Paul Lacomblez, éditeur (p. 155-186).


QUATRIÈME ÉTAPE

Le cimetière de Saint-Rombaut.


… et au même moment les ailes noires s’arrêtèrent aussi, et formèrent une grande croix présentée par Notre Sauveur au dernier regard de son ferme soldat.
(Les Fusillés de Malines, ch. iv. G. E.)


Le lendemain, dans la matinée, les pri­sonniers entendent tonner l’artillerie. Ils apprennent que nombreux, cette fois, au point de former une armée, leurs amis ont investi la ville pendant la nuit. Béguinot vient de sortir à la tête de ses troupes. Une bataille en règle s’engage.

À genoux sur les dalles de leur cachot, les prisonniers adressent au Ciel d’ardentes supplications en faveur de leur cause.

L’anxiété les dévore. Sans cesse, ils interrompent leurs prières à haute voix, pour prêter l’oreille aux progrès de la canonnade.

Partant de cette idée que les efforts de l’armée nationale tendront à pénétrer dans la ville, selon que la tourmente s’éloigne ou se rapproche, ils en augurent que leurs amis ont le dessous ou le dessus. Combien de fois les prisonniers tombent du plus enivrant espoir dans le plus morne abattement ! À la longue, l’avantage paraît devoir rester aux patriotes. On se bat près des remparts mêmes. Oui, les insurgés remportent. Leur feu, continuellement nourri, étouffe celui des Français, et à en juger par la faiblesse de leur fusillade, ceux-ci cherchent, en fuyant, à regagner la place. Reste à savoir s’ils ne seront pas taillés en pièces par les assiégeants. Mais que signifie ce fracas d’artillerie intervenant dans le lointain ! Sans doute, un renfort d’insurgés pour consommer la déroute des républicains. Pourquoi, dans ce cas, la fusillade reprend-elle avec tant de vivacité de part et d’autre ? Il serait étrange que cet appoint donné à leurs ennemis eût ranimé le cou age des Français !

À quelle tactique obéissent les paysans en transportant le théâtre de l’action loin de la ville convoitée ?

Comme tout à l’heure, la fusillade languit d’un côté Mais duquel ? Sur le point de vaincre, les patriotes ont-ils fléchi subitement ? À présent le feu cesse de part et d’autre et meurt sans s’éloigner.

Après une demi-heure d’angoisses, durant laquelle aucune rumeur du dehors ne leur arrive plus, les prisonniers discernent le brouhaha des troupes entrant ou rentrant dans la ville. Lesquelles ? Celles de la sainte cause, pour sûr. La garnison ne mettrait pas ce temps à défiler. Voilà qu’une partie se dirige vers ce quartier ; sans se hâter, toutefois. Pourquoi cette lenteur ? Les libérateurs touchent aux portes de la prison. Leurs pas résonnent dans les escaliers Ils approchent en grand nombre, mais toujours sans accourir ; sans s’annoncer par le moindre cri d’allégresse à ceux qu’ils viennent délivrer.

Les prisonniers agenouillés se relèvent pour voler à la rencontre de leurs frères. Ils les hèlent à travers la serrure. Pas de réponse. Cependant les arrivants se rapprochent à pas mesurés. On leur ouvre.

Les voilà ! Guillot la Taupe, Tony Van Eylen et les autres ! Mais leur pâleur, leurs regards, leur physionomie, toute leur contenance proclame leur défaite avant qu’ils desserrent les lèvres et avant même que surgissent derrière eux les fusils de l’escorte qui les réunit aux autres prisonniers !

À peine les gardiens se sont-ils retirés que Chiel, en proie à une violente exaltation, se jette au pied de Willem : « C’est ma faute, s’exclame-t-il ! Mes amis, c’est moi qui vous ai perdus ! Je suis cause de tout le mal. Sans ma négligence, notre cause triomphait. Criminel imbécile que je suis de m en être fait accroire par le premier ivrogne venu, qui racontait notre triomphe sur toute la ligne ! »

— Non, c’est faux ! Chiel s’accuse à tort. Il n’y a de coupables que nous ! déclarent le Schalk et le Blanc. Chiel restait incrédule jusqu’à la dernière heure. C’est nous qui nous efforcions d’endormir sa vigilance, et de lui faire partager nos illusions. Hélas ! Nous n’y sommes que trop par venus !

