Les Français dans l’Ouest canadien/27

Éditions de la Liberté (p. 142-).

Chapitre XXVII


Quand New-Westminster était la capitale de la Colombie-Britannique — Le premier centre agricole : Okanagan-Mission — Le P. Pandosy recrute son premier colon — Un homme qui pense à tout — Une lignée de rancheurs Savoyards — Le roi des « packeteurs » : Le Basque Jean Caux — Coup d’œil sur les mission indiennes — L’histoire d’un talisman et les dessous du désastre de Waterloo


Quand New-Westminster était la capitale de la Colombie-Britannique

Passons maintenant sur la partie continentale de la Colombie-Britannique. Elle fut de bonne heure constituée en colonie distincte, avec pour capitale New-Westminster. Le P. Léon Fouquet, d’Argentré (Mayenne), y avait déjà fondé une mission. Mgr Demers obtenait en même temps la division de son vaste diocèse. Il ne gardait plus pour lui que l’île Vancouver, qui serait réservée désormais au clergé séculier. Toute la portion située sur le continent fut érigée en vicariat apostolique, dont Mgr D’Herbomez allait prendre possession en 1864. Une fois de plus, les Oblats passaient le détroit et remontaient au Nord pour se consacrer à l’immense territoire qui compte aujourd’hui quatre grands diocèses.

L’histoire des travaux apostoliques accomplis dans cette zone du Canada par les disciples de Mazenod venus de France ne saurait entrer dans le cadre de ce récit. Il faut se restreindre à saluer au passage les noms les plus fameux. Sous les trois évêques qui occupèrent pendant près d’un demi-siècle le siège de New-Westminster, cette œuvre d’évangélisation fut sans doute la première en ampleur et en sacrifices dans les provinces de l’Ouest canadien.

Mgr Louis-Joseph D’Herbomez, né à Brion (Nord), de descendance espagnole, avait fait ses débuts dans l’Orégon. Il était vicaire des missions à Esquimalt lorsque le Saint-Siège le nomma premier vicaire apostolique de la Colombie. À New-Westminster, il fonda le Collège Saint-Louis, ou plutôt y transféra celui de Victoria, qui fut longtemps le seul du genre dans toute la région du Pacifique. De cette institution devaient sortir des hommes qui se distinguèrent dans la politique, la magistrature, l’armée. Connaissant à fond toutes les parties de son vicariat presque sans bornes et très montagneux, Mgr D’Herbomez établit les principaux centres de missions qui ont existé depuis.

Son successeur, Mgr Pierre-Paul Durieu, né à Saint-Pal-de-Mons (Haute-Loire), fut l’apôtre des Indiens par excellence. Fortement pénétré de leur mentalité, il conçut la méthode appropriée pour les conduire insensiblement à la voie spirituelle, les faire renoncer à l’existence nomade pour une vie ordonnée et pacifique sous une organisation patriarcale.

Mgr Augustin Dontenwill, originaire de Bischwiller (Bas-Rhin), émigra avec sa famille à Buffalo en 1871 et fit ses études chez les Oblats à Ottawa. Professeur à leur collège de cette ville, il se vit transféré à celui de New-Westminster. Devenu coadjuteur de Mgr Durieu et lui ayant succédé comme évêque, il était nommé en 1908 premier archevêque de Vancouver ; mais il fut élu presque en même temps supérieur général de la congrégation des Oblats, avec résidence à Rome.

À l’extrême nord-ouest de la province se trouve encore la préfecture apostolique de Prince-Rupert. Son premier titulaire, Mgr Émile-Marie Bunoz, né à Sales (Haute-Savoie), se dépensa durant plus d’un demi-siècle dans ce vaste territoire qui comprenait aussi le Yukon. Il y connut la fameuse ruée vers l’or du Klondyke, avec ses suites tragiques pour les mineurs venus de tous les points du monde. Celui qui fut d’abord l’auxiliaire de Mgr Bunoz, un autre Oblat, Mgr Jean-Louis Coudert, originaire de Menât (Puy-de-Dôme), réside maintenant à Whitehorse (Yukon), mais sa préfecture apostolique embrasse encore une partie de la Colombie-Britannique.


