Plon-Nourrit (p. 129-147).
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III


Au temps de la récolte, la plaine de Sérigny fut d’une grande beauté. Grâce au labeur acharné des femmes, des enfants, des vieillards, des malingres et aussi des permissionnaires et des blessés convalescents, les forces secrètes de la terre avaient pu donner leur plein rendement. Il faut dire aussi que des circonstances exceptionnelles de température étaient venues favoriser le travail des paysans et rendre fécondes leurs peines. Tous les sucs de cette terre mince avaient jailli en tiges drues, en lourdes floraisons ; les épis étaient riches comme aux plus belles années de paix et les vignes chargées ; les branches cassaient sous l’abondance des fruits de toute sorte.

Au Paridier, d’après les recommandations de Clovis, et surtout, selon les ordres de Constant, l’officier défunt, on avait largement emblavé, au printemps aussi bien qu’à l’automne ; dans les fermes voisines, presque partout, on en avait fait autant.

Travail profitable car le gouvernement venait de fixer le prix du grain à un chiffre avantageux. Nul n’était insensible à cet encouragement ; cependant, chez beaucoup dominait l’orgueil de la tâche durement accomplie. La Misangère, devant cette plaine que les absents trouveraient, au retour, plus belle et plus exactement cultivée, pensait haut et d’autres comme elle.

Les mois d’été furent un temps d’écrasant labeur, car il fallait avec soin recueillir les richesses de la terre.

La Misangère, encore une fois, dut imposer sa volonté. Claude s’avouant de plus en plus faible et fatigué, on ne pouvait songer à moissonner à la faux ; même avec une moissonneuse ordinaire on n’en finirait jamais. La Misangère proposa d’acheter une lieuse. Or, les machines de cette sorte, venant d’Amérique, coûtaient fort cher bien que le gouvernement vint en aide aux acheteurs. Solange refusa de faire un aussi gros débours. Elle mit en avant qu’elle n’avait pas l’autorisation de son mari, qu’il la blâmerait au retour et, qu’enfin, on se passerait fort bien de cette machine quand les hommes seraient revenus. L’argent, pourtant, ne lui manquait pas, mais, comme rien n’annonçait la fin prochaine de la guerre, elle gardait toujours son idée de se retirer si les choses se gâtaient et de vivre librement en rentière, en attendant des temps meilleurs.

Le père Claude, qui était en étonnement perpétuel devant les nouveaux prix de toute chose, estimait aussi la dépense beaucoup trop grosse. Il calculait longuement, soutenait avec Solange qu’il avait été déraisonnable d’emblaver une aussi grande étendue, qu’il eût mieux valu laisser la moitié des terres en friche et cultiver soigneusement l’autre moitié, sans se bousculer ainsi.

La Misangère poussait rudement ces faibles.

— Possible, disait-elle, que vous aimeriez mieux vous reposer, mais gardez cela pour vous : vos raisons ne me touchent guère !

Et encore :

— Je ne veux pas savoir si le bénéfice eût été plus grand ; il n’est pas question de bénéfice, aujourd’hui. Je dis qu’il faut semer tant qu’il y a de la terre !… et que notre récolte ne doit pas pourrir dans les champs !

Comme elle se buttait contre leur dolente obstination, elle passa outre, très vite. La machine fut, par elle, commandée à un marchand de la ville qui l’amena un beau matin de juillet, juste à temps, alors que Solange et son père, croyant avoir cause gagnée, n’y pensaient plus. Il fallut bien, alors, payer le marchand ; n’osant se rebeller Solange se lamentait :

— li ne me reste plus d’argent !

— Tu avais besoin d’une lieuse, répondait sa mère, non d’argent !

— Et Clovis, que dira-t-il ? Il n’avait pas commandé de faire cet achat.

Alors la Misangère :

— Tais-toi ! Cet achat, c’est moi qui l’ai fait je prends la chose sur moi… Quand ton mari reviendra, s’il n’est pas content, il me trouvera ici pour lui répondre.

