Les Français dans l’Ouest canadien/28
Chapitre XXVIII
Vancouver passe au premier rang
Le lecteur trouvera peut-être que nous tardons à parler de Vancouver, qui occupe la première place en Colombie-Britannique et la troisième parmi les grandes cités du Canada. Faut-il rappeler qu’elle compte à peine soixante-dix ans et n’existait pas encore lorsque se déroulaient la plupart des événements relatés plus haut ? Le Pacifique Canadien la fit naître en pleine forêt vierge lorsqu’il choisit le terminus de sa ligne transcontinentale. Elle s’appela d’abord Granville, nom que porte aujourd’hui sa rue principale. Ce n’était pas en souvenir du petit port normand de la Manche, comme se sont plu à l’écrire Pierre Foursin et quelques autres voyageurs français, mais en hommage à lord Granville, secrétaire britannique aux colonies.
Beaucoup plus jeune que Victoria et New-Westminster, Vancouver les a rapidement devancées. Sa victoire s’affirma en 1908 lorsqu’elle enleva d’un seul coup à celle-ci son évêché, à celle-là son siège de province ecclésiastique. Le premier archevêque de Vancouver, nous l’avons dit — élu mais non intronisé — fut Mgr Dontenwill. Refoulée dans son île à la toute extrémité sud-ouest de la Colombie, Victoria n’en demeure pas moins toujours la splendide capitale. Étant donnée la transformation profonde de cette partie de l’Ouest canadien, les Oblats de naissance française s’en sont effacés peu à peu, avec la disparition des derniers survivants de l’âge d’or des missions indiennes. Mais il faut noter qu’une jeune communauté de France, celle des Petites Sœurs de Jésus, du Père Charles de Foucauld, a pris pied sans bruit à Vancouver depuis la dernière guerre. De là, elle a même essaimé jusque sur la côte de la mer de Behring.
La métropole du Pacifique compta toujours des Français parmi ses habitants, mais leur présence y demeura assez longtemps peu perceptible. C’est au début de ce siècle seulement que se révèlent quelques compatriotes dignes de fixer l’attention. Des Basques y figurent au premier rang, soutenus par les fortes traditions de leur race — fierté, honnêteté, activité — qui les distinguent dans tous les pays où ils émigrent.
La grande famille des Paris
En tête, voici les Paris, qui détiennent une place unique. Le 14 octobre 1958, les membres de cette grande famille célébraient le centenaire de naissance de leur ancêtre, Bertrand Paris, de Saint-Pée-sur-Nivelle (Basses-Pyrénées). La messe solennelle, à l’église française du Saint Sacrement, fut chantée par l’un de ses petits-fils, l’abbé Charles Paris. Secrétaire honoraire de son église paroissiale, Bertrand Paris remplit ses fonctions pendant près de soixante ans sans manquer un seul dimanche et se vit décerner la décoration papale « Bene Merenti ». Il mourut en 1942, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, après avoir élevé quatorze enfants, dont quatre fils et une fille vinrent s’établir en Colombie-Britannique.
Nous avons déjà fait la connaissance de Jean-Pierre Paris, débarqué à Vancouver en 1903, aujourd’hui agriculteur et éleveur dans le sud de l’Alberta. Ce premier Basque de Saint-Pée était un neveu de Bertrand Paris. Quatre ans plus tard, son fils, Pierre, — le troisième de la famille, né en 1888 — venait à son tour tenter sa chance sur la côte du Pacifique. Seul en terre étrangère, sans aucune connaissance de la langue, il eut la sagesse de suivre les avis du consul de France, Duchastel de Montrouge, et de son excellent secrétaire, Émile Chevalier, qui le mirent sur la bonne voie. Très vite il alla chercher sa promise du pays basque, Gracieuse Heguy, de Hasparren (Basses-Pyrénées), qui avait émigré presque en même temps que lui chez des tantes en Californie. Gracieuse est toujours demeurée la femme charmante du temps de sa jeunesse, mère au grand cœur, grand-mère de quatorze petits-enfants. En affaires, véritable alter ego de son mari. Un grand-oncle de Mme Pierre Paris faisait paître ses brebis sur l’emplacement de l’hôtel-de-ville actuel de Los Angeles. Ses descendants, jaloux de leur lignée de Basques, possèdent aujourd’hui quelque cent mille acres au sud-est de Laguna Beach.
