Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre V


LIVRE V

POUR ET CONTRE.

I

Alioscha se rendit au monastère : il était anxieux de savoir comment allait le starets. Le vieillard était retombé dans son assoupissement, le médecin assurait aux moines qu’ils n’avaient, pour plusieurs heures au moins, aucune catastrophe à redouter. Alioscha les quitta donc de nouveau et retourna chez madame Khokhlakov.

La crise de Katherina Ivanovna avait abouti à une prostration profonde. Maintenant, elle délirait. On avait envoyé chercher Herzenschtube et les tantes.

— Allez voir Liza, dit madame Khokhlakov. Liza ! continua-t-elle en s’approchant de la chambre de sa fille, je t’amène Alexey Fédorovitch.

— Merci, maman. Entrez, Alexey Fédorovitch.

Alioscha entra. Liza le regarda d'un air embarrassé et rougit jusqu’aux oreilles. Elle était honteuse, et comme on fait d’ordinaire en ce cas, elle se mit à parler de toute autre chose que de ce qui la préoccupait le plus en cet instant. Mais tout à coup elle se pencha vers Alioscha et lui dit :

— Allez donc voir à la porte si maman ne nous écoute pas.

Alioscha obéit, ouvrit la porte.

— Personne, Liza, il n’y a personne.

— Approchez-vous donc, Alexey Fédorovitch, dit-elle en rougissant encore. Donnez-moi votre main, c’est cela. Je dois vous faire une confession. Ma lettre d’hier était sérieuse.

Elle cacha son visage entre ses mains, puis, reprenant la main d’Alioscha, elle la baisa trois fois de suite précipitamment.

— Ah ! Liza, c’est bien ! s’écria Alioscha tout joyeux. Je savais bien que c’était sérieux.

— Ah ! vraiment ? Si sûr ? fit-elle en repoussant la main d’Alioscha tout en la retenant.

Elle rougissait de plus en plus et riait de bonheur.

— Je lui baise la main, et il trouve cela « bien » ! Alioscha était confus.

— Je voudrais vous plaire toujours, Liza, mais je ne sais comment faire, murnmra-t-il en rougissant à son tour.

— Alioscha, mon cher, que vous êtes froid et fat ! Voyez-vous ça ! il a daigné me choisir comme épouse, et le voilà tranquille ! Il était sûr que je lui avais écrit sérieusement ! Quelle fatuité !

— Est-ce donc mal d’avoir cru ce que vous me disiez ?

— Ah ! Alioscha, mais non ! C’est même très-bien, dit-elle en le regardant avec tendresse.

Alioscha restait debout, sa main dans celle de Liza. Tout à coup il se pencha et la baisa sur la bouche.

— Eh ! qu’est-ce que c’est ? qu’avez-vous ? s’écria Liza. Âlioscha était complètement désorienté.

— Pardonnez-moi, si ce n’est pas comme cela qu’il faut faire... C’est peut-être très-mal, ce que j’ai fait... mais vous

dites que je suis froid, et moi je vous ai embrassée.

Mais je vois que j’ai eu tort...

Liza se mit à rire, et cacha de nouveau son visage dans ses mains.

— Et avec cette robe, encore ! dit-elle en riant.

Mais brusquement elle redevint sérieuse, presque triste.

— Non, Alioscha, pas encore de baisers ! Nous avons le temps... Dites -moi plutôt comment vous, si grave, si intelligent, vous voulez prendre pour femme une sotte et une malade comme moi. Que je suis heureuse, Alioscha! Car je ne suis pas digne de vous, pas du tout!

— Liza ! bientôt je quitterai le monastère , je rentrerai dans le monde et je me marierai. Car il le faut. Lui-même me l’a ordonné. Et qui pourrais -je choisir de préférence à vous?... et qui, sauf vous, m’agréerait? Car j’y ai déjà pensé! D’abord nous nous connaissions tout enfants, et puis vous avez beaucoup de qualités qui me manquent. Vous êtes plus gaie que moi, plus naïve, car moi, j’ai déjà compris bien des choses... Ah ! vous ne savez pas, je suis aussi un Karamazov! Vous pouvez rire, plaisanter, vous moquer de moi, mais cela me fait plaisir, car vous riez comme une petite fille charmante.