Elle ajouta, pour elle seule :

— Mais je pense bien qu’il sera content… Il ne m’en voudra pas, s’il est juste, de lui avoir gardé sa ferme en état et d’avoir mis à portée de sa main un outil de beau travail.

Dès la semaine suivante, on essaya la lieuse dans les orges. Il y eût des tâtonnements le premier jour. Sur un papier laissé par le marchand, il y avait certain renseignement que l’on comprenait mal. Le père Claude donnait son avis et la Misangère voyait les choses d’une autre façon. Il fallait pourtant se décider. Le père Claude monta donc sur le siège, et cahin caha, l’attelage fit le tour du champ ; la Misangère suivait, attentive, prête à intervenir. Par chance, la machine se trouva bien réglée et le bonhomme lui-même ne fut pas trop mécontent de la besogne. À midi, il grommelait encore contre Hortense et sa damnée machine, mais c’était faux jeu et pour ne pas se rendre du premier coup. Toute la soirée, il se tint droit sur le siège comme un gars bachelier.

Le lendemain matin, il ne pouvait plus bouger, cassé en deux par un atroce mal de dos…

Il fallut mettre quelqu’un à sa place sur la lieuse. Cette place ne devait pas être si mauvaise, puisque, sur le prospectus laissé par le marchand, on la voyait occupée par une fillette endimanchée qui conduisait son attelage en riant aux anges du bon Dieu ! Cependant, on ne pouvait songer à Christophe, niais et maladroit, capable de tout casser, encore moins à Solange qui se plaignait du ventre, encore moins à Léa, si fragile et dont les reins avaient, plus d’une fois, causé de l’inquiétude. Restaient la Misangère et Francine. D’abord, elles moissonnèrent à tour de rôle, l’une le matin, l’autre le soir ; puis, Francine, plus souple, plus adroite aussi, occupa seule le siège.

En une semaine la récolte fut à peu près fauchée. La servante qui avait tenu bon, alors que tous les autres fléchissaient ou se montraient incapables, remonta dans l’estime de sa patronne. La Misangère se méfiait encore un peu de cette fille dont les pensées secrètes ne lui étaient pas connues, mais enfin, toute autre servante n’eût-elle pas été pareillement cause de soucis ? Celle-ei, du moins, se montrait pleine de bonne volonté et grande travailleuse. Depuis quelque temps, elle semblait même animée d’une ardeur nouvelle ; on la voyait se maintenir en joie malgré les besognes les plus dures et il n’était pas rare de surprendre sur ses lèvres un refrain de bonne chanson. Done, malgré Solange, la Misangère ne songeait nullement pour l’instant à la renvoyer du Paridier où elle rendait de si grands services. Elle se contentait de la surveiller et, assez souvent, de mettre à l’épreuve sa docilité.

C’est ainsi qu’elle l’envoya moissonner chez des voisines. Le travail de récolte, en effet, ne se faisait point partout aussi rondement qu’au Paridier : de beaux blés restaient sur pied, rouillaient sous les averses et menaçaient de s’égrener. Francine alla donc, avec sa machine et ses bêtes, prèter main-forte à de pauvres femmes qui désespéraient d’en venir à bout. Chez les Candé, la lieuse du Paridier fit le travail presque en entier ; on aida aussi la fermière des Alleuds, chez qui se trouvait Pourtant Antoine, le mauvais valet.

Pour tout cela, la Misangère empêcha Solange d’accepter paiement. Ce n’est pas qu’elle fût très pitoyable ni qu’elle eût réputation de prodigalité ; bien au contraire ! en d’autres occasions elle s’était fait payer raide et elle n’était point femme avec qui l’on pôt réussir de très bons marchés. Mais, cette fois, l’aide qu’elle avait apportée lui semblait chose juste, chose due, pour laquelle des remerciements même ne s’imposaient pas. À la fermière des Alleuds qui, devant elle et des billets en main, priait Solange de faire son compte, elle dit :

— Ce que nous avons fait, nous ne l’avons pas fait pour vous ; nous l’avons fait pour sauver le pain de tout le monde. En pareille occasion, vous devriez agir de même.

Et comme l’autre, fiérote et d’esprit un peu court, insistait, la Misangère brisa sec.

Si bien que Francine en profita. La fermière lui offrit en cadeau une douzaine de mouchoirs, plus un tablier brodé, qu’elle accepta sans trop balancer, et même avec un secret plaisir.

Car Francine depuis quelque temps, devenait avare…

Elle comptait comme jamais pauvre fille de son rang n’avait compté ; elle additionnait, multipliait, faisait la preuve. Émerveillée devant sa richesse, elle se répétait souvent :

— Après tout, je ne suis pas une fille si méprisable… Le jour de mes noces, j’apporterai plus d’argent que certaines glorieuses de par ici.

Et elle frédonnait sur le siège de sa lieuse malgré les soubresauts qui lui déerochaient l’estomac.

Dès que les blés furent coupés, le battage commença : et ce fut une fièvre encore bien plus grande.

Les machines ne manquaient pas ; des entrepreneurs avaient des batteuses à vapeur, d’autres de petits moteurs à essence ; dans plus d’une ferme, les manèges à chevaux demeuraient en place. Mais le charbon était fort rare, l’essence introuvable, et tous les bons chevaux à l’armée. Enfin, pour ce travail, plus encore que pour la moisson, l’absence d’hommes vigoureux se faisait cruellement sentir.

L’armée envoya des équipes de soldats auxiliaires ou de blessés convalescents momentanément inaptes à la guerre. Équipes composées de façon bizarre, où l’on trouvait des prêtres, des commis, des ouvriers de ville et quelques rares paysans ; ceux-ci, d’assez mauvaise volonté, du reste, car ils auraient préféré battre leur propre récolte. Tous ces gens habitués, dans les garnisons d’arrière, à ne point brûler leur sang aux besognes secondes de l’armée, incapables, d’ailleurs, ou très faibles, n’apportèrent point une aide aussi efficace qu’on l’avait espéré.

Plus que jamais, les femmes et les vieillards durent donner leur plein effort. Chacun se mit à l’œuvre ; de la nécessité naquit l’entr’aide. Le Marais vint au secours de la plaine ; des gens qui ne sympathisaient guère et même des ennemis francs rassemblèrent leurs gerbes pour battre plus facilement. Et les femmes, encore une fois, occupèrent des places dangereuses pour la fragilité de leur corps.

Au Paridier, à l’exception de Solange qui gardait la maison, tous allèrent battre chez les voisins, la Misangère menant les autres et les tenant constamment dans sa vue.

Le père Claude, assez souvent, geignait. Depuis de longs mois, le travail avait dépassé ses forces ; de plus, la mort de son fils cadet lui avait porté un coup funeste. Il se trouvait, maintenant, véritablement usé.

La Misangère le soignait de son mieux. Elle le laissait se coucher aussitôt la journée finie, alors qu’elle-même poursuivait son labeur fort avant dans la nuit ; car, chez eux, à Château-Gallé, il y avait aussi un peu à faire. Le matin, elle se levait la première, cuisinait pour le père Claude et lui servait au lit un gros repas de viande avec du vin, du café et de bonne eau-de-vie ; elle s’imaginait lui donner ainsi force et courage.

Le bonhomme s’attendrissait : malgré son peu d’appétit, il s’efforçait de faire honneur à ce déjeuner matinal. Mais, après cela, quand il lui prenait envie d’étendre encore un peu, dans la tiédeur du lit, &es pauvres jambes raides, il n’avait pas beau jeu.

— En bas, Claude ! la besogne nous attend ! disait la grande Hortense, implacable.

Le vieux se levait, s’habillait en hâte. Et tous les deux se dirigeaient vers la porte ; lui, courbé, jambes flageolantes, elle, amaigrie également, mais droite, se raidissant contre toute faiblesse et contre toute inopportune pitié.

