Paul Lacomblez, éditeur (p. 47-94).


DEUXIÈME ÉTAPE

Dimanche.


Ce que j’avais prévu dans ma lettre du 29 ven­démiaire dernier (20 octobre), ne s’est que trop réalisé. Le 30, qui était en même temps un jour de dimanche, a vu éclater une rébellion furieuse sur presque tous les points de ce département.
(Rapport de Lèvêque, commissaire central des Deux-Nèthes, au ministre de la police générale.)


Après la messe, au lieu de s’écouler, la foule stagne obstinément dans le champ des morts et sur la place d’alentour. Au moment où le pasteur sort de l’église, les vivats partent de toutes les poitrines. Casquettes et bonnets volent en l’air. Le saint homme se fraie, à grand’peine, un passage à travers son troupeau. En vain essayerait-il de se dérober à ces démonstrations. Ses ouailles l’entourent, l’emprisonnent dans leur masse grouillante, le pressent à l’étouffer. Tant de mains cherchent les siennes ! Les mères lui tendent leurs enfants, c’est à qui lui arrachera un signe de reconnaissance, une parole d’intérêt. Tous parlent à la fois, s’égosillent, interpellent le vieillard, se nomment à lui : « Heer Pastoor, c’est moi Jann,… Voici Frans !… Vous souvenez-vous de Nardine, la femme du sacristain !… — Heer Pastoor, voici le petit Klaas de chez Mastboom… Ne connaissez-vous plus le vieux Verbist que vous avez administré et qu’un miracle a guéri… Mon petit dernier, baptisé par vos soins !… Heer Pastoor, Stann, l’aveugle, ne manque pas encore à l’appel… Soupesez le petiot, heer Pastoor !… Que Stann, l’aveugle, sente encore une fois la caresse de vos chers yeux !… L’enfançon doit cette chair au bon lait et aux œufs du presbytère !… »

Le curé ne trouve de paroles pour répondre à chacun de ses paroissiens. Il ne peut que dodeliner de la tête, abandonner ses pauvres doigts amaigris à la pression de ces phalanges calleuses. Il bégaie, balbutie, un voile lui passe devant les yeux, il va se trouver mal. Heureusement, Chiel le Torse et Guillot la Taupe l’ont vu chanceler et changer de couleur.

Hopsa ! Ils juchent le vieillard sur leurs larges épaules et le portent en triomphe, acclamé par la paroisse et bien d’autres fidèles encore qui lui font escorte, à travers la campagne, jusqu’à la ferme de baes Tuytgen, où il se remettra de cette émotion trop violente.

Revenus au cœur du village, les rustauds se congratulent entre eux. Compagnons de charrue et de lit, prochains frères d’armes se tapent dans la main, se trouvent plus rapprochés encore depuis l’aube et préludent par des simulacres de lutte aux étreintes meurtrières, aux féroces corps à corps avec l’engeance excommuniée. Farauds, ils retroussent leurs manches, se calent, les poings aux reins, se fendent, se cambrent dans des postures avantageuses. Des ennemis feignent de se prendre à la gorge, et, après quelques feintes belliqueuses, de nature à donner le change aux regardants, tombent dans les bras l’un de l’autre, et vident leur querelle dans une longue accolade. Des camarades brouillés se regardent, se comprennent, se rapatrient et vont sceller, bras dessus, bras dessous, au cabaret, leur chaleureuse réconciliation.

Si rien n’est plus intense que l’esprit de solidarité de ces villageois, natures frustes, expansives, exubérantes et de premier mouvement, ils ne sont pas moins saturés de rancœur accumulée, d’affronts longtemps dévorés, et l’extrême exaltation sympathique côtoie la haine violente. La sève et le sang leur démangent à la fois.

Chiel le Torse parcourt les rassemblements qui continuent de trépigner et de se trémousser sur la place, avise le sapin précaire planté en face de l’église, sous prétexte d’arbre de la liberté, et, sans embarras, comme pour se faire la main, déracine ce mai républicain, et avec un moulinet le lance à dix mètres de là, par dessus les têtes effarées. Depuis longtemps ce soliveau ne représentait que du bois mort. Le tailler en pièces, entasser les bûches, y mettre le feu est l’affaire d’un instant pour ces émancipés mis en appétit de destruction.

La flamme s’élève, la résine crépite, rustauds et rustaudes se prennent par la main et, en chantant, dansent une ronde échevelée autour du bûcher. Avant que le bois ait cessé de flamber, Rik l’Espiègle se détache de la chaîne, et exécutant un leste cavalier seul, pirouette, fringue au milieu du cercle, en plein brasier. C’est comique de le voir protéger, avec des mines poltronnes et des tortillements convulsifs, ses chausses trop larges et les pans de sa blouse, contre les familiarités des flammes que la frénésie et l’inattendu de ses virevousses semblent vraiment refouler et déconcerter.

D’autres fois il les nargue, les provoque, les traite de sans-culottes jaloux, qui voudraient bien l’habiller à leur mode et de chauffeurs désireux de lui chatouiller la plante des pieds. Sa langue frétillante imite le dardement des langues de feu. Ses grimaces sont aussi fantastiques que ses contorsions. Prouesses d’un saint Georges déluré, qui finit par étouffer sous ses sabots la bave enflammée du dragon.

Le vent chasse les cendres vers les murs du cimetière, où s’étalent encore impudemment les affiches proclamant la levée et les inscriptions de milice.

— Par ici les hommes ! s’écrie le Blanc. Voici bien d’un autre jeu.

De leurs doigts crispés, les tâcherons se mettent en devoir d’arracher l’amphigourique et melliflue proclamation, mais usés, émoussés par les rudes labeurs, les ongles ne parviennent pas à entamer le papier. Dans leur rage impuissante, ils couvrent l’imprimé d’une grêle de crachats.

— Un instant, garçons, laissez-moi faire. Nous allons rire !

C’est de nouveau Rik Schalenberg.

— Place à notre Rik ! Hourrah pour le Schalk !

Vraiment l’Espiègle n’est jamais à court d’inventions cocasses. Il n’aurait qu’à montrer le bout de son nez frisé et mobile comme celui d’un lapin, pour mettre en gaieté l’assemblée la plus morose. Avant qu’il ait ouvert la bouche, sa seule contenance, le retroussis de ses lèvres, le pétillement de ses yeux déchaîne une bordée de rires. Il a surtout une façon à lui, absolument irrésistible de se gratter l’oreille et de pouffer en dedans, pour lui-même, en cachottier, et de tenir son public en suspens.

