Paul Lacomblez, éditeur (p. 7--).


PREMIÈRE ÉTAPE

Matines.


Je ne me rappelle pas vacarme comparable à celui de cette nuit. On n’entendait, à trois ou quatre lieues à la ronde, que le son des cloches, des tambours et des cornes, les hurlements des chiens et des hommes, et les coups de fusil.
(Lettre écrite de Waelhem (Malines), le 21 octobre 1798.)


Après avoir fait subir aux Belges, annexés sous prétexte d’affranchissement, le pillage de leurs biens, l’abolition de leurs coutumes, le mépris du sentiment national, des attentats réitérés à la liberté de conscience ; après la proscription politique, la persécution religieuse, la récompense des traîtres, l’investiture des renégats, l’apostasie imposée aux prêtres, la félonie érigée en civisme, l’anarchie substituée à la légalité et l’arbitraire à la justice, les Jacobins venaient de sommer leur œuvre de régénération par une mesure plus impopulaire et plus odieuse encore que les énormités qui l’avaient précédée.

En vertu de la loi sur la conscription, tout Belge âgé de vingt à vingt-cinq ans devenait le soldat, le défenseur armé, le mercenaire de l’oppression. On l’arrachait à ses foyers, et on l’envoyait combattre ceux-là mêmes auxquels il aurait voulu s’allier pour secouer de conserve un régime à côté duquel la tyrannie de l’Espagne aurait paru bénigne et paternelle.

Promulguée le 5 septembre 1798, cette loi avait été suivie, le 23 du même mois, du décret de mobilisation d’un corps de 200 000 hommes comprenant les conscrits de la première classe, c’est-à-dire les jeunes gens de vingt à vingt et un ans.

Contrairement à ce qui s’était produit pour d’autres édits, cette fois loi et décret affichés le 5 octobre, en français et en flamand, soulevaient non seulement une réprobation platonique, mais rencontraient une résistance inattendue dans tous les rangs de la population.

Nul ne se faisait inscrire sur les rôles. Inquiétés par les recruteurs, les fils de famille passèrent en Angleterre, les pauvres diables fuirent aux halliers. De véritables campements de bagaudes se formaient dans la Campine et le Pays de Waes. D’abord les conscrits se contentèrent de refuser le service et de dépister leurs traqueurs ; c’étaient des réfractaires et pas encore des insurgés. Lorsque les rabatteurs s’éloignaient, les fugitifs, avertis par leurs parents, quittaient leurs cachettes, regagnaient leurs toits et reprenaient leur métier, quitte à disparaître à la première alerte.

Aucune rencontre n’avait encore eu lieu entre paysans et limiers Jacobins. Mais on prévoyait que cette partie de cache-cache ne durerait pas, et que la collision était prochaine. Ces feintes et ces refuites, cette fastidieuse randonnée, ces défis réciproques ne pouvaient guère se prolonger. Le malaise, la tension augmentait de part et d’autre. La température morale s’alourdissait.

C’est sous la suggestion de cette atmosphère orageuse que se trouvaient, dans la soirée du samedi 20 octobre 1798, ou, comme on était tenu de s’exprimer alors, le 29 vendémiaire de l’an VIIe de la République, quatre villageois de Bonheyden, localité des environs de Malines.

Attablés plus tard que de coutume, sur tout en ces temps de troubles, cloués sur leurs escabeaux, ils ruminaient sans cesse les mêmes crispantes conjectures, proféraient de loin en loin, entre deux soupirs, une parole de menace ou de désolation, et telle était leur préoccupation, qu’ils laissaient s’éteindre leurs pipes et boudaient la bière houblonneuse.

Une commune angoisse, un grave pressentiment qu’ils craignaient de se communiquer par la parole, leur tournait le sang et leur étreignait la gorge. Il est de ces espérances tellement ardentes, qu’on n’ose les exprimer, peur de les effaroucher et d’en ajourner la réalisation. Dans ces dispositions on se comprend à mots couverts, tacitement, et les silences sont plus éloquents que les discours.

Ces paysans, tous quatre dans la fleur de l’âge, l’aîné n’ayant que trente-trois ans, étaient Michel ou Chiel Van Rompaeye, surnommé, par une intelligente abréviation, den Romp ou le Torse, et qui, poitraillé, reinté comme un étalon, portait admirablement ce sobriquet ; Henri ou Rik Schalenberg, dit, avec non moins d’à propos, den Schalk, ce qui signifie l’espiègle ; un autre Henri Heratens, appelé den Witte, le Blanc, à cause de sa toison couleur filasse, enfin Guillaume Tuytgen, à qui sa tignasse noire, sa caboche tomenteuse comme la robe d’une taupe, valait ce nom de guerre, Willem de Mol ou Guillot la Taupe.

Quatre robustes garçons, quatre excellents garçons aussi ; les meilleurs sujets de la paroisse, compagnons éprouvés, honnêtes chrétiens de Campine, s’opiniâtrant dans leur rage et dans leur foi.

Le Torse était valet de meunier, l’Espiègle travaillait chez le maréchal-ferrant, le Blanc, simple ouvrier agricole, battait en grange, semait, labourait ou moissonnait, suivant la saison, et Willem la Taupe, fils de notable, principal clerc de la paroisse, aidait son père dans la direction de leur terme.