— Va, mon brave Chiel, console-toi ! disait Guillot en s’efforçant de calmer son ami. Notre malheur n’est pas irréparable. Il n’y a plus en pays flamand un seul hameau soumis aux Français. Les villes imitent les campagnes. Anvers nous appartiendra. Nous tenons toujours Lierre. Nos amis reviendront à la charge avec des troupes nouvelles. Tu n’as péché que par une trop grande confiance, mais qui pourrait t’en faire un grief ? Autant alors te reprocher ta foi de chrétien ! Cesse de te désoler, mon bon Chiel, et sois bien persuadé que tous, à commencer par ton ami Willem, nous aurions fait comme toi !

Ces bonnes paroles ayant calmé le Torse, Guillot fit à ses amis le récit de ce qui venait de se passer.

La nouvelle de la reprise de Malines par les Français avait été portée au camp de Duffel au moment où on s’y réjouissait de la réussite du coup de main tenté par Chiel.

Sans perdre de temps en lamentations et en giries, sur la proposition de Guillot, on décida de marcher immédiatement sur Malines et de s’en rendre maîtres pour délivrer les camarades. Le camp fut levé. Le soir même, l’armée nationale, forte d’un millier d’hommes, entourait la ville. Sans se douter de l’importance des troupes insurgées, Béguinot opéra une sortie, mais, attaqué simultanément du côté des portes d’Anvers, de Diest et des Vaches, il avait été forcé de morceler la garnison pour tenir tête aux assaillants. Servis par leur supériorité numérique, non moins que par leur bravoure, dès le premier engagement ceux-ci firent éprouver des pertes considérables aux Français. L’issue de l’action était certaine, la retraite allait même être coupée à la garnison, un carnage se préparait, lorsqu’un corps de gendarmes et d’infanterie, envoyé d’Anvers sous le commandement du chef de brigade Mazingant, pour opérer sa jonction avec Béguinot, rencontra les patriotes au Bruinkruis, près de la porte d’Anvers, les chargea avec impétuosité et mit en déroute l’armée nationale.

Beaucoup de paysans auraient pu gagner Haecht et ensuite Louvain avec le gros des fugitifs ralliés par le curé de Duffel et Marguerie, mais comptant retrouver leurs amis dans les prisons de Malines, ils avaient préféré se rendre au vainqueur, après lui avoir tenu tête le plus longtemps possible.

De ce nombre étaient, avec Chiel et Tony, un cultivateur septuagénaire de Leest, Philippe Van Elcke, Pierre Bosmans et François De Becker de Keerbergen, Ange Geerts et Jacques Rombaut de Hever, enfin, Jean-Baptiste Selderslaghs de Hombeek sur la Senne.

L’après-midi, on mena tous les prisonniers dans une salle antique de l’hôtel de ville, où siégeaient, derrière une table drapée de noir comme un cercueil, cinq officiers constitués, par Béguinot, en tribunal, sous la présidence du chef de brigade Mazingant, le vainqueur du Bruinkruis.

L’appareil solennel entourant cette comparution, les physionomies dures et implacables, la tenue sévère de ces personnages en grand uniforme, n’émurent pas outre mesure les prisonniers. Quelques heures de tourmente avaient suffi pour aguerrir et tremper le moral de ces villageois, si promptement intimidés auparavant, et, sous les regards menaçants qui les dévisageaient, aucun ne baissa les yeux.

Après lecture d’un rapport, en français, sur les événements des deux dernières journées, les accusés furent mis, l’un après l’autre, sur la sellette. Le président leur posait à chacun les mêmes questions. Un employé municipal traduisait, à peu près, ces questions en flamand et donnait une version, plus approximative encore, des réponses flamandes. On demandait aux paysans leurs nom et prénoms, le nom de leur mère, leur lieu de naissance, leur domicile, leur profession. Ces noms de terriens et de terroirs flamands, prononcés à la diable par le juge et l’interprète, n’étaient pas orthographiés avec plus de soin par le greffier. Dam ! on n’y regardait pas de si près avec des brigands !