— Alioscha, laissez-moi votre main! Pourquoi l’aviez- vous retirée? dit Liza d’une voix tremblante de joie. Écoutez , quel costume mettrez-vous quand vous quitterez le monastère ? Ne riez pas. et n’allez pas vous fâcher, c’est très-important pour moi. — Je n’y ai pas encore pensé, Liza. Je m’habillerai comme il vous plaira le mieux.

— Je veux que vous vous fassiez faire un veston en velours bleu sombre, un gilet en piqué blanc et un chapeau (le feutre gris... Dites donc, vous avez cru, tout à l’heure, que je ne vous aimais pas, quand j’ai renié ma lettre d’hier ?

— Non. je ne l’ai pas cru.

— Oh ! l’insupportable ! l’incorrigible !

— Voyez- vous, je savais que vous m’aimiez, du moins il me semblait bien. Pourtant j’ai fait comme si je vous croyais... comme si je croyais que vous ne m’aimiez plus, pour que ça vous fût… plus commode.

— Voilà qui est pire encore, pire et mieux que tout ! Alioscha, je vous aime à la folie ! Avant que vous vinssiez, je m’étais dit : Je vais lui demander ma lettre, et s’il me la donne, — comme on pouvait si bien l’attendre de votre part, — cela voudra dire qu’il ne m’aime pas, qu’il ne sait rien, que c’est tout simplement un sot gamin, et que je suis perdue. Mais vous aviez laissé la lettre dans votre cellule, et cela m’a donné du courage. Car vous l’aviez laissée, n’est-ce pas, parce que vous pressentiez que j’allais vous la redemander, et pour n’être pas obligé de me la rendre ? N’est-ce pas ? n’est-ce pas ?

— Pas du tout, Liza, ce n’est pas cela. J’ai la lettre sur moi, et je l’avais déjà tout à l’heure dans cette poche : la voici.

Alioscha tira la lettre de sa poche et la montra de loin à Liza, en riant.

— Seulement vous ne l’aurez pas. Regardez-la à distance. — Comment? vous avez menti? Un moine, mentir!

— Soit, j’ai menti pour ne pas vous rendre votre lettre. Elle m’est trop précieuse! ajouta-t-il avec émotion. Je la garderai toujours.

Liza le contemplait avec enthousiasme.

— Alioscha, fit-elle à voix basse, voyez donc encore à la porte si maman ne nous écoute pas.

— Oui, Liza, je vais regarder, mais est-ce bien? Dites? Pourquoi soupçonner votre mère d’une telle bas- sesse ?

— Comment, bassesse? Quelle bassesse? Parce qu’elle surveillerait sa fille? Mais c’est un devoir! il n’y a pas de bassesse ! s’écria Liza tout enflammée. Soyez sûr, Alexey Fédorovitch, que, quand je serai mère, quand j’aurai une fille comme moi, je la surveillerai aussi.

— Vraiment, Liza? ce n’est pas bien.

— Mon Dieu! Mais où voyez-vous du mal? S’il ne s’agissait que d’une conversation quelconque , écouter serait une bassesse. Mais une jeune fille, enfermée avec un jeune homme!... Sachez que je vais vous surveiller dès que nous serons mariés. Je décachetterai toutes vos lettres et je les lirai... Vous voilà prévenu!

— C’est entendu, murmura Alioscha, mais ce n’est pas bien.

— Quelle affectation! Alioscha, mon cher, ne nous querellons pas déjà ! Je préfère vous dire toute la vérité. Certes, c’est mal d’écouter aux portes, j’ai tort et vous avez raison : n’empêche que j’écouterai toujours, moi.

— Faites ! Vous ne me surprendrez jamais dit en riant Alioscha. — Et encore, m’obéirez-vous ? Il faut aussi dfcider cela à l’avance.

— Absolument, Liza, mais pas dans les cas graves. Dans ces cas-là , même si nous ne sommes pas d’accord , je n’agirai jamais que selon ma conscience.