Ils prolongeaient leur critique veillée, quoique neuf heures eussent sonné depuis longtemps à l’horloge de chêne. Par égard pour de bons clients et d’intimes coreligionnaires, le baes ne les engageait pas à se retirer. Énervé lui-même, par les influences ambiantes et les occultes présages, il ne tenait pas en place, bâillait ostensiblement, toussait avec éclat, mouchait à tout bout de champ la chandelle. Il venait de clore les volets et de tirer les verrous, lorsque des pas s’arrêtèrent sur le seuil, au dehors, et qu’on frappa violemment à la porte. Nos quatre songeurs sursautèrent et se redressèrent sur leurs pieds. Les avait-on dénoncés ? Les patrouilles républicaines s’aventuraient rarement dans ces écarts encore mieux défendus par leur aridité que par leur esprit incompatible. Le baes souffla le lumignon. En s’effaçant contre le mur, dans l’angle de la porte, les gars retenaient leur haleine et serraient leur rondin de frêne, résolus à assommer tout visiteur malintentionné.

Mais ils se remirent bien vite de leur émoi. Une voix connue leur cria par le trou de la serrure :

— Ouvrez, ouvrez garçons ! Pour l’amour du ciel ! C’est moi Tiest Vervloet d’Elewyt ! Grandes nouvelles !… Bonnes nouvelles !

Ils s’empressèrent de débâcler le vantail, et le baes ayant battu le briquet et rallumé la chandelle, ils se trouvèrent en présence du nouveau venu.

Un dégourdi brunet, ce Tistiet Vervloet, singulièrement affectif, avec sa mine luronne et florissante, ses joues saines et fournies, sa large bouche aux commissures relevées par un pli gouailleur et câlin, de beaux yeux marrons pétillant de hardiesse ou subitement radoucis et songeurs ; le nez droit aux narines évasées, le menton carré, la chevelure broussailleuse et désordonnée, dont les mèches frisaient jusqu’au bas du front bien modelé et masquaient de menues oreilles de jeune faune. De stature moyenne, bien découplé, les membres agiles et robustes, il portait presque avec élégance des guenilles sentant bon la feuillée, le foin, la sève et la grume. L’encolure et les bras nus se dégageaient d’une sorte de sac en toile grossière, lui tenant lieu de chemise et de blaude et dont il ramenait les pans dans une culotte élimée qui lui venait à peine jusqu’aux mollets. Il allait pieds déchaux, en toute saison. Orphelin, livré à lui-même dès le berceau, ivre de plein air, on ne lui connaissait de métiers plus lucratifs que ceux de taupier et d’oiseleur. Les cultivateurs lui payaient un liard par bête puante crevée sur leur champ. Avant l’occupation française, les dimanches il se rendait à Malines. Un rameau feuillu à la main, sifflotant une chanson pour entretenir le gazouillis de ses petits captifs, assis devant le portail de Saint-Rombaut, il guettait la sortie des patriciennes passant, au bras des marguilliers ventrus, emmitouflées dans leurs failles de moire. Avec des paroles engageantes, mais non serviles, il faisait valoir ses pinsons et ses chardonnerets.

Malgré ses allures irrégulières et sa vie nomade, un tel parfum d’honnêteté et de droiture se dégageait de son inculte personne que jamais fermier ne lui aurait refusé la platée et le gîte. Il s’acquittait envers ses hôtes en donnant le lendemain, suivant la saison, un coup de main aux moissonneurs ou aux batteurs en grange. Patriote et chrétien exalté, trop jeune pour être incorporé lui-même dans l’armée républicaine, depuis les promulgations de la loi militaire et la chasse aux conscrits, il servait de messager et de pourvoyeur aux réfractaires du pays, et les prévenait de l’approche des colonnes mobiles.

— Hourrah les hommes ! cria-t-il en entrant dans l’estaminet. C’est fini de gémir et de gronder. On en vient aux mains. On se cogne, et ferme, de l’autre côté de l’Escaut ! Les nôtres triomphent à Beveren et guignent la grande ville d’Anvers… Cela chauffe en Campine comme en Flandre… Avant une heure toute la contrée sera debout… Voyez… Écoutez plutôt.

Ils se précipitèrent sur la chaussée. Par cette tiède, un peu humide soirée, à cette heure avancée, d’ordinaire si calme, plus recueillie que partout ailleurs ; ici, dans cette contrée paisible entre toutes, des bourdonnements insolites annonçaient le passage d’un immense essaim d’abeilles. Mais en octobre, la Bruyère a cessé de fleurir et les sphynx seuls butinent pendant la nuit ! À l’exemple de Tiest l’Oiseleur, les quatre paroissiens de Bonheyden s’étendirent à plat ventre, l’oreille collée au sol. Le murmure anormal gonfla, s’accrut, devint un souffle de rafale emplissant les espaces lointains. Les ondes sonores s’élargirent et se déployèrent sur la plaine immense. Et familiarisés avec ce tintamarre, nos paysans y démêlèrent peu à peu des roulements de tambours, des sonneries de trompes rustiques, les stridences du fifre, des aboiements de chiens, des percussions d’armes à feu et jusqu’à des vivats et des huées.

Mais ce qui dominait, c’était le tintement continu et précipité des cloches. Toutes les campanes du pays semblaient convoquées à ce carillon nocturne. Quelle turbulence s’emparait de ces voix solennelles ou sereines ! On les brimbalait, on les coptait à décrocher leurs battants et à fêler leurs panses. Et le vacarme grandit et se rapprocha tellement que les villageois ne furent plus obligés de s’allonger par terre pour en distinguer les facteurs. Il aurait fini par leur briser le tympan.

Si ces volées rageuses n’avaient rendu toute méprise impossible, les écoutants auraient pu se croire à l’aube des Pâques, lorsque les voyageuses étrangées par les Ténèbres de la Semaine-Sainte s’en reviennent de leur migration à Rome, avec les hirondelles et les cigognes bienvoulues. Seulement on était plus proche de l’octave des Morts que du temps pascal, et les Ténèbres jacobines avaient duré plusieurs années.

Aussi, jamais cloches retrouvées, cloches rapatriées n’avaient déchaîné pareils alleluias !

Nos rustauds se régalaient de cette musique comminatoire. Les sanglantes matines de Bruges et les vêpres de Palerme, ne prêchèrent plus impérieusement l’extermination des Français oppresseurs !

Les opprimés inhalaient, à pleines bouffées, ces effluves insurrectionnels, de la manière dont les pionniers, attardés dans les brumes crépusculaires de l’automne, respirent la ragoûtante odeur des pommes de terre cuites au feu des sarts, ce fumet qui fait s’ouvrir machinalement les bouches et claquer gouluement la langue contre le palais.

Ils ne se parlaient pas les pitauds affriolés ! Ils piaulaient de plaisir, hennissaient comme poulains au pacage, se trémoussaient, humaient à pleins naseaux l’ozone de la tempête !

Au cours de leur rude vie de défricheur ils avaient essuyé bien des temps contraires, à commencer par les sécheresses prolongées alors que, sirocco des sablons campinois, le vent du sud-est souffle sans trêve et, sans rassembler les moindres nues dans le ciel, chasse devant lui des tourbillons de poussière. L’immuable azur de l’horizon est souvent aussi funeste aux terriens que le calme plat de l’Océan aux navigateurs. Le soleil se ligue avec l’haleine enflammée de l’espace pour dessécher la terre et ruiner le cultivateur. Avec quelle détresse les patients interrogent le radieux infini au-dessus de leurs têtes ! La sérénité de l’éther nargue leur désespoir. La nuit même, les étoiles bénignes dardent d’obliques rayons sur la moisson brûlée à petit feu, et la lune est plus sardonique que la pire des lunes rousses. Chaque heure diurne ou nocturne ajoute ainsi au désastre inéluctable. Les rustres voient leurs récoltes se fondre épi par épi. Mais, farouches, hagards, s’arrachant les cheveux, plutôt que de blasphémer le Dieu juste de Job et de Lazare, ils se cramponnent à sa providence qui se détourne d’eux, aspirent à s’anéantir comme leurs guérets et appellent sur le chaume qui les abrite avec leur bétail, leurs femmes et leurs nichées faméliques, le feu des holocaustes agréables au Seigneur !…

Tout à coup le vent tourne, d’imperceptibles flocons blancs amatissent le bout de l’horizon ! Ils ont bien vu, ils ne divaguent pas : un léger voile de vapeur gaze un coin du ciel. Sous les coups de la brise occidentale, les brumes se condensent en nuages qui déroulent un long cortège, s’entassent houleux et compacts comme des ouailles que le chien-loup mordille aux jarrets. À présent les nuées envahissent toute la campagne d’azur. Encore une halenée, ô vent secourable ! Voilà le salut, le pain, la vie ! Les premières gouttes de pluie, les gouttes de la guilée, à la fois rondes comme des florins et aussi religieuses que l’eau bénite filtrant entre les doigts qui se signent !

Alors, pouvaient croire ces blousiers, rien de comparable à l’élan de leur reconnaissance. Quelle explosion de sauvage allégresse répondait aux crépitements de la foudre ! La terre gercée s’abreuvait à pleins sillons, pompait l’averse d’abondance par toutes ses brûlures, et les terriens dépoitraillés présentaient leur chair cortiqueuse aux lanières des lavasses, se laissaient lapider par les cataractes, se complaisaient dans les sanglades polissonnes des éléments. Trempés jusqu’aux os, c’était avec une volupté nonpareille qu’ils secouaient leurs hardes ruisselantes, trépignaient, barbotaient, sabotaient dans ce déluge ! Ils participaient de l’allégresse de la nature, célébraient, par une orchestique spontanée, la rédemption de leurs cultures et de leurs vergers.

Eh bien, jamais, après les plus néfastes sécheresses, à l’heure où les Rogations étant finalement exaucées, les pacants se livraient à des démonstrations d’énergumène, jamais, au grand jamais ils ne ressentirent commotion aussi formidable, ne manifestèrent allégresse aussi effrénée qu’à l’appel de ces cloches comparables aux trompettes du Jugement !

Le tumulte continuait à se propager. Des cloches de plus en plus rapprochées entraient dans la danse. La bourrasque grondait, tonnait à tel point, que l’on aurait juré ce tocsin sonné par toutes les cloches d’Anvers, du Brabant et de la Flandre.

L’oreille tendue, sur le qui-vive, les cinq villageois reconnaissaient nombre de ces voix d’airain et se nommaient les clochers. Étaient-ils le jouet d’une hallucination ? mais ils prétendirent avoir entendu, en cette nuit du 20 au 21 octobre, véritable nuit des merveilles, jusqu’aux cloches fondues et monnayées par les sacrilèges. Avec la permission du Créateur des choses baptisées, les âmes de ces martyres auraient repris possession des clochers dépouillés, pour les remplir de leurs voix prophétiques.

Quoi qu’il en soit, les survivantes suppléaient énergiquement les mortes et semblaient se multiplier comme une race prolifique. Leurs clameurs redoublaient d’intensité, rayonnaient dans toutes les directions, gagnaient l’un clocher après l’autre, comparables aux flammes d’un incendie fouettées et tendues par l’ouragan.


Les premiers tintements étaient partis de Duffel. Les communes riveraines de la Nèthe, tant en amont, à commencer par Lierre, qu’en aval, à partir de Waelhem et de Rumpst, y avaient répondu de proche en proche, d’une part jusqu’au Demer, même au fond du Hageland, d’autre part le long du Rupel jusqu’à l’Escaut, et, par delà, au cœur des Flandres.

Au nord, vers Anvers, c’était le fertile pays de Contich avec Waarloos, Hove, Reeth et Mortsel ; au nord-est c’était la mystique et mystérieuse Campine, des lieues de bruyères et de sablons, où les esprits cuvaient le plus d’opprobre et de sainte colère, dont les religieuses paroisses devaient s’insurger presque simultanément, où la conflagration chasserait avec la rapidité d’un feu de prairie dans le Far-West, pays exalté et loyal, race de complexion volcanique, où l’incendie ressemblerait à une explosion.

À l’est de Malines, la Campine et le Hageland, les deux indigentes et nobles régions se rejoignent, s’embrassent comme deux amants fidèles et déshérités, et de leur conjonction naît un site participant, en l’intensifiant encore, de leur affective désolation.

C’est précisément ce terroir de Bonheyden auquel appartenaient nos fermes gars. Entouré de parages fertiles, il fait l’effet d’un désert dans une oasis. Il ne couvre pas une importante superficie, mais tel est son caractère abrupt qu’il donne une impression grandiose et soufflète par son attachante frustesse la banale et grasse cocagne d’alentour.

Depuis les événements de la fin de l’autre siècle, il n’a pas changé. J’y vaguais récemment, en m’en assimilant la durable intransigeance contre laquelle ne prévalent ni l’hypocrisie provinciale, ni l’urbanité voltairienne. Les terres vaines l’emportent encore aujourd’hui sur les cultures. Ces landes d’une présence si suggestive et si mélancolique prédisposent à la rêverie, au recueillement, aux visions rétrospectives, à une sorte d’examen de conscience historique. Au milieu de cette nature inviolée on évoque le passé, on devine des fastes obscurs et tragiques.

Pas de plus saisissante antithèse que celle de ce décor ravagé et atrabilaire, avec les noues et les pacages avoisinants de la Dyle et de la Nèthe, favorables aux plantureux nourrissages, et avec la ville même de Malines que la rivière limoneuse, des bras morts, des canaux et de nombreux fossés entretiennent dans une claustrale humidité.

C’est surtout en gagnant Bonheyden par la bourgade de Neckerspoel, habitacle de gros vachers où, durant les époques prospères de l’élevage, lorsque laitiers et engraisseurs faisaient les succulentes nourritures, ces parvenus sifflaient après les marchés fameux, plus de champagne qu’ils ne lampaient de bière, — c’est surtout passé Pasbrug, après avoir traversé cette banlieue bouffie, crevant dans sa graisse, puant la bouse et le beurre, que la région légendaire vous étreint, vous capte et vous hallucine.

Rien ne m’est plus cher, dans son âcre et rêche saveur, que cette étendue de garigues mamelonnées çà et là de dunes sablonneuses, enserrée dans les sapinières dont le vert jaspé tranche sur le gris uniforme de la plaine. Des laies droites et myriamétriques traversent ces futaies rigides, s’enfoncent à perte de vue et se coupent de lieue en lieue, pour ménager d’imprévus et mystérieux carrefours, où le poète errant est tenté de s’agenouiller comme le fidèle au centre de la croix formée par la nef et le transept des cathédrales.

À la différence des agglomérations du pays fertile, dans cette région les villages ne se rapprochent et ne voisinent pas. Quelques écarts aux noms rogues : Bonheyden, Keerbergen, Rymenam, Beersel se disséminent comme des sentinelles perdues et leurs clochers, pointant à l’horizon, font songer à des baïonnettes.

