Plon-Nourrit (p. 148-163).
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IV


À la mi-octobre, Francine prit ses vingt et un ans, Dès le mois de septembre, les employés de l’Assistance l’avaient mandée pour qu’elle vînt vérifier et approuver les comptes la concernant ; de cette façon, aussitôt qu’elle atteignit sa majorité, elle put entrer en possession de son avoir.

Sa patronne lui ayant accordé la journée, elle fut à la ville par le premier train et elle se présenta de bonne heure au bureau de l’Assistance. Était là un vieil employé qu’elle connaissait un peu. Il lui remit ses papiers ; puis il lui fit de bons compliments sur son travail, sur son mérite et se permit de l’engager à continuer dans la voie qu’elle avait jusqu’à présent suivie, lui prédisant, à cette condition, de grands bonheurs pour l’avenir.

Francine fut touchée ; c’était la première fois qu’on lui parlait de la sorte, qu’on paraissait s’intéresser à elle particulièrement.

— Vous allez recevoir chez le trésorier un livret de 4 100 francs. C’est très joli, à votre âge !

Elle se rengorgea un peu, éprouva le besoin d’exposer l’état de ses affaires.

— J’ai aussi 150 francs d’économies, dit-elle. 100 francs en un bon du gouvernement et 50 francs d’argent.

— À merveille ! dit le bon employé. Il y a beaucoup de filles d’ouvriers qui sont moins riches que vous… et même, sapristi ! des filles de bourgeois.

Vous êtes un bon parti, mademoiselle Riant ! Et je suis sûr que vous vous marierez avant longtemps avec un honnête garçon.

— Peut-être bien ! répondit Francine,

L’employé dit encore :

— Vous êtes libre à présent. Cependant, si vous avez besoin de conseils un jour, vous pourrez encore revenir nous voir.

Francine était véritablement émue. Elle prit congé, les larmes aux yeux, remerciant à tort et à travers, non seulement l’employé-chef qui avait parlé, mais les autres qui ne s’oceupaient point d’elle.

Sortant du bureau, elle s’en fut tout druit à la Trésorerie où elle reçut deux livrets : un livret de caisse d’épargne et un livret pour sa retraite ouvrière. Là, encore, on ne lui fit pas mauvais aceueil ; celui qui lui remit ses livrets prit le temps de dire :

— C’est une fortune que je vous donne tout d’un coup, mademoiselle ; prenez bien soin de ne pas la perdre !

Francine, très rouge, ouvrit un panier qu’elle avait et y plaça ses papiers dans une bourse par elle confectionnée.

À onze heures, elle se trouva libre ; libre et seule par la ville. Sa préoccupation première fut de mettre son argent plus en sûreté. Elle alla donc sur les promenades, s’assit sur un banc dans le brouillard ; sûre de ne pas être vue, elle releva un peu sa jupe et glissa sa bourse dans une poche de dessous dont elle épingla l’ouverture. Puis, tranquille, elle mangea le pain qu’elle avait apporté, avec des figues.

Un peu après midi, elle quitta son banc et monta vers l’Hospice. À l’Hospice, en effet, se trouvait sœur Angélique, la religieuse à qui Francine s’était attachée pendant sa longue maladie d’enfance. En cette journée si importante de sa vie, elle éprouvait le besoin de la revoir.

Elle la trouva tout de suite, dans la première cour, assise auprès d’une petite infirme,

— Sœur Angélique, c’est Francine Riant qui vient vous souhaiter le bonjour !

La religieuse se leva ; elle était très vieille, à peine plus haute qu’un enfant et joliment ridée avec des yeux contents.

Francine se mit à conter ses affaires, l’emploi de sa matinée et qu’elle était maintenant une personne libre comme les autres et non sans fortune.

Sœur Angélique entendait mal, comprenait de même. Elle avait pris une des mains de Francine et la tapotait entre les siennes. À son tour, elle parla, nomma des gens que l’autre ne connaissait point, de pauvres malades bien aflligés, vanta surtout la gentillesse de cette petite infirme au visage blanc que les médecins maintenaient toute la journée sous des couvertures, au grand air, Puis, levant la tête vers Francine, elle dit :

— Vous, je vous reconnais bien !

Et elle posa des questions qui obligèrent Francine à recommencer son discours.

Elles s’assirent toutes les deux près de l’enfant malade et furent amies. Francine demeura là un bon moment ; quand elle partit, la religieuse voulut l’accompagner.

