Paul Lacomblez, éditeur (p. 95-153).


TROISIÈME ÉTAPE

À Malines.


Ce qui détermina Fabrice à rester, c’est que les hussards, ses nouveaux camarades lui faisaient bonne mine ; il commençait à se croire l’ami intime de tous les soldats avec lesquels il galopait depuis quelques heures. Il voyait entre eux et lui cette noble amitié des héros du Tasse et de l’Arioste…
xxxIl défaisait un à un tous ses beaux rêves d’amitié chevaleresque et sublime comme celle des héros de la Jérusalem délivrée. Voir arriver la mort n’était rien entouré d’âmes héroïques et tendres, de nobles amis qui vous serrent la main au moment du der­nier soupir ; mais garder son enthousiasme, entouré de vils fripons !!!
(De Stendhal, la Chartreuse de Parme.)


Malines embéguiné dans l’évaporation grise et lourde de la Dyle et de ses canaux, dormait encore d’un sommeil torpide. Il ne se trouva personne pour disputer le passage aux visiteurs matineux.

À mesure qu’ils défilaient sur le pont de bois, la trépidation que causaient leurs pieds, leur paraissait presque une irrévérence. Il y en eut qui marchèrent sur la pointe des orteils comme dans un dortoir d’hôpital. De l’autre côté de la poterne les premières files s’arrêtèrent, hésitantes, déconcertées par cette paresse. Un doigt sur la bouche, ceux de la tête s’interrogèrent du regard pour savoir s’ils avanceraient, tant cette extrême sécurité leur paraissait suspecte et mensongère.

Sur le point de franchir le seuil de la cité, l’Oiseleur lui-même demeurait sur place, regardant devant lui, se prolonger la grand’rue léthargique, presque reptilienne. Ainsi, d’un regard déjà troublé par le vertige, le désespéré embrasse l’étendue et sonde la profondeur d’un abîme. Il lui semblait que derrière lui quelqu’un le retenait par un pan de la blouse.

Le Torse cria : « En avant ! » et cette voix loyale rompit le charme. Poussés et talonnés par la masse, les chefs de files dépassérent résolument la voûte sombre. Coudes au corps, relevant d’une saccade des reins et des jarrets, l’étendard dont il serrait la hampe contre sa poitrine, Tistiet repartit à larges enjambées, tandis que le Blanc et le gâcheur de plâtre attaquaient la marche des anciens patriotes de Van der Noot.

À cette dissonante aubade des portes bâillèrent avec des grincements de gonds, les façades jaunes et ridées écarquillèrent leurs fenêtres palpébrées de persiennes et de jalousies, des volets s’étirèrent et derrière la cornée vitreuse des carreaux, parurent, en guise de prunelles, des têtes rondes, bouffies, hydropiques.

Une relative conscience se démêla laborieusement, sous les espèces d’une curiosité hargneuse, dans ces masques effarés. Les maisonnées se montrèrent sur le pas des portes. Matrones en saindoux, hommes caséeux, marmaille mucilagineuse, assistèrent à la procession avec une sorte de méfiance mêlée de goguenardise, sans manifester leur pensée autrement que par des moues, des sourcillements et des sourires. Ils comprenaient à la longue ce que venaient faire chez eux de si grand matin, ces rustauds de leur banlieue, mais dès l’instant qu’ils comprirent, ils décidèrent du même coup d’affecter non seulement l’indifférence, mais la plus profonde inertie. Race éduquée ils ne pouvaient rien avoir de commun avec ces intrus, avec ces pagnotes débraillés qu’ils dévisageaient comme des bêtes curieuses. Les plus hardis avec des chuchotements, des rires mal étouffés, se désignaient dans le cortège l’un ou l’autre va-nu-pieds, cheminant les mains vides ou armé, tout au plus, d’une gaule taillée en chemin.

— Mais c’est le dénicheur d’oiseaux ! s’exclama, à la vue de Tistiet, une marchande de moppes et de pains d’épices… Le joli porte-drapeau, ma foi ! C’est le cas de dire : Tant vaut l’enseigne, tant vaut la confrérie.

Sans se laisser rebuter par ces mines dégoûtées, ces regards qui les déshabillaient, ces narines scandalisées, Tistiet et ses compagnons agitaient leur drapeau, brandissaient leurs casquettes au bout de leurs armes ou de leurs outils, poussaient des cris : Leven de patriotten ! Weg met de Franschen ! s’efforçaient de se concilier ces spectateurs, se donnaient pour leurs alliés, leurs milices secourables, tournaient vers eux leurs francs et radieux visages, si loyaux, si affectifs, les saluaient de leurs voix mâles, tentaient de leur réchauffer l’âme à la flamme généreuse de leurs prunelles !

Efforts stériles ! Ils eussent plus facilement fait lever des épis dans la neige. Pas un regard, pas un geste ne répondit à leurs avances, pas une main ne s’ouvrit aux leurs, aucune bouche ne leur souhaita la bienvenue, nul ne fit un pas pour entrer dans leurs rangs et leurs acclamations ne rencontrèrent aucun écho.

Avec des gloussements de poule craignant pour ses poussins, les femmes retenaient l’un ou l’autre bambin plus communicatif qui, séduit par ces mines ouvertes, aurait voulu danser devant la troupe. Les tsiganes, voleurs d’enfants, n’auraient pas inspiré plus de terreurs à ces bourgeoises.

Les moins prévenus, les moins bouchés éprouvaient pour ces gueux enthousiastes l’égoïste et rationnelle pitié des docteurs pour les illuminés et les apôtres. Pas souvent que ces citadins établis, ces boutiquiers, ces fonctionnaires, ces bourgeois mitonnant dans leur bien-être, pactiseraient avec ces meurt-de-faim, ces brûlots, ces pouilleux qui ne risquaient d’autre enjeu dans la partie qu’une existence précaire et que des jours sans pain ! Respectueux du fait accompli, las des aventures, ils estimaient que, régime pour régime, puisqu’il fallait des maîtres autant valait subir des tyrans à peu près repus, que payer de nouvelles contributions de guerre à des libérateurs faméliques et héberger ces pieds poudreux.

Il flottait dans cet air de la ville des miasmes de lâcheté et de compromission.

Et aussi convaincus qu’ils fussent de l’excellence de leur cause, cette hostilité ambiante, cette attitude rétractile de la population ne laissait pas d’énerver ces braves et ferventes âmes. Ils n’avaient point prévu pareil accueil. Ah ! leurs cris patriotiques résonnaient autrement, hier, au village, sous les voûtes de l’église, aux tablées du cabaret, autour du tilleul, sur le parvis. Et le navrement du soir amoureux les avait doucement étreints, mais sans les glacer. À présent ils se montaient un peu le coup. Leurs poumons se dilataient avec effort. Une vertu maligne assourdissait le timbre vibrant de leurs voix ! Un froid funèbre leur pénétrait l’âme. Et cette brusque dépression de la température morale les faisait vaguement douter d’eux-mêmes sinon de leur devoir.

Mais il s’agissait de réagir. Un de ces démons qui possèdent les villes, venait les tenter. Sans se rendre exactement compte de ce qui se tramait d’occulte et de maléfique autour de leur entreprise, ils se signèrent, et leur foi triompha des fluides délétères.


Aussitôt après, l’appoint de quelques gens du peuple, débardeurs, bateliers, marchands de moules, garçons poissonniers, les réconcilia avec Malines.

Conjonction plus réparatrice encore : Ayant pris par la rue Notre-Dame d’Hanswyck, la rue d’Or et les Bailles de Fer, au moment de déboucher sur la Grand’-Place, au tournant de la Halle aux Poissons, devant la cathédrale, ils rencontrent la colonne venue du Petit-Brabant et des Flandres. Impossible de se méprendre sur les sentiments de ceux-ci ! Ils portent les mêmes blouses, les mêmes armes précaires, poussent des vivats dans la même langue barbare et d’une voix tout aussi fruste ! Dès qu’elles se sont aperçues, les deux bandes courent l’une vers l’autre, fraternisent, se fusionnent de manière à n’en former qu’une seule. À la bonne heure ! Rien n’entamera plus leur confiance à présent.