Ce coin immaculé, vierge de toute pollution civilisatrice, fournit à la cause patriale le premier noyau de partisans et de martyrs. C’est notre Terre-Sainte, à nous gens de race flamande. Il y a près de cent ans une hécatombe le consacra pour jamais. Le sol est demeuré réfractaire, les sillons se rebiffent et refusent de produire des céréales utilitaires à l’endroit où les genêts burent la sève rouge des paysans. Souvent, au coucher du soleil, la floraison des brandes s’avive, bouillonne, scintille, rougeoie ; la nappe déferle comme un lac tragique et les améthystes religieuses se convertissent en rubis sanglants !…

Aussi, le soir du 21 octobre 1798, elles ne devaient pas être les dernières à sonner, les cloches du cher pays.

Beerlaer… Heyst… Schrieck… Putte… les deux Wavre : Notre-Dame et Sainte-Catherine… Keerbergen… Beersel… Rymenam ! entraient en branle.

— Elewyt ! s’écria le jeune Tiest, radieux.

— En avant Bonheyden ! mugirent ses compagnons.

Et avec celui d’Elewyt, ils filèrent à toutes jambes dans la direction de l’humble église paroissiale. C’était à leur tour de se faire entendre. Les bourgades du Petit-Brabant allaient les distancer.

En route, ils se rappelèrent fort opportunément que leur temple avait été fermé et mis sous scellés comme tous ceux de la contrée. Rik l’Espiègle, forgeron et serrurier, détala d’un tel bond pour chercher son attirail chez lui qu’il rejoignit encore ses camarades sous le porche. En un tour de bras il crocheta la porte et fit s’écarter les battants.

Cependant, d’autres habitants, réveillés par le tintamarre, accouraient, pieds nus, vêtus à moitié, avec des lanternes. Mis rapidement au courant de ce qui se passait par les habitués de la Feuille de Trèfle, les nouveau-venus se jetèrent à la fois sur le câble de la cloche et tirèrent dessus, de toutes leurs forces, au risque de le rompre sous leur poids. Non sans brimbaler d’abord, l’humble cloche de Bonheyden, d’un joli timbre argentin et persuasif, entra dans la symphonie, éleva le ton, elle aussi, et trouva peut-être, pour la première fois depuis son baptême, des accents de menace et de colère.

Voilà de longs mois que les paroissiens ne l’avaient plus entendue et ce leur fut une béatitude de retrouver ces résonances familières, deux ou trois notes tout au plus, mais aux nuances infinies, contenant tout ce qu’il faut pour aller à ces âmes primitives, compatir à leurs épreuves, sourire à leurs déduits.

Au moins une douzaine de sonneurs improvisés s’agrippant les uns les autres, formant une véritable grappe humaine, tâchant d’empoigner un bout de câble, sonnaient maintenant à toute volée. Il s’en ameutait d’autres, non moins zélés, avides d’émouvoir à leur tour le bronze si longtemps taciturne. Et, pour tromper leur attente, ils excitaient l’ardeur de l’équipe, clamaient, dansaient d’impatience et leurs flexions de reins, et leur souffle d’ahan, rythmaient les mouvements des sonneurs.

Schalenberg, Van Rompaeye, Heratens, Willem Tuytgen et Tiest Vervloet, avaient escaladé quatre à quatre l’escalier en limaçon, jusqu’au-dessus de la chambre des cloches :

Les multiples clameurs saturant l’espace nocturne, se confondaient dans un tutti formidable. Arpèges de l’ouragan pinçant des arbres séculaires, comme de simples fibres. Fracas des vagues sur les brise-lames. Ce concert ne semblait s’apaiser par instants que pour s’élever ensuite avec une recrudescence, une furie, des transports nouveaux.

Mais, de la pointe du clocher, un spectacle non moins pathétique exaspérait la commotion de l’ouïe. Des feux, des bûchers flamboyaient et s’éparpillaient dans la Bruyère comme si les volées de tocsin s’abattant de toutes parts sur les campagnes, avaient été des grenades et des flammèches. Le long des grand’routes, au fil des sentiers, hameaux et tènements déflagraient comme une traînée de poudre. À mesure que la rumeur grossissait, ces brasiers se multipliaient et, en moins d’une heure, le pays entier revêtit l’aspect d’un immense bivac. Sur les hauteurs de Heyst-op-den-Berg et de Beersel, seules collines du pays, deux feux de joie déployaient de telles gerbes de flammes que les observateurs redoutèrent d’abord des représailles jacobines et des prouesses de chauffeurs.

Bientôt au faîte des églises, au palier des moulins à vent, des vigies agitèrent des brandons allumés. Tiest Vervloet, ne voulant pas demeurer en reste d’enthousiasme avec ces conjurés lointains, exécuta dans l’air, au risque d’incendier l’empoutrure du clocher, de furieux moulinets avec une de ces torches de galipot qui servaient à éclairer aux musiciens les soirs de bals et de sérénades.

Les autres, là-bas, tout là-bas, répétaient les mêmes signaux. D’un bout à l’autre de l’horizon, fulguraient d’analogues arabesques ; aux échos des clameurs se mêlaient des répercussions de lumière, et ces caractères de feu traçaient peu à peu sur le ciel d’un gris d’ardoise, un alphabet d’héroïsme et d’épopée.