Au-dessus de la cheminée, une figure pâle surgissait dans la froide lumière du matin. Du haut de son cadre, l’officier regardait les deux vieillards monter au calvaire du travail ; et ses yeux altiers semblaient surveiller l’accomplissement d’un grand devoir austère.

Ce fut chez sa fille, au Paridier, que le père Claude tomba ; et sa longue carrière de serviteur de la terre se termina ainsi à l’endroit même où elle avait commencé. Les jours précédents, il était allé battre chez les voisins, mais il avait ménagé ses forces, se sentant à bout cette fois et malade. La campagne de batterie devait s’achever chez sa fille ; il comptait bien tenir sa place durant cette journée encore ; ensuite, il se reposerait un peu.

Le matin, lorsqu’il sortit de sa maison, la vivacité de l’air le surprit et, pendant quelques secondes, il pensa choir. Hortense se trouvait à côté de lui ; ils’acerocha à son bras.

— Qu’as-tu donc ? demanda-t-elle.

— Rien ! répondit-il ; ce n’est qu’un petit berlutement de l’air devant mes yeux. :

En ce jour important où, plus que jamais, sa présence était nécessaire, il n’osait se plaindre. Hortense comprit pourtant, d’autant mieux qu’elle-même ressentait assez souvent pareil malaise. Ses paroles se firent moins rudes ; encore fermes cependant et ne demandant point réplique.

— Pourquoi, aussi, n’as-tu pas davantage mangé ? Appuie-toi sur mon bras et marchons : la fraîcheur du matin réveillera notre sang… Il ne faut pas traîner en route car la journée sera longue.

Lorsqu’ils arrivèrent à la ferme, le moteur ronflait déjà ; dès que les voisins furent présents, le travail commença.

Il y avait trois hommes sur le pailler, deux anciens de Sérigny et un soldat auxiliaire qui semblait fort embarrassé de sa fourche. Dans la matinée, lorsqu’on eut posé les échelles, il devint clair que la besogne marchait fort mal de ce côté. La Misangère s’approcha de Claude qui levait les balles ; elle lui dit :

— Va prendre la fourche de ce failli bourgadin qui ne sait rien faire… Lui, nous l’occuperons ailleurs.

Le bonhomme — jadis fin dresseur de pailler cependant — fit la sourde oreille. La Misangère s’impatienta :

— Ne vois-tu pas que tout va s’écrouler avant qu’il soit midi ?

Il tourna vers elle sa face grise aux yeux pleins d’inquiétude.

— Si fait ! dit-il, je le vois depuis un moment… mais cette place, là-haut, ne me tente pas aujourd’hui… Je ne suis pas trop bien, Hortense !

— C’est que tu es faible, répliqua-t-elle ; tu t’entêtes à ne pas manger. Viens donc à la maison !

Elle l’emmena dans la cuisine et lui servit un bol de café avec un bon coup d’eau-de-vie. Il avala le tout en s’efforçant.

— Cela va mieux, n’est-ce pas ? demanda-elle.

Il répondit tout de suite, pour montrer sa bonne volonté :

— Oui… je crois que cela ira mieux. Beaucoup mieux.

Mais il n’en revint pas moins à sa place près de la machine. Alors, comme les choses se gâtaient sur le pailler, elle le commanda directement, devant tout le monde. Il n’osa point se rebeller et, comme un vieux limonier bien dressé, prit la direction qu’elle lui montrait.

Un quart d’heure plus tard, la Misangère vint au pied des échelles ; un peu inquiète malgré tout, elle fit monter du vin aux dresseurs de pailler. Le père Claude ne voulut point boire ; il travaillait sans parler, machinalement, comme étourdi. Et, soudain, il lâcha sa fourche, tomba à genoux sur la paille juste au bord de la meule. Il avait saisi la montant d’une échelle qui se trouvait à sa portée, mais ses mains s’ouvrirent et il glissa jusqu’à terre, assez mollement, passant par miracle à côté d’une fourche imprudemment dressée qui l’eût blessé à mort.