À Vancouver, Pierre Paris, court et trapu, va réaliser l’ambition de sa vie. Au pays natal, il a fait un apprentissage de sept ans sous la discipline sévère d’un oncle cordonnier, original et excellent orthopédiste. La riche expérience acquise à cette école, il va la mettre au service des Canadiens. Pour lui, la chaussure ne doit pas être un soulier quelconque, mais un vrai support orthopédique épousant rigidement les contours du pied, exactement comme le vieux sabot basque. Cette formule honnête est tout le secret de sa réussite. Son entreprise de simple magasin-cordonnerie va devenir une véritable industrie du cuir, avec tannerie, manufacture, grand magasin, etc. La Compagnie Pierre Paris et Fils emploie plus de cent ouvriers et ses établissements représentent un capital de plus d’un million de dollars. Sa chaussure sur mesure jouit d’un renom mondial ; le prince d’Iran lui-même ne porte que les bottes de chasse de Pierre Paris.
Parmi les descendants de Pierre Paris, deux fils ont survécu. L’aîné, Georges, après avoir étudié à l’Université de la Colombie-Britannique et à Chicago, est orthopédiste et dirige la maison familiale. Il est père de cinq enfants. Son frère, Roger, aussi orthopédiste et homme d’affaires, en a neuf. En plus de ses devoirs professionnels, il s’occupe d’organisations religieuses, charitables et sportives. « Georges et moi, dit-il, nous passons notre temps à créer de la jeunesse,… puis à la former. »
Peti Paris, autre fils de l’ancêtre Bertrand, arrivé de Saint-Pée en 1909, s’essaya d’abord dans le commerce ; mais foncièrement terrien et audacieux comme son cousin, Jean-Pierre, il se dirigea lui aussi vers l’Alberta. Revenu après fortune faite, il réside à Vancouver, quand il ne voyage pas entre le Canada, la France, Cuba et le Mexique.
Le benjamin des frères Paris, Jean-Baptiste — le quatorzième — après ses études secondaires à Belloc (Basses-Pyrénées) et son cours de médecine orthopédique à l’École de médecine de Paris, vint au Canada en 1927 vers sa famille de Vancouver. Ses succès professionnels l’ont porté à la présidence de la « British Columbia Association of Chiropodists ». Il est bien connu même à l’extérieur pour la part généreuse qu’il a toujours prise au travail de groupement de la population francophone. Il a trois fils et une fille ; l’aîné, Robert, qui a fait sa philosophie à Stanislas de Montréal et sa médecine à Laval de Québec, est actuellement « senior resident » à l’hôpital Saint-Paul de Vancouver ; le second, Charles, un autre ancien de Laval, est vicaire à Saint-Joseph, paroisse de sa ville natale ; le troisième, Raymond, qui a étudié tour à tour au Collège de Vancouver, à Belloc (un an de philosophie) et à Nelson (C.-B.), prépare une carrière de droit ; la jeune fille, Andrée, a épousé un ingénieur civil.
Un dernier frère Paris, venu au Canada en 1913, attendit jusqu’à 1927 pour se marier, dans son pays d’origine, avec une Basquaise. Leur fils aîné, Armand Paris, ingénieur diplômé de l’Université de la Colombie-Britannique, s’occupe d’importants travaux du gouvernement près de Québec. Il a pris pour femme une Canadienne française et a commencé à édifier une famille.
Pierre Bonnet, marié à Gracie Paris, sœur des quatre frères, vint à Vancouver en 1925. Pelotari, fils de champion et champion lui-même, le genre de pelote qui se jouait sous ses yeux, le fit doucement sourire. Il battit aisément tous ceux qui voulurent se mesurer avec lui. Peu après, avec l’aide de Pierre Paris et d’autres hommes d’affaires, il popularisa la pelote basque à Vancouver. Pierre Bonnet est aujourd’hui contremaître chez son beau-frère et chef d’équipe dans la Légion de Marie de sa paroisse.
Jean-Pierre Haramboure, le géant des forêts
Un autre Basque, Jean-Pierre Haramboure, venu en 1910 de Bidart (Basses-Pyrénées), est une figure quasi légendaire. Mi-citadin, mais habitué au travail de la construction sous la conduite de son père, il s’engagea dans les camps forestiers. Cette importante industrie était alors, plus encore qu’aujourd’hui, entre les mains des Américains, dirigée avec une énergie et une hardiesse de conquérants. Ils discernèrent tout de suite en ce jeune émigré un homme d’action, d’intelligence supérieure, honnête et infatigable. De chef d’équipe il devint vite contremaître, gérant, puis directeur général de l’Elk River Lumber Co, qui employait de 400 à 600 travailleurs.
Haramboure aimait ses hommes et ses hommes lui étaient dévoués. Ayant peu de goût pour l’atmosphère des bureaux, il était presque toujours avec eux, partageant leurs joies et leurs dangers. Par exemple, si un communiste s’avisait de venir les endoctriner, ou exiger la nourriture et le logement comme un droit acquis, il pouvait s’attendre à être fraîchement reçu. Un politicien de parti soi-disant avancé, qui risqua le coup, fut prestement expulsé, avec la botte de Jean-Pierre au bas des reins.
Dans son beau livre The Unknown Country Bruce Hutchison met en scène « Pete » Haramboure aux prises avec un feu de forêt. Rien ne saurait donner une plus juste idée de ce géant des bois. L’incendie qui ravage son domaine, c’est naturellement un ennemi personnel, « une créature rusée, calculatrice, pleine de mauvais tours, se contentant parfois de raser le sol et prête à jaillir lorsqu’on tourne le dos. Nous l’appelons « Elle ».
« Elle a sa couronne, dit Pete Haramboure. Elle a en effet bondi au faîte des grands arbres. Chaque aiguille de sapin se gonfle et crève dans une petite bouffée de gaz. Elle se précipite d’un seul jet de flamme à travers le dôme de la forêt. À dix milles de distance, on peut entendre le grondement, semblable à celui d’un train franchissant un pont d’acier. Elle voyage à une vitesse de plus d’un mille à la minute, entraînant dans sa course de gros morceaux de bois embrasés qui vont s’abîmer au loin dans la mer.
« …Pete Haramboure a travaillé quatre jours et quatre nuits sans fermer l’œil. Il en est réduit à ne plus pouvoir parler, à ne plus comprendre ce que lui disent ses compagnons. Sa figure et tout son corps sont aussi noirs que les arbres… — Vous feriez mieux d’aller vous coucher, les gars, mais eux non plus ne peuvent s’y résoudre.
« Sur la terre planent encore la fumée, l’haleine du feu, et le sens de sa présence. Elle est rusée. Elle attend. Elle est tranquille ce soir, mais si le vent se lève, elle se réveillera. Pete mouille son index, le tient relevé et s’agite, inquiet, sur les marches de la cuisine. Il peut sentir un soupçon d’air sur son doigt humide. »
Ingénieur aussi bien qu’exploitant forestier, et rêvant l’expansion de son pays adoptif, Haramboure voulut relier Campbell River à Nootka, d’une rive à l’autre au centre de l’île Vancouver. Il construisit une route de 45 pieds de large et 49 dans les tournants. Mais avant qu’elle fût achevée, Wall Street décida que l’entreprise menée à son terme ne donnerait pas assez en retour. Après tout, on n’était pas aux États-Unis… Grâce au chef entreprenant, cette voie ne livre pas moins accès aux merveilles insulaires de l’est à l’ouest.