Une commune aspiration dilatait les poumons, des milliers de cœurs campinois pantelaient à la fois, palpitaient du même espoir, battaient à l’unisson ; et ces pulsations véhémentes et généreuses se précipitaient, sans cesse stimulées, au rythme saccadé et frénétique des cloches ; et les cœurs de ces rudes hommes se sentaient aussi fermes, aussi solides, coulés d’un métal aussi éprouvé que les cœurs de leurs beffrois…

Cependant la nuit s’écoulait. L’orient se zébrait d’ocre et de cinabre poudrés d’or. On commençait à distinguer les sombres orées des sapinières ; des chaumes, des arbres surgissaient çà et là ; les feux couleur sang rosissaient dans le crépuscule, et peu à peu les cloches échevelées ralentirent leurs oscillations, les voix furibondes s’apaisèrent, les tocsins s’exhortèrent mutuellement à moins de frénésie et se résolvèrent en un frémissement.

Une seule élevait encore la voix. C’était celle de Bonheyden. Mais elle chantait doucement, elle cessait de mugir pour se mettre en prière. Que sonnait-elle ainsi ? Les quatre paroissiens, juchés au sommet de la tour, cherchaient à reconnaître ces tendres et intimes modulations.

— Mais c’est dimanche aujourd’hui, garçons, et la cloche nous appelle à la messe !…

Et comme Heratens venait de retrouver la signification de ces tintements étouffés depuis près d’un lustre, voilà que, plus bas, sous leurs pieds, s’élevant du jubé, les lents accords de l’orgue se mêlèrent aux vibrations du bronze.

Nos jeunes gens se regardèrent, à la fois radieux et abasourdis, se détendirent à leur tour. À présent, de la dévotion se mêlait à leur colère et des larmes leur montaient aux yeux.


Oui, c’était bien dimanche, le dimanche religieux et patrial, leur dimanche à eux, et non plus le décadi républicain, plus abominable que le sabbat des juifs !

De toutes parts, des quatre coins du pays, par les chaussées impériales ou vicinales, par les routes, par les sentes et les traverses, les fidèles vêtus de leurs beaux habits dominicaux, munis de chapelets, tendaient à larges enjambées vers leur église. La cohue grossissant à chaque carrefour, roulait d’une poussée au cœur du village, où ses premières files venaient battre, au risque de la renverser, les fragiles murailles du temple. Tous les arrivants ne parvenaient pas à s’enfourner par l’étroit portail. Ils assiégeaient le sanctuaire avec une irrévérence touchante, ils y apportaient l’ardeur fauve et bourrue de naufragés sur le point d’atterrir, de pèlerins fourgonnés à l’approche des reliques.

Aimantées à leur tour, les cinq vedettes dégringolèrent précipitamment l’escalier. Il était temps. À grand’peine nos amis arrivèrent à se tasser sous le jubé. L’église refoulait ses visiteurs dans le cimetière et jusque sur le parvis. Tous étaient là, même ceux des hameaux lointains, des fermes perdues, même ceux des paroisses circum-voisines.

D’ordinaire ils arrivaient au premier office, encore hébétés par le sommeil, trébuchant, tournant les poings dans les orbites, et se pinçant pour ne pas se rendormir. Mais ce matin, des tiraillements se produisaient au coin des bouches, les narines frétillaient, les paupières se contractaient, les prunelles se dilataient, les membres avaient des mouvements réflexes, les jambes tricotaient, les poings s’ouvraient et se fermaient, et les gorges étranglées cherchaient leur salive.

Convoqués à cette place par un même mot d’ordre, qu’attendaient-ils, pressés les uns contre les autres, comme des épis dans une meule, avec cette persistance et cette anxiété ? Depuis la soirée on marchait de surprise en surprise. Quel ferment s’ajouterait encore à cette cuvée humaine ?

La porte de la sacristie s’ouvrit lentement. Une longue oscillation se produisit depuis les premiers jusqu’aux derniers rangs de la foule. Appréhendant un prodige, personne ne respirait plus. Deux secondes, trois secondes s’écoulèrent, et une figure de prêtre vêtue seulement d’une soutane et d’un rochet marcha ou plutôt sembla portée vers l’autel. Était-ce un vivant, ce vieillard voûté et chancelant, plus blanc qu’un linceul, aussi décharné qu’un squelette ? L’apparition s’agenouilla au pied du tabernacle et deux acolytes, deux garçonnets du village, ceux-ci parfaitement en vie, vinrent se placer de chaque côté du mystérieux desservant. Après une courte prière, il se releva, se tourna vers l’assemblée. En le dévisageant, les fidèles ne purent réprimer un murmure de stupeur mêlée de ravissement. Ce visage émacié qu’achevaient de creuser deux prunelles incandescentes, était celui de leur propre pasteur, le vénérable octogénaire déporté dans les pourrissoirs de Cayenne avec l’archevêque de Frankenberg, primat de Belgique, et les prêtres insermentés du diocèse.