Quand il revint à lui, un peu plus tard, couché sur un lit, dans la chambre de Solange, le bonhomme se prit à gémir. La paille qui se trouvait en bas avait sans doute amorti la chute, mais il n’en était pas moins tombé de plus de trois mètres et, d’après ses plaintes, on pouvait juger qu’il avait une jambe cassée, ou, peut-être, l’épine du dos.

Il y avait, parmi les gens de batterie, un vieux rebouteux assez adroit et qui ne manquait pas d’expérience. Ayant palpé les reins et la jambe douloureuse, il trouva bien le mal du premier coup.

— C’est l’os de la cuisse, dit-il, qui est cassé tout en haut… Tenez ! sans comparaison…

Pour se faire mieux comprendre, il montra l’os d’un jambon qui était suspendu à la maîtresse poutre.

— Est-ce que cela va guérir vite ? demanda la Misangère.

Le vieux hocha la tête, ne voulant décourager personne. Il dit cependant :

— À notre âge, vous savez, rien ne guérit vite. et puis, c’est un mauvais endroit…

Le père Claude avait entendu ; dans sa face immobile, ses yeux tournèrent, cherchant quelqu’un ; quand ils eurent découvert Hortense, ils se fixèrent, hardiment. :

— C’est ta faute ! dit-il.

Elle ne répondit pas, regarda d’un autre côté. Alors il reprit :

— Hortense, c’est ta faute ! C’est toi qui m’as fait monter là-haut ! c’est toi qui m’as fait travailler malade !… Tu nous feras tous périr !

Les gens de batterie emplissaient la chambre. Entendant ces paroles plusieurs sortirent ; d’autres, au contraire, un peu échauffés par le vin, crurent devoir placer leur mot, louant le courage de ce pauvre homme, blâmant la dureté de cœur partout où elle se trouvait. Hautement, le maladroit auxiliaire se faisait entendre.

La Misangère, relevant le front, opposa à tous ces bavards sa figure blanche et froide.

— Allez à votre besogne, s’il vous plaît ! dit-elle : la récolte n’est pas encore battue.

Ils sortirent sans en demander davantage et elle les suivit pour les remettre à l’œuvre. Quand elle revint, un peu plus tard, Solange pleurnichait au chevet de son père et celui-ci poussait de sourdes plaintes. La Misangère s’approchant, Solange la regarda avec sévérité, sans lui parler. Quant au bonhomme, il cessa aussitôt de se plaindre et il dit encore, avec une sorte de joie lamentable :

— Je t’avais prévenue, Hortense ! C’est ta faute ! J’ai toujours compris que tu voulais nous faire périr !… C’est ta faute, Hortense ! c’est ta faute !…

Le médecin, que Christophe était allé quérir, vint dans la soirée. Il confirma les dires du vieillard rebouteux. Le père Claude devrait garder l’immobilité pendant de longs mois ; pour l’instant, il fallait, avant tout, le soigner avec attention, car il était épuisé.

— Comment ferons-nous ? disait Solange ; cette fois il n’est plus possible de continuer !

— Je suis encore debout ! répliqua sa mère ; et, toi aussi, il me semble !… Tu me parais en bonne santé !

Alors le père Claude :

— Tu nous feras tous périr !

Pour la première fois depuis longtemps, il régardait sa femme en face, sans nulle crainte. Il parlait librement, prenait sa revanche, exhalait de vieilles petites rancunes d’homme faible. Sa blessure lui assurant l’impunité, il manifestait, malgré sa souffrance, une jubilation maligne,

— C’est ta faute, Hortense !… et tout le monde le sait bien !

Elle, plus blanche que de coutume, laissait voir son émotion. Sur l’oreiller, touchant la figure du blessé, elle posa sa main qui tremblait un peu ; et elle dit, d’une voix sourde :

— J’ai du chagrin, Claude ! Je voudrais souffrir nuit et jour à ta place… Mais j’ai cru agir selon la plus grande justice.