Le premier centre agricole : Okanagan-Mission

C’est au milieu de la riante vallée de l’Okanagan, célèbre par l’abondance et la richesse de ses vergers, que surgit le premier centre agricole. Il porte toujours son nom primitif, Okanagan-Mission, sur la rive orientale du lac. Non loin de là, à mi-chemin vers la ville voisine de Kelowna, on peut encore voir un bâtiment vieux d’un siècle — la première école de la vallée — qui vient d’être restaurée à l’occasion du centenaire de la province. Okanagan-Mission eut pour fondateur et génial animateur le P. Charles-Marie Pandosy. Ce Français d’ancienne ascendance grecque, né dans le voisinage de Marseille, se distinguait par un allant très méridional. Toujours un cantique ou une chanson aux lèvres, servi par une voix souple et puissante, il possédait des connaissances étendues en botanique et en médecine. Ses dures années d’apprentissage parmi les aborigènes de l’Orégon, l’avaient rompu à toutes les misères. Il eut pour premier compagnon le P. Pierre Richard, venu de la Haute-Loire.

Dans le même temps, un autre Français d’humeur aventureuse, Élie Lequime, qui vivait depuis trois ans en Californie, avec sa femme et deux jeunes enfants, répondait à l’appel irrésistible de l’or et arrivait en Colombie. À Fort-Hope, sur le bas Fraser, il travailla pendant douze mois comme mineur. La nouvelle se propagea qu’un gisement venait d’être découvert à l’intérieur, sur le Columbia. Aussitôt Lequime se mit en route avec plusieurs autres. Ils n’avaient tous ensemble que trois chevaux de bât et les femmes durent marcher comme leurs maris. Les deux petits garçons, Bernard et Gaston, se laissèrent attacher solidement à la pointe des bagages.

Après une randonnée pénible de deux cents milles le long de la frontière américaine, par des sentiers dangereusement escarpés, la caravane atteignit Rock-Creek. Il y avait là des mines en exploitation ; les voyageurs fourbus ne résistèrent pas à la tentation d’y élire temporairement domicile. De dures épreuves y attendaient la famille française. Gaston se noya dans une écluse. Son frère, Bernard, fut enlevé par un Indien. Après une chasse mouvementée au ravisseur dans la direction du sud, on retrouva heureusement le petit sain et sauf.


Le P. Pandosy recrute son premier colon

L’année suivante, voici les Lequime encore par monts et par vaux. Cette fois, l’objectif est le Caribou, à près de 300 milles de Rock-Creek. Mais ils n’arriveront pas à destination. En cheminant le long du lac Okanagan, ils font la rencontre d’un prêtre français qui les engage à prendre une terre près de sa mission. Le mari et la femme se consultent. Après tout, pourquoi pas ?… Au fond, ils en ont assez d’errer ainsi en pays inconnu, à la recherche d’une fortune problématique, sans foyer pour eux et leur enfant. Que risquent-ils à suivre le conseil de ce compatriote, à tenter de s’établir à demeure dans cet endroit fertile et attrayant ?…

Le P. Pandosy a recruté son premier colon. Un peu plus tard, il obtient le même succès auprès de deux hommes de la Compagnie de la Baie d’Hudson ; et le petit noyau va grossir peu à peu. Les Lequime furent ainsi, après les missionnaires, les premiers Blancs à cultiver le sol dans la vallée de l’Okanagan, et Bernard en fut le premier enfant. II eut bientôt un frère, nommé Gaston en souvenir du cher disparu, puis un autre, Léon. Lequime fut le premier marchand d’Okanagan-Mission. On raconte qu’un jour, flânant tout près de chez lui, il eut la surprise de voir surgir du bois un Indien nu qui se mit à le poursuivre, un couteau à la main. Il se précipita dans sa maison, ferma vivement la porte sur le bras de son agresseur et cria à sa femme de lui apporter la hache. Son dessein était de désarmer à coup sûr le meurtrier en lui tranchant la main, mais Mme Lequime dissuada son mari de commettre un acte aussi cruel.