L’interrogatoire des prévenus roulait, en outre, sur les motifs de leur arrestation, l’époque de leur enrôlement et de leur départ. On essayait de leur faire nommer leurs chefs, leurs compagnons, les auteurs des manifestes et des proclamations, ou ceux qui, par des discours et des conseils, les avaient engagés à s’armer contre la République. On cherchait à savoir le montant de leur solde et l’origine de leurs finances. On les confrontait avec les soldats qui les avaient arrêtés, et des bourgeois, espions et délateurs, témoignaient contre eux.

Tous avouèrent, en en tirant gloire, les actes qu’on leur imputait à crime, et poussaient la crânerie jusqu’à trier eux-mêmes, parmi les pièces à conviction, les armes, les outils, les insignes qui leur appartenaient ; mais tous aussi se refusèrent obstinément à désigner leurs chefs, leurs frères d’armes ou à révéler le moindre détail de leur organisation et de leurs projets.

Rik le Schalk se moqua des interrogateurs en se donnant pour le Fou de la Chambre de rhétorique « la Pivoine » de Malines.

Et comme le président du Conseil lui faisait observer qu’il n’existait plus ni chambres de rhétorique, ni fous, ni « institutions d’un autre âge » :

— Heu ! heu ! dit le Schalk. Vous avez beau déraciner et ravager les pivoines, on en a gardé la semence. Et quant aux fous, il en court plus que jamais ; les plus grands, les fous enragés étant ceux qui se flattent de supprimer les autres !

Quant Tistiet et Tony parurent devant la barre, ils excitèrent, chez les plus renfrognés et les plus rébarbatifs de leurs juges, un visible mouvement d’intérêt et d’admiration. Leur adolescence, leur heureuse physionomie plaidaient en leur faveur. Sans doute, on ne rencontrait pas beaucoup de conscrits d’aussi avenante et loyale mine dans les armées de la République. Mazingant se consulta un moment avec ses collègues, puis, abrégeant l’interrogatoire des deux jeunes gens, il leur tint un long discours, emphatique comme toute l’éloquence de cette époque, mais empreint d’une modération inaccoutumée. L’orateur mettait leur participation à la révolte sur le compte de leur extrême jeunesse et réduisait la gravité de la faute aux proportions d’une fugue d’écolier, d’un simple coup de tête. La commission militaire était prête à les gracier, quoiqu’on les eût pris les armes à la main et signalés l’un et l’autre comme se trouvant constamment à la tête des rassemblements dans Malines ou dans les environs. Il leur accorderait la vie sauve et même la liberté, s’ils promettaient, dorénavant, de rentrer dans le devoir et de joindre, dès maintenant, comme volontaires, les régiments en campagne. Il les engageait paternellement à apporter, au service de la grande cause républicaine, le zèle et l’ardeur qu’un coupable égarement, résultat de pernicieux conseils, leur avait fait prêter aux factieux, aux suppôts du fanatisme !

En s’adressant aux jeunes gens, Mazingant se départissait de son ton rogne et péremptoire. Tistiet et Tony auraient pu se croire, plutôt que devant un conseil de guerre, devant un conseil de milice appelé à se prononcer sur leurs aptitudes pour le service.

L’interprète leur ayant traduit en substance cette admonestation clémente, ces tout jeunes hommes, spontanément, de commun accord, répondirent à ces avances par un refus énergique et, au lieu de répéter la formule du serment de fidélité à la République, ils s’écrièrent : « Leven de Patriotten ! Voor God en voor het Vaderland ! »

Tous ensemble leurs compagnons répétèrent les mêmes vibrantes et enthousiastes exclamations.

— Vivent les patriotes ! En voilà toujours un lot qui n’auront plus longtemps à vivre ! grommela Mazingant et, sur le point de biffer de la liste fatale les noms de Tistiet et de Tony, il déposa la plume.

Après un semblant de délibération, il fit donner lecture d’un long jugement élaboré d’avance et condamnant les quarante et un « brigands » à être passés par les armes.

L’arrêt portait que la sentence recevrait « tout de suite sa pleine et entière exécution ».