À la même époque, beaucoup d’autres Basques ont travaillé dans le bois et la construction. La plupart sont retournés chez eux avec un magot substantiel. Parmi les rares demeurés au pays, citons Ignace Lamothe dont la femme, Marie, est une sœur de Jean-Pierre Haramboure.
Voici un autre forestier du même temps qui n’est pas un Basque et que son milieu semblait peu désigner pour ce genre de vie, mais l’esprit des bois souffle où il veut. Émile-André Marc, né à Romorentin (Loir-et-Cher), étudiait le droit depuis deux ans — pour suivre machinalement l’exemple de son père avocat — lorsqu’il décida que faire le tour du monde répondait davantage à ses goûts. Il visite le Japon, vient au Canada et passe l’année 1907 à Notre-Dame-de-Lourdes. Après un demi-siècle, il parle encore de dom Benoît, du Dr Galliot, de la Giclais rencontré à Winnipeg. Mais la côte du Pacifique l’attire et ce sera la fin des longs voyages. Il prend en 1908 un homestead tout en gros bois dans les montagnes surplombant le village de Haney, à quelque vingt milles de Vancouver, dans la vallée du Fraser. Sa propriété est attenante à la forêt réservée aux recherches de l’Université. Pour se rendre à la grande et belle maison qu’il habite, on a l’impression de monter à l’assaut d’une vieille forteresse moyenâgeuse.
Durant la première Grande Guerre, Marc fut officier de liaison entre l’armée française et l’armée canadienne. Il a épousé Alice Piché, de Victoria, née au Pec (Seine-et-Oise). Leurs enfants, quatre filles et deux fils, sont tous établis dans la province. La vie en pleine nature primitive a visiblement fait le bonheur du citadin bourgeois qui l’a librement embrassée. Cet homme qui peut avoir près de soixante-quinze ans en porte à peine cinquante. Il jouit d’une heureuse aisance dans son riche domaine forestier.
Autres Français de Vancouver
Revenons à Vancouver. Émile-Victor Chevalier, arrivé dès 1903, devait y vivre pendant plus de quarante ans. Secrétaire du consulat français jusqu’en 1935, agissant comme agent consulaire de 1914 à 1930, il décéda en 1946. Yeux pétillants, un peu narquois, de quelqu’un qui en a entendu de toutes les couleurs, mais d’une générosité légendaire. Sans être diplomate de carrière, il en possédait les qualités et se montra un conseiller vers qui ses compatriotes allaient en toute confiance. Mme Chevalier vit encore, entourée de soins, chez sa fille, Mme Nielsen, et jouissant du plus profond respect des Français de la Colombie.
Les Bessuille — le père, la mère, trois garçons et trois filles — vinrent du Dauphiné en 1910, ayant passé par la Californie. L’aîné des fils, André, qui avait fait de la blanchisserie, voulait « voir tout en blanc envers et contre tout ». Ils réussirent dans leur entreprise menée en famille. André avait épousé une Parisienne, Lilly Adelina, qui connaissait le fil, la soie, la broderie et les soins à leur donner. Pour l’élite de Vancouver, la « French Hand Laundry » devint tout de suite la blanchisserie à la mode et continue de mériter pleine confiance. Mme Bessuille, avec l’aide des siens et de différentes sociétés françaises, prit toujours une part active à l’organisation d’œuvres charitables, en particulier celles intéressant la France et les Français. Elle fut présidente de la Croix-Rouge française.
Charles Duplouich — Parisien de la troisième génération, et il s’en glorifie — n’était que depuis deux ans à Vancouver en août 1914. Cédant à un penchant naturel, il se bagarra pour entraîner tous les citoyens de la ville à aller battre le Boche. Parti des premiers, il fit toute la guerre sans en sortir tout à fait une « gueule cassée ». Mieux encore, il voulut participer au règlement des derniers comptes et fut de l’armée de Weygand qui contribua à briser l’offensive bolcheviste contre la Pologne. Il ne revint donc à Vancouver qu’en 1921, après sept années sous les drapeaux. Plus tard, son zèle patriotique trouva à s’exercer de nouveau en faveur du rassemblement de la population de langue française. En 1939, trop âgé pour le service actif, il s’engagea dans l’armée canadienne comme instructeur scientifique dans les instruments de haute précision. Il avait déjà rempli ce rôle pendant des années à l’Université de la Colombie-Britannique, ce qui lui avait valu les palmes académiques.
Parmi les vieux poilus partis pour la guerre de 1914 et revenus plusieurs fois blessés et décorés, il y eut Cayla, Draizé, Henri et Paul Triadoux, et le bravé des braves, le sergent chasseur alpin Joseph Duc-Goninat : six citations, palmes, médaille militaire. Seul survivant de cinq frères, également sergents, qui firent la guerre comme lui. Duc-Goninat est aujourd’hui contremaître chez Pierre Paris.
Un Breton, Henri Aubeneau, ancien marin et ancien restaurateur, doublé d’un spéculateur heureux, a été pendant de nombreuses années propriétaire de la passerelle suspendue la plus longue du monde sur le fameux canyon Capilano. Citons encore : Yves Rioual, un autre Breton ; P. Gouraud, un Nantais : Léon Goguillon, venu du Manitoba.
Dans le monde des affaires, on remarque Pierre Mouriaucourt, courtier en grains. Dans les grosses industries nouvelles : Solétanches (barrages), Lafarge (ciment), qui peuvent se mesurer avec les plus puissantes de la province. La maison Solétanches a un contrat avec la « British Columbia Electric » pour la construction d’un barrage énorme dans la région de Bridge River, au nord de Vancouver. Au moment où ceci est écrit, le professeur Karl Terzaghi, de l’Université Harvard, qui en revient à titre d’ingénieur consultant, dit qu’il y a vu « un petit coin de France à la de Lesseps : camp sur lequel flotte le drapeau tricolore, une bande de gaillards spécialisés pour ce genre de travail, cuisine française, musique, etc. ».
Où l’on retrouve l’abbé Ferroux
À l’encontre des provinces de la Prairie, la Colombie-Britannique ne se prête guère au recrutement direct des colons, les terres propres à la culture y étant clairsemées et sans étendue. Les premiers Français, venus avec tant d’autres d’un peu partout, remontaient à la période de la ruée vers l’or et ne songeaient nullement à travailler le sol. Un certain nombre néanmoins, nous l’avons vu, s’étaient laissés tenter par la vie sur le ranch et dans les vergers.
Parmi les rares prêtres séculiers exerçant leur ministère au-delà des Rocheuses et s’intéressant à la colonisation, nous retrouvons l’abbé savoyard François Ferroux, dont le premier champ d’action a été l’Alberta. Nullement découragé par son insuccès notoire dans cette province, il la quitta au début de la première Grande Guerre pour la vallée de la Kettle, où il fut plus heureux. Des missions existaient déjà dans cette région voisine de l’Okanagan ; il en fonda quelques autres, en particulier celle de Carmi. Aux compatriotes savoyards installés ici et là il ajouta quelques familles. De Greenwood ou de Carmi, lieux successifs de sa résidence, il rayonnait sur un large territoire.
L’abbé Ferroux persévéra dans son dessein de mener de front la culture et le soin des âmes. Il y fut aidé par des parents qui l’avaient suivi au Canada. Deux nièces étaient à son service à Carmi. Un neveu, Michel Ferroux, qui avait épousé Marie Berger, d’Aiton, a laissé trois enfants, tous fixés dans l’Ouest. Avant son départ de Savoie, l’abbé, en homme pratique, s’était fait le protagoniste d’un projet d’assurances sociales de nature à secourir le clergé. On assure que jusqu’à la fin, il ne cessa de s’intéresser aux œuvres de son pays d’origine. Ayant passé la quarantaine lors de son arrivée dans l’Alberta, il avait atteint ses trois quarts de siècle lorsqu’il mourut à Vancouver en 1936.