Tout au début de la petite colonie française, un envoyé du gouverneur James Douglas se plaît à souligner l’aspect agréable des bâtiments de la mission et des fermes naissantes. « Les prêtres, ajoute-t-il, ont une école pour les enfants des colons. À mon retour, j’ai trouvé le P. Richards (sic) dans une classe proprette, enseignant à lire et à écrire à cinq ou six élèves. Toute l’instruction se donne, dans cette école, en langue française… Avec un bon moulin à farine sur place et des mines dans le voisinage, ce centre agricole deviendra, sans aucun doute, l’un des meilleurs de la colonie. »

Cette prédiction allait se réaliser. La ferme d’Élie Lequime prospéra si bien qu’après vingt-cinq ans il se retirait avec sa femme à San-Francisco, laissant le domaine entre les mains de ses trois fils. Cette même année, un autre rapport officiel mentionnait les vergers de la mission et ceux des frères Lequime comme les plus prometteurs du district.


Un homme qui pense à tout

La région de l’Okanagan avait été, à l’origine, un territoire de chasse. Quand les chercheurs d’or l’envahirent, la nécessité de nourrir ces hommes, réputés gros mangeurs, fit naître l’élevage du bétail. On dit que le P. Pandosy et ses confrères introduisirent le premier troupeau de bêtes à cornes dans la vallée. Dès que cette industrie manifesta quelques signes avant-coureurs de déclin, l’ingénieux missionnaire planta le premier verger. On pense bien que l’exemple fut suivi, et avec un succès toujours croissant.

Quel homme d’une activité étonnante que cet apôtre marseillais et que de prouesses à son crédit : « fondateur de la première colonie permanente de l’Okanagan, constructeur de la première église, de la première école et du premier moulin, officiant du premier mariage, introducteur du premier troupeau, planteur des premiers arbres fruitiers !…

Entre temps, le centre de Kelowna se formait, en prolongement de la mission. Bernard Lequime traça le plan de la ville en 1891. C’est aujourd’hui l’une des plus belles de la province, point important de distribution pour les producteurs de la vallée. L’origine de son nom mérite d’être contée. Un vieux Français d’aspect assez rustre, Auguste Gillard, habitait là autrefois une cabane demi-souterraine. Un jour que des aborigènes l’en virent sortir à quatre pattes, ils le baptisèrent en plaisantant « Kim-ach-touch » (Ours brun). Le nom lui resta, ainsi qu’à l’endroit. Plus tard, comme on le trouvait un peu compliqué et farouchement indien, on y substitua « Kelowna » (Ours grizzlé).

Vernon, au nord, bénéficia aussi de la sollicitude des missionnaires et s’appela d’abord « Priest Valley ».

Le P. Pandosy vécut assez vieux pour assister au plein épanouissement de son œuvre d’apôtre et de colonisateur. Travailleur infatigable, il mourut sur la brèche, à soixante-dix-sept ans, des suites d’une chute de cheval en se rendant au chevet d’un malade. La rue principale de Kelowna porte le nom du fameux missionnaire, mais pourquoi est-il épelé « Pendosi » ?…

Dieu lui épargna la douleur d’une perte matérielle qui lui eût été très sensible. La propriété de la mission, à Okanagan, avait été transférée à la mense épiscopale de New-Westminster. Un Américain possesseur d’une mine de valeur très douteuse était à la recherche de fonds pour l’exploiter. Mgr Durieu, missionnaire tout à fait remarquable auprès des Indiens, mais n’entendant rien aux affaires temporelles, se laissa prendre aux belles paroles de l’habile enjôleur. En retour d’un paquet d’actions frauduleusement cotées $33,000, il lui céda les deux mille acres de la mission. L’Américain, en les revendant, devait réaliser un bénéfice net de $100,000. Quant aux actions de la compagnie minière, l’évêque trop confiant n’en retira pas un sou…


Une lignée de rancheurs Savoyards

Dans certaines parties de la province, les ranches ont gardé leur prestige et leur pittoresque d’autrefois. Les Français y réussissent non moins que les autres. Comme la plupart des premiers éleveurs, Joseph Guichon, né à Chambéry, fut un ancien mineur qui renonça à la recherche des pépites pour exploiter la richesse des herbages. Ses descendants ont continué dans la même voie. Venu peu après 1860, le Savoyard amenait des chevaux et des mules qu’il fit hiverner dans la région de Kamloops. Bientôt il put se consacrer uniquement à l’élevage des chevaux et des bêtes à cornes. Après 1870, il fit l’acquisition de terres dans la vallée Nicola et ses domaines s’agrandirent au cours des années.