Ils entendirent, sans témoigner grande stupeur, la lecture de cette sentence draconienne. Ils comptaient que leurs amis reprendraient la ville et les délivreraient avant le lendemain.

Ils se laissèrent reconduire à la prison, docilement.

Beaucoup prirent leurs dispositions pour la nuit. Harassés par trois nuits blanches et près de trois journées d’excitation et de fatigues, ils ne tardèrent pas à s’endormir aussi tranquillement que dans leurs granges et leurs soupentes.

Au dehors, cependant, se réglaient les préparatifs de leur supplice. Avant de repartir pour Bruxelles, Béguinot avait laissé des ordres détaillés et précis afin que cette exécution fût entourée d’un appareil redoutable. Ainsi, pour augmenter l’effet de terreur, devait-elle avoir lieu cette nuit même, à la lueur des torches, avec le concours de toute la garnison.

Depuis la séance du Conseil de guerre, aux quatre coins de la Grand’Place, se tenait une pièce de canon flanquée de ses servants, la mèche allumée.

Le quart après dix heures, une escouade de soldats se rendit à la prison, avec mission d’en extraire, pour les conduire au supplice, un premier convoi de quinze condamnés. On réveilla ceux qui dormaient et on les fit marcher sans rien leur dire de leur destination. Les paysans n’auraient jamais cru ces soldats bien armés capables d’assassiner de sang froid des ennemis sans défense. Les bourreaux mêmes chôment pendant la nuit.

À quelques paroles surprises de la conversation des guichetiers avec les soldats, les condamnés pensèrent qu’on allait les diriger sur Anvers. En conséquence, ils se munirent de leurs menus bagages renfermés dans un foulard de cotonnade et du bissac contenant leur reste de pain bis.

Ils cheminèrent entre deux rangs de soldats et de porteurs de torches. Une escouade ouvrait la marche, une autre la fermait. Ils arrivèrent dans cet ordre au cimetière de Saint-Rombaut. Là, on adossa ces quinze hommes, au mur de l’église, à environ un mètre l’un de l’autre, et six soldats s’alignèrent à dix pas, en face de chacun des condamnés.

Devinant alors seulement la vérité, chez beaucoup de ces pauvres diables que n’échauffait plus l’entrain de la prise d’armes et de la bataille, une réaction s’opéra ; l’instinct de la conservation reprit le dessus. Des scènes atroces se produisirent. Plusieurs tombèrent à genoux, invoquèrent le Ciel, se traînèrent jusqu’aux pieds des exécuteurs, essayèrent de leur embrasser les mains. Ne parvenant à les apitoyer, ils réclamèrent l’assistance des Malinois accourus en spectateurs et chez qui la curiosité l’emportait sur la poltronnerie. Les cavaliers avaient peine à tenir à distance ces badauds féroces.

L’officier chargé de ce vilain service, sentant peut-être fléchir son courage, coupa court à ces scènes, brusqua la représentation en commandant : « Feu ! »

On avait désigné pour cette répugnante besogne, les soldats mal notés, traînards, soudrilles, rebut de l’armée, piètres tireurs par dessus le marché. Par malheur aussi, pour les condamnés, il bruinait. Le vent éteignait les falots ou rendait leur lueur plus tremblotante encore, ce qui mettait les soldats accessibles à un sentiment de miséricorde, dans l’impossibilité de bien viser. Les cabrioles auxquelles se livraient les misérables empêchaient aussi le peloton d’exécution de dépêcher proprement sa besogne.

Les fusils crépitèrent avec un bruit de toile qu’on déchire.

Plusieurs paysans ne furent que blessés ou simplement éraflés.

Ils se roulèrent par terre et se débattirent dans d’atroces contorsions.

Une deuxième décharge générale ne mit pas encore fin à ces affres. On entendait gémir. Des membres remuaient. Les soldats se rapprochèrent des agonisants et, à coups de pistolet et de sabre, les réduisirent au silence et à l’immobilité.

La foule des curieux, semblait à peine moins immobile, moins silencieuse que les morts.

Quinze ombres mamelonnaient de tertres l’herbe du cimetière. À côté de ces formes humaines, gisaient des ombres accessoires : un bissac, une gourde, un paquet de hardes. Tandis que dragons et chasseurs à cheval demeuraient autour du cimetière, les fantassins accompagnés des porteurs de torches allèrent chercher les quinze victimes suivantes.

Celles-ci avaient continué de dormir, lourdement, du bon sommeil qui suit les journées de semailles ou de fenaison. Le bruit des fusils et les lamentations des suppliciés n’étaient pas arrivés jusqu’à la prison. Les gars se levèrent, emportèrent leur pauvre bagage, sans entretenir plus d’appréhension que les premiers. Mais au terme du trajet leur détresse fut autrement terrible. Les corps des pauvres diables étendus par terre apprirent à leurs compagnons le sort qui les attendait. On ne les réveillait que pour les endormir d’un sommeil bien autrement profond ! On n’entendait pas la respiration des dormeurs, et jamais chambrée de valets et de journaliers, lourde de sueurs et d’haleines, n’effluait cette écœurante odeur d’abattoir et de boucherie ! On aurait même dit que le halo entourant la flamme des torches et avivant leur rougeur, provenait de sang évaporé.

Quoique, pour éviter les horreurs précédentes, l’officier eût rapproché les soldats de leurs cibles, ils se montrèrent plus maladroits encore qu’à la première série et s’y reprirent jusqu’à trois fois, en s’aidant finalement du sabre et des pistolets, pour arrêter le râle et les palpitations tenaces de ces pauvres corps.

On fut quérir, avec le même appareil, les onze qui restaient.

C’étaient les meilleurs, les vrais, les braves des braves, savoir : Willem Tuytgen, Jean Michel Van Rompaey, Henri Schalenberg, Henri Heratens de Bonheyden ; Jean-Baptiste Vervloet et Antoine Van Eylen d’Elewyt ; Gilles Bull de Sennegat, De Golder de Malines et Pierre Bosmans de Keerbergen.

En arrivant sur le sinistre préau, jonché déjà de trente cadavres, ne pouvant les enjamber tant ils étaient rapprochés, forcés de les fouler, de patauger dans leur sang, ces dignes garçons, mus par un même sentiment de piété et de vénération, laissèrent leurs sabots à l’entrée de la place pour ne point trop peser sur ces restes. Ainsi se déchaussent les manouvriers avant de pénétrer dans la grand’chambre de la ferme, orgueil de la bazine.

C’est dans ce cortège de la mort que consistait le véritable supplice. Les plus stoïques eussent senti leurs nerfs se révolter à l’aspect de ces dépouilles inanimées, de cette chaude et luxuriante floraison humaine, brutalement fauchée et vouée avant sa maturité à la pourriture souterraine !

Mais entre tous ces jeunes hommes, nul plus que Chiel le Torse ne devait ressentir l’anomalie, l’arbitraire atroce de cet attentat à l’œuvre du Créateur. Aucune nature ne proclamait aussi plantureusement que celle de Chiel ses droits à la vie, à de longs jours sous le ciel natal, aucune nature ne devait se cramponner aussi opiniâtrement à l’existence ! Son esprit ouvert et lucide, sa conscience sans reproche, sa santé robuste, sa superbe musculature, tout ce qu’il y avait en lui de sève, de ressort, d’énergie, protestait contre cette suppression de son être, contre ce trépas anticipé, contre cette annihilation d’un corps d’élite bâti pour durer un siècle. Cet homme qui, la veille, dans le combat, avait affronté mille morts, mais les mains libres et certain de n’expirer qu’en se vautrant sur une litière de cadavres ennemis, ne pouvait se résigner à se laisser saigner comme une ouaille, sans se défendre, en tendant même la gorge aux bouchers. Soudain il écarta les toucheurs qui l’acheminaient vers la fatale muraille et fonça en avant, tête baissée, taureau qui se retourne contre les abatteurs. Il troua un premier rang de soldats, mais la haie était double et les hommes du second rang lui barrèrent le passage et se jetèrent sur lui. Continuellement il échappait à leurs étreintes. Tenu par les mains, il ruait ; saisi par les pieds, il mordait, et telle était sa vigueur herculéenne, que désespérant s’en rendre maîtres, les soldats se virent dans l’alternative de devoir le sacrifier sur place. Enfin on l’assomma d’un coup de crosse sur la tête et on profita de son court étourdissement pour le ligoter et le ra mener auprès des autres patients. Mais il ne cessait d’invectiver ses bourreaux et, dans sa rage, s’oubliait jusqu’à blasphémer et à désespérer de Dieu.