Aussi, rien d’étonnant que la réputation du Schalk ait dépassé les confins de son clocher. À la veille de l’annexion française et de la suppression en bloc des gildes, confréries, métiers et sociétés de toute sorte, la chambre de rhétorique La Pivoine de Malines, lui fit offrir par ambassade, la succession de son bouffon attitré. Mais, campagnard endurci, le Schalk craignit que l’air de la ville ne fît tourner son humour en nostalgie et refusa de troquer le tablier et le marteau de forgeron contre le hoqueton mi-parti et la marotte à grelots.

— Que va-t-il bien imaginer encore ?

En le voyant se dessangler, rabattre le pont-levis de ses bragues et mettre culasse au vent, on devine son intention.

Un rire égrillard secoue l’assistance affriolée et peu vergogneuse.

— Mais il n’ajustera jamais l’arbalète à hauteur de la cible ! objecte Guillot la Taupe, le plus fort tireur de l’ancien Serment de Saint-Sébastien, aboli, hélas, comme tous les autres.

— Attendez ! fait Chiel le Torse… Va toujours, Schalk !

Celui-ci s’accroupit, glorieusement. On fait silence. Le ventre libre, en bon cultivateur habitué à éprouver sans répugnance la qualité de l’engrais, le luron se torche des doigts et avant de se rajuster, barbouille d’un odorant et majestueux paraphe, les fleurs de rhétorique jacobines.

— Cet impayable Schalk ! clame la galerie en se tenant les côtes.

— À mon tour ! dit un autre.

— Place ! Garde à vous !…

— À moi ! à moi ! que je bande mon arc ! Stimulés, tous imitent cette prouesse et y vont de leur badigeonnage à l’ocre.

— Gare que je tire !… —

— Rose !

— Bien décoché !

L’un n’a pas fini que l’autre lâche l’aiguillette, prend sa place et se met en position. On dirait qu’il vient de se déclarer une courante épidémique. Les gars se piquent d’émulation comme à un concours de tir. L’incagade s’accomplit au feu roulant des gaillardises et des polissonneries où reparaissent les privautés des narquois de Jan Steen et d’Adrien Brauwer. À court de mitraille, le compère se fend d’un simple arrosage. L’assistance juge de l’apport de chacun et des progrès de l’embrênement. Le tournoi ne cesse que lorsque le placard honni a disparu sous ces estampilles à la cire brune.

Émoustillés, mis en liesse par cet intermède égrillard, les lurons ne perdent point de vue la gravité de leurs desseins.

Guillot la Taupe entraîne ses amis à la Feuille de Trèfle.

— Attention ! Il s’agit de remplacer les proclamations de nos ennemis, par un manifeste de notre cru.

— Qu’à cela ne tienne ! fait le Schalk en se rengorgeant, avec ce tic qui lui est familier de plonger les mains au fond de ses poches et de se piéter. — Je me charge de vous le rimer !

Le maréchal ne se vantait pas. Il tournait aussi facilement les sentimentales complaintes que les couplets satiriques ; aussi, après s’être recueilli un instant, le nez en l’air, comme un qui suit le vol des pigeons, il déclama sur un ton emphatique :

Jeunesse catholique, flamande et romaine.
Bonnes gens du Brabant et des Flandres aussi,
Compagnons du village, amis de la cité,
Si les Français partaient, quelle Félicité !
Ils pillent les coffres des riches.
Arrachent les saints de leurs niches !
Fondent les cloches en canons,
Entassent dans les cabanons
Les prêtres dignes de ce nom.
Et pour peu que cela continue,
Je vous le dis, en vérité.
On verrait, diables effrontés,
Ces républicains, ces sangsues,
Regorgeant du sang des proscrits,
Mettre les socs de nos charrues
Aux guillotines de Paris !
Bravant du Seigneur l’anathème
Après avoir au pauvre même
Volé son dernier sol sous prétexte d’impôt.
Voici qu’ils réclament sa peau !
C’est au profit de la vermine
Qui nous réduit à la famine
Et nous mettrait nus comme un ver
Qu’il nous faudrait, en plein hiver,
Combattre pour l’amour de ces bêtes sauvages
Des gens dont nous n’avons jamais vu les visages,

Des Russes, des Prussiens qui ne nous ont rien fait,
Des chrétiens comme nous, dont l’unique méfait
Consiste à détester comme nous, les Français !
Ce serait un péché, ce serait même un crime,
Plutôt marcher alors contre qui nous opprime.
Ces tyrans ont voulu nous changer en soldats !
Mais c’est pour les chasser que nous armons nos bras !
À bas les Jacobins, assassins de leur roi !
En avant pour la Paix, la Patrie et la Foi !
Plutôt mourir ici qu’ailleurs !

Le Schalk fut obligé de réciter trois fois ces ïambes belliqueuses à son auditoire ravi, subjugué par cette versification rudi­mentaire. Et comme, pareil à ses précur­seurs, les premiers rhapsodes, Rik ne savait écrire ses épopées, le grand clerc Willem la Taupe aligna ces vers ingénus de sa main la plus large et la plus calligraphique.

— Je mets ton nom au bas du morceau ! dit Guillot au poète.

— Non, pas de ça ! Je n’ai fait qu’expri­mer nos sentiments, à nous tous. À toi l’honneur de signer d’abord, objecte le Schalk, montrant autant de désintéresse­ment que de génie.

— Le Schalk a raison ! insiste le Blanc. Nous signerons tous, mais le chef passe d’abord. Or, ce chef, quel est-il, sinon notre Willem, le fils de baes Tuytgen, le bourgmestre déposé par ces chiens de Français, Guillot, le roi du serment Saint-Sébastien…

— Oui, oui ! opinent tous les autres. Nommons Willem… Le commandement lui revient ! Accepte, Guillot. Tu ne peux refuser. C’est entendu.

On le presse si fort, on l’étourdit de si cordiales instances, on couvre sa voix de telles vociférations en son honneur, lors qu’il essaie de décliner cette suprématie, qu’après un court combat de générosité entre Schalenberg et lui, le fils Tuytgen, féal garçon de bon sens et de judicieux conseil, consent à être élevé sur le pavois. Il signe donc, en tête de son état-major, et accompagne son nom de ce titre : capitaine de l’armée flamande et catholique.