Joseph Guichon prit part à la célèbre chasse à l’homme contre les frères Maclean, redoutables bandits et voleurs de chevaux qui terrorisèrent le pays, allant jusqu’à tenter de soulever les Indiens contre les Blancs. Les meurtriers périrent sur l’échafaud. Plus heureux que beaucoup d’autres, le pionnier savoyard put traverser sans trop de dommage le dur hiver 1886-87, qui décima de nombreux troupeaux de bovins.

Le ranch Guichon est l’un des rares, et peut-être le seul, des plus anciens demeurés dans la même famille. Les trois fils et les quatre filles du fondateur le détiennent depuis 1918. Jusqu’à tout récemment, il était dirigé par Laurent Guichon, célèbre dans le monde de l’élevage, à qui l’Université de la Colombie-Britannique décernait en 1953 un doctorat honorifique ès sciences, pour services signalés à cette industrie. Le premier établissement est aujourd’hui divisé en deux ranches : l’un de mille moutons et d’autant de bovins, ayant à sa tête Charles et Gérard Guichon, fils de Laurent ; l’autre sous la direction de Guy Ross, un neveu. Au ranch Beaver, pittoresquement situé entre des crêtes de montagnes au nord du lac Nicola, on fauche et l’on met en balles, chaque été, 1,500 tonnes de foin. Grâce aux progrès de la mécanisation, sept hommes suffisent à cette besogne qui nécessitait jadis trente travailleurs et de nombreux attelages.

Laurent Guichon épousa à New-Westminster une compatriote savoyarde, Péronne Ray. Comme à-côté de ses occupations de rancher, il fit l’acquisition de 500 hectares sur la rive gauche du Fraser, à son embouchure. La maison qu’il y construisit est encore habitée. Elle se distingue par son cachet particulier de l’époque : double véranda entourant trois côtés de la demeure, avec dentelles de bois style Victoria. Ce coin de terre d’une fertilité exceptionnelle devint le centre d’un petit noyau de catholiques composé de Savoyards et d’Autrichiens. Le rancher fit don du terrain pour la construction d’une église et l’endroit s’appela primitivement Port-Guichon, avant d’adopter le nom actuel de Ladner. D’autres colons français se trouvaient alors — et il s’en trouve toujours — ici et là dans la vallée du Fraser, à Langley-Prairie, Mission, Chilliwack, Hope, Yale, etc.


Le roi des « packeteurs » : le Basque Jean Caux

Dans ce vaste territoire extrêmement boisé et montagneux, il fallait compter avec les obstacles qui retardaient la pénétration à l’intérieur. Le bas Fraser offrait un moyen d’accès relativement facile aux premiers chercheurs d’or, mais la ruée vers le Caribou compliqua singulièrement les difficultés du transport. À partir de Yale, toute navigation devenait impossible. Le ravitaillement en provisions de bouche et en équipement se faisait par les pack-trains, longues caravanes composées d’une cinquantaine de bêtes de somme — chiens, bœufs, mulets, chevaux — qui acheminaient lentement et dangereusement vers le Nord des tonnes de marchandises précieuses et variées. La construction de la fameuse route du Caribou (850 milles) permit l’entrée en scène des lourds chariots à bâche et des diligences tirés par six chevaux. Le prix des messageries dégringola d’un seul coup d’un dollar à quinze cents la livre, mais les pack-trains survécurent à cette concurrence redoutable.

L’ancienne industrie pittoresque, dont l’âge d’or remonte à près d’un siècle, compta parmi ses grands chefs un curieux et quasi légendaire personnage venu de la frontière franco-espagnole. Son habitude d’employer à tout propos le mot « Catalina », comme une sorte de juron, lui avait mérité le sobriquet de « Cataline », sous lequel tout le monde le désignait ; mais il s’appelait en réalité Jean Caux (en basque Yinkoa, à peu près l’équivalent de mon Dieu !). Chassé de son village natal lors du coup d’État de Napoléon III, il avait franchi l’Océan et s’était dirigé par étapes, tout en travaillant, vers le Pacifique. Si bien que la fièvre de l’or le poussa, comme tant d’autres, jusqu’en Colombie-Britannique. Nul doute que le souvenir des Pyrénées de son enfance facilita sa rapide acclimatation. Il pouvait comprendre le français et l’espagnol, mais dans la vie courante, il se servait d’un dialecte à lui — mélange d’anglais, de français, de chinouk et d’argot forestier, entrelardé de termes basques. Chose certaine, il jurait et calculait en basque.