Dès 1918, les autorités donnaient son nom à une montagne au nord de Carmi et à une rivière au sud. Ferroux désigne aussi une halte de chemin de fer dans les environs. Quant au centre de Rhône, il fut sans doute ainsi nommé par quelque Lyonnais ou Savoyard, en souvenir du grand fleuve de la terre natale, tout comme Arras et Valenciennes indiquent le passage de gens du Nord.
Deux Frères Basques dans la région de Kamloops
Avec les Savoyards, les Basques ont continué de fournir à ce pays de montagnes la meilleure part de ses émigrés français. Un exemple cueilli parmi d’autres. Il y a cinq ou six ans, Thomas et Pierre Abbadie, tous deux autour de la vingtaine et vrais prototypes du pelotari basque, quittaient leur village de Saint-Palais (Basses-Pyrénées) pour la Colombie-Britannique. Ils ne parlaient que le basque, mais Thomas a appris le français en travaillant d’abord pour un Suisse éleveur de moutons. Maintenant, il a la garde d’un troupeau de 400 têtes chez un Écossais des environs de Kamloops.
Magnifique métier, sain et varié, pour qui ne craint pas la solitude ! Le printemps, avec la mise bas et les soins aux agneaux nouveau-nés, est la saison la plus occupée. Ce n’est pas trop de l’adresse combinée du patron et du berger pour capter les mères et leurs agnelets, afin de les placer dans un parc spécial. Le troupeau passe l’été dans les montagnes du nord. Il faut être constamment en garde contre les ours, les loups et les couguars. À sa première saison, Thomas perdit cinquante-sept moutons, victimes de ces terribles ennemis. Sur les dix-huit ours tués dans le territoire, il en abattit douze à lui seul. Il descendit même — beau coup de fusil ! — un couguar tapi dans un arbre. La première décharge ne fit que blesser la bête féroce ; la seconde l’acheva pendant qu’elle fonçait sur lui. Mais au souvenir de ce rare exploit reste mêlé un peu de rancœur. Des Indiens lui demandèrent la dépouille de l’animal et il la leur abandonna. Plus tard, il apprit que le gouvernement versait une prime de $20 pour chaque couguar détruit. On ne l’y prendra plus…
Il y a aussi la récolte du foin pour l’hivernage des moutons. C’est peut-être le genre de travail que préfère Thomas. Il le reporte vers la petite ferme bien tenue de son père, à Saint-Palais, et la famille qu’il y a laissée. N’est-ce pas dans l’espoir de revenir un jour avec assez d’argent pour acheter leurs propres terres que les deux frères ont fait le sacrifice de s’éloigner ? Pendant que Thomas mène la vie solitaire du berger, Pierre travaille sur une ferme. Ils peuvent mettre de côté chacun $100 par mois. C’est peu, mais les Basques sont économes et ceux-là se trouvent loin des occasions de dépenses. Plus tôt qu’on ne pense, ils auront amassé le modeste pécule qui permettra la réalisation de leur rêve. À moins que, comme quelques-uns de leurs devanciers, se laissant prendre aux charmes du pays, ils ne décident de fonder un foyer dans leur patrie d’adoption.
Après la dernière guerre, des douzaines de Basques vinrent en Colombie-Britannique. Plusieurs furent admis sans passeport, la bonne réputation de leur race tenant lieu de garantie suffisante. Ils travaillèrent comme des géants à la construction des vastes usines de Kitimat et de Kemano. La plupart sont retournés au pays basque avec tous leurs petits sous. L’exploitation forestière attire également ces bûcherons nés. Pierre Haramboure emploie des compatriotes dans les camps de l’Elk River. On peut y rencontrer aussi de jeunes ingénieurs forestiers français venus s’initier aux méthodes canadiennes.