Sous l’empire de cette surexcitation nerveuse où les merveilles remplacent les lois ordinaires, où le surnaturel n’a plus rien que de plausible, ses paroissiens crurent certainement à un miracle, à une résurrection. Et comme le fantôme vénéré étendait ses mains amaigries vers l’assistance et faisait lentement le geste de les bénir, tous simultanément, hommes, femmes, enfants, confondus, tant ceux qui s’écrasaient dans l’étroit sanctuaire que ceux qui se piétaient, tête nue, au dehors, devant le porche ; tous, sans exception, tombèrent prosternés, d’un seul bloc, leurs genoux cognant la dalle avec un cliquetis farouche, comme si le souffle même de Dieu les eût abattus.

Quelles mains prévoyantes avaient paré l’autel dénudé ? Des chandelles ménagères brûlaient dans ces flambeaux de cuivre qui décorent les âtres rustiques, et les fleurs de l’arrière-saison masquaient l’usure de la seule nappe blanche laissée par les traînards républicains dans les armoires du bourgmestre. Quant au calice, au corporal et aux burettes, le saint homme les avait sans doute empruntés au trésor des anges ?

Aux trois coups de la clochette sonnés par un des enfants de chœur, le vénérable célébrant entonna l’introït, et le silence était si profond, si absolu, que sa voix éteinte et chevrotante résonnait avec l’éclat d’une fanfare.

Ce que fut cette messe ? Pour se la représenter il faudrait remonter aux premiers jours de l’Église, à ces offices célébrés dans les catacombes, parmi les cendres encore chaudes des martyrs, au milieu des confesseurs et des vierges élus pour les holocaustes futurs.

Au moment habituel du prône, le prêtre se rendit à l’entrée du chœur et prononça cette lyrique allocution :

— Rassurez-vous, mes chers enfants, ne reculez pas à ma vue. Qu’aucune inquiétude ne se mêle à votre joie de me revoir. Réjouissez-vous en toute franchise. J’appartiens encore à ce monde. Gloire à Dieu, louanges au Tout-Puissant, qui a soustrait son serviteur aux embûches des impies et des régicides ! Grâces soient rendues au Seigneur ! Par l’entremise de pieux chrétiens de la grande cité, il m’arracha, comme jadis son prophète, aux tortures et aux supplices des suppôts de l’Antéchrist…

» Dieu me renvoie parmi vous, mes bien-aimés ! Je suis porteur de la Bonne Nouvelle !

» Partout sur mon passage les opprimés rompent leurs entraves, et s’apprêtent à courir sus aux oppresseurs.

» Déjà, se répand la nouvelle de premières victoires :

» Dans le pays de Waes, les patriotes de Saint-Paul et de Kemseke se sont emparés de Hulst, d’Axel et du Sas… On les dit maîtres de la plaine depuis Termonde jusqu’à Gand… Nos milices marchent sur Saint-Nicolas et la Tête de-Flandre… De l’autre rive elles correspondent avec Anvers et y fomentent la révolte… D’autres partis traversent l’Escaut, occupent le Tolhuys, soulèvent Bornhem, Saint-Amand et Willebroeck. Ceux-ci s’avancent vers nous. Encore un effort et les braves garçons de Flandre et de Brabant pourront se donner la main à Malines !

» Ainsi me renseignent en haletant, en me baisant les mains, les partisans que j accoste à chaque étape.

» Ils voulaient me retenir, mais j’avais hâte de me trouver parmi vous, et pressai le pas après les avoir bénis. Si ceux-là sont si bouillants et si déterminés, me disais-je, quels seront l’ardeur et le zèle de mes chers enfants ! Ah ! je savais bien que lorsque la Campine et le Hageland se levaient en masse, comme autant d’épis d’un même guéret, vous ne seriez pas les derniers à vous croiser contre les nouveaux déicides !

» Hourrah ! mes braves ligueurs ! Vivent les blouses, haro sur les carmagnoles ! Conscrits réfractaires au service de l’étranger et de l’impie, la cause de la Patrie et de la Religion trouvera en vous ses soldats les plus filiaux et les plus braves ! En avant donc pour Dieu et pour la Patrie. Voor God en voor het Vaderland ! »

Ici, les paysans, chauffés à outrance, littéralement saturés de fanatisme, enflammés par chacune de ces incendiaires paroles, refrénant depuis longtemps un inéluctable besoin de clamer, de bondir, de se soulager par des vociférations et des gestes, ne parvinrent plus à se posséder et, malgré la sainteté du lieu, une effroyable clameur éclata sous les voûtes du temple, un rugissement, un tonnerre prolongé que dominait cette devise adoptée spontanément pour cri de guerre : Voor God en voor het Vader land ! Ce fut durant plusieurs minutes un tollé, un hourvari, une trépidation indescriptibles. Non contents de hurler à tue tête, ils ruaient, soubresautaient, se cabraient, se tortillaient avec la frénésie d’étalons affolés par un essaim de guêpes, montraient le poing à des ennemis invisibles, crissaient des dents, projetaient les bras en l’air, brandissaient leurs bâtons, exécutaient de vertigineux moulinets au-dessus de leur tête. D’aucuns, pour se communiquer leur ravissement, se décochaient d’amicales gourmades en pleine poitrine, ou menaçaient de défoncer, à violents coups de coude, les côtes de leurs voisins.