Tandis qu’ils se réjouissent de leur réunion et lient, le demi-litre en main, plus amplement connaissance, surviennent quinze artilleurs et une dizaine de gendarmes français que Béguinot a laissés pour garder la place. Aussitôt les rangs se reforment, on se prépare à recevoir honorablement ces indiscrets.

— En joue, camarades ! commande Chiel, reconnu aussi pour chef par les ruraux du Petit-Brabant.

Devant cet imposant effectif, et ignorant que la plupart des fusils qui les ajustent ne sont pas chargés ou sont hors d’usage, les soldats lèvent la crosse en l’air, demandant à se rendre. On les désarme et on les fait prisonniers, mais, loin de les maltraiter, les paysans, enchantés de ce premier avantage remporté sans effusion de sang, témoignent aux Français des égards presque affectueux. Ces militaires réguliers, les premiers qu’ils rencontrent, leur inspirent un certain respect et plus d’un adolescent dépenaillé, ouvrant de grands yeux, jalouse les éclatants uniformes, tout en se moquant des grandes bottes, des moustaches terribles, des chevelures pendantes de ces soudards. Moitié narquois, moitié déférent, Rik le Schalk s’excuse de devoir les reconduire sous bonne garde dans leurs propres quartiers. En chemin, il baragouine quelques mots de français qu’il leur entend échanger et s’efforce de les initier à la prononciation du flamand. D’ailleurs, il y a moyen de s’entendre avec des soldats ; Rik et les siens n’useraient pas de pareils ménagements à l’égard de sans-culottes et de motionnaires.

Jusqu’à présent, le succès est une liqueur généreuse qui les grise agréablement, les incline à la conciliation et à la réjouissance. La conduite de ces paysans rappelle davantage celle d’écoliers indisciplinés qui s’amusent aux dépens des cuistres et des porte-férule, que celle de rebelles décidés à en venir aux extrémités.


Ils en veulent à la Terreur avant de s’en prendre aux Français, et songent plutôt à secouer l’oppression qu’à se venger des oppresseurs. À chaque occasion se manifeste leur véritable sentiment. Il y a un instant, ils épargnèrent leurs prisonniers, voilà qu’ils se jettent avec la furie de taureaux qui ont vu rouge, sur l’arbre de la Liberté érigé sur la place. Ils l’attaquent, à la fois par le fer et par le feu, le ligotent à grand renfort de câbles, jouent de la hache et de la cognée, mais en viennent moins facilement à bout que du maigre soliveau de Bonheyden. Quel concert de malédictions et de huées vengeresses, lorsque, scié à la base, le hêtre récalcitrant vient s’abattre sur la place au risque d’écraser ses bûcherons ! La clameur est tellement féroce, que les riverains qui assistaient, de leur porte, aux progrès de l’exécution, rentrent précipitamment dans leurs masures, croyant cet attentat le prélude de leur propre supplice.

L’arbre couché par terre, les exécuteurs s’y attellent à dix, à vingt, à cinquante, et en ahanant, avec des coups de rein, parviennent à émouvoir la lourde masse et la traînent trois fois à leur remorque autour de la Grand’Place. Ensuite, ils fendent l’arbre en pièces, enduisent ce bois vert de poix et de térébenthine, requises chez un droguiste, et en font un vaste feu de joie autour duquel ils fringuent et se dégingandent furieusement, comme la veille, au village.


Si leur première rencontre avec les Français a bien tourné, c’est grâce à leur aplomb et à leur sangfroid, car sinon, armés d’une façon aussi pitoyable, malgré leur forte supériorité numérique, la capture de ces quelques soldats exercés et pourvus du nécessaire leur eût coûté autrement de besogne, et peut-être quelques chrétiens de la bande. Chiel le Torse songe à remédier au plus vite à ces conditions déplorables et se fait conduire, par une de leurs recrues malinoises, avec une fraction de son clan, au magasin à poudre et à l’arsenal des Français, situés au dehors de la Porte de Diest.

Ces magasins, sommaires baraques, étaient établis dans un petit fortin entouré de palissades et de fossés. Un seul factionnaire en avait la garde. En un tour de main, les gaillards, déjà dressés à cet exercice, désarmèrent gentiment cette sentinelle et la confièrent avec délicatesse à un trio capable de lui inspirer le respect. Puis, ils enfoncèrent la porte, firent irruption dans l’entrepôt, éventrèrent caques, barils, boîtes à cartouches ; firent s’écrouler des piles de boulets, et remplirent de poudre, de pulvérin, de relien, de balles, de cartouches, de mitraille, de tout ce qu’ils empoignaient et palpaient, leurs poches, leurs goussets, leurs bissacs, et jusqu’aux coiffes de leurs feutres. D’aucuns convertissaient en flasques et en fourniments, les vessies de porc, contenant leur tabac, et jusqu’à leurs bas. Ils se fourrèrent même de la poudre au fond de leurs chaussures, sous la plante des pieds. Tous ces pillards savaient-ils seulement la terrible propriété de cette sournoise poussière noire qu’ils manipulaient plus cavalièrement que les meuniers leur blanche farine ?

— Sainte-Marie ! On n’y voit goutte dans cette bauge ! fit un gars de Rymenam, Jacques Villeux, et il se mettait tout bonnement en devoir de battre le briquet. Chiel, avec un juron terrible, lui, qui ne sacrait jamais, n’eut que le temps de saisir le bras du téméraire et le lui broya tellement que l’autre lâcha la pierre. Autrement, tous sautaient. L’ingénu, un gaillard peu commode, digne de se mesurer avec le Torse, se cabra et demanda raison de cette violence. Édifié sur son imprudence, il n’insista pas.

Après cette émotion, Chiel s’empressa de ramener au plein jour, ses auxiliaires par trop novices.


Entretemps Rik Schalenberg entraîne un autre détachement au pas de course, vers la prison où sont détenus des prêtres insermentés et des gentilhommes. Pour se faire ouvrir les portes des cachots ils sont obligés de recourir à la menace et de secouer d’une manière significative le geôlier Verhulst.

À l’aspect de ces hommes misérablement vêtus, à leur abord brusque, à leurs façons âprement franches, aux formules un peu crues de leur langage, au timbre rêche de leur voix, ceux qu’ils viennent délivrer, gent policée et délicate, se reculent avec effroi dans le fond de leur cellule et prennent leurs libérateurs pour les valets des bourreaux.

Les éclats de voix et la débauche des gestes les rassurent imparfaitement sur la mission de ces prétendus amis, et refusant de croire aux sublimes intentions animant ces infimes, les prisonniers se cramponnent désespérément à leurs barreaux. Au point que pour gagner du temps les paysans se résignent à brusquer leurs gracieux châtelains et pasteurs. Avec un comique et touchant mélange de crainte révérencielle et de familiarité brutale, l’action expéditive contrastant avec la physionomie penaude, Rik l’Espiègle et ses aides chargent sur leurs épaules et déposent dans la rue, malgré leurs protestations, une légion d’otages et de proscrits : prêtres insermentés attendant leur déportation aux îles de Rhé et d’Oléron ou à Cayenne, gentilshommes, nobles dames, patriciens, banquiers, répondant sur leur fortune et même sur leur tête de la soumission de quelque jeune héritier réfractaire.

Reconnaissant leur méprise, les aristocrates remercient leurs sauveurs, mais il s’en faut qu’ils manifestent leur gratitude avec autant d’ardeur que ces humbles envoyés de la Providence en témoignèrent à les extraire de leur prison. Quelle circonspection, quels termes mesurés, quel ton de condescendance ces gens de qualité emploient pour reconnaître le capital service que ces manants leur rendent sans barguigner !