Elle ne faisait plus grand’chose à l’Hospice, cette sœur Angélique, elle avait bien le temps de reconduire les gens ! Bien connue pour sa simplicité d’âme, on lui avait souvent, autrefois, reproché sa faiblesse ; maintenant, les plus sévères souriaient en la voyant gâäter tout le monde au hasard, les mauvais comme les bons.

Avant d’arriver au pavillon de la sœur tourière, elle s’arrête, dit à Francine d’un air mystérieux :

— J’ai quelque chose pour vous !

Et elle lui tendit une image de piété, une tête de Christ enfant, toute belle et blonde.

— Elle est pour vous… Je vous la donne !

Francine prit l’image ; elle balbutiait, émue aux larmes, encore une fois :

— Merci, sœur Angélique ! Vous êtes bien bonne… bien bonne… Je la garderai toujours en souvenir de vous.

La religieuse écoutait en souriant ; n’ayant jamais rien possédé, toute sa vie servante très humble des pauvres parmi les pauvres, elle n’avait aucune idée de la valeur des choses. Elle faisait ce cadeau puéril de toute son âme, de même qu’elle eût donné une fortune inépuisable. Et elle ne s’étonnait point d’être ainsi remerciée.

Elles marchèrent un peu, arrivèrent sous le porche où il faisait sombre. La sœur tourière ne paraissait pas, sans doute occupée ailleurs.

— Vous reviendrez me voir, dit sœur Angélique. Il faut revenir. Je suis toujours ici, dans un de ces pavillons.

— Je reviendrai ! dit Francine.

— Peut-être, reprit la religieuse, vous vous marierez… Si Dieu vous donne des enfants, je serai heureuse de les connaître.

Francine perdit la tête. On s’inquiétait vraiment beaucoup d’elle aujourd’hui ! Jamais elle n’avait senti autant de bienveillance et de sollicitude autour de sa vie. Toutes ses pensées se brouillèrent ; les plus secrètes surgirent du fond de son cœur pour se méler aux autres.

Souriant et pleurant à la fois, elle se pencha vers la cornette blanche et elle avoua :

— Oui, sœur Angélique, je veux me marier !

La sœur tourière arriva là-dessus. Elle n’était pas fort tendre ; d’ailleurs elle voyait tant de gens qu’elle ne pouvait s’intéresser à chacun. Sœur Angélique eût désiré lui vanter les façons de Francine ; mais, journellement, sœur Angélique ne voulait-elle pas lui faire connaître ainsi quinze personnes au moins, et des meilleures, toujours ?

Elle prononça quelques paroles polies, puis tira uu cordon.

La porte, lentement, s’ouvrit sur le soleil.

Le brouillard venait de disparaître et, sur la place, devant l’Hospice, la lumière tombait comme une bénédiction.

Deux heures sonnèrent ; il restait encore du temps avant le départ du train. Francine redescendit vers le centre de la ville où se trouvaient les belles rues et les magasins tentateurs.

Elle ne remarquait rien, d’ailleurs, autour d’elle, regardait sans voir et ses oreilles aussi ne lui servaient point. Traversant un carrefour, elle faillit être heurtée par une voiture et dut courir, poursuivie par les quolibeis d’un cocher à grosse voix. Cela la réveilla ; pour un bien petit moment !… Elle palpa sa bourse qui battait sur sa jambe, et puis repartit encore en songerie de belle aventure.

Les grands événements de ce jour l’avaient un peu étourdie. L’air qu’elle respirait lui semblait avoir un goût inconnu et elle avançait dans une douceur souveraine comme si la lumière tiède du jour l’eût pénétrée. Elle ne souriait pas, paraissait grave plutôt, mais son cœur s’épanouissait en sa poitrine, fondait comme un fruit.

Son mariage lui semblait chose certaine et proche. Son mariage ! Elle n’eût osé, la veille, y penser qu’en tremblant et voilà qu’en cette journée elle l’avait annoncé deux fois ! Tout était facile et nouveau : elle n’apercevait aucune embûche, ne prévoyait aucune hésitation de Georges, aucune résistance de la famille ; elle ne songeait même pas aux dangers de la guerre !

Georges lui avait envoyé deux lettres, à présent ; deux lettres auxquelles elle avait répondu. C’était tout… et ni l’un ni l’autre n’avait parlé d’amour seulement ! Elle ne réfléchissait pas là-dessus. Georges allait venir bientôt, probablement vers la Toussaint : ce bonheur suffisait à illuminer l’horizon.

Francine, tout à coup, s’arrêta. Une idée lui venait, la première idée bien nette depuis le matin. Elle voulait, pour marquer ce grand jour, faire quelque dépense folle, acheter un cadeau pour son ami. Tout son émoi de bonheur aboutissait à la nécessité d’un tel geste, extraordinaire et magnifique.

Elle commença donc à regarder les vitrines, examina longuement celle d’une bijouterie, puis l’étalage d’un bazar où se trouvaient des objets de toute sorte. Bientôt, une difficulté la rendit perplexe : comment faire parvenir ce cadeau ? Elle ne voulait à aucun prix que Georges pût en deviner l’origine. Car c’était une chose très osée qu’elle faisait là ! et, surtout, son plaisir à elle, son très grand plaisir était de garder le secret. Plus tard, elle avouerait ; beaucoup plus tard, lorsqu’elle en aurait le droit. À l’avance elle imaginait la douceur de cet aveu et l’étonnement de Georges et sa gratitude émerveillée.

Pour l’instant, il fallait être discrète et rusée. Afin de se donner le temps de la réflexion, elle continua son chemin. Elle arriva ainsi devant une autre boutique où une affiche en grosses lettres attirait le regard. Francine lut : « Préparation de colis pour militaires du front et pour prisonniers. La maison se charge des envois. »

Elle entra tout de suite sans avoir décidé le moins du monde ce qu’elle achèterait ; aussi, elle se trouva embarrassée devant la vendeuse qui l’accueillit. C’est que son affaire était difficile à expliquer ; du moins, se l’imaginait-elle.

Heureusement, la marchande comprit à demi-mot et bientôt Francine n’eut plus qu’à choisir. La maison préparait des colis à dix francs, à vingt, à trente et d’autres enfin, au goût des clients. Francine se décida pour un colis à vingt francs que la marchande lui vantait. Elle voulut cependant y ajouter quelque chose ; la marchande fut bien de son avis. Elles choisirent ensemble une belle pipe, un porte-mine très commode et un amusant petit calendrier.

Il fallut ensuite l’adresse du soldat ; Francine la donna si vite que la marchande dut faire répéter deux fois. D’autres clientes étaient entrées qui écoutaient en attendant leur tour ; Francine sentait qu’elle ne pouvait guère rougir davantage. La marchante faisait le compte sur un petit bout de papier.

— C’est 42 fr. 25, dit-elle en posant son crayon ; 42 francs pour vous…

Francine tendit le billet de cinquante francs qu’elle avait en main, puis, reprenant son panier, en hâte, elle se dirigea vers la porte ; on dut la rappeler pour lui remettre sa monnaie. Les clientes souriaient.

Dès que Francine eût gagné le seuil, elle s’éloigna à grands pas, troublée comme si elle eût commis un crime, heureuse cependant d’avoir osé cette chose difficile.

Tenant toujours dans sa main les huit francs qui lui restaient, elle songea bientôt à les employer pour autrui. Puisqu’elle s’était engagée en dépense, autant valait aller jusqu’au bout et que cette jouruée fût tout à fait mémorable. Et c’était pour elle un plaisir si nouveau que de faire un cadeau à quelqu’un ! Elle eût souhaité avoir des amis innombrables et dépenser une fortune pour eux. Mais elle ne possédait que huit francs d’argent et ses amis étaient faciles à compter !

Comment ses cadeaux seraient-ils acceptés ? Elle n’y voulut pas songer ; elle était en un jour de bravoure et de facile réussite.

Elle acheta d’abord un jouet pour l’enfant de Solange ; c’était un bébé, gentil comme tous les bébés et personne ne pourrait reprocher à Francine de lui offrir un cadeau.

Il n’en allait pas tout à fait de même pour Maxime. Cependant Francine pensait à lui ; elle l’aimait presque ce garnement ! Parmi les heures monotones de labeur il mettait un peu de gaieté ; comment se tenir grave devant lui lorsqu’il disait, dressé sur ses argots et la voix avantageuse : ;

— Chambrière ! écoute mon commandement !

Et puis, quand il était seul avec elle, il parlait souvent de Georges, de l’oncle Georges avec qui l’on faisait au Marais de si belles parties.

Francine acheta pour Maxime six gros hameçons et aussi une pelote de solide ficelle, telle qu’on n’en trouvait pas de semblable à Sérigny.

Enfin, elle songea à Marguerite. Plutôt, il faut dire qu’elle songea encore à Marguerite, car la jolie figure de la petite Ravisé s’était présentée la première lorsque Francine, par la pensée, avait passé en revue les personnes amies.

Fallait-il offrir un cadeau à Marguerite ? Francine oserait-elle, dans le même temps qu’elle avouait au premier venu son espoir d’épouser Georges ?