Jean Caux, arrivé au pays en 1858 ou 59, fut l’un des premiers et l’un des derniers « packeteurs ». C’était un homme de haute taille, aux larges épaules carrées, avec de longs bras de fer et de fortes mains musclées : le vrai physique de son emploi, avec une certaine noblesse dans le port de la tête et les traits du visage. Jusqu’à un âge avancé, il arbora une chevelure abondante et éblouissante, d’un noir admirable. Lorsqu’on lui en faisait compliment, il riait sous cape en murmurant : « C’est le rhum !… » Bien sûr. « Cataline » était un amateur de rhum, qu’il buvait sec ; mais il en réservait une partie pour l’usage externe. Chaque fois qu’il s’offrait un verre de la fameuse liqueur, enlevant son immense chapeau de toréador, il s’en versait la moitié dans le creux de la main et se frictionnait vigoureusement la tête, accompagnant ce geste familier de la formule rituelle : « Bon !… ça fait pousser les cheveux… »

Pendant les mois d’été et d’automne, le pack-trains de Jean Caux circulait inlassablement entre Yale, Ashcroft, Quesnel et Hazelton. Il baptisa lui-même du nom de Basque le village au sud d’Ashcroft, lieu de halte prolongée. La neige en hiver, la glace et la boue au début du printemps rendaient les chemins impraticables. Il avait grande allure, le chef de caravane, à cheval un peu en avant de la vieille jument blanche traditionnelle au pied sûr qui, la cloche au cou, réglait la marche des autres bêtes. Sa mise était presque celle d’un dandy : redingote tombant aux genoux, salopette bleue aux jambes rentrées dans les bottes, chemise à plastron et foulard écarlate, chapeau noir à larges bords. Il mettait une chemise empesée au départ d’une expédition et la gardait jusqu’à son retour, peut-être deux ou trois mois plus tard.

On considérait les mulets comme les meilleurs animaux pour le pack-trains. Chacun portait une charge de deux à trois cents livres et l’on ne faisait jamais plus de quinze milles par jour. L’équipage comprenait : un cuisinier, un cargadore (chef) et un homme par groupe de huit bêtes. Caux employait des Indiens, des Blancs et des Chinois, mais il tenait ces derniers pour les plus sobres, les plus réguliers et les plus consciencieux à l’ouvrage. En fait d’objets à transporter, rien n’était à l’épreuve de son équipe choisie. Fenêtres et portes de verre, denrées d’épicerie, outillage de mineur, jusqu’à un piano, tout arrivait intact à destination. Ce maître d’une grande entreprise ne savait ni lire ni écrire. Au prix d’un laborieux effort, il parvenait à signer son nom. Mais cela ne nuisait en rien à la bonne marche de ses affaires. Il portait dans sa tête les factures de tous ses clients, les gages de ses hommes et leurs dépenses sur la route. Il n’oublia jamais un seul article confié à ses soins.

C’est en 1912 seulement, après l’arrivée du chemin de fer dans le Nord, que le légendaire « packeteur » prit sa retraite, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Il se retira à Hazelton, point terminus de l’immense réseau de routes que son pack-trains avait desservi pendant plus d’un demi-siècle. Jean Caux mourut dix ans plus tard au même endroit. Ses restes reposent dans le vieux cimetière de ce village indien typique, en compagnie d’autres pionniers comme lui, des amis de longue date.


Coup d’œil sur les missions indiennes

Hazelton marque l’extrémité septentrionale du territoire des grandes familles des Dénés, des Babines et des Porteurs. Le P. Adrien Morice, à la suite du P. Jean-Marie Lejacq, un Breton du diocèse de Quimper, fut vingt années durant le missionnaire de ces tribus. Outre le lac Morice, la rivière Morice et Moricetown, on trouve aussi dans ce vaste secteur les lacs Babine, Trembleur, François, Sainte-Marie, Émeraude, Tremblay, ainsi que le Rocher-Déboulé, dont le nom évoque toute l’histoire. Le P. Morice mit au point, pour la langue dénée, un système d’écriture syllabique inventé pour le cris par le pasteur méthodiste James Evans. Peu après, le P. Le Jeune, à son tour, adaptait la sténographie Duployé à la transcription du chinouk. Le jargon chinouk, à base de mots aborigènes empruntés à la langue des Indiens Chinouks, auxquels s’ajoutent des termes français et anglais mal prononcés, est le moyen presque universel de communication entre Blancs et Indiens, comme entre les diverses tribus de la côte du Pacifique. Les deux missionnaires, ayant fait fondre des caractères spéciaux, purent imprimer, sur des presses rudimentaires, des brochures et des périodiques mensuels.