— Et vous êtes partis ce matin de votre village ?… Et vous n’étiez que cent pour risquer ce coup ! Et vous croyez l’emporter définitivement ? C’est bien, c’est digne cela !

Ils accordent une approbation platonique à ces obscurs champions du droit ; parlent en étrangers, en simples témoins des chances d’une entreprise qui devrait leur tenir étroitement au cœur.

Pas de danger que ceux-ci se passionnent, gesticulent et élèvent trop la voix ! Maints de ces hobereaux et de ces dignitaires, encore fort valides, pourraient se joindre à ces porte-blaude ou s’acquitter envers eux en leur dépêchant pour les commander le réfractaire de qualité qui a mis entre les enrôleurs et lui la frontière d’Allemagne ou la mer du Nord. Mais quel préjugé, quel sot orgueil les en dissuade ? Le peu qu’ils entendent de l’organisation et des ressources des insurgés n’inspire pas plus de confiance à ces nobles qu’aux bourgeois. Ils jugent la cause perdue d’avance. Après quelques bons conseils, quelques encouragements, quelques souhaits formulés du bout des lèvres, une négligente poignée de main, abbés et gentilshommes se détachent de ce rassemblement servile et se hâtent de rejoindre les nobles dames qui se tenaient à l’écart. Galants cavaliers, courtisans ayant l’usage du monde et des salons à la française, avec quelle aisance ils offrent le bras à leurs compagnes de captivité ! Ils s’éloignent par couples irréprochables, mais après quelques pas, les marquises daignent se rappeler la présence des rustres qui les suivent des yeux, se retournent négligemment, et, par dessus l’épaule, gratifient d’un sourire approbateur et d’une imperceptible flexion de tête, ces braves vilains pantelants, émus, encore essoufflés par leur équipée, mais se sentant la vocation des chevaliers d’autrefois, débordant de la joie héroïque des paladins !

Ils ne demandaient rien en retour de leur cordiale action : une poignée de main, un sourire et surtout l’approbation de leur conscience les paie et largement ! Mais, c’est égal, ils trouvent tout de même leurs obligés bien pressés de partir. Dans le tréfond de leur âme inculte mais si probe, si droite, une fibrille s’est contractée pour toujours…

Et lorsque les prisonniers de droit commun, larrons, truands, mauvais sujets qu’ils ont relâchés pêle-mêle avec les aristocrates et auxquels ils ne prenaient plus garde ; lorsque ces sacripants, fatigués de rôder autour d’eux, se décident à les aborder, et, pour prouver leur reconnaissance, leur demandent en grâce d’un ton humble, contrit, en balbutiant, l’air d’un chien battu, à servir la sainte cause patriale, Rik Schalenberg, le joyeux Rik, s’exclame avec une gaieté un peu forcée, un peu rogne : « Topez-là, et soyez des nôtres. Au moins, ces paroissiens-ci ne rougiront pas de leurs nouveaux camarades ! »


La prison vidée, la petite troupe du Schalk et leurs nouveaux alliés, tombent sur Heratens qui, à la tête d’une autre équipe, assaillit l’hôtel de ville. Après des pourparlers sans résultat et une résistance dérisoire opposée par quelques zélateurs municipaux, nos gaillards gravissent les escaliers quatre à quatre, se déchaînent dans les couloirs, enfoncent et battent des portes, pénètrent avec la violence de projectiles dans les bureaux abandonnés. Là, ils font main basse indifféremment sur tous les livres qui leur tombent sous la main, balaient les tables, basculent et culbutent les bibliothèques, crochètent les cadenas des coffres, fracturent tiroirs et layettes, fourragent et fouillent dans les dossiers, et soulèvent par leur pantomime effrénée, une trombe de poussière aussi suffocante que séculaire. En consommant l’anéantissement complet des documents de l’état-civil, ils se flattent d’empêcher, pour jamais, la confection des rôles de miliciens ; et comme le triage prendrait trop de temps, ils procèdent à la destruction, en bloc, des archives quelles qu’elles soient, sans en vérifier le contenu. De plus, incommodés par l’obscurité, l’exiguïté et la poussière des bureaux, ils ouvrent les fenêtres ; puis, afin d’aller plus vite en besogne, ils ne trouvent rien de mieux que de jeter à leurs camarades stationnant dans la rue, les rayons de paperasses et d’imprimés qu’ils n’ont pas le loisir de déchirer eux-mêmes. États, fastes, contrôles, matrices, lourds in-folio, piles de registres, s’écroulent et s’abattent dans le tas et menacent de défendre chèrement leur existence, en lapidant et décimant leurs impitoyables destructeurs.

Ceux de l’intérieur font pleuvoir sans cesse sur le pavé des liasses de parchemins, de grimoires, de formules, et vident sur la tête des agités du dehors, le contenu de centaines de cartons et de casiers. Ils parlent de faire prendre le chemin de ses refuges à souris à un greffier moins accommodant que ses collègues, mais, devant leur air déterminé, le bonhomme file doux et Malines n’aura pas de « défenestration » à opposer à celle de Prague.

En bas, au pied de l’édifice, les mains levées, moins pour attraper les bouquins que pour s’épargner des bosses, le populaire frondeur s’acharne sur ces tomes jaunes et moisis, qui lui représentent des siècles de vexations et de chicanes. On tire à quatre, on écartèle les plus solidement reliés. Et lorsqu’ils n’ont pas assez de leurs doigts pour les mettre en pièces, les gamins, que ce jeu amuse entre tous, les lacèrent à coups de dents.

En moins de dix minutes, le sac des bureaux de l’état-civil est terminé.

Les soulevés se sont procuré de la poudre ; ils ont élargi les otages et paralysé la conscription, il leur reste à se pourvoir de finances.

Poussant du collier, du poitrail, de la croupe, des genoux, de tous les membres, se relayant sans cesse, la horde entière trimbale un canon qu’une de leurs bandes a fait rouler du haut des remparts, vers l’impasse des Récollets, non loin de la métropolitaine, au fond de laquelle est installée la recette des contributions. Édifiés pour servir de maison-mère aux Récollets, ces bâtiments gardent de leur ancienne affectation une porte massive condamnant l’entrée du cul-de-sac, une de ces portes abbatiales, à l’épreuve des béliers et des catapultes, qu’il s’agira d’enfoncer à coups de canon. Mais pointant la pièce devant l’obstacle et s’apprêtant à la charger, les canonniers novices constatent, à leur profonde mortification, qu’elle a été enclouée.

Il leur faut pénétrer pourtant, coûte que coûte, dans la trésorerie publique, car, ainsi que Marguerie le proclamait dimanche à Bonheyden, s’ils respectent la propriété privée, ils feront rendre gorge aux concussionnaires officiels. Ils se morfondraient peut-être longtemps à cette place si ce dégourdi de Schalk, décidément plus ingénieux que tous ces pâlots réunis, mesurant d’un coup d’œil la hauteur de la porte et de la maçonnerie dans laquelle elle s’encadrait, ne se fût écrié : « Mais rien de plus simple que de nous introduire dans la cage ! Vous allez voir ! Allons, cinq hommes de bonne volonté, pour faire la courte échelle à Tistiet, qui s’engage — n’est-ce pas l’Oiseleur ? — à nous ouvrir la porte quand il sera passé de l’autre côté. »

Voilà les cinq auxiliaires demandés.