La malice tout d’abord, lui sembla grande ; mais en y réfléchissant, non !… Marguerite Ravisé n’était qu’une fillette au cœur simple, insensible encore aux soucis d’amour. Marguerite avait de l’affection pour son cousin et lui, pouvait en avoir aussi pour elle ; c’était naturel et très gentil, mais cela n’allait pas loin.

Francine se décida done à faire un cadeau à Marguerite. Elle eût souhaité ce cadeau très beau, car, tout au fond de son cœur, bien qu’elle fit effort pour se persuader que sa conduite était nette et sans détours, un doute rôdait ; et, d’instinct, pour sa tranquillité, elle eût voulu procurer à Marguerite de grands contentements en guise de compensation. Par malheur, elle était au bout de son argent ; avec trois francs qui lui restaient, elle acheta une assez jolie broche pour le corsage ; elle n’avait rien pu trouver de mieux.

Elle rentra le soir au Paridier sans un sou, mais le cœur ouvert.

Quand elle voulut offrir le jouet à l’enfant de Solange, celle-ci fit de hautes manières. Elle dit, d’un air pincé :

— Je ne te permets pas de te mettre en dépense pour moi. J’accepte, mais je te dédommagerai d’une autre façon.

Francine, ramenée par ces propos à son humilité ordinaire, ne protesta point. Le lendemain matin, elle prit ses précautions pour remettre à Maxime les hameçons et la ficelle et lui fit promettre le secret.

Quant à Marguerite, elle attendrait sa broche car il fallait une occasion pour aller à la boulangerie. Cette occasion ne se présenta que le dimanche suivant ; toute la semaine, en effet, Francine dut travailler ferme afin de rattraper la journée perdue.

Le dimanche donc, dans l’après-midi, Francine monta à la boulangerie. Depuis un mois elle n’y était pas venue ; elle remarqua tout de suite un désordre inaccoutumé. Dans la cuisine elle vit d’abord Lucien qui installait une marmite devant le feu. Marguerite, la tête basse, était assise dans un coin ; entendant la porte s’ouvrir, elle se retourna, puis se leva promptement, montrant une émotion surprenante.

— C’est moi ! dit Francine, es-tu done malade, Marguerite ?

Ce fut Lucien qui répondit :

— Elle n’est pas malade, dit-il, mais paresseuse.

Sa voix sonnait avec âpreté ; en sa figure allongée d’adolescent, les yeux brillaient, ardents.

Il parla encore, refit le discours qu’il avait sans doute tenu devant sa sœur, l’instant d’auparavant :

— Malade ! Elle l’est peut-être moins que moi !

C’est le courage qui est parti tout d’un coup… Pour lâcher à présent, ce n’était pas la peine de faire ce que nous avons fait depuis deux ans !… Il y a deux ans, nous n’avions ni force ni adresse et personne ne nous croyait capables de tenir la boulangerie… Nous n’avons pas fléchi, cependant ! C’était bien la peine !

Une quinte de toux lui coupa la parole. Francine intervint avec autorité, comme une personne d’expérience.

— Je trouve, dit-elle, que vous n’avez pas grosse mine l’un et l’autre… Moi, je n’ai rien à faire ce soir… je vais donc mettre un peu d’ordre par ici et vous vous reposerez un moment.

Ayant fait cette offre, elle se souvint aussitôt des singulières paroles de la Misangère en pareille occasion et elle ajouta d’une voix timide :

— Si, du moins, vous le voulez bien…

Alors, Marguerite, sans répondre directement :

— Tu peux monter dans ta chambre, Lucien, et te coucher jusqu’au souper… Nous saurons nous passer de toi, maintenant.

Comme il hésitait, elle insista :

— Va donc ! Tu sais que tu as une fournée demain matin, de très bonne heure.

Lucien s’en alla et les deux filles se trouvèrent face à face. Déjà Francine nouait autour de sa taille un tablier de travail ; elle dit :

— Alors, Marguerite, la santé n’est donc pas bonne ? Je te trouve l’air bien triste…

Elle continua sans attendre la réponse : — Je viens te voir pour te dérider un peu… j’ai acheté, l’autre jour, un cadeau pour toi : je te l’apporte.

Et elle chercha dans sa poche la petite boîte qui contenait la broche. Mais Marguerite avait parlé… elle avait dit, elle aussi, précisément :

— Je vais te donner quelque chose qui te fera plaisir. … Voici ce que j’ai reçu tout à l’heure pour toi.

Comme Francine offrait son cadeau, Marguerite tendit une lettre… Elles dirent, toutes les deux à la fois :

— Merci !

Et la même pâleur couvrit soudain leur visage.

Elles se regardèrent dans les yeux, profondément ; Francine, la première, baissa la tête.

Marguerite se prit à balbutier :

— Aujourd’hui, ce n’était pas le facteur, mais son remplaçant… Une voisine lui a dit que tu venais ici chaque dimanche, dans la soirée. Alors, pour se débarrasser, il a déposé ta lettre en même temps qu’une pour nous venant du minotier… Moi, j’étais dans la cour. Si je m’étais trouvée à la maison, je ne l’aurais pas prise, ta lettre… je ne l’aurais pas vue !…

Elle répéta, sur un ton navré :

— Je ne l’aurais pas vue !

— Cela ne fait rien, dit Francine ; ce n’est pas important.

Mais, pour ce mensonge, sa voix manquait d’assurance.

Leurs regards, encore une fois, se croisèrent ; une sorte de supplication muette passa dans leurs yeux en même temps, élargissant les prunelles bleues de Marguerite, et, dans celles de Francine, soulevant une houle dorée. Puis, les larmes noyèrent tout.

Francine essaya pourtant de se ressaisir.

— Tu n’as pas regardé la broche que je t’ai apportée ! dit-elle. J’aurais voulu trouver mieux… Non ! elle n’est pas bien belle !… Le temps me manquait pour choisir et puis, figure-toi, je n’avais plus de monnaie…

Sa voix se perdit comme une pauvre petite chose indifférente.

Marguerite n’écoutait pas ; ses larmes coulaient avec abondance ; cela soulageait, cela simplifiait… Marguerite laissait voir son âme bien au clair ; entre deux sanglots, elle jeta, dans un eri :

— À moi, il n’écrit plus jamais !

Elle se laissa choir sur une chaise devant la table, pleura tout haut, la tête cachée entre ses bras. Elle répétait, entre ses sanglots, entre ses hoquets :

— À moi, il n’écrit plus ! Il ne m’a pas écrit depuis deux mois !… Que lui ai-je fait ?

Puis, reprenant les paroles de son frère :

— Moi qui travaillais tant ! de si bon cœur !… pour lui ! C’était bien la peine !… bien la peine !…

Dans sa main crispée, elle tenait la petite boîte que lui avait donnée Francine ; sans lever la tête elle làcha cette boîte, la repoussa sur la table et la broche vint rouler à terre. Francine, d’un mouvement machinal, la ramassa.

Lucien reparut à ce moment-là.

— Vous m’envoyez me reposer, dit-il, mais comment dormirais-je au milieu de tout ce bruit que vous faites ?

Il vit sa sœur effondrée, Francine toute tremblante, les bras ballants. Ses sourcils se froncèrent, ses minces narines palpitèrent et blèmirent ; il se raidit, parla en chef de famille chargé de responsabilités.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-il à sa sœur, assez doucement encore. Es-tu malade, réponds !

Comme elle continuait à sangloter, il perdit patience et lui secoua l’épaule.

— Cesse tes giries ! dit-il ; si tu ne veux plus m’aider, au moins laisse-moi la paix !

Puis, tourné vers Francine :

— Quant à vous, si vous venez ici pour harceler ma sœur, pour la faire pleurer et lui faire perdre son temps, je vous ai assez vue : allez-vous-en !

La lettre de Georges était fort brève : deux lignes griffonnées à toute vitesse sur un petit carré de papier jaunâtre. Ni date, ni signature ; simplement ces mots :

« Toutes les permissions sont suspendues ; nous nous embarquous tout à l’heure pour une destination inconnue. »

Dix jours plus tard seulement, arrivèrent d’autres lettres semblables : une à Château-Gallé, une à la Cabane, une aussi pour Marguerite Ravisé et son frère. Ces lettres avaient été retardées par ordre des chefs militaires. La lettre pour Francine, première écrite, était venue au pays par un détour : Georges avait trouvé un moyen de la faire parvenir grâce à la complaisance d’un blessé qu’on renvoyait à l’arrière.

On sut, peu de temps après, quelle était cette destination dont parlait Georges : nos alliés italiens ayant fléchi sous des coups inattendus, des régiments français étaient accourus à la rescousse et, déjà, ils fonçaient sur l’ennemi.

Bientôt Georges annonça que plusieurs mois passeraient sans doute avant sa permission. À cette nouvelle que Maxime lui apporta un soir, Francine se sentit le cœur bien froid. Le lendemain, qui était un dimanche, elle alla à l’église et pria longuement.

La Misangère, elle, passa plusieurs jours sans prendre la moindre nourriture ; elle devint encore une fois très jaune de visage. Son humeur n’en fut pas plus douce.

L’hiver tomba sur le pays.