Le P. Jean-Marie-Raphaël Le Jeune, né à Pleyber-Christ (Finistère), passa presque toute sa vie à évangéliser les Indiens des grands plateaux au nord de Kamloops, s’assimilant plusieurs idiomes indigènes. Son zèle apostolique ardent ne l’empêchait pas d’être tolérant pour les autres croyances. Un jour, il arriva dans un centre minier en même temps qu’un ministre anglican aussi populaire qu’il l’était lui-même. Comme on ne pouvait demander aux mineurs d’entendre deux sermons, il fut convenu de tenir une seule réunion, sans caractère confessionnel précis, et de se diviser la besogne. Le P. Le Jeune prononça l’allocution, son collègue dirigea le chant et tous deux se partagèrent le produit de la collecte.

Plus au Nord, à l’entrée de la vaste région des montagnes Caribou, Williams Lake est aussi un poste de mission très ancien auquel se rattachent plusieurs noms d’Oblats. À la mission Saint-Joseph, Mgr Durieu installait en 1896 quatre sœurs de l’Instruction de l’Enfant-Jésus, qu’il avait fait venir de son propre diocèse du Puy (Haute-Loire) pour remplacer les Sœurs de Sainte-Anne. C’était la première communauté française de femmes à émigrer directement en Colombie-Britannique. Elle possède maintenant dans l’Ouest une douzaine d’établissements, dont trois en Saskatchewan.

Un an plus tard, jour pour jour, après l’arrivée de ces religieuses à Williams Lake, le P. François-Marie Thomas — encore un Breton — du diocèse de Vannes, venait y commencer une carrière de grandeur épique, d’une durée de soixante ans. Soixante années de courses ininterrompues et pleines de dangers chez les Indiens et les Blancs ! Il devait transformer peu à peu les indigènes d’un territoire de quarante mille milles carrés. Son enthousiasme, son inaltérable bonne humeur, sa ténacité finirent par triompher de toutes les résistances, de toutes les sorcelleries. Le P. Thomas est un contemporain qui nous relie étroitement au passé : il est mort nonagénaire, le 3 février 1957, sur le champ même de ses longs labeurs. Par faveur spéciale, au lieu de transporter son corps à Mission, lieu habituel de sépulture des Oblats de la Colombie, on l’a inhumé à la mission Saint-Joseph de Williams Lake, pour ne pas l’enlever à une population qui le vénérait, au milieu de laquelle s’était passée toute sa vie d’apôtre.


L’histoire d’un talisman et les dessous du désastre de Waterloo

Nombreux sont en Colombie-Britannique, on l’a vu, les noms français rappelant des personnages historiques ou des incidents du passé, et nous n’en avons cité qu’une faible partie. Sait-on qu’il existe un lac Foch, des monts Déroulède, Joffre, Pétain, Auriol, un glacier Clemenceau ? Le village de Tranquille, sur le lac Kamloops doit son nom français à un chef de tribu indienne. Le lac La Hache et la localité du même nom se rattachent à quelque épisode du temps de la traite des fourrures ou des expéditions de découverte. Entre le Fraser et la rivière Thompson, il y a la rivière Bonaparte, qui se jette dans le lac Bonaparte ; un centre du voisinage porte aussi le nom de North-Bonaparte. Ces appellations géographiques remontent à l’époque où les Indiens étaient les seuls maîtres du pays. On sait quelle admiration sans borne ils avaient pour le grand Napoléon. La tribu des Squamish, dont les Oblats ont réussi à faire des chrétientés modèles, se flattait d’avoir contribué à la puissance et à la gloire de l’illustre Empereur. Mieux encore, elle connaissait le secret de sa chute retentissante. C’est une légende, sans doute, mais sait-on jamais quelle part de vérité historique peut renfermer une légende indienne…