Chiel le Torse se plaçant à combreselle, son lieutenant Heratens, avant de monter sur ses épaules, profite de cette posture favorable pour lui appliquer sur les fesses une claque retentissante. Chargé du Blanc, le Torse s’arcboute, les jambes un peu écartées, et les poings sur les hanches, se redresse lentement, de manière à servir de soubassement à l’édifice en construction. Gilles Bull, un polderien trapu et rebondi de Sennegat, s’aide comme marche-pied des mains rapprochées et de la musculature saillante du Torse et du Blanc pour se caler sur les épaules de celui-ci et lui prendre le cou entre les talons. C’est, ensuite, au tour d’un aide-batelier de la Dyle, Michel De Golder, ancien mousse au long cours, qui opère l’ascension de ses trois camarades superposés comme s’il grimpait à la gabie. Alors le Schalk, en personne, gravit l’échafaudage charnu adossé au pied-droit de la porte, et, loustic incorrigible, s’amuse même en route à tirer le nez des atlas que son poids fait grimacer. Rik le Blanc renâcle, l’effort et la tension arrachent des bruits insolites au gros Gilles Bull et au nerveux De Golder, le Schalk pouffe tellement de rire qu’il fait chorus avec ces personnages flatueux, tandis que des fondations de cette tour pantelante et orageuse montent par la voix de Chiel, des adjurations pitoyables : « Vite Tistiet ! Pauvre moi ! Aïe ! Dépêche ou je croule ! Grâce ! »

Enfin, avec une élasticité féline, l’Oiseleur se guinde de palettes en palettes, jusqu’à l’étage supérieur. Mais là, instigué par le Schalk, avant de lâcher le dernier point d’appui que celui-ci lui offre, Tistiet repousse malicieusement, d’une nerveuse ruade, le gaillard du sommet, et patatra ! la masse recrue, essoufflée, suant à grosses gouttes, s’effondre, les uns par dessus les autres, et c’est devant la porte un culbutis de grenouillante chair humaine, un carambolage de têtes et de fesses, des ricochets de nez et de culasses, des caboches prises entre des cuisses comme dans un cassenoix, des lèvres bouquant ce que les sorciers s’embrassent à la Messe-Noire, un enchevêtrement de jambes et de bras, une barricade de tronçons vivants cherchant à se déblayer de cette collectivité incohérente et à recouvrer leurs fonctions individuelles, un patrouillage féroce que Tistiet, à califourchon sur le fronton de la porte, salue d’un rire de kobold égrillard !

Puis, hop ! l’Oiseleur saute d’un élan dans la ruelle et avant que ses aides se soient ramassés, il retombe sur ses pattes, fait jouer les verrous et tire les battants de la porte.

Avec l’impétuosité des eaux d’un canal se précipitant entre les vannes qui s’entr’ouvrent, la foule déferle dans les bâtiments conventuels, ratisse, bouleverse, fracture le mobilier, se livre à un nouveau carnage de paperasses, mais n’agrippe et ne râfle qu’une dérisoire quantité de numéraire ou même de ces assignats tant déprécies, connus du peuple sous le nom de « pampiére d’argent ».

Aussitôt que les bourgeois apprennent le pillage de la recette, leur cupidité l’emportant sur leur couardise, ils jugent l’occasion excellente de rentrer dans la possession des sommes versées. Mais les paysans n’ont pas attendu leur arrivée pour nettoyer la caisse, et ils s’en reviennent de la recette, en affectant de s’être rempli les goussets, ou jonglent ostensiblement avec les florins et les jaunets. Les contribuables entourent les picoreurs et réclament une part, au moins, du butin. C’est, en somme, leur argent, leur bel argent dont les ruraux s’accaparent ; du moment que les exacteurs révolutionnaires l’ont perdu, il faut qu’il retourne à ses anciens détenteurs. Avec des criailleries, des tremblantes mains d’usuriers, ils s’acharnent sur les pas des ruraux, s’accrochent à leurs blaudes, s’enhardissent même jusqu’à les fouiller, deviennent presque agressifs ! Les lurons opposent une attitude railleuse et ironiquement com plaisante à ces fallacieuses exigences, et ne repoussent d’un geste péremptoire les importuns, que lorsque leurs obsessions deviennent par trop irritantes. En ce moment ces bourgeois évoquent un avorton essayant d’écarter de ses doigts débiles les mâchoires d’un molosse pour lui reprendre un os à moelle. Le bon dogue dédaigne lui happer les phalanges et se borne à l’avertir d’un grognement comminatoire si le quidam dépasse les limites.

D’autres, plus avisés, apprenant le maigre butin ramassé par les paysans aux Récollets, se sont rendus directement à la distillerie du receveur Van den Berg, sise au Casque Rouge, Marché au Bétail, pour lui réclamer leurs contributions. Avec le fonctionnaire, ces gens d’ordre se montrent plus arrogants, se comportent en tranche-montagne, singent même les façons rogues et expéditives des ruraux. Si bien que devant la métamorphose de cette gent placide et moutonnière en avaleurs de charrettes ferrées, le receveur ahuri leur délivre les contributions encaissées. Et plus tard on imputera ces extorsions considérables aux bandes rurales.

Pendant que les blousiers se partagent les quelques maigres cent francs trouvés à la Recette, un chasseur français, dépêché en estafette par Béguinot, rentre à cheval par la porte de Louvain et, ne remarquant rien d’anormal sur son passage, car tout le mouvement converge au cœur de la ville, trotte sans méfiance jusqu’à la Grand’Place, où se tient le marché.

Mais ce n’est pourtant pas jour de marché ! se dit le cavalier en trouvant le centre du pavé occupé par un fort rassemblement de campagnards. À mesure qu’il approche, il constate l’absence des carrioles maraîchères à bâches blanches ou des petites charrettes de laitier alignées généralement aux quatre côtés de la place. Pas un bidet broyant le picotin dans les mangeoires devant les hôtelleries, pas même un chien de trait lapant la potée d’eau froide péniblement gagnée. Les véhicules ont peut-être été garés et les bêtes, mises à l’écurie ? Mais où, diable, alors, les campagnards cachent-ils leurs paniers de légumes, leurs jarres de cuivre, leurs mottes de beurre. Auraient-ils déjà vendu toutes leurs provisions ? Il faut le croire, car plus une feuille de chou ou une botte de carottes ne traîne sur le carreau et les marchandeuses ont cessé d’énerver les vendeurs par leurs dépréciations des lots de mauvaise défaite. Que restent fagoter alors ces pacants ? Autre bizarrerie : on ne voit que blouses et souquenilles. Ni cottes, ni bonnets blancs. Que deviennent les contadines ? De plus, depuis qu’il garnisonne dans ce pays, jamais le soldat n’a remarqué chez ces villageois allures aussi dégagées. D’où proviennent ces mines échauffées, cette débauche de gestes, cette loquacité intempestive ? Leurs gourdins jettent des lueurs étranges. On dirait des fourches, des faulx ! À quoi ces outils leur serviraient-ils bien à la ville ? Voilà qu’il distingue des fusils à présent… Mais alors, ce qu’il prenait pour un marché est une chouannerie !…

Au moment même où le soldat vient de se reconnaître, sa présence a été signalée et les colloques s’interrompent. Les blousiers interpellent le survenant et le menacent de leurs armes. Plusieurs foncent à sa rencontre pour se jeter à la tête de son cheval ou pour le désarçonner. Il y en a qui épaulent en s’excitant mutuellement à tirer. Mais encore une fois chacun hésite à descendre ce soldat isolé. Il a mine si martiale, il est si crânement ficelé dans son uniforme chatoyant ! Conscient de l’attention flatteuse qu’il suscite parmi ces brigands, le Français l’entretient encore en faisant piaffer et virevolter sa monture, puis après avoir amusé leur curiosité et de crainte qu’à la longue ils ne se résolvent à le tirer comme un gibier sans conséquence, il tourne brusquement bride et détale au grandissime galop. Alors seulement nos béats se décident à faire feu, mais sans application, sans humeur, plutôt par acquit de conscience et pour la forme, histoire de s’amuser, de donner la frousse au beau soldat et de le voir déguerpir au plus vite. Quelques-uns le ménagent au point de tirer en l’air. Et le chasseur a tourné depuis longtemps le coin de rue que des fusils continuent à partir. Seul le bruit de ces détonations, véritables salves d’honneur, lui parvient, tandis qu’il regagne les champs par la porte de Diest.