— C’est ce qu’il faut. Sachez alors que moi, au contraire, je suis prête à me soumettre à vous dans les cas graves et dans les autres, je vous le jure dès maintenant, en tout et pour toute la vie ! s’écria Liza avec fougue, et cela joyeusement, heureusement 1 Plus encore, je vous jure de ne jamais écouter aux portes, pas une fois, et je ne décachetterai pas vos lettres, car c’est vous qui avez rai- son. Sans doute je désirerai tout entendre, mais je n’écou- terai pas, puisque vous pensez que cela manquerait de noblesse. Vous êtes ma providence. Mais pourquoi êtes- vous si triste depuis quelques jours ? Je sais vos ennuis, mais n’avez-vous pas aussi des tristesses secrètes ? peut- être, eh?

— Oui, Liza, j’ai une tristesse secrète. Je vois que vous m’aimez, puisque vous avez deviné...

— Quelle tristesse? A propos de quoi? Voulez-vous me la confier? dit-elle avec un sourire suppliant.

— Je vous la dirai... plus tard. Maintenant, vous ne me comprendriez peut-être pas, ou peut-être ne pourrais-je me faire comprendre.

— Je sais qu’il s’agit de vos frères et de votre père.

— Oui, mes frères... dit Alioscha comme absorbé en lui-même.

— Votre frère Ivan Fédorovicth me déplaît, Alexey Fédorovitch. Alioscha s’étonna, mais ne répondit point.

— Mes frères se perdent, mon père avec eux, et ils en entraînent d’autres dans leur perte. C’est la force de la terre^ spéciale aux Karamazov, comme dit le Père Païssi. Une force de la terre énorme, brute. Je ne sais si la Providence daignera brider cette force. Je sais seulement que je suis moi-même un Karamazov. . . Je suis un moine, un moine ! . . . un moine, disiez- vous tout à l’heure?...

— Oui, je l’ai dit.

— Eh bien, je ne crois peut-être même pas en Dieu.

— Vous? Que dites- vous?

Alioscha ne répondit pas. Il y avait dans ses paroles quelque chose de mystérieux, d’obscur, de trop spécial et dont il souffrait certainement.

— Et voilà que mon ami s’en va! Le plus grand, le meil- leur des hommes va quitter la terre! Je viens de le revoir au monastère. Il somnole, et bientôt il va s’endormir de l’autre sommeil, et si vous saviez, Liza, comme je suis lié, soudé spirituellement à cet homme ! Et voilà que je vais être seul... Je viendrai chez vous, Liza. Nous serons désor- mais toujours ensemble...

— Oui, ensemble, ensemble, dès aujourd’hui pour toute la vie! Écoutez, embrassez-moi, je vous le permets.

Alioscha l’embrassa.

— Maintenant, allez- vous-en 1 que le Christ soit avec vous! (Elle fit un signe de croix ) Allez chez lui pendant qu’il est encore de ce monde. Je suis cruelle de vous avoir

’ La force de la terre, expression russe : la somme d’énergie vitale et de tempérament qui caractérise une famille, une race, un peuple. retenu. Je prierai pour lui et pour vous. Alioscha, nous serons heureux... Le serons-nous?

— Je crois que oui, Liza.

En sortant de chez Liza, AHoscha ne pensa pas à passer par l’appartement de madame Khokhiakov; mais au mo- ment où il ouvrait la porte, madame Khokhiakov parut. Des les premiers mots, Alioscha devina qu’elle l’attendait.

— Alexey Fédorovitch, ce sont là des enfantillages, des folies. J’espère que vous n’allez pas les prendre au sérieux. Dis bêtises! des bêtises! s’écria-t-elle avec emportement.

— Au moins, ne le lui dites pas, car cela lui ferait mal.

— Voilà une parole sage. Faut-il comprendre que vous- même, par pitié, n’avez pas voulu la contredire?

— Non pas, du tout, c’est très-sérieux ; j’étais très-sérieux en lui parlant, répliqua avec fermeté Alioscha.

— Sérieux? C’est impossible. D’abord, je vous refuserai la porte et je m’en irai! et je l’emmènerai! sachez-le 1

■— Pourquoi? dit Alioscha. C’est encore si loin! Dix-huit mois peut-être à attendre.

— C’est vrai, Alexey Fédorovitch, en dix-huit mois vous pouvez mille fois vous quereller et vous brouiller. Mais je suis si malheureuse! Soit, ce sont des bêtises, mais cela m’inquiète. Je suis comme Famoissa dