux passagers. Il se permettait parfois de braconner au fusil, mais en grand secret, afin de ne pas effrayer sa mère. Pour ces parties, il passait toujours à la hutte du Grenouillaud, car le bonhomme, docile, lui servait de rabatteur. Au contraire, il ne recherchait plus la compagnie de trois ou quatre garçons du pays, connus comme francs vauriens. Il parlait presque convenablement devant sa mère et n’osait plus rôder trop près de la Cabane quand il avait la pipe au bec.

Par malheur pour sa vertu naissante, des soldats américains vinrent cantonner dans le pays.

Depuis quelque temps déjà, ces nouveaux alliés arrivaient en grand nombre aux ports de la mer. Sur de grands bateaux surchargés, ils amenaient de leur pays riche, des chevaux, des machines, des armes, ce qu’il fallait pour la nourriture, pour l’habillement, pour la guérison des blessés et des malades. Ils amenaient, par quantités invraisemblables, tout ce que l’on pouvait imaginer, même des choses en apparence inutiles, et ils s’établissaient dans le pays comme si la guerre devait durer encore dix ans.

Quelques-uns, les premiers prêts, étaient allés tout droit vers la bataille, mais le plus grand nombre demeurait en arrière, se préparant pour les coups formidables du printemps et de l’été.

Ils avaient des camps immenses où rien ne manquait ; mais on les voyait aussi cantonner dans les villes et même, par petits groupes, dans les villages.

À Sérigny, leurs camions, en longs convois, étaient passés plusieurs fois, se dirigeant vers la ville. Un beau jour, un groupe d’oiliciers vint à la mairie, puis visita le village. Peu de temps après, des automobiles amenèrent un détachement américain.

Ce détachement comprenait des gradés qui se logèrent dans une maison bourgeoise pour le moment inhabitée, plus une vingtaine de soldats, hommes de peine ou conducteurs de voitures.

Grand événement au village !

Les soldats alliés furent bien accueillis, et, les premiers jours, fort entourés.

Tous étaient des hommes très jeunes et d’allure ardente, des hommes comme il n’en restait plus guère en France après tant d’atroces batailles. Ils ne savaient marcher qu’à grands pas et semblaient toujours avoir un but vers lequel ils allaient en hâte, Ils n’hésitaient jamais, se trouvaient chez eux partout, du premier coup.

Leur petit chapeau semblait drôle ; ils étaient vêtus de bonnes étoffes, chaussés comme pour faire à pied le tour du monde. Les officiers riaient avec des dents en or, impressionnantes.

Ces officiers, pour la plupart, allaient tous les jours à la ville où se trouvait un centre d’instruction important. Ceux des soldats qui ne conduisaient pas les voitures demeuraient généralement au village, faiblement occupés à diverses corvées. Parmi eux, deux mulâtres faisaient office de cuisiniers.

Les Américains se nourrissaient copieusement. Outre leur ration militaire, ils consommaient beaucoup de bonnes choses qu’ils trouvaient dans le pays. Îls faisaient de grands achats et leur bourse paraissait inépuisable.

Les soldats, le soir, allaient à l’auberge. Ils buvaient les vins de France mais ne savaient point encore les déguster. Très vite, d’ailleurs, l’ardeur du vin ne leur suffisait plus ; ils demandaient les liqueurs les plus fortes qu’ils payaient au prix des meilleures.

À l’encontre des Français, ils ne venaient pas à l’auberge pour passer le temps et bavarder, mais pour boire ; et, comme toujours, faisant vivement ce qu’ils avaient à faire, ils allaient droit au but. La mauvaise ivresse des bas alcools les rendait tristes et fous ; ils se battaient sans préambule, à grands coups de poing envoyés raide sur la figure. Les deux mulâtres, entre tous, étaient coutumiers de ce jeu ; après avoir bu, solitaires, chacun à sa table, ils échangeaient quelque méchant regard, puis, pan ! et vlan ! jusqu’à ce que l’un d’eux roulât sur le sol.. Et le lendemain bons camarades comme devant.

Jeunes, ces hommes regardaient les Françaises, Quelques-uns, allant à la ville, se mettaient tout simplement en débauche en compagnie de mauvaises filles. D’autres, à la vérité plus nombreux, cherchaient à plaire comme font tous les hommes de tous les pays par belle tournure et manières galantes. C’était un spectacle assez plaisant que de les voir montrer leurs grâces ; sachant à peine quelques mots de français, qu’ils prononçaient d’ailleurs d’une façon bizarre, ils s’empêtraient dans leurs moindres discours, rougissaient, puis s’en tiraient quand même par de grands éclats de rire.

Le premier détachement resta environ six semaines à Sérigny ; un autre vint aussitôt le remplacer, plus important et qui demeura aussi beaucoup plus longtemps. Certains soldats de ce second détachement n’allèrent jamais plus loin et retournèrent dans leur pays sans avoir entendu le bruit des batailles ; ils eurent le loisir, avant leur départ, de nouer amitié avec des Françaises.

Les filles du pays, un moment surprises par l’allure de ces étrangers, s’étaient en effet familiarisées assez vite. Quelques-unes, à qui la hardiesse ne manquait pas, venaient parfois rôder par groupes. autour du cantonnement, Des promenades au Marais s’organisèrent ; il y eut aussi des bals elandestins.

Cela fit causer. Les mères, accablées de deuils, accablées de fatigue et d’inquiétude, les mères dont les derniers fils combattaient, furent choquées et murmurèrent contre la joyeuse insouciance de ces hommes robustes et inoccupés. Les hardies danseuses, montrées du doigt, n’osèrent plus s’aventurer au bras des soldats ; les bals cessèrent, interdits du reste par les chefs américains eux-mêmes. Mais les entreprises galantes ne cessèrent point en même temps. Des liaisons s’établirent, quelques-unes avouées, entre des soldats honnêtes garçons et des filles libres dans leurs amitiés. Plusieurs mariages furent décidés ; il est vrai que tous n’eurent point lieu, mais la faute n’en revint pas toujours aux étrangers ; deux maraîchines de Saint-Jean menèrent l’aventure jusqu’au bout et, la guerre terminée, passèrent l’océan pour aller vivre en ce fabuleux pays d’Amérique.

D’autres liaisons, condamnables celles-ci, demeuraient secrètes, du moins, en apparence. Elles furent assez rares au village même de Sérigny.

Les Américains étaient accueillis à peu près chez tous. Aimables, bons enfants et payant largement, ils donnaient au pays une vie nouvelle. Il fallait bien, d’ailleurs, passer sur quelques petits inconvénients : on ne pouvait fermer sa porte à ces jeunes hommes qui venaient de si loin au secours des Français et dont l’aide puissante allait peut-être, enfin, amener la victoire.

La Misangère elle-même leur ouvrait sa maison de Château-Gallé. Elle faisait volontiers commerce avec eux, leur vendant ses denrées au juste prix et même avec un léger rabais, car elle blâmait avec âpreté les gens sans conscience qui abusaient de l’insouciance de cette jeunesse.

La présence des soldats autour de la Cabane ne l’inquiétait nullement et elle avait aussi une confiance entière en la prudence de Marguerite Ravisé, Au contraire, elle n’aimait pas voir les Américains au Paridier ; là, elle les glaçait par son accueil et ils ne demeuraient pas longtemps en sa présence.

Elle montait autour de Solange une garde sévère, ne passait plus une seule journée sans venir plusieurs fois à la ferme, s’y présentant même très tard, à veillée faite.

Malgré tout cela, les soldats connaissaient le chemin du Paridier ; un d’entre eux surtout, un gradé chargé des achats et qui parlait aisément le français. Pour ce bel homme à taille flexible, Solange soignait son teint blanc et tourmentait ses cheveux : ses yeux noirs glissaient à propos, brillants et doux comme du velours.

Francine gênait et n’en pouvait douter. Si Solange eût osé entrer en lutte avec sa mère, la servante n’eût point traîné au Paridier.

Comme les autres, Francine avait vu les Américains tourner autour d’elle ; elle avait entendu quelques propos directs, non sans sourire à cause de l’accent si drôle. Mais, assez vite, les galants s’étaient lassés ; elle circulait par le village sans se soucier d’eux le moins du monde, attentive seulement à ne point s’aventurer le soir auprès de l’auberge ; car, les Américains, beaucoup plus réservés à jeun que n’eussent été des soldats français, avaient, après boire, des allures déplorables.

Francine vivait dans son rêve ; elle bâtissait, aile par aile, dans les nuages, un château merveilleux qu’elle embellissait chaque jour. Tout le reste lui devenait peu à peu indifférent.

Grande travailleuse toujours, sachant d’une façon précise ce que l’on attendait d’elle, elle poussait sa besogne en silence sans attendre les commandements. La fatigue ne semblait plus l’atteindre et, de même, glissaient sur elle sans lui faire blessure, les observations méchantes de Solange, les pointes d’humeur de la Misangère.

Elle n’allait plus à la boulangerie à moins qu’elle n’en reçût l’ordre. Marguerite pâlissait en la voyant et lui tournait le dos sans parler. Elle en avait d’abord conçu un gros chagrin qui la tourmentait comme un remords, mais cette peine, peu à peu, allait s’évanouissant.

Georges lui écrivait assez souvent depuis qu’il faisait la guerre au pays d’Italie. À l’occasion du nouvel an, il envoya une lettre plus douce que les autres, par laquelle il marquait son chagrin d’être si loin d’elle et son impatience de la revoir. Elle répondit sur-le-champ par des remerciements.