Maillardville, agglomération de langue française
L’industrie forestière est à l’origine de l’unique agglomération de langue française de la Colombie-Britannique. Maillardville, ainsi nommée de son premier curé, le P. Edmond Maillard, occupe une colline dominant la vallée du Fraser, non loin de New-Westminster. La banlieue de cette ville possède de grandes scieries qui requièrent une main-d’œuvre nombreuse. En 1909, on fit appel à la province de Québec, capable de fournir des ouvriers experts dans ce genre de travail. Il vint alors soixante-quinze familles, qui s’installèrent sur les terrains de la compagnie Fraser Mills.
Des esprits « sages » n’hésitèrent pas à voir dans cette initiative une erreur au point de vue de la langue et de la survivance. Il était évident, disait-on, que ce petit groupe franco-catholique noyé dans l’ambiance anglo-protestante ne pourrait résister à l’assimilation. Les événements ont déjoué les prédictions des prophètes de malheur. Pendant longtemps on n’entendit guère parler de Maillardville, qui eut pour curés, entre autres, deux Prémontrés belges, les PP. A.-L. de Lestre et F.-X. Teck. Cependant la paroisse originale, Notre-Dame-de-Lourdes, dont les cadres débordaient, a dû se démembrer et en former une autre, Notre-Dame-de-Fatima. Toutes deux renferment au total plus d’un millier de familles. Ce centre colombien représente ainsi l’agglomération de langue française la plus considérable de l’Ouest, après Saint-Boniface. Il s’est montré récemment un revendicateur résolu de la justice scolaire et la minorité catholique de la province lui doit la reconnaissance de certains droits jusqu’alors ignorés. L’enseignement bilingue y est donné dans trois écoles tenues actuellement par des religieuses venues de la province de Québec ; mais les premières institutrices furent des Sœurs françaises de l’Instruction de l’Enfant-Jésus.
Les francophones se groupent à Vancouver et ailleurs
L’exemple de Maillardville influença-t-il les compatriotes de la métropole voisine ? Celle-ci comprenait plusieurs milliers de personnes de même langue et de même croyance vivant côte à côte sans assez se connaître, faute de solide organisation. En vue d’obtenir le groupement désiré, on fonda en 1927 une « Association Canadienne-Française ». Pierre et Jean-Baptiste Paris, les Bessuille, de la Giroday (grande famille originaire de l’île Maurice, mais de culture française) y travaillèrent de tout cœur avec des amis canadiens. Le succès fut appréciable, bien que jugé trop lent. La « Société des Dames de langue française », formée depuis peu, décida de prendre l’affaire en main. William-P. Lévêque, ardent patriote venu de Saint-Boniface, songea à établir une branche de la Société Saint-Jean-Baptiste, mais l’autorité ecclésiastique ne crut pas le moment opportun pour une initiative de ce genre. Impatient d’agir, il lança, avec les zélés de la première heure, le « Club Montcalm » qui fut une réussite, non seulement dans le milieu canadien-français, mais aussi parmi la société anglaise et les meilleurs éléments de la ville. L’Alliance française et le Comité France-Canada accordèrent leur appui chaleureux. Sous la direction artistique de Lévêque, on donna des représentations théâtrales et musicales de premier ordre. Le résultat financier fut tel que le Club Montcalm, bientôt installé dans ses meubles, put offrir un vrai foyer aux gens de langue française et à leurs amis.
Mais le conflit mondial de 1939, en concentrant toutes les énergies et tous les fonds disponibles vers l’effort de guerre, obligea la maison Montcalm à fermer ses portes. Cependant cette longue période de coopération fervente allait porter des fruits inattendus dans les années qui suivirent. En même temps que Maillardville était dotée d’une seconde paroisse française, Vancouver avait aussi la sienne, confiée aux Pères du Saint-Sacrement, de Montréal. Ils ont pleinement réussi à édifier église et école de style coquet au centre de la métropole du Pacifique, qui comptait alors environ 7,000 francophones. Peu après, Victoria et Port-Alberni, dans l’île Vancouver, avaient aussi leurs propres communautés paroissiales franco-catholiques. Avec l’addition récente de New-Westminster, cela porte à six, pour le moment, le nombre des paroisses de langue française en Colombie-Britannique. Chacune vise naturellement à se doubler d’une école privée bilingue. C’est chose faite pour Maillardville et Vancouver ; les autres suivront.