Si les paysans répugnent au meurtre et à des attentats contre les particuliers, pareils scrupules n’arrêtent pas une certaine catégorie de perturbateurs, populace louche, racaille intestine, pouacres vicieux, tourbe infâme, que l’agitation a fait remonter comme une lie à la surface, et qui comptent profiter du soulèvement pour satisfaire leurs appétits de cannibales. Des figures hâves et flétries, véritables larves humaines, se glissant dans les groupes de campagnards, s’efforcent de les débaucher, d’allumer leurs convoitises et de faire dégénérer le mouvement patriotique en saturnales et en pirateries. Ils sont prêts à enchérir sur les pires exploits des septembriseurs. Leurs tentatives de corruption échouent partout, mais leur audace augmente avec leur nombre au point qu’ils pourront bientôt se contenter de leurs propres forces et ne recourir qu’à leurs pareils. Ainsi les hyènes rôdent et se multiplient autour des charniers. Chiel voit le moment où il sera débordé. Les déprédateurs l’entourent et d’un ton de plus en plus menaçant lui désignent, pour en réclamer le pillage, les demeures cossues de prétendus traîtres. L’autorisation se faisant attendre, des pierres volent dans les vitres.

Déjà sous prétexte que le juge Vermeulen tient ses fonctions des Français, les pillards ont mis sa maison à sac et lui-même aurait péri s’il n’avait eu le temps de se réfugier dans le voisinage.

Avec l’aide de la bourgeoisie, le Torse tiendrait ces rapaces en respect, mais surtout depuis qu’il a ouvert les prisons, les honnêtes gens ne sont pas loin de ravaler les partisans au niveau des malandrins, quoique les larrons mis en liberté se distinguent par leur discipline et répudient toute connivence avec leurs anciens complices.

Il importe d’appeler des ruraux à la rescousse. À cette fin, Heratens monte sur la tour de Saint-Rombaut et vers neuf heures et demie la grosse cloche du beffroi convoque à la ville de nouveaux contingents de patriotes avec lesquels le Torse mate le vandalisme et s’assure des principaux énergumènes.

Cependant, l’énergique répression des désordres ne rassure pas encore Malines sur les intentions de ses hôtes ruraux et dans leur effroi deux notables, Charles Squedin, maître du bureau des logements, et son compère, Antoine Van Keerbergen, huissier, sont sortis en toute hâte de la ville afin d’avertir la soldatesque française. Mais ils rencontrent, à un kilomètre des remparts, la brigade de Béguinot rejointe et déjà mise au courant par le chasseur à cheval. Le général a suspendu ses opérations contre le camp de Duffel pour aviser au plus pressé et arracher Malines à ses téméraires envahisseurs. La faute commise en laissant ouvertes les portes de la cité, contribuait à sa rage. Les deux messagers entament en bredouillant le chapitre de leurs doléances : « Que n’empêchiez-vous les choses de se gâter à ce point, tas de f… pleutres ! Cœurs de poulets ! Foireux ! » s’écria-t-il en corsant ce compliment d’une kyrielle de jurons empruntés au vocabulaire du Père Duchêne et, sans vouloir en entendre davantage, rendit la main en même temps qu’il piquait des deux et partit ventre à terre suivi de son escorte de dragons.

Les fantassins, chasseurs à pied et grenadiers, s’élancèrent au pas de charge. Vautrés dans l’ornière, presque foulés aux pieds, soulevés du sol pour être brutalement jetés sur l’accotement, aveuglés, ébaubis, le recors et le publicain restèrent longtemps à se tâter, à s’écarquiller les yeux, hochant la tête sans parvenir à digérer les compliments dont les avait gratifiés l’ire du général : « Pleutres ! Cœurs de poulets ! Foireux ! » Jamais on ne leur en avait tant dit.

À cette heure, les paysans, dispersés dans tous les quartiers de la ville, croyaient les Français trop vigoureusement entrepris par leurs amis de Duffel, pour trouver le temps ou le moyen de venir les inquiéter dans leur facile conquête.

Aux sons du tocsin, les villages circumvoisins déversaient dans Malines l’arrière-ban des patriotes, mais y lâchaient aussi des tapées de trôleurs et de baguenaudiers. Vieillards, infirmes, estropiés, ayant appris la conquête, se béquillaient, clopinaient jusqu’à la ville. Des femmes, leur marmaille accrochée à leurs cottes ou le poupon sur les bras, plantaient là leur ménage. Quelques promises s’aventuraient à relancer les héros de leur cœur. Et, commensales des champs de kermesse, des colporteuses aux paniers nappés de linge à carreaux, circulaient de groupe en groupe, criant les petits pains, les œufs durs, saucisses de cheval, crabes, salicoques, harengs fumés, noix et noisettes, que leur achetaient les innocents tenaillés depuis l’aube par les fringales mais trop honnêtes pour percevoir la moindre contribution en nature chez les marchands de comestibles ou inquiets aussi du prix fort que leur demanderaient boulangers et traiteurs. Ils pochetaient les fruits secs, en distribuaient des jointées à leurs belles, non sans leur jeter les écailles au visage et s’interrompaient de croquer une noisette pour goûter aux cerises de leurs lèvres. Les plus argenteux se répandaient dans les « herberges » et arrosaient leur collation de quelques pots de bière. Des familles, des inséparables, des couples amoureux s’accroupissaient sur la pierre bleue des portes et dévoraient, en silence, un hareng et un quignon de pain, chacun mordant à tour de rôle, à même le pain et le poisson. Les appétits s’accordaient autant que les pensées.

En se réconfortant l’estomac, de chaudes illusions leur pénétraient au cœur. Ils ne doutaient plus de rien.

En vain, Chiel le Torse s’efforçait de garder sous les armes le contingent de Bonheyden, pour parer aux coups de surprise. Les garçons ébaudis se prélassaient dans leur consistance sanguine, s’abandonnaient aux suggestions matérielles et conciliantes de leur nature, riaient au nez de leur chef et se moquaient de ses précautions : « Allons ! Allons ! La guerre est finie ! C’est assez jouer au soldat ! » Et ils le menaient pinter avec eux.

Un tel parfum de bâfrée, de réfection jubilaire, saturait l’air à présent que Tistiet ne se méfiait plus de la ville et oubliait les pressentiments du matin, les effluves empoisonnés, les façades des maisons aussi rébarbatives que des mégères, la main invisible qui l’avait retenu par un pan de la blouse…

Finalement, Chiel lui-même écouta le porte-balle imaginatif, un peu éméché par les étapes, qui prétendait avoir fourni le trajet depuis Anvers, par Contich et Duffel, sans rencontrer l’ombre d’un uniforme républicain.

Survint un autre colporteur, plus positif encore, qui enchérit sur les avis rassurants de son confrère. Le premier, piqué d’émulation, ajouta des détails à sa version primitive. Ils se prenaient réciproquement à témoin pour attester la vérité de leurs fariboles.

De la meilleure foi du monde, en répétant ce qu’il glanait de la bouche des passants, un troisième, pour se donner de l’importance et se faire bien venir des écoutants, corsait et poivrait des inventions aussi saugrenues que contradictoires, transformait les hypothèses en flagrantes certitudes, et lui-même, complice de ses illusions, finissait par prendre à la lettre ses improvisations et s’enthousiasmait comme un augure. Aucun de ces simples ne trompait délibérément la galerie, qui buvait ses paroles. Tous demandaient à croire, tous étaient amenés à conniver. Souvent ce qu’avançait timidement la bouche d’or, les auditeurs le proféraient déjà du bout des lèvres ; il lui fallait affirmer ce qu’elle n’osait encore que conjecturer. On eût même fait mauvais parti aux incrédules. Il n’entrait dans l’esprit de personne de contrôler et de comparer les assertions. On avait bien le temps, ma parole, de remonter à la source !

Les commères, surtout, se distinguaient par des relations d’un optimisme fleuri, et défilaient des chapelets de victorieux faits d’armes et de prises copieuses.

Une laitière de Contich affirma sincèrement que les troupes du révérend curé de Duffel venaient de défaire l’armée de Béguinot aux environs de Linth, et que bientôt les vainqueurs rejoindraient leurs alliés à Malines pour célébrer, avec eux, la double victoire. La bonne femme donnait même le signalement des chefs : Marguerie, Tony le Joufflu, Willem la Taupe. Et Tistiet, Heratens, jusqu’à ce malin Schalenberg, ne remarquaient pas qu’eux-mêmes, dans l’interrogatoire haletant qu’ils faisaient subir à la messagère, lui fournissaient le portrait de leurs compagnons bien aimés. Mais seuls des indifférents, des apathiques eussent noté ces vétilles !

Plus moyen de rester incrédule ! Le but était atteint dès à présent. Ceux des autres banlieues avaient dû se comporter dans leur rayon de pays, comme les ruraux de Bonheyden. Toutes les cités appartiennent aux insurgés. Aussi, lorsqu’un dernier courrier, en sabots, proclama la prise d’Anvers même, il n’apporta rien d’inespéré et la jubilation n’atteignit pas au délire.

Au degré d’excitation où ils en étaient arrivés, après les péripéties, les secousses des deux journées précédentes, forts de leur droit, ne poursuivant rien que de juste, d’équitable, de légitime, ce foudroyant triomphe représentait le résultat logique et fatal de leur soulèvement.

Un élément sur lequel ils ne pouvaient guère compter, et dont l’hostilité narquoise pesait depuis le matin sur leur vocation, contribua maintenant à les rassurer et endormit leurs dernières méfiances.

Voici que, pour compléter le mirage, la renfrognée et malaugurale population s’humanisait à leur égard. Non seulement Malines appartenait aux patriotes, mais les Malinois aussi leur étaient acquis.

Aux premières rumeurs concernant l’écrasement de Béguinot, les bourgeois, esprits forts, haussèrent les épaules. Le bruit prenant plus de consistance, les sceptiques devinrent perplexes et se demandèrent s’il convenait de bouder aussi ostensiblement les dominateurs possibles ? Au moins s’agissait-il de sortir pour s’assurer d’où soufflait le vent. Insensiblement, les citoyens se mêlèrent, en curieux, puis en hâbleurs, aux colloques des blousiers et des tâcherons tant conspués, prêtèrent l’oreille aux confabulations, enfourchèrent même ce puéril dada patriotique ! Jamais girouettes ne tournèrent avec tant de complaisance au souffle d’une bourrasque. La conversion fut si catégorique qu’on vit bientôt de gros bonnets payer chopine aux goujats et trinquer avec eux. Loin de vouloir arracher le nanan aux bons molosses, on les flattait, on les caressait à l’envi.

Et se livrant, s’épanchant, définitivement rassurés, éprouvant une félicité suprême, les braves campagnards n’attendaient plus que les camarades de l’autre armée pour ouvrir le bal général. « C’est à présent que je fringuerais volontiers avec Linette ! » pensait l’Oiseleur, des fourmis aux mollets. « Oui, mais pas avant que le Joufflu soit arrivé aussi pour nous faire vis-à-vis avec la vieille lieuse de balais ! »

Aussi rien ne rendra la stupeur, l’épouvante, l’affolement qui s’empara de cette ville émancipée, grouillante de populaire, quand, vers dix heures, des battues de chevauchée, un fracas de belliqueux équipages, un cliquetis d’étriers et de fourreaux domina ce brouhaha de réjouissance. Le sol tremblait, les vitres dansaient entre leurs châssis. La ruisselante fonte humaine coulée dans le moule presque trop étroit des vieilles rues parut figée du coup, puis reflua violemment, avec des bouillons de lave vers le marché.

— Les Français !… les Français !

Ce cri retentit d’un bout à l’autre de la ville, se répercuta de carrefour en carrefour.

— Aux armes ! rugit Chiel le Torse. Aux armes ! Où les prendre ? Qui les a sous la main ?

En un clin-d’œil trois mille âmes, au bas mot, paysans et citadins, confondus, les badauds et les indifférents l’emportant en une écrasante proportion sur les vrais patriotes, se démènent, se pressent, s’empêtrent, se barrent le passage.

La panique tumultueuse des éperdus prévaut contre le sang-froid des braves disséminés dans ce tourbillon. Impossible de garder pied, le flot soulève ou renverse quiconque tente de s’opposer à son passage.

— À moi Bonheyden ! À moi ! rugit encore le Torse ! tentant des efforts surhumains pour se dégager. Une note stridente et prolongée lui répond. C’est Heratens, qui parvient à porter son fifre jusqu’à ses lèvres. Et des voix connues se hèlent, des divers points de la place, par dessus les vagues : « Tiens bon Chiel… Courage Tistiet !… Pousse à droite, le Blanc ! Bonheyden à nous ! »

Ils ne se voyaient pas ; bientôt ils ne s’entendent plus. Les remous de cette marée humaine les projettent à une plus grande distance les uns des autres. Souvent les ramassent deux courants contraires ; au moment où les emporte une vague, survient une autre lame qui les charrie à leur point de départ.

Une perspective atroce leur glace le cœur ; celle de la défaite, de la débâcle avant même que l’ennemi ne soit entré sur la scène. Ah ! ville trompeuse, voilà bien de tes embûches !

Après un ressac plus formidable encore que les autres, la cavalerie française apparut simultanément aux angles opposés du Marché, poussant l’une contre l’autre l’avalanche que chaque escadron roule devant lui depuis les portes d’Anvers et de Louvain.

Montés sur leurs chevaux énormes, immobiles aux issues de la place, le sabre au clair, balafrant leur droite d’une strie blafarde et miroitante, depuis la cuisse jusqu’à l’épaule, avec leur casque de cuivre jaune à chenille rouge, à crinière noire aussi longue qu’une chevelure d’amazone, moustachus, sourcilleux, chaussés débottés longues, roides dans leur habit bleu et leurs culottes en peau de daim, la brume automnale qu’épaissit l’haleine et la transpiration des montures outrées par la galopade, leur prête un mystère inquiétant, et ils évoquent de démesurées statues équestres. À leur aspect, le peuple angoissé leur attribue un pouvoir occulte qui ne lui laisse aucun espoir de salut. Ce calme, cet arrêt est le répit, la minute de grâce accordée aux victimes. Les dispositions sont prises pour un massacre général. L’enfer a lâché ses mauvais archanges.

Trois rues restent encore ouvertes ; rues tellement étroites que quatre hommes n’y pourraient passer de front. L’instinct de la conservation reprenant le dessus, les désespérés s’y jettent à la fois. Ils s’en disputent l’accès à coups de poings. Plutôt que de se tourner contre leurs exterminateurs, les victimes s’écharpent les unes les autres. Des femmes, des enfançons hurlent, râlent de détresse, et ces larmes qui étoufferaient les flammes des gehennes et désarmeraient les éternels brûleurs, n’apitoient même pas les soudards jacobins ! Nombre parviennent à s’évader de ces étouffoirs en n’y laissant que quelques lambeaux de leurs vêtements et de leur charnure. Leur chance redouble l’acharnement de ceux qui restent. Au plus fort de la poussée en avant, la masse rutilante est refoulée en arrière : l’infanterie a rejoint les dragons et un peloton de chasseurs à pied obstrue à présent les derniers dégagements.