Schalenberg continuant de refuser tout grade sous prétexte qu’il n’est pas assez sérieux et qu’il sera mieux à sa place pour les mettre en gaieté et les distraire aux heures difficiles, Guillot choisit pour lieutenant son ami, le vigoureux et déterminé Chiel le Torse, qui signe après lui.

La proclamation, copiée et recopiée quatre fois, en caractères énormes, le Schalk court la coller sur les murs de l’église et dans les principaux estaminets. Aux illettrés, comme lui, le poète qui la sait par cœur à présent, la récite. Ils l’écoutent religieusement, bouche bée, se poussant du coude, faisant courir des murmures approbateurs, tirant, aux bons endroits, des bouffées plus opaques de leurs pipettes. Les autres, massés devant les placards, les épèlent, ânonnant, leurs gros doigts promenés de syllabe en syllabe, de peur de perdre le mot commencé, et se récrient ébahis, le cœur chaud, chaque rime les secouant ainsi qu’un ressort.

Dans tous les groupes, le choix du brave Guillot comme chef rencontre une sanction non moins spontanée. Devant les comptoirs, autour des tables, brocs et pintes s’entrechoquent à la santé du commandant. Depuis longtemps la bière n’a plus paru aussi délectable et les bras potelés des servantes n’ont eu tant de peine à servir la clientèle. À la Feuille de Trèfle s’écrasent, se foulent une cuvée de buveurs. La grande salle regorge de monde comme un jour de vente publique par ministère du tabellion. Pour n’être pas débordés dans l’arrière-pièce, Willem et ses amis posent une table en travers de la porte ouverte, et derrière cette barricade recouverte d’un méchant lambeau de serge, ils siègent, constitués en bureau de recrutement.

Les conscrits ne se font pas tirer l’oreille, comme lorsqu’il s’agit de la « réquisition » française ! Ceux qui se cachaient dans les bois sont accourus, haletants, empressés de se faire inscrire. Ah ! ce n’est point par couardise qu’ils se dérobaient, non ça ! leurs insulteurs l’éprouveront bientôt ! Quel tapage, quels éclats de voix ! Quel train ils mènent ces réfractaires, ces jeunes patriotes ! Tout ce que le pays compte d’hommes valides à trois lieues à la ronde, se comprime, se bouscule, s’échauffe à boire, à rire, à clamer dans la salle de la Feuille de Trèfle. C’est le pendant de la communion du matin, mais on a moins peur à présent de s’allonger des bourrades et de se marcher sur les pieds, pour arriver jusqu’à la table, à l’appel de sa paroisse et de son nom. L’inscription a commencé par les gars de Bonheyden même. Et tous, au grand complet, se sont présentés, en se rengorgeant, déjà raides comme au port d’armes, une bouffée de noble orgueil leur rougissant le front et avivant leur hâle. Ô ! les braves !

Les pères qui auraient donné jusqu’à leur dernier liard, qui ont risqué leur vie, qui se sont exposés aux avanies des sans-culottes plutôt que de conscrire leurs héritiers, brûlent à présent d’enrôler le meilleur de leur chair et de leur sang dans cette armée de guérilleros, et les mères, les pauvresses, n’ont pas trop geint ou bien elles se sont cachées pour ne point troubler la force d’âme de leurs hommes.

— Faites donc place à la petite mère Vaneylen !

C’est une pauvresse chenue, toute courbée, clopinant au bras d’un grand gars, son seul soutien, son unique bâton de vieillesse. Tony Vaneylen a l’air moins résolu que cette stoïque aïeule. C’est elle qui semble l’entraîner. Il a hésité longtemps, en songeant à cette tant affectionnée grand’mère, quand son ami Tistiet l’Oiseleur est venu le relancer et lui raconter ce qui se passait.

La vieille lieuse de balais ayant écouté toute grave, s’est roidie, et a dit à son petit-fils : « Va, mon enfant ! Puisque c’est Dieu qui te réclame ! » Abraham se résignait ainsi au sacrifice d’Isaac. Et ils se sont mis en route avec Tistiet. L’Oiseleur et le Joufflu sont du même âge et de la même paroisse d’Elewyt. Mais Tony Vaneylen est aussi blond, aussi stable que Tistiet est brun et d’humeur vagabonde. Cela ne les empêche pas de former une solide paire d’amis. Tony, un hercule poupard, est la douceur même, malgré ses jambes de granit, son encolure de taureau, ses bras d’acier. Son visage de fille s’empreint d’une inaltérable sérénité, ses yeux céruléens ne connurent jamais la colère, sa bouche conserve le sourire ingénu du berceau. D’abord ils se sont rendus chez le baes de Tony. Afin de permettre à leurs valets de marcher pour la bonne cause, les fermiers les tiennent quittes des engagements contractés à la Saint-Pierre et Paul[1]. Rien n’empêche donc Tony d’imiter l’exemple de l’Oiseleur. Et le placide travailleur, qui ne tuerait pas une bestiole, va devenir tueur d’hommes. En se présentant, il regarde, d’un air dépaysé, ses larges mains momentanément oisives, ses mains vigoureuses, comme si c’étaient celles d’un autre ! Et peut-être ce serf patient et résigné de la glèbe éprouve-t-il déjà la nostalgie du labeur et du foyer ! Tistiet le raille et le réconforte. Ils seront les deux benjamins de la troupe.


Pendant que Guillot s’échine, au milieu du brouhaha et de la fumée, à coucher sur les rôles cette fournée de volontaires, sous les chaumes, mères et sœurs, séchant leurs yeux rougis, font courir l’aiguille dans les nippes de leurs fils et de leurs frères, reprisent les bas, empèsent et repassent les sarraux, rapiècent les culottes patinées comme de vieilles monnaies. Elles se sont fait une raison ! Elles veulent les miliciens pimpants, farauds et braves comme pour leurs noces ! Elles leur confectionnent jusqu’à des écharpes voyantes pour ceindre leurs reins par dessus les longues blouses bleues, cousent une cocarde rouge au rebord de leurs chapeaux ou y attachent un panache de plumes de coq, un scapulaire, une médaille bénite à Montaigu.