— Chiel ! Chiel ! Ne fais pas comme le mauvais larron ! l’adjurait Guillot. Songe à ce que souffrit le divin crucifié !

À ce reproche, le Torse cessa de regimber. Il se détendit. La crise se résolut en d abondantes larmes. Derrière le voile de ses yeux, le rude garçon meunier vit se dresser le moulin, chantier de son énergique et manuel travail, le cher moulin entre Rymenam et Bonheyden. Isolé comme une vedette, de la chaussée les passants apercevaient ses ailes aussi noires que celles des chauves-souris, au-dessus d un rideau de sapins, devant lesquels régnait, au milieu d’une étendue de bruyères et de genêts, une mare glauque toujours coassante de grenouilles pâmées à fleur d’eau ou à cropetons sur les larges feuilles des nénufars. C’était un moulin très vieux et très noir. Il parut à Chiel plus vieux et plus noir que d’habitude et ses ailes tournaient par saccades comme au rythme des sanglots du meunier…

Les soldats prenaient leurs distances et s’alignaient pour la dernière fusillade. Rik Schalenberg, facétieux jusqu’à la fin, — n’avait-il pas promis à ses camarades, là-bas, de les distraire aux heures critiques ? — Rik le Schalk, cria aux soldats :

— Un instant !… que je fasse place à vos balles !

Et il se déboutonnait, voulant se donner le suprême plaisir de traiter les Français comme il avait traité leurs placards à Bonheyden.

Guillot la Taupe comprit son idée et ne put réprimer un sourire ; mais au seuil de l’éternité une certaine décence lui semblait de mise.

— Rik ! se contenta de dire doucement Guillot au loustic en levant la main vers le Ciel.

Le Schalk se rajusta d’un air boudeur : « Tu es bon, toi ! On prend ses précautions avant de partir en voyage ! » Mais se ravisant aussitôt et pressant les mains de son chef :

— Au fait, tu as raison, Willem. Ce n’est plus la peine. Nous touchons à l’étape où nous serons allégés pour du bon. Autant alors abandonner cet engrais-là en même temps que le reste de notre guenille… Puis, ils auraient pu croire que je mourais en sans-culottes…

Les amis se donnèrent une suprême accolade et se recueillirent, en posture de se présenter devant leur juge.

Sans s’appuyer au mur, le corps droit et fier, la tête levée, la jambe avancée pour mieux prendre son aplomb, son feutre à la main, ses abondants cheveux noirs satinés comme le pelage de la taupe lui retombant sur le front en mèches ébouriffées, son franc et droit regard arrêté sur les canons des fusils, Willem Tuytgen, le fils du bourgmestre, semblait aller au devant de la mort.

D’une voix ferme il s’écria : « Voor God en het Vaderland ! »

Les éclairs jaillirent des fusils avec un accompagnement de tonnerre grêle qui étouffa le bruit sourd des balles perforant les poitrines.

Tistiet et Tony s’étaient tenus embrassés et au moment où les soldats épaulaient, Tistiet avait essayé de protéger son ami de son corps. Mais chacun fut mortellement atteint. Pivotant sur eux-mêmes, ils glissèrent lentement le long du mur, les bras se délacèrent, ils se détournèrent l’un de l’autre ainsi que deux frères inséparables qui se sont souhaité le bonsoir. Ils tentèrent de ramener leur blouse sur leur visage, puis, n’y parvenant pas, se cachèrent la tête sous leur bras replié. On les avait souvent vus ainsi, allongés côte à côte, le brun Oiseleur et le blond Joufflu, dans les guérets dorés, à midi, l’heure de la sieste des moissonneurs, et comme ils se garantissaient alors contre les rayons trop brûlants du jour, maintenant ils cherchaient à se défendre du froid de l’ombre éternelle.