Elle ne se sentait plus différente des autres, plus isolée comme naguère. En ce pays où personne ne prenait garde à elle, où des semaines entières passaient sans qu’on lui adressât la parole autrement que pour la commander, elle vivait, cependant, tendrement en compagnie. Et, de là, venait sa joie, plus encore que de son émoi d’amour.

Sur ses lettres, Georges n’avait jamais parlé du colis envoyé par Francine. Peut-être en gardait-il reconnaissance à une autre. On pouvait penser plus vraisemblablement qu’il ne l’avait pas reçu. Après le jour de l’an, Francine se rendit à la ville et renouvela son exploit. Cette fois, Georges reçut bien le cadeau ; sur une lettre qu’il envoya aussitôt, il conta sa surprise de façon plaisante et il demanda à Francine de l’aider à percer ce mystère, sans quoi il ne saurait quelle personne remercier.

Elle ne répondit point à cette question, mais elle eut le cœur ensoleillé.

Le dimanche, elle se prit à lire en cachette des journaux qu’elle achetait. Cherchant bien vite les nouvelles d’Italie, derrière chaque mot elle s’ingéniait à deviner le visage terrible des choses ; elle se donnait ainsi le frisson, éprouvait des sensations douloureuses mais aiguës, des sensations de vie ardente.

Comme les autres, à présent, Francine Riant de l’Assistance était mêlée au drame de la guerre ; elle s’inquiétait, elle tremblait, elle avait de grands espoirs fous ; et que son cœur pût battre ainsi au rythme de la commune angoisse, c’était pour elle un étrange et fiévreux bonheur.

Elle en vint à perdre quelque peu son bon sens. Georges reçut d’elle des lettres curieuses, telles qu’une mère eût pu en écrire à son fils. Elle lui donnait des conseils de prudence, lui signalait ingénument comme nouveautés des précautions connues de tous les soldats et ne manquait point de lui rapporter les propos encourageants des journalistes, les prédictions annonçant la fin de la guerre — prédictions toujours démenties, mais qu’elle prenait pour bon argent.

Il reçut d’elle, également, des conseils pour conserver sa santé, éviter les rhumes et les mauvaises fièvres.

Enfin, élle lui envoya encore plusieurs colis. De ce plaisir secret elle ne pouvait se priver ; tout le monde autour d’elle, n’en faisait-il pas autant ?

Maintenant, elle préparait elle-même ces colis ; grosse affaire, à laquelle, longtemps à l’avance, il fallait songer. Non sans peine, elle rassemblait, dans la boîte où elle cachait ses papiers, à la Cabane, toutes les choses qu’elle voulait offrir. Elle finissait par en avoir trop et devait choisir. Alors, elle faisait des envois un peu surprenants où des choses inutiles occupaient la plus grande place. Elle donnait avec allégresse de menus objets auxquels elle tenait beaucoup, qu’elle avait emportés dans sa boîte à chaque changement de condition depuis son jeune âge. C’est ainsi que Georges reçut un petit mouchoir brodé, un dé fort usagé où l’aiguille avait percé des trous et même des fleurs sèches qui tombèrent aussitôt en poussière entre ses doigts.

Francine préparait ses envois le dimanche, au Marais, loin des yeux de tous, ou bien dans quelque recoin du fenil, lorsqu’elle était sûre de n’être pas dérangée. Elle y mettait des soins infinis. Pour l’adresse, il lui plaisait toujours de contrefaire son écriture. Georges, d’ailleurs, ne s’y laissait pas prendre ; plusieurs fois, il envoya des remerciements, protesta contre les dépenses qu’elle faisait pour lui. Pour se défendre, elle déclara ne pas comprendre et qu’elle n’était pas seule capable de générosité envers un soldat combattant.

Elle fit des achats importants qui absorbèrent une bonne part de l’argent qu’elle gagnait.

Par prudence, elle avait, dès le début, laissé entendre à Georges que les lettres qu’il lui envoyait pouvaient être vues au Paridier ou à la Cabane, pouvaient être reçues par une autre personne qu’elle-même. Il avait bien voulu changer, lui aussi, son écriture.

Ces lettres de Georges apportaient toujours la joie, une joie moins grande cependant que celle de répondre. Pour Francine, il était plus émouvant de donner que de recevoir.

Le printemps commença. Déjà de terribles combats étaient engagés sur le terrain français ; les Américains montaient vers les lignes. Les journaux étaient pleins de récits glorieux et épouvantables et les gens, encore une fois, plongés dans une atroce angoisse.

Francine, chaque dimanche, allait à l’église et priait longuement pour Georges. Chaque soir et chaque matin elle priait encore ; elle priait seule, avec une piété qu’elle ne s’était jamais connue, avec une sorte de bonheur exalté.

Soudain, au mois d’avril, alors que personne n’osait plus y penser, Georges annonça qu’il allait enfin avoir une longue permission. Il écrivit cette bonne nouvelle à tout le monde à la fois, à ses parents, à Francine et aussi à Marguerite Ravisé qu’il n’avait nullement oubliée.