Aussitôt après, à la voix de Béguinot, les deux demi-escadrons s’avançant l’un vers l’autre, à travers la place, il se produit un phénomène incroyable : aussi compacte, aussi serrée que soit la mêlée humaine, elle parvient à se condenser davantage. Les corps se tassent, s’étranglent, menacent de crever comme du raisin dans un pressoir. On s’attend à voir gicler une nappe de sang au-dessus de cette fumante purée. Eh bien, malgré l’abominable foulage, il y a place encore pour livrer passage aux chevaux. Un sillon se creuse à mesure qu’ils avancent de part et d’autre, et, sans trop d’encombre, la cavalerie parvient à réunir ses deux détachements au centre du forum.

Cette manœuvre a même pour effet de leurrer une fois de plus ces milliers de pauvres diables. Ils se ruent vers les débouchés que les dragons semblent leur ouvrir, mais, hélas ! pour rencontrer, de chaque côté, une compagnie de fantassins, qui attendait, masquée par les chevaux, le moment de reprendre la garde pour leur compte. C’en est fait : le blocus est irrémédiablement consommé.

Quelque temps Béguinot, capitaine très anonyme mais bureaucrate fielleux et bravache, s’amuse à entretenir les affres de ces désespérés en commandant des caracoles et des changements de main, sans se soucier de leurs giries et de leurs alertes, ballottant ces chrétiens en peine d’un coin à l’autre de la place, comme s’il manœuvrait dans un manège.

Puis, les cavaliers, qui avaient fait l’office de traqueurs et de rabatteurs, laissèrent à l’infanterie le soin de couronner la fête. À cette fin, sur l’ordre du général, on commença par rendre une partie de la foule à la liberté, moins par clémence que pour s’assurer plus facilement des paysans. Par groupes de cinq ou six à la fois, badauds et badaudes s’esquivent entre les rangs ouverts des soldats ; ceux-ci, dignes de leur général, prenant non moindre plaisir à prolonger les transes de ces misérables qui, renvoyés, bernés d’un peloton à l’autre, arpentent la place, rôdent, s’essoufflent, prodiguent les implorations, protestent de leur civisme avec des allures rampantes de chat échaudé ou des toupillements de rats éprouvant les fils de fer de leur prison.

À la longue le piège n’enferme plus que des campagnards et du menu peuple.

Le premier mouvement des paysans avait été de se défaire de leur armement, d’arracher insignes et cocardes, de retourner, pour les vider, poches et gibernes. Les armes ne leur étaient d’ailleurs d’aucun usage, au sein de cette multitude qui réduisait leurs bras à l’impuissance. La confusion était telle, qu’en jouant du couteau ou du sabre on eût risqué d’éventrer un ami. Même dans des circonstances favorables, la guerre des rues n’aurait pas convenu à ces villageois.

Mais les conjonctures présentes étaient désastreuses. Les consciences sombraient dans un rapide de lâcheté. Terrifiés par l’implacable physionomie des pavés et des murailles, la plupart de ces ruraux, si braves d’ordinaire, perdirent le courage en même temps que la présence d’esprit et se portèrent pitoyablement vers les soldats, à la suite des suppliants urbains. Leur accoutrement, leur parler, le hâle de leurs faces, leurs mains cortiqueuses proclamaient leurs accointances avec la sédition, et les gardes les culbutaient parmi les bien vivants destinés au supplice.

Toutefois, il s’en fallait que tous fussent démoralisés à ce point. La mesure adoptée par Béguinot pour trier les suspects, eut pour conséquence de réveiller l’énergie chancelante des vaillants. Une partie de la foule évacuant la place, Chiel le Torse profita des vides qui se produisaient, pour se rapprocher de ses amis, et autour de ce noyau se rallia bientôt une importante fraction des « sarraux bleus » partis avec ceux de Bonheyden.

Voués à la mort, en dépit de leur soumission, les défaillants rougissant d’un moment de faiblesse et ramassant la carabine ou l’outil, rentraient dans les rangs des braves.

S’ils n’avaient pas été paralysés par la débâcle, Chiel et les siens n’auraient pas attendu aussi longtemps pour tenter l’évasion de cette aire de malheur. Du moment qu’ils eurent les coudées franches et la liberté de leurs mouvements, ils se décidèrent à agir.

Soudain cinq coups de fusils partirent de la place, cinq gendarmes français roulèrent sur le carreau. À la faveur du trouble causé par cette offensive subite, sans attendre la riposte, avec une clameur assourdissante, les ruraux foncèrent au pas de course et passèrent, d’une escousse, à travers la barricade

Le troupeau, déjà bloqué et parqué dans l’abattoir, s’engouffra par la brèche à leur suite et se répandit dans les rues latérales.

Mais, après une centaine de pas, s’étant écarté pour laisser passer cette ruée de fugitifs, le bataillon de Chiel le Torse s’arrêta pour protéger leur fuite, et l’infanterie française, revenue de son abasourdissement, tomba, rue du Bruul, sur un carré de gaillards, déterminés, malgré leur infériorité numérique et leur armement précaire, à lui refuser le passage à leur tour, et à se faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de reculer d’une semelle.

Exaspérés par la résistance inopinée qu’ils rencontraient de la part de ces méprisables bagaudes, ils se mirent à tirer dessus, à coups redoublés, à les cribler de mitraille, comme s’il s’agissait de les pulvériser, de les réduire en bouillie.

En dépit de la frénésie de l’attaque, ceux-ci, les fermes garçons, ne bronchèrent pas. Il en tomba déjà de ceux qu’avaient communié le prêtre et épousé les plus belles ! Leurs camarades serraient les files et se retranchaient derrière les cadavres.

Au premier rang, Chiel, le Schalk, Heratens et Gilles Bull chargeaient et déchargeaient leurs fusils sans perdre une seconde, et leur adresse, suppléant leurs armes défectueuses, chaque balle portait coup. Derrière eux, se massait le gros de la troupe, moins bien armé encore, et, au centre, le jeune Tistiet déployait, en l’agitant, l’étendard rouge à croix d’or.

Le moment vint où les francs-tireurs flamands brûlèrent leur dernière cartouche. Ils ne fléchirent point pour cela, continuèrent à braver la fusillade. S’apercevant de leur détresse, les Français crurent déjà les tenir à merci, et, pour en finir, fondirent sur eux, baïonnette au canon. Mais combien ils connaissaient mal ces crânes joûteurs !

Tout beau, citoyens ! La partie n’est pas encore gagnée ! On vous invite simplement à un nouveau jeu.

Dam ! En cette passe critique, les conscrits réfractaires, trahis par leurs armes d’emprunt, se sont rappelé leur honnête métier, et, simultanément, de lâcher leurs méchantes carabines pour reprendre leurs fidèles outils !

Pioches en l’air, en garde les faulx, aux boyaux les fourches !

Le Schalk empoigne son marteau de forgeron. Rik le Blanc manœuvre du fléau et Chiel le Meunier soulève, à défaut d’un sac de farine, le corps pansu d’un gendarme. Fléau, pilon et lourde carcasse s’abattent sur les approchants.

C’est donc de la blanche cervelle humaine, Chiel, que tu veux moudre aujourd’hui ! Schalk, c’est du feu liquide que tu fais jaillir de l’enclume, et, sur ma parole, ce sont des cheveux et des poils, mon brave Rik, qui restent collés, au lieu de bâle et de bourriers, à la verge de ton fléau !

Longtemps encore, nos manœuvres auraient abattu leur effrayante besogne, si la cavalerie, après avoir opéré un mouvement tournant, n’était venue tomber sur le dos de l’intrépide équipe. Les grands sabres secouraient les baïonnettes. En quelques secondes le carnage réduisit à une dizaine, les cent braves manieurs d’outils.

Sommés de se rendre, pour toute réponse les survivants continuaient leur formidable escrime en tâcherons consciencieux qui n’entendent pas voler leur salaire. Leurs forces s’épuisaient. Tant pis. Jamais ils n’avaient plaint leur peine. D’ailleurs, ce surmenage serait le dernier. Ils se sentaient mourir, sans douleur, dans le coup de feu d’un travail agréable au Ciel. Ils ne laisse raient tomber les bras que pour ouvrir des ailes, et leurs ennemis ne désarmeraient que des cadavres.

À la fois féroces et fervents, un sourire séraphique illuminant leurs visages lubrifiés, leurs bras nus contractés par les spasmes de la tuerie, les mains pleines cl homicides et des prières aux lèvres, ils recommandaient leur âme à Dieu en même temps qu’ils rendaient aux démons celles des sacrilèges.

Et le vol oblique des faulx et le jeu vertical des maillets traçaient de fulgurants signes de croix au milieu de la nuée sanglante !

Cette poignée de pacants avait beau mettre hors de combat des pelotons entiers de réguliers, il s’en présentait toujours de nouveaux. Chiel trébucha sur un cadavre, perdit l’équilibre, manqua son nouvel adversaire, et fut aussitôt pris au corps et désarmé. Il suffit aussi d’un faux mouvement ou d’une parade moins prompte pour réduire au pouvoir des républicains Gilles Bull, De Golder, Heratens et quelques autres. L’Oiseleur, ayant plongé le coutre armant la hampe de son drapeau dans le poitrail d’un cheval lancé sur lui, ne put se garer à temps et, s’étant abattue, la bête expirante le renversa sous elle.

Béguinot, qui avait suivi, non sans jalouse admiration, cette héroïque résistance, ordonna de surseoir à l’immolation. Il n’aurait garde pourtant de grâcier ces chouans et de les traiter en prisonniers, de guerre. La haine du sophiste jacobin l’emportait sur la magnanimité du soldat. Le bourreau se substituerait simplement au général. Il les frustrait de la mort des braves et leur réservait la peine des déserteurs et des espions. Il ne fit que grandir leur prestige. À leurs lauriers s’ajouteraient des palmes autrement glorieuses !

Les meilleurs, soumis : la dernière lutte cessa. Ils n’avaient pas occupé assez longtemps les soldats pour assurer le salut de tout leur monde.

Alors s’ouvrit une furieuse chasse à l’homme. La meute débûchait le gibier, le joignait, l’acculait malgré la longueur de ses randonnées.

Le gros de la bande s’était réfugié entre les Bailles de Fer, place tendue de chaînes et, par conséquent, à l’abri d’une attaque de la cavalerie, mais où vinrent les pincer en bloc quelques piquets de fantassins.

Le reste se fit arrêter un peu partout. On en repêcha qui s’étaient jetés à la nage dans la Dyle ; on en prit qu’un chaland cachait au fond de sa cale.

Les ingrats cabaretiers expulsaient sans vergogne les plus prodigues des buveurs, et, pareils à des grives s’embarrassant dans les tenderies, beaucoup de pauvres diables ahuris, hébétés, complètement ivres, ignorant le retour des Français, allaient se jeter en titubant sur les gendarmes.

Ailleurs les soldats envahissaient la brasserie, renversaient tables et pintes, cueillaient, derrière le comptoir ou le culbutis des escabeaux, le bougre trop conscient du sort qui l’attendait pour se précipiter dans la gueule des loups.

Toute porte ouverte représentait une porte de salut. À la suite des fugitifs les chasseurs grimpaient les escaliers, jusqu’aux galetas, prenaient même le chemin des gouttières ou dégringolaient au fond des caves.

Les baïonnettes sondaient les matelas, jaugeaient les futailles, lardaient de piqûres, harpaient, ramenaient par le fond de la culotte et non sans endommager la chair, les malheureux blottis sous les lits. Vainement, engagés dans un corps à corps inégal, les simples essayaient de s’esquiver en dépouillant leurs nippes entre les mains des soudards. Les gendarmes confisquaient la défroque et traînaient leur capture à moitié nue jusqu’à l’écrou.

Latente et sournoise le matin, l’hostilité du milieu urbain éclatait à présent dans son entière hideur. Beaucoup de rustres s’attachaient aux pas des habitants, s’accrochaient à leurs basques et à leurs jupons, leur demandaient asile, mais ces Malinois qui venaient de trinquer avec eux, les répudiaient et les renvoyaient à présent comme des pestiférés. Les matrones ne se montraient pas moins inhumaines que leurs époux. Dans leur hâte à mettre la porte de la rue entre elles et ces fâcheux, elles leur broyaient les doigts crispés désespérément au vantail ainsi que ceux d’un noyé à une épave. Aucun de ces boutiquiers, de ces fournisseurs à l’âme vénale et arithmétique ne se souciait de désigner son toit à la vindicte des sans-culottes en recélant de maladroits sauveurs, de calamiteux messies. Des publicains s’avilirent jusqu’à prêter main forte aux Français, en arrêtant les fuyards dans leur course et en les maîtrisant jusqu’à l’arrivée des soldats.

Incarcéré avec ses amis, dans la prison dont ils avaient extrait les nobles et les prêtres, Rik le Schalk ne put s’empêcher d’en faire, en plaisantant, la constatation au guichetier Verhulst.

— Parbleu ! disait-il, nos obligés de ce matin eurent bien raison de nous brûler la politesse. Franchement, ils ne gagnaient rien à rester avec nous !

Et, avisant un ou deux des gaillards auxquels ils avaient donné la volée :

— Pas de chance, camarades, fit-il. Nous vous avons rendu presque un mauvais service. Votre affaire est claire à présent.

Puis, d’un ton plus sérieux et leur tendant la main qu’ils serrèrent, non seulement sans rancune mais avec orgueil : « Nous voilà vraiment dignes les uns des autres et solidaires jusque dans la mort ! »

L’après-midi un calme énorme, un silence sépulcral prévalut dans la cité. Il ne restait plus trace de sédition. Des balayeurs nettoyaient la place jonchée de papiers et d’éclats de verre. Au Bruul, des ménagères proprettes récuraient à grande eau ou saupoudraient de sable les pavés saigneux.

On ne rencontrait dans les rues que des patrouilles prolongeant les transes des bourgeois claquemurés, et procédant, de porte en porte, à des visites domiciliaires.

Sous l’œil défiant des perquisitionnaires, les maîtres du logis rivalisaient de civisme, se congratulaient à haute voix, exaltaient la déroute des pouilleux et courtisaient leurs tyrans jusqu’à piquer des cocardes tricolores à leurs bonnets de coton jouant les bonnets phrygiens.

Ceux qui s’étaient compromis en frayant un instant avec les émeutiers, forgeaient un alibi, achetaient le silence des délateurs ou payaient rançon aux geôliers. On en inquiéta quelques-uns, qu’on relâcha en suite. La politique conseillait de séparer complètement la cause des ruraux de celle des citadins et de garder à ce soulèvement la couleur d’une jacquerie.

Malgré leurs platitudes et leurs palinodies, un placard signifia aux Malinois la mise en état de siège de leur ville. Durant neuf semaines les portes resteraient fermées, et personne n’aurait le droit de sortir des murs sans permission du commandant. Après la retraite les habitants ne circuleraient dans les rues que munis de lumière.

« L’arbre sacré de la liberté a été coupé sur la place, le drapeau tricolore a été arraché, les prisons ont été ouvertes, le sanctuaire des lois a été violé et les archives qu’il renfermait ont été lacérées et brûlées, des républicains ont été assassinés et ces scènes affreuses se sont passées sous vos yeux ! » proclamait le rhéteur proconsulaire.

À Bruxelles, la municipalité félicitait l’autorité centrale pour cette belle victoire. Un cortège aux lumières témoignait de l’allégresse publique et au théâtre, où on jouait une contrefaçon de Macbeth, muscadins et merveilleuses acclamaient la tyrannie préservée.