Plus heureux que les trente autres, pour ces onze braves le premier coup avait été le coup de grâce.

Quelques secondes au plus, les fonds et les horizons de leurs paysages familiers s’éloignèrent, se fondirent, décrurent jusqu’à disparaître dans le vide. Emportés dans une course rapide, il nous semble que ce soit la campagne traversée qui nous fuit et se dérobe, alors que nous-mêmes dévorons l’espace… Eux, avaient dévoré la vie ! C’était eux qui passaient.

Les ailes du moulin de Chiel tournèrent de plus en plus lentement, le tic-tac du moulin de Chiel et les battements du cœur de Chiel se confondaient, se ralentissaient ensemble, s arrêtaient en même temps, et au même moment les ailes noires s’arrêtèrent aussi et formèrent une grande croix présentée par Notre Sauveur au dernier regard de son ferme soldat…

Un seul survivait cependant ; Chiel De Golder le batelier :

À peine effleuré par une balle, il eut la présence d’esprit de se laisser tomber et, après quelques minutes de complète immobilité, il profita de l’entassement des cadavres autour de lui, pour se traîner à quatre pattes en dehors de la zone éclairée par les torches et arriver à se perdre dans la foule. Déjà il approchait de la ligne des curieux, il touchait au salut. Les spectateurs haletants, qui avaient vu ramper cette masse noire, allaient doucement s’écarter et le masquer derrière leurs files. Mais une femme que démangeait cette rage d’indiscrétion, ce besoin de tout déceler, communs à la généralité de ses pareilles, ne put réprimer un bruyant mouvement des lèvres en même temps que du doigt elle montrait machinalement le malheureux aux soldats en train de débourrer leurs fusils. Les bourreaux coururent à l’évadé et le sacrifièrent dans les rangs même des spectateurs.

Un sourd grondement, une huée mal contenue, s’éleva de la multitude, jusqu’alors témoin impassible sinon complaisant de ce massacre. La conscience populaire allait-elle enfin protester ? Commençaient-ils à se douter, les glabres citadins, que ces bons pacants de la campagne circumvoisine, ces simples, abattus, de sang froid, comme une volée de pigeons, étaient — mieux que des hommes, plus que le prochain, — des compatriotes et des frères ; que cette blonde et rose chair à fusils français, que ces rondes et larges cibles de chair épanouie, représentaient la fleur de leur sang, le meilleur de leur race !

L’inepte action de cette boutiquière acheva d’édifier les Malinois sur leur propre lâcheté. Mais il était bien temps de s’opposer à présent à ces horreurs. L’immolation était consommée. Honteuse, rougissant d’elle-même, une grande partie de la foule s’écoula en silence, s’évitant les uns les autres comme des complices qui se méprisent et se font mutuellement horreur.

La misérable commère, aussi bourrelée de remords que Judas, s’était empressée d’abandonner la place. Une légende veut qu’elle devint folle et que, maudite dans sa descendance, plus jamais le malheur ne sortit de sa maison.

Quarante et un cadavres gisaient sur le champ de repos converti en champ de supplice. Écartant par moments les nuages qui la voilaient de leurs crêpes funéraires, la lune montrait sur le mur gothique, éraillé, labouré par les projectiles, un étrange espalier, un plant de vigne qui avait crû spontanément ; des lambeaux de haillons, des chairs déchiquetées, des portions de cuir chevelu, des éclisses d’os fracturés, s’étaient aplatis contre la paroi et dessinaient des sarments et des enlacements feuillus, où les caillots et des gouttes de sang jouaient les grappes de raisins.

La garde des morts ayant été confiée au gros des troupes, une escouade pilotée par quelques porteurs de falots se rendit au logis du fossoyeur métropolitain. Introduits, après force sommations et bourrades, dans un réduit humide et plein de touffeur, le gradé commandant la patrouille apprit au terrassier macabre la corvée que la République réclamait de son civisme. Mais le minable bonhomme se rebiffa avec une vivacité inattendue, alléguant que lui, Pierre-Joseph Gooris, n’ayant jamais inhumé que les prélats et prudes gens de la ville, ne pouvait, après soixante ans d’honorables services, salir ses mains et ses outils à des voiries de manants !