Bazine Tuytgen a retrouvé le riche collier de cérémonie du serment de l’Arbalète, le collier en argent massif, formé de plaques incrustées, grandes comme des écus d’Autriche, et que le bourgmestre Tuytgen mit au cou de Guillot, le jour où celui-ci décrocha le papegai. Le jeune chef compte s’armer de sa fidèle arbalète et se parer aussi de son collier royal. Sous les yeux du pastoor, installé dans la meilleure chaise de la ferme, la diligente femme nettoie, à la craie, avec des précautions quasi-sacerdotales, le précieux trophée soustrait aux rapines des Français, et son cœur maternel se serre de nouveau, en comparant les pacifiques victoires d’autre fois aux sombres périls de demain, et, défaillante, elle cesse de remémorer à l’hôte vénérable la journée du triomphe de l’adroit tireur.

Les vétérans exhument des profondes cachettes quelques-uns de ces fusils dont l’empereur Joseph II décréta la saisie après la révolution brabançonne. De leurs doigts raidis, les partisans de Vander Noot en font jouer la batterie et en apprennent le maniement aux novices. D’autres remettent au jour des tromblons, de vieux pistolets, des sabres rouillés, ornements d’antiques panoplies.

À l’exemple de Willem, les membres des guildes et des serments supprimés reprennent leurs armes courtoises, qui vont devenir armes à outrance, et, avant de viser des cibles plus conséquentes, les compagnons s’exercent sous les berceaux et les charmilles, dont les ramures enchevêtrées n’ont guère été taillées depuis l’invasion. Rentrés chez eux, les tâcherons inspectent leurs instruments de labeur : houes, fourches, fauchets, piquets, fléaux et pioches. L’Oiseleur et le Joufflu assujettissent au bout de leurs bâtons les tranchants de l’araire condamnée au repos. Il s’agit de prévenir les desseins des sans-culottes, capables, comme l’a proclamé Rik Schalenberg, de

Mettre les socs de nos charrues
Aux guillotines de Paris.

Une partie de la matinée se passe pour chaque maisonnée à fourbir, à décaper, à huiler les pièces de l’armement. Au lieu de la musique coutumière des fléaux battant l’airée, du ronron des tarares, du grincement des meules, du clapotis des vans contre les genoux durillonnés, on perçoit, par les portes des granges, un cliquetis de ferraille, un bruissement d’acier, et çà et là, d’un courtil ou d’un verger, partent des détonations d’armes à feu.

Les chefs siègent en permanence à la Feuille de Trèfle. Ils ont des soldats, et à défaut d’armes des engins pouvant en tenir lieu : il s’agit d’arrêter un plan de campagne à présent. Heratens le Blanc préconise de se tenir simplement sur la défensive. On abattrait les arbres des grand’-routes pour empêcher le passage de la cavalerie française. Schalenberg propose de rallier le contingent de Duffel ; mais Chiel le Torse parle de courir directement sus à l’ennemi et de marcher sur Malines.


Ils n’étaient point encore tombés d’acord, lorsque, vers onze heures, un cavalier déboucha tout à coup, au grand trot, devant l’église. Il avait des bottes à revers, une blouse endossée par dessus la tunique, la mine d’un fils de famille. Les buveurs intrigués sortirent des cabarets, s’ameutèrent autour de lui en le dévisageant d’un air torve, à la façon des molosses hargneux qui flairent et persécutent un intrus. Il fit caracoler son cheval avec aisance et poussa ce cri, en brandissant un grand sabre de dragon : « Leven de Patriotten ! » Le malentendu n’était plus possible. La foule, qui menaçait il y a un moment de lui faire vider les étriers, aida hospitalièrement le cavalier à descendre de cheval, une flopée de gamins glorieux de jouer aussi un rôle en ce jour d’agitation, conduisirent la bête à l’écurie, et l’inconnu s’étant informé de leurs chefs, en un pur dialecte des environs d’Anvers, il s’acheminèrent vers la salle des délibérations.

Il se nommait Marguerie, et le curé de Duffel, fauteur de l’insurrection dans cette partie de la province, le dépêchait vers eux. Marguerie confirma les nouvelles apportées par le pastoor de Bonheyden. Le mouvement était général et l’issue de la lutte paraissait favorable. Partout les agents républicains fuyaient, chargeant sur des charrettes leurs femmes, leurs enfants, la caisse communale et les registres de l’état civil. Les partisans ne leur laissaient pas toujours le temps d’accomplir cet exode, et de mettre en sûreté les livres de la population servant à dresser les listes de conscrits. Ainsi, à Wavre-Sainte-Catherine, les insurgés venaient de brûler en bloc toutes les archives. De plus, ils s’étaient emparés du collecteur des contributions directes et le gardaient en otage. Cependant pas un cheveu ne tomberait de la tête de ce fonctionnaire. Les patriotes avaient reçu pour instruction de respecter, en dehors des combats, la vie des transfuges et de n’immoler que les traîtres. On se contenterait de faire une belle peur aux « fransquillons » et de les mettre hors d’état de nuire.

Le bouillant Chiel et quelques autres des plus montés contre les étrangers et leurs créatures, poussèrent un grognement en entendant cet appel à la modération. Pour les faire taire, leurs voisins leur appliquèrent, sans violence et comme en badinant, la main sur la bouche. Au fond, ces irréconciliables se fussent montrés les plus perplexes et les plus humains au moment d’en venir aux extrémités qu’ils préconisaient.

« Vis à vis de la propriété, continuait de leur apprendre Marguerie, on entretient moins de scrupules. Il faut de l’argent pour s’organiser, pour équiper et nourrir les enrôlés sans ressources. C’est bien le moins qu’on fasse dégorger les exacteurs. À Putte, on a mis à sac et pillé la demeure de deux concussionnaires : Borré, l’agent municipal, et l’huissier Lambert. La même danse se mène à Lichtaert et à Berlaer. Dans cette dernière commune, les blousiers se rangent sous les ordres de Caeymax, un ancien notaire. Un autre notaire patriote, Anthoni de Broechem, s’est mis à la tête du mouvement dans la canton de Santhoven et conjointement avec les paysans de Leest, de Viersel, de Ranst, d’Œleghem, de Bouwel et de Nylen, il vient de prendre la ville de Lierre. »

D’énergiques trépidations accueillirent la nouvelle de cet important fait d’armes. Les rustres se trémoussaient, tapaient des pieds et des mains, montaient sur les bancs et sur les tables, enfiévrés par cette victoire de bourgades peu éloignées des leurs, avides d’imiter, le plus tôt possible, leurs frères de la Campine. Cette circonstance que des notables et des bourgeois se liguaient avec les simples pacants doublait leur confiance. Chiel le Torse et Rik Schalenberg parlaient de se mettre en route sur-le-champ, criaient : « Naar Mechelen ! À Malines ! À Malines ! »