Cette affirmation de l’élément français dans un milieu où il avait paru longtemps presque moribond fut, pour une bonne part, l’œuvre de la « Fédération canadienne-française de la Colombie-Britannique », fondée à la fin de la seconde Grande Guerre. Calquée sur celles des autres provinces de l’Ouest, cette société a réussi à grouper les francophones plus ou moins épars au moyen d’une dizaine de cercles établis dans les groupements les plus favorables. Les Franco-Canadiens venus des provinces de la Prairie occupent une place intéressante dans ce mouvement. Ils y apportent une expérience qui a donné d’heureux fruits ailleurs. Les Français d’Europe, moins nombreux, font généreusement leur part. C’est un Belge, M. Arthur Chéramy, qui a été le premier président général de la Fédération. Le président actuel est un Français, le Dr Léon Beaudoing, qui a passé par la Saskatchewan. La deuxième secrétaire générale fut Mlle Isabelle de la Giroday, mieux connue sous le nom de Mme Burnada, qui apporta à sa tâche un inlassable dévouement.
À Victoria, la vie française suit la même progression qu’à Vancouver. En plus de l’activité du cercle local de la Fédération, la Librairie française, fondée par Mme Walsh — une Française canadianisée par plusieurs années de séjour à Saint-Boniface — fut un lieu de rencontre pour les compatriotes de la ville et de l’extérieur[1]. L’élément de langue française est aussi groupé dans les centres de Duncan, de Chemainus et de Nanaimo.
Une constatation qui s’impose est l’attrait exercé par la Colombie-Britannique sur la population des autres parties de l’Ouest. Les francophones d’extraction européenne y succombent comme les autres. Pas de centre français qui ne compte de ses enfants et même des familles entières transplantés quelque part dans la province du Pacifique. On se demandera peut-être quel profit, matériel ou autre, des fils de cultivateurs indépendants de l’Ouest peuvent avoir à émigrer vers les centres industriels de cette région. N’y a-t-il pas là pour eux une sorte de déchéance sociale ?
Nous assistons simplement à un phénomène que l’Est du pays connaît depuis longtemps déjà. Les provinces de la Prairie ne sont plus ce qu’elles étaient il y a vingt ou trente ans. Elles n’ont plus de terres gratuites à offrir aux jeunes qui, d’ailleurs, ne se sentent pas tous portés vers la culture. Même si leur population accuse un léger fléchissement au bénéfice de la côte du Pacifique, il ne faudrait pas se hâter d’en conclure à la décadence prochaine de l’Ouest agricole. La mécanisation générale a révolutionné le labeur de la ferme, qui produit davantage avec une main-d’œuvre substantiellement réduite. Une partie des travailleurs doit donc se tourner vers l’industrie, à laquelle les convie l’exploitation rémunératrice d’abondantes ressources naturelles. Il est à noter aussi qu’un bon nombre des nouveaux venus en Colombie-Britannique sont de vieux agriculteurs qui, leur vie active achevée, cèdent au désir légitime d’aller finir leurs jours sous un climat plus tempéré.[2]
- ↑ Errata : La Librairie française eut deux co-fondatrices, Mme McBride (Rose-Blanche Arcens), de Toulouse, et Mme Walsh (Rose-Marie Fréville, de Vimy, la première demeurant seule pendant les dernières années.
- ↑ Ma sincère gratitude à M. Jean-Baptiste Paris, qui m’a fourni une documentation abondante sur l’époque contemporaine de la Colombie-Britannique et m’a secondé avec un zèle tout patriotique.
Mme Paule Linehan et Miss Kay Cronin m’ont aussi bien aidé dans mes recherches.
Bruce Hutchison, The Unknown Country, Toronto, 1943. pp 329-331.