Cependant, d’un signe magnétique le prêtre calma cette trombe humaine.

— Avant que vous vous mettiez en campagne, reprit-il, — cette fois avec une onction qui acheva d’apaiser le dernier tumulte, — j’ai tenu à vous prodiguer les saints Sacrements de l’Église. Ils entretiendront votre énergie et votre valeur. Ils vous seront un gage de triomphe et le signe de l’alliance que le Dieu des armées conclut avec vous ! À genoux, pauvres pénitents, humbles laboureurs ; à genoux, soldats du Christ !

De nouveau la masse des genoux choqua les dalles. En se martelant la poitrine, les héros des prochains combats psalmodiaient, à l’unisson, les versets que leur lisait le prêtre. Ils s’humiliaient, écrasés par l’honneur qui les attendait, eux, les infimes, eux, les indignes que la grâce avait abandonnés depuis tant d’années ! Et, lorsque le pasteur prononça la formule de l’absolution, lavés de toute macule, purs comme à l’aube de leur baptême, dignes enfin de servir la grande cause, ils se relevèrent allégés, désormais invincibles et même invulnérables, aussi radieux que les élus.

Mais la communion allait leur administrer le suprême confort. Longtemps sevrés de la nourriture spirituelle, ils se ruèrent faméliques et safres vers la Sainte-Table. L’instinct brutal reprenait le dessus. Pour arriver premiers ils se seraient passé sur le corps. Les plus faibles étaient soulevés du sol et portés par les plus solides. Au premier abord on aurait pu croire cette cohue frappée de panique. Rogues et torves, des jurons affleurant aux lèvres, ils joignaient les mains et jouaient furieusement des genoux et des épaules.

Femmes et enfants, serrés à étouffer, dévoraient leurs cris sans une révolte. D’irascibles pâlots se laissaient bousculer, quitte à traiter leurs voisins de la même façon. Un sourire conciliant revenait aux lèvres après une fugitive expression d’amertume, et si un éclair de mauvaise humeur ou de défi jaillissait furtivement des prunelles, aussitôt en se rencontrant les regards pleins de mansuétude se pardonnaient, se rassuraient mutuellement.

Même au plus fort du remous, les communiants se réjouissaient de cette véhémente poussée, de cette solidarité étroite et virtuelle, heureux de se trouver en masse compacte, de se sentir les coudes, de se confondre dans une même pensée, de se mouvoir sous la même impulsion. Ils se complaisaient dans cette promiscuité chaude et magnétique. Un même fluide leur chatouillait les moelles ; ils effluvaient l’enthousiasme par tous les pores. Il y en avait dont l’expansion se traduisait en larmes tièdes, en paroles inarticulées, en soupirs câlins comme des caresses. Les muqueuses distillaient le dictame de mystiques et sapides baisers.

Repus de la chair d’un Dieu, il tardait à ces béats de se mêler, au dehors, pour se congratuler et s’étreindre fraternellement. Le flux des arrivants jalousait le reflux des partants et en frôlant leurs camarades, les premiers ressentaient le choc en retour du coup de foudre eucharistique.

Ce n’étaient que bras musclés, épaules carrées, piliers charnus, croupes renforcées sur lesquelles bridaient des houzeaux brunâtres et luisants comme un labour : complexions blondes, filasses, avec des faces moufflardes où s’azuraient de ferventes prunelles germaniques, ou tempéraments de bruns, le poil noir, des nerfs plus actifs, la chair plus dense, têtes résolues, basanées jusqu’à l’encolure, les traits décis, grands yeux félins à l’affût sous le velours des cils.

Ces légions dégageaient une effervescente odeur d’étable et de grange, mais aussi les séveux effluves d’une potée de corps luxuriants et copieux, secoués par quelques lieues de marche après la tiédeur de la couchée, puis malaxés, pétris, bouleversés jusqu’aux moelles par le contrecoup physique de toutes ces commotions morales. Et, fouettées de péripétie en péripétie, de stade en stade, les humeurs n’étaient pas moins troublées et moins virulentes que les esprits.

Le prêtre semblait abecquer une couvée de poussins truculents et voraces. Manquant d’hosties, il lui fallut consacrer le pain bis que ses acolytes quérirent dans les fermes voisines.

Cependant le crépuscule ambigu faisait place au jour. Le soleil automnal montait lentement et coulait sur ces éperdus une lumière humide et tremblée, apaisante et balsamique, projetait sur ce grouillement de fiévreux un ruissellement d’or pâle en gouttelettes, une rosée de lumière, humectant la masse violâtre et renflée des sarraux, oignant les visages exaltés, amortissant le feu des pommettes, lubrifiant les yeux visionnaires, soulageant de son humide baiser les lèvres brûlantes des communiants.

Et, lorsque le prêtre, ayant enfin communié tout son troupeau, éleva sur la patène la dernière fraction du pain consacré pour l’offrir à l’adoration des théophores, à ce moment précis de la bénédiction, le disque du soleil vint s’encadrer dans le vitrail du retable, et fit au saint Sacrement une auréole autrement éblouissante que l’ostensoir volé par les Jacobins.