Marguerie prémunit ces ardents compagnons contre leur belle turbulence. « Le tumulte de la nuit a déjà donné l’éveil aux Français. Trente dragons détachés de la garnison d’Anvers, envoyés par Contich et Duffel, poussèrent ce matin une reconnaissance dans les environs de notre camp. Voyant que nous étions en nombre, ils se sont prudemment repliés sur le pont de Waelhem, qu’ils gardent dans le but de nous couper les communications avec Anvers ; mais nous comptons bien les en déloger avant ce soir. Peut-être, au moment où je vous parle, sommes-nous maîtres déjà de ce point… Oui, je suis de votre avis, nos efforts, à nous, doivent tendre à s’emparer de Malines, et cela le plus tôt possible. Mais encore faut-il choisir le moment. Fortifiée comme vous le savez et, de plus, occupée par une forte garnison, ce n’est pas une poignée d’hommes qui pourraient la conquérir. Pour ce motif, j’en arrive au principal objet de ma mission, il s’agit de réunir une armée assez imposante, et le curé-doyen, mon commandant, propose à vos milices de rejoindre, à Duffel, le gros des patriotes de ce canton. Là-bas nous sommes forts d’environ cinq cents hommes, en y ajoutant le renfort des vôtres, ici, nous en aurons sept cents ; enfin, avant la nuit, avec les recrues des autres points de la province, je compte sur un millier. Ce contingent-là permettrait de risquer l’aventure ! »

Après avoir consulté les principaux de ses camarades, Guillot la Taupe, au nom des conscrits de Bonheyden et des paroisses environnantes, chargea Marguerie de rapporter au curé-doyen de Duffel leur adhésion à son plan de campagne. Ils se mettraient en route après minuit de manière à gagner le quartier général, avant l’aube. Pour épargner au pasteur de Bonheyden une nouvelle marche forcée pendant la nuit, Willem réquisitionna le roussin et la carriole de son père ; on revêtit le véhicule de sa bâche imperméable et on y installa le saint octogénaire qui partit sous la conduite de Marguerie, escorté de quatre gars du pays, entr autres de Tony le Joufflu.

Tistiet l’Oiseleur souhaitait d’accompagner son camarade, mais Guillot lui réservait un autre voyage. Tony prit donc congé de sa grand’mère et de son féal. Sous les yeux de Marguerie, dont l’uniforme et l’allure lui imposaient, il se tenait à quatre, tâchait de prendre une contenance martiale.

— En route, garçon ! commanda l’officier, sautant en selle.

La vieille femme toute fière du début de son enfant, de cette confiance placée en lui, l’embrassa tendrement et, comme il se penchait un peu, lui traça de ses doigts séreux une petite croix sur le front. Lui, pâle, voyant trouble, presque suffocant, brusqua la séparation par un rauque : « Adieu, mère ! », allongea délibérément le pas et sans se retourner — le fanfaron de crânerie ! — rejoignit la carriole qui s’engageait en cahotant dans la traverse sablonneuse.

— Une ferme recrue, petite mère ! disait Rik Schalenberg à la vieille lieuse de balais fascinée par ce long chemin où Tony devenait invisible.

— Le meilleur des enfants ! murmura l’aïeule.

— Toi, dit Guillot en prenant l’Oiseleur à part, tu courras d’une traite à la ville. On est habitué de t’y voir le dimanche avec tes volières. Épie les soldats, ouvre les yeux, renseigne-toi. S’il se passe quelque chose, reviens nous le dire…

— Compris !

Et l’Oiseleur détala de la proverbiale vitesse de ses pieds nus et de ses jarrets nerveux.

Cependant, à cette heure même, comme pour le tenter et lui rendre son devoir pénible, des fumées de délectable augure tire-bouchonnaient au-dessus des toits, de ragoûtantes odeurs de mangeailles s’éventaient par l’entrebâillement des portes. Le brave enfant, sans déplorer le moins du monde l’ordre qui l’étrangeait des tablées fumantes, retira philosophiquement de son bissac un frugal quignon de pain noir, y mordit à belles dents, se garda même de ralentir le pas, et, la conscience victorieuse, laissa bientôt derrière lui les foyers de cocagne et de tentation. Il se rappelait la force d’âme inattendue déployée par son cher Tony et cette pensée achevait de l’agaillardir.


Les préparatifs terminés, Willem la Taupe permettait à ses hommes de godailler, de se donner du bon temps jusqu’à la nuit, et de célébrer par anticipation la délivrance promise. Ce furent, chez les chefs, des ventrées et des rôtisseries auxquelles participèrent tous les conscrits. Ils burent et mâchèrent comme aux plus copieuses frairies de l’âge d’or, même mieux qu’à ces annuels teerdagen, à ces repas de corps des confréries prohibées par la République. Les hôtes ne comptaient, ne thésaurisaient plus ; ils traitaient prodigalement leur monde. Les meilleurs morceaux du porc ou du veau tenus en réserve, sautèrent dans les poêles ; pigeons et poulets se dorèrent à petit feu au tour régulier des broches. Avec une rondeur attendrie les parents engageaient les camarades de leurs fils à vider les plats. La grosse matérialité du festin se tempérait de mélancolie ; il participait de la cène et de ces repas que les anciens servaient aux condamnés à mort. Beaucoup de rieurs forçaient leur jactance : l’inconnu, le vague pressentiment serrait la gorge aux moins rêveurs. Il se pouvait que cette bombance fût la dernière ! Le Schalk lui-même perdait de sa verve et ses saillies ratèrent plus d’une fois. Résultat vraiment anormal de la bonne chère ! constatait le bout-en-train.

Quelques piffres profitaient de l’aubaine, se regoulaient avec complaisance, mais à la longue, malgré leur capacité, ils s’avouaient vaincus.

Les bazines, pour en finir, affectaient de mettre double les morceaux que les sanglots empêchaient de passer. Alors elles se moquaient de leur prétendue gloutonnerie ! Vers la fin du repas elles se rapprochèrent de leurs garçons. Que de choses à leur recommander encore !… En réalité c’était pour mieux graver l’image adorée dans leur souvenir et pouvoir se représenter, avec son timbre unique, la caresse des voix filiales.

… Mais des chansons retentissent au dehors, et, même une fanfare de bal, un crincrin de bourrée. Les grands enfants fiévreux n’écoutent que d’une oreille les puériles et touchantes exhortations, répondent machinalement, ne tiennent plus en place, pressés de rejoindre leurs compagnons et aussi leurs compagnes, là-bas, sous le tilleul, à l’ombre duquel s’improvise un bal : toujours comme au bon temps.