Les Jacobins, peu démontables cependant, demeuraient pantois devant si fantastiques scrupules de dignité et, dérogeant à leurs habitudes, se retirèrent sans violenter cet aristocrate d’une espèce encore inconnue !

Ils se rabattirent sur une troupe de bourgeois qu’ils cernèrent et contraignirent à creuser la tranchée destinée aux fusillés, en mettant précisément aux mains des fossoyeurs improvisés les bêches et les houes abandonnées par les paysans !

Avant d’enterrer les victimes, les soldats les fouillaient, retournaient leurs poches, commençaient par s’approprier quelques pauvres bijoux, et, de prise en prise, en arrivaient à les dépouiller de leurs nippes, à les mettre complètement à nu.

Suivant un usage répandu parmi nos gens de mer, l’aide-batelier De Golder portait de petits anneaux d’argent aux oreilles. Pour aller plus vite en besogne, les profanateurs tiraient si brutalement sur ce précaire objet de leurs convoitises, que le lobe se fendit et qu’ils ramenèrent un bout d’oreille accroché à la bélière.

En procédant à ces rapines sacrilèges, les soudrilles, mises en verve par quelques rasades et leur entrevue avec l’impayable fossoyeur, plaisantaient les infortunés possesseurs de cette quincaillerie, et ne trouvant plus rien à leur arracher, se livraient même à d’infâmes mutilations sur ces cadavres.

Enfin, ils prirent les fusillés par les pieds, les traînèrent jusqu’à la tranchée, les y précipitèrent, pêle-mêle, et sautèrent à talons joints dans la fosse pour mieux les tasser ; puis, ayant recouvert le tout de quelques pelletées de terre, ils finirent par danser une carmagnole féroce sur le remblai. De loin, en voyant tournoyer et vaciller les torches entre leurs mains, on aurait dit d’un sabbat ou de quelque danse du scalp.

Or, ces quarante et un blousiers du pays de Malines furent les premiers martyrs de la cause patriale. Une chronique sommaire, un froid procès-verbal consigné dans les archives de la ville, ne nous a perpétué leurs noms qu’en les estropiant, et l’annaliste n’a pas songé davantage à rebouter l’orthographe de leurs paroisses d’origine.

De monument, bronze ou marbre ? Point. Ni pierre tumulaire, ni même de croix expiatoire. Mais qui donc, en dehors des archéologues qui leur portent un intérêt professionnel, et témoignent à leur endroit une docte et frigide curiosité, entendit jamais mentionner ces obscurs pâlots !

À la différence des classiques victimes du duc d’Albe, ces va-nu-pieds marchèrent à la mort sans marcher à la postérité.

Moi, qui chéris et vénère la mémoire de ces patriotes impolitiques, j’essayai de fixer leurs traits et de reproduire leur rôle en ces pages votives.

À cette fin, je ne recourus point à des incantations redoutables. Aux cœurs aimants, l’intensité de la tendresse suffit pour conjurer les élus. Non, j’ai simplement entrepris le pèlerinage aux campagnes qu’ils hantèrent. Là, m’étant imprégné de leur atmosphère natale et de l’immuable mélancolie de leurs garrigues ; convaincu de l’atavisme des terriens autant que de la perpétuité du terroir, j’ai retrouvé la chair de leur chair et le sang de leur sang !

Que de fois, en cette arrière-saison, aux lueurs d’un couchant qui transforme en rubis les améthystes des bruyères, à cette heure humide et crépusculaire, où les voix des angélus prennent de rauques intonations de tocsin, ai-je pressenti l’approche d’une occulte présence, exaspérant encore l’éloquence farouche et la poésie troublante de ce pays suggestif entre tous !

Dédaigneuses du ciel même, les âmes nostalgiques revenaient à leur patrie terrestre et chez un plastique moissonneur, chez un braconnier qui me dévisageait au passage et me saluait d’un pathétique bon­soir, je retrouvais la voix passionnée, les yeux héroïques, les lèvres frémissantes, l’allure intrépide, l’incarnation complète des fusillés du 23 octobre 1798.


Bruxelles, 18 août 1890.