Au temps de l’invincible guerrier français, dont le bruit des hauts faits d’armes parvenait sur la côte du Pacifique par la bouche de navigateurs russes, un malheur étrange survint dans une famille renommée des Squamish. À la suite de nombreux décès successifs, elle se trouva réduite à un seul membre mâle vivant — un chef très vieux, héros de nombreux combats et possesseur d’un précieux talisman, grâce auquel lui et ses ancêtres avaient triomphé de tous leurs ennemis Ce trésor inestimable, qui consistait en un os minuscule extrait de la vertèbre d’un serpent de mer, ne pouvait passer entre les mains d’une faible créature féminine n’ayant rien à voir avec les choses de la guerre. À l’heure de sa mort, le vieillard réunit sa nombreuse parenté toute du même sexe : femmes, filles, brus, nièces de plusieurs générations. Il expliqua que le talisman devait aller à un homme qui, comme lui, n’avait jamais connu la défaite « Quand je ne serai plus, dit-il, envoyez-le, de l’autre côté de la grande mare salée, au Français toujours victorieux qu’on appelle Napoléon Bonaparte ». Ce furent ses dernières paroles.

L’ultime volonté du défunt paraissait de réalisation plutôt difficile. Cependant le lendemain, un petit navire qui faisait la chasse aux phoques vint mouiller dans le golfe. Tous les marins à bord parlaient russe, sauf deux qui se tenaient à l’écart et conversaient dans une autre langue. Ceux-ci vinrent à terre et s’entretinrent en français avec un voyageur de la Baie d’Hudson. On sut ainsi que les deux étrangers étaient des compatriotes du grand Français, idole et héritier du chef défunt. Ils étaient prisonniers des Russes, qui les traitaient en esclaves. Mis au courant de l’histoire de l’os mystérieux et priés de le faire parvenir à Napoléon Bonaparte, ils promirent de se dévouer à cette tâche par tous les moyens humainement possibles. L’équipage revint à bord et les Indiennes purent voir, du rivage, un sombre drame se dérouler sur le pont du bateau. Certains des hommes, en proie à de violentes contorsions, s’écrasaient comme une masse ; d’autres étaient aussi foudroyés sur place, le corps paralysé ou complètement désarticulé. Seuls les deux Français restèrent debout, fermes et intrépides. Le talisman du vieux chef indien agissait merveilleusement sur leurs ennemis. Les deux esclaves-prisonniers repartirent en conquérants. Lorsque le petit voilier s’éloigna du golfe, c’était l’un d’eux qui tenait la barre.

Le récit des Squamish ne dit pas comment les navigateurs atteignirent les côtes de France et remplirent leur mission auprès de l’Empereur. Détail bien inutile d’ailleurs, puisque le fameux talisman les préservait de tout danger. Sur les bords du Pacifique, les admirateurs et admiratrices de Napoléon eurent bien vite la preuve que le précieux objet était parvenu à son destinataire, car les échos de la lointaine Europe parlaient toujours de nouvelles victoires, de nouvelles nations conquises, et l’on ne doutait plus que l’illustre guerrier allait devenir maître du monde.

Mais un terrible malheur survint. La veille d’une grande bataille avec les Anglais, l’Empereur perdit son talisman ! Et ce fut le désastre de Waterloo.[1]



  1. G.-A. Morice, O.M.I., History of the Northern Interior of British Columbia, Toronto. 1905. — Histoire de l’église Catholique dans l’Ouest Canadien, Montréal. 1928.

    E. W. Connelly, The Oblates of Mary Immaculate, 1860-1910, Vancouver, 1910.

    Kay Cronin, Champions of the Cross (manuscrit). 1958.

    The Vancouver Sun Magazine, 29 janvier et 5 mars 1949, 2 janvier 1954.

    British Columbia Catholic, Jubilee Edition, Vancouver, 4 octobre 1953.

    La Revue Imperial Oil, Montréal, avril 1958.

    The Province, Vancouver, 14 juillet 1958.

    R. Geddes Large, The Skeena, River of Destiny, Vancouver, 1957.

    Pauline Johnson, Legends of Vancouver, Toronto, 1922.