Le réveil dominical est complet. On assiste à une de ces débridées après-midi de kermesses interdites par les Jacobins, car scribes, robins et soudards proscriront comme superstition les fêtes votives célébrées en l’honneur du patron du village. Heratens le Blanc tire de son chalumeau des trilles et des notes piquées à déconcerter un pinson : le piston, âpre, détonne en basses rageuses, le martèlement de la caisse claire se précipite. Le bal se déchaîne, ivre, furieux. Affolés par le rythme, les couples tournoient éperdument ; les filles trides, allumées, se pâment au cou des garçons ; les mentons lisses se râpent aux mentons rugueux ; les cottes ballonnent, les pieds ne touchent plus la terre, où les sabots marquent le pas louré. La course saccade le rire, il semble aux femelles que leur souffle s’abîme et se fonde dans l’haleine forte des mâles.

Au contraire de ce qui se passe d’ordinaire, frénétiques au début, les ébats perdent peu à peu de leur véhémence. Et, ici encore, se produit un étrange retour des choses. L’atmosphère insolite qu’on respire depuis l’autre nuit, altère, dénature, transpose, pour ainsi dire, l’allégresse accoutumée. Ou plutôt, on dirait que patauds et pataudes brûlent leur plaisir, vivent plus vite, escomptent la sensation à venir. Pourquoi déjà cette détente qu’amenait seulement l’approche de l’aube ? Ils ne sautent plus aussi lourdement ; pas de ces taquineries, de ces persécutions luronnes, de ces privautés prolongées, intermèdes de la danse, et qui ajournent ou tiennent en suspens les faveurs dernières. Ce qu’il y a de grossier étalage, de parade triviale, de veule promiscuité, de dévergondage extérieur après les carrousses et les lippées villageoises, se dépose insensiblement, comme la lie au fond d’une capiteuse liqueur. L’ivresse des sens, débarrassée de son licencieux et brutal cortège, n’en est pourtant que plus grave et plus impérieuse. Les commères ne s’y trompent pas. À mesure que le jour baisse, que la campagne octobrale s’embrume, elles se sentent moins harcelées et pourtant plus sollicitées. La volupté tragique du sacrifice les gagne inconsciemment. Elles parlent à voix basse, ne rient plus, s’apitoient sur elles et sur eux ; elles ont peur, et moins que jamais elles ne songent à se dérober au trop doux voisinage. Encore une fois, le mystère du lendemain exaspère la jouissance présente. Le crépuscule tombe navrant et fatidique. À présent, sous les arbres, il fait à peu près la même lumière que dans l’église, ce matin… Les sauvages instruments se taisent. À quoi bon ce tapage ! On ne danse qu’à peine. Les couples s’écartent peu à peu. Le vide se fait autour du tilleul…

Comme le jour déclinait, que la musique du bal tremblotait avant de s’éteindre ainsi qu’un luminaire épuisé, Tistiet l’Oiseleur regagnait, à larges enjambées, les premières maisons de Bonheyden rendu à une apparente accalmie.

Une ombre adossée au mur lui dit doucement : « Bonsoir Tistiet ! »

Il reconnut Linotte, la petite vachère de baes Tuytgen, une sauvageonne de son âge qu’il « voyait volontiers », tout en la taquinant beaucoup. Un jour il lui offrait un oiselet, le lendemain il pourchassait ses vaches ou lui fourrait des orties dans le cou.

— Bonsoir, Linette ! fit-il, et il poursuivit son chemin.

Mais elle, l’arrêtant par le bras :

— Entends-tu la musique ? Allons danser aussi ! Je t’attendais.

— Il s’agit bien de danser. Mes jambes font d’autre service aujourd’hui ! Laisse-moi, je dois voir ton maître.

— Eh bien, Tistiet, après, il sera temps encore…..

Il la repoussa, assez dédaigneux, haussant les épaules, sans rien promettre. Arrivé à la Feuille de Trèfle, il raconta que dans l’après-midi, après un conseil présidé par Meurice, le commandant français, un porteur de dépêches était filé à bride abattue sur Bruxelles.

— Es-tu fatigué ? demanda Guillot au jeune coureur.

— Fatigué ! De ça ?

— Retourne là-bas alors et ne reviens ici qu’avec des nouvelles fraîches.

Quelques minutes après, Tistiet repassait devant la petite vachère. Croyant qu’il venait la prendre, elle l’accosta, sautillante et joyeuse.

— Impossible, Linette ! Un autre jour si tu veux. Quand nous aurons chassé les Français… Je repars à l’instant même… D’ailleurs, il n’y a plus personne sous le tilleul. Les musiciens sont couchés…

— C’est dommage, na !

— Quel gros soupir !… Bonsoir Linette !

— C’est-il longtemps que tu seras parti ? Si nous nous embrassions ?

— Quelle folle tu fais !

Les deux enfants échangèrent une chaste et franche caresse, la première… La petiote aurait eu envie de recommencer. Il devinait juste, l’Oiseleur ! Elle se sentait la tête à l’envers, toute déroutée ce soir. Cette musique, dans le lointain, peut-être ? Mais Tistiet avait déjà repris sa course. À dire vrai, un instant trouvant Linette plus à son goût que jamais, il aurait bien voulu s’attarder auprès d’elle, simple histoire de jouer. Mais la chair framboisée de la sauvageonne ne le retint pas plus que les fumets du midi dominical. Il était dit qu’il résisterait à toutes les tentations…

Et pourtant, disséminés dans la campagne complice, cette nuit fatidique tant de couples épris vaguent et s’attardent indéfiniment. Il semble qu’en communiant les paysans se sont approchés d’un sacrement nouveau, plus extrême que l’onction et plus lustral que le baptême, sacrement qui purifie et qui sublimise tout. En conversant, les patauds revêtent une indicible élégance d’allures. Leur parole si volontaire et si farouche il y a quelques instants encore, serpente en irrésistibles flexions qui s’insinuent dans l’âme et s’inoculent sous la peau. Et, sans qu’ils y fassent allusion, même lorsqu’ils parlent d’autre chose, surtout lorsqu’ils ne parlent pas, le proche danger nimbe ces fronts halés d’une clarté héroïque, affine ces visages mafflus, dégourdit les membres, équarrit les bustes, fait saillir ces traits et ces formes, palpiter ces narines ; la prédestination illumine ces prunelles, oint l’incarnat des lèvres d’un chrême occulte et parfumé. Ainsi qu’une fleur prête à s’effeuiller, comme un fruit mûr oscillant à la branche, leur complexion menacée semble plus chaude, plus friande et plus désirable. À la fois ravies et anxieuses, les aimées traversent des alternatives de silences pantelants et d’effusions orageuses. Au fond de ce sentiment un désir religieux comme l’abnégation et, chez les coquettes, le repentir de leurs manèges taquins et de leurs résistances. Les fiancées, même celles qui n’avouèrent pas encore leur amour, sentent arrivée l’heure des épousailles imminentes. Le moyen de se dérober à la péremptoire assiduité de ces élus. L’acte consommé sous la suggestion de cette heure tragique aura toute la vertu du mariage. Et s’ils ne reviennent pas, les séducteurs, leurs aimées porteront le deuil des veuves, et les bâtards de ces martyrs seront plus glorieux que des fils légitimes !

Ce soir climatérique, comme aux temps antédiluviens, les filles des hommes purent se croire visitées par les archanges. Et pour beaucoup de patriotes cette veillée d’armes fut une veillée d’amour !


Vers minuit, l’Oiseleur reparut devant son chef. Cela devenait sérieux : un général, Béguinot, était entré à onze heures à Malines avec du canon et des troupes de Bruxelles. Cela devenait si sérieux que Guillot crut devoir dépêcher sur-le-champ un courrier à Duffel. Il allait envoyer un autre homme en observation à Malines.

— Tu dois avoir faim, soif et sommeil ! dit-il affectueusement à l’Oiseleur. Assieds-toi, je vais te faire servir à manger, et tu dormiras ici jusqu’au moment de partir ensemble.

— Une croûte de pain et je suis « bon » encore pour quatre voyages ! fit le courageux brunet. Il ne prétendit pas qu’on lui donnât un remplaçant.

En sortant seul du village, pour son troisième pèlerinage à Malines, il croisa dans l’ombre à l’endroit où il avait rencontré Linette, un couple d’amoureux, étroitement enlacés. Il se rappela le velouté de cette joue fraîche et l’indéfinissable frisson ressenti au contact de ces lèvres ! « C’est ainsi que j’aurais dû la tenir embrassée ! » songea-t-il avec un commencement de contraction du cœur. Jusqu’à présent il ignorait l’amour, et s’était moqué des amoureux, leur trouvant la mine de lunatiques.

À trois heures, le courrier revint du camp de Duffel. En prévision d’une attaque imminente, Marguerie réclamait Willem la Taupe avec cent hommes de renfort. Aussitôt le capitaine fit battre et sonner l’assemblée. Les paysans, équipés et armés à la diable, s’alignèrent en bon ordre sur la place. Willem divisa le contingent en deux : confia la réserve à son sous-ordre Chiel le Torse et se rendit, en toute diligence, avec les autres, à l’appel de Marguerie. Chiel avait pour consigne de rester sous les armes prêt à donner avec ses hommes.

Cette nuit était aussi calme que celle de la veille avait été tumultueuse. Quelque temps ceux qui restaient entendirent s’éloigner et mourir les pas cadencés des partants. Puis un silence absolu plana sur la campagne. Plus même l’aboiement d’un chien ou le craquement d’une branche sous le poids d’un oiseau. Les hommes, immobiles dans les rangs, ne se parlaient pas. Ils rongeaient leur frein, aspiraient impatiemment à l’action, tendaient l’oreille pour surprendre la rumeur révélatrice d’une bataille. On avait cessé de veiller dans les fermes et plus une fenêtre n’était éclairée. À part ces cent braves, dont la masse noire s’étoilait de luisants métalliques, le reste du village dormait.

Après quelques heures de ce silence et de ces ténèbres, le chant réitéré d’un coq demeura sans écho. Et graduellement, l’opaque obscurité se dissipa.

À présent, les hommes parvenaient à se dévisager dans le jour livide et oblique. Affamés de prouesses, les plus briquetés étaient roses, presque pâles. Ils se comprenaient du regard et du bout des lèvres. Leurs yeux battus et cernés brasillaient pourtant comme la vague phosphorescente.

Une moitié de soleil spectral et sanguinolent émergeait déjà d’un linceul violâtre, lorsque les paysans perçurent des battues de cavalerie. Un moment le bruit parut se rapprocher, ils se redressèrent sur leurs reins, respirèrent plus librement, poussèrent un soupir de satisfaction. Las de l’expectative et de l’incertitude, ils grillaient même de faire la moitié du chemin et de pousser à la rencontre des éclaireurs. Mais la galopade s’éloigna en obliquant dans la direction d’Anvers. Allaient-ils se morfondre ici jusqu’à demain ? Sans doute on les oubliait et on vaincrait sans eux. Sept heures du matin. Rien encore. Chiel le Torse, le plus impétueux peut-être, avait peine à les retenir. À la fin Tistiet, qui, ne pouvant plus rentrer dans Malines après le couvre-feu, avait passé la nuit à rôder autour des remparts, apporta l’explication de la chevauchée entendue tout à l’heure :


Le général Béguinot était sorti de la ville, par la porte d’Anvers, à la tête de toute la garnison, se flattant de surprendre les brigands et de les exterminer dans leur principal foyer. Seulement, dans leur précipitation, les Français avaient négligé de fermer les portes après eux.

À cette nouvelle, Chiel le Torse bondit de joie, et secouant le messager, de toutes ses forces, n’entendit plus le reste de son rapport. Malines, que Marguerie déclarait hier le but principal de leur campagne, Malines qu’il s’agissait de conquérir aux patriotes, Malines qu’il aurait fallu assiéger avec un millier de soldats et du canon, c’était lui, Chiel, qui allait s’en emparer sans coup férir, à la tête de cette poignée d’hommes résolus ! Jamais pareille occasion ne se retrouverait. Décidément la Providence aidait les siens ! À condition de ne point perdre une minute, dans une heure ils seraient maîtres de la place !

D’urgence, le Torse n’attendit point l’approbation du commandant général et se contenta de lui envoyer avis de l’initiative qu’il prenait.

À peine eut-il commandé « marche ! », que ses hommes fonçaient en avant en poussant un sauvage hourrah !


Son contingent était composé pour la plupart de gars de Bonheyden et des villages riverains de la Dyle, même d’au delà, dans le Brabant. C’étaient tous gaillards d’élite, musclés, gigottés, se modelant avantageusement dans leurs frusques : ouvriers agricoles, faneurs, gagne-deniers, simples goujats. Le plein jour éclairait des visages ambrés, rougeauds, brunis, recuits par les intempéries, gercés à l’évent, ou présentant ce luisant de couverte et d’émail, cet incarnat rissolé particulier à l’adolescence des rustauds flamands. Un fleur irrésistible de jeunesse, de santé et de bonne conduite illuminait ces physionomies à la fois viriles et touchantes ! Leur bataillon formait une masse fauve : pieds poudreux, jambes brunes, torses bleuâtres, faces épanouies, — au-dessus de laquelle luisardait l’arsenal hétéroclite des instruments de travail convertis en attirail guerrier. À eux tous ils possédaient bien dix fusils, pour la plupart hors d’usage, et c’est à peine s’ils emportaient de quoi charger ces armes de rebut. Les mieux lotis de la bande étaient Chiel le Torse et Rik l’Espiègle, tous deux armés d’une façon de canardière.

Le petit Tistiet, le pupille, ne trahissait pas encore la moindre fatigue après ces allées et venues, il paraissait même plus éveillé, plus alerte que jamais, quoique ses courses multipliées eussent mis ses petons en sang. Il marchait en tête, portant un drapeau taillé dans un rideau rouge de la ferme Tuytgen, sur lequel se détachait, en lettres de carton doré, la devise du labarum : In hoc signo vinces, et auquel son bâton armé du coutre servait de hampe.

Heratens, le joueur de fifre, venait ensuite, apparié à un apprenti maçon, battant la caisse. Quant au piston, qui avait tenu la troisième partie dans le trio instrumental accompagnant les loures et les bourrées de la veille, il appartenait au détachement de Willem la Taupe.

Les autres emboîtaient le pas, en colonne, quatre sur chaque rang. Une sarbacane se cognait contre une fourche. Des carquois de fer blanc peint en vert, heurtaient les fourreaux veufs de leurs sabres. Les terrassiers, couleur de glèbe et de feuille morte givrée, portaient des pioches et des maillets. Un gindre avait les bras nus, comme s’il allait triturer la pâte dans la maie. Le bissac et la gourde des manœuvres qui se rendent en journée leur battaient les fesses. Et à leur mine radieuse, presque débonnaire, guillerette, on les aurait pris pour une coterie de travailleurs matineux qui se hâtent de gagner le chantier au premier coup de cloche, et non pour des jacques et des bagaudes montant à la conquête d’une cité. De temps en temps la musique sommaire entamait des marches sautillantes et pastorales, plutôt enfantines que belliqueuses. Pour suppléer à ce grêle galoubet et à cet anodin tam-tam, les patauds entonnaient à l’unisson une chanson du Schalk. Ou bien ils causaient et riaient aux éclats, comme d’ébaudis familiers de kermesses se racontant leurs escapades et leurs bonnes fortunes. À de courts intervalles ils devenaient subitement graves et taciturnes, détournaient la tête, se mouchaient bruyamment dans leurs doigts et se frottaient les yeux : de la poussière les avait aveuglés, ou une mouche importune leur bourdonnait aux oreilles. « Que peut faire notre Tony à présent ? » disait l’Oiseleur à Chiel le Torse, mais il pensait encore plus à Linette.

Leur peloton grossissait à chaque croisée de chemin. Ces recrues de la dernière heure étaient parties le dimanche de bourgades lointaines, jusque de la banlieue de Bruxelles et de Louvain, sans se préoccuper de la longueur des étapes, guidées seulement par les appels des cloches, accourcissant à travers les labours et les pâturages, dérobant leur pérégrination suspecte aux traqueurs français. Ils s’agenouillaient pieusement au pied des colonnes crucifères et devant les madones de plâtre appendues, dans une caisse vitrée, aux plus beaux arbres. Agréés sans formalités par Chiel, après un sincère vivat de bienvenue, ces nouveaux alliés prenaient la file. Beaucoup avaient longé des chemins fâcheux, traversé les prairies inondées de la Senne et du Démer ; la boue les éclaboussait jusqu’à la croupe, leurs sabots étaient restés dans la vase. Habitués, comme l’Oiseleur, à courir pieds nus, dès leur enfance, il y en avait qui, s’étant chaussés pour faire honneur à la bonne cause, finissaient par attacher leurs souliers au bout de leur bâton de pèlerin.

Au seuil des chaumes isolés, femmes, infirmes, vieillards, empêchés de se joindre à la caravane, acclamaient ces soldats en sarrau et leur souhaitaient bonne chance : « Ons jongens zullen wel winnen ! Nos garçons l’emporteront bien ! » répétaient-ils avec une certitude prophétique. Un barrager refusa de les laisser passer avant qu’ils eussent mis deux tonneaux à sec.

Le guilleri des moineaux leur inspirait confiance dans l’issue de leur coup de main. Par contre, une compagnie de corbeaux s’étant avisés de voleter en croassant au-dessus de leur colonne, à coups de pierre Rik Schalenberg dispersa ces fâcheux augures.

L’air gris était tissé de minces filandres. Les nues opalines cardées par le vent d’ouest finirent par se résoudre en une pluie fine et insidieuse qui perçait leur défroque : mais leur enthousiasme était bien à l’épreuve de cette humidité.

Depuis longtemps, ils avaient beau se retourner, ceux de Bonheyden n’apercevaient plus l’humble tour natale. Le massif et trapu beffroi de Saint-Rombaut, carré comme un monolithe, leur montrait le but de plus en plus proche. À un quart d’heure de la ville, Chiel commanda : « Halte ! » pour leur permettre de se rajuster, de rectifier leur équipement, de porter d’une manière uniforme leurs armes disparates, car il s’agissait d’inspirer confiance et respect aux citadins. Lorsqu’on se remit en route, Chiel leur imposa silence et les fit marcher au pas.

Ils avaient détourné par Rymenam, puis Muysen, pour mieux dépister les ennemis. Au moment où Tistiet l’Oiseleur, agitant glorieusement sa bannière, enfilait la porte de Louvain, les premiers rangs d’une autre bande de ruraux, venus de Hombeek, de Sennegat et des confins de la Flandre, s’engageaient par la porte de Bruxelles.



  1. Voir, dans les Nouvelles Kermesses, la Fête des SS. Pierre et Paul.