Le père Claude ne consentit point à demeurer au Paridier. La Misangère, en vain lui représenta combien cela faciliterait les choses. À la ferme, il aurait toujours quelqu’un auprès de lui et le va-et-vient des gens lui serait distraction. À Château-Gallé, au contraire, il faudrait, ou bien qu’il restât seul aux heures du travail, ou bien qu’elle-même passât tout son temps en inaction au chevet de son lit, ce qui était inadmissible.

Elle eut beau dire, il ne voulut rien entendre, entêté comme un enfant déraisonnable, criant qu’il avait bien mérité d’obtenir la tranquillité chez lui, qu’il voulait être soigné chez lui, mourir chez lui.

Il fallut le transporter à Château-Gallé, et quand, après les secousses du voyage, il se trouva bien installé dans son lit, la tête soutenue par des coussins, il dit encore, afin que cela ne tombât point en oubli :

— Hortense, c’est ta faute !

Dès lors, une vie terrible commença pour la Misangère. La nuit, elle ne dormait pas, harcelée à tout moment par le vieillard radoteur. Le jour, elle se brûlait le sang… À la Cabane, les derniers fourrages n’étaient pas récoltés ni les légumes ; Léa, de nouveau, toussait ; Maxime vagabondait, échappant à toute surveillance. Au Paridier, il fallait arracher les pommes de terre, recueillir les trèfles et les luzernes porte-graines ; bientôt ce serait le temps des betteraves et surtout des labours, des semailles. Àla boulangerie, les enfants Ravisé avaient dû payer deux amendes coup sur coup et Marguerite tenait des propos découragés.

Son blessé soigné, la Misangère, souvent, l’abandonnait, malgré ses plaintes et ses malédictions. Elle courait d’un endroit à l’autre, travaillait violemment, commandait, grondait, bousculait tout le monde.

Il ne fallait pas compter trouver le moindre journalier ; la vieille femme que l’on avait embauchée pour la fenaison était occupée ailleurs.

La fermière des Alleuds offrit l’aide de sa servante pour l’arrachage des pommes de terre : on accepta. La Misangère eût embauché le diable. Un jour, au Marais, surprenant le Grenouillaud à la pêche, elle l’emmena et le mit à l’œuvre entre Francine et Léa. Il travailla jusqu’à la nuit ; ce fut tout, par exemple, car on ne le revit plus dans ces parages.

La grosse affaire et la plus inquétante était la préparation de la terre pour les céréales d’hiver. Christophe, l’année précédente, avait à peine essayé de labourer ; pour l’habituer et aussi pour prendre un peu d’avance, la Misangère le mit à la charrue dès la fin d’août, par petits moments. Mais le garçon était maladroit et flâneur ; abandonné à lui-même au milieu des champs, il levait volontiers la tête dans la direction des vols d’alouettes. Alors la Misangère acheta une autre charrue et emmena Francine au labour ; toutes les deux s’exercèrent en terrain facile. Malgré leur zèle, les résultats ne furent pas très bons.

La Misangère s’énervait, perdait parfois la maîtrise de ses paroles et de ses gestes. Un jour, au Paridier, Solange ayant parlé une fois de plus de vendre une partie de ses bêtes et de ne point emblaver, elle marcha sur elle et lui tordit les poignets en lui criant des injures. Elle l’eût battue !

Une idée finit par s’imposer à son esprit, une idée ancienne, déjà, et qui, bien des fois, lui avait trotté en tête mais qu’elle avait toujours repoussée à cause de la faiblesse inquiétante de Solange : elle se décida à demander, pour quelques jours, une équipe de soldats auxiliaires.

Un matin donc, ayant chargé Maxime de venir à Château-Gallé tenir compagnie à son grand-père, elle s’en alla vers la ville, munie des papiers qu’il fallait. À la caserne, un vieil officier grognon la reçut d’abord fort mal ; elle lui tint tête et il finit par lui promettre d’envoyer trois hommes pendant une semaine. Plus tard, peut-être pourrait-elle obtenir une autre équipe pour une période un peu plus longue,

Les trois militaires arrivèrent le jundi suivant : deux de bon matin, le troisième, peu avant midi. Ce dernier se présentait mal : gras jeune homme à la moustache retroussée et aux mains sales ornées de bagues. Il avait un peu bu et parlait laidement, comme un débauché. Tout de suite, il conta qu’il avait été blessé au début de la guerre ; maintenant, ayant, disait-il, payé sa dette, il se moquait de tout et n’en craignait pas un. Les deux autres, pauvres de gloire, l’écoutaient poliment.

Il en coûta à la Misangère de l’accueillir aussi bien que les deux premiers ; elle le fit cependant. Elle avait conçu ce plan rusé d’obtenir de ces hommes, par douceur et gâteries, ce qu’elle exigeait rudement des autres ; pendant huit jours on pouvait jouer cette comédie.

Elle plaisanta même un peu avec le garçon hâbleur, Lui, bien vite, en abusa. Le soir du premier jour, ayant à interpeller la patronne, il cria :

— Hé ! la vieille !… :

Elle eut un sursaut mais se domina et répondit, Ce garçon qui lui déplaisait et ne lui inspirait nullement confiance, elle l’emmena coucher à Château-Gallé, sous prétexte de l’installer bien à l’aise ; les deux autres restèrent au Paridier où l’on avait dressé un lit dans le quéreux aux valets.

Le temps se maintint beau durant toute la semaine et l’on poussa le travail. Les trois hommes, certes, ne risquaient point leur santé ; s’il leur arrivait de s’échauffer un peu le sang, c’était bien par surprise. Néanmoins, la Misangère ne les prit jamais à rebours, les flattant au contraire et leur servant du vin. À la ferme, les labours furent bien avancés ; à la Cabane, le samedi, on rentra les derniers fourrages.

Ce jour-là, le soldat ancien blessé était resté avec Christophe au Paridier ; la Misangère, en effet, ne se souciait pas de le voir avec Maxime, à cause de son hardi langage. Il se plaisait d’ailleurs à la ferme et ne le cachait point, adressant à Francine et surtout à Solange des compliments directs.

La Misangère, méfiante, ne le perdait jamais de vue bien longtemps. Dans l’après-midi, elle revint de la Cabane inopinément. Dans la cour de la ferme, elle trouva les bêtes attelées sur l’areau : l’homme avait abandonné son travail ou bien ne l’avait pas encore commencé. On l’entendait rire dans la maison. La Misangère entra et Solange en fut grandement honteuse car elle se tenait non loin de l’homme qui la taquinait. Le galant, au contraire, ne se montra pas gêné : attablé devant une bouteille, l’œil luisant, il se prit à tourner un compliment faraud :

— Hé ! hé !… ma bonne vieille…

Il n’acheva point et ne tint pas longtemps la crête si haut : la Misangère lui avait mis une main sur l’épaule et de l’autre, qui tenait un bâton, elle lui montrait la porte.

Il sortit, penaud, et se dirigea vers les bêtes qui attendaient. Mais ce n’était pas encore là sa place : la Misangère l’avait suivi et le chassait, ni plus ni moins qu’un galvaudeux. Bien que l’homme fût gravement sot, ii comprit qu’il s’était trompé sur le compte de cette bonne vieille et qu’il n’y avait pas à résister.

Le soir la Misangère donna une pièce aux deux autres qui s’étaient bien conduits.

Elle ne fit à Solange aucun reproche franc, mais la mena durement, lui parlant avec une hauteur méprisante.

Son autorité s’accrut en cette occasion. Elle fut absolument maîtresse au Paridier, dirigea tout sans consulter personne ; elle en vint à tenir la bourse et à faire elle-même les paiements.

Depuis le commencement de l’été, elle avait beaucoup maigri ; son teint devenait terreux. Elle prenait tous ses repas à Château-Gallé, près de Claude, mais souvent elle ne pouvait manger ; des crampes très douloureuses lui tordaient l’estomac.

Cela, elle était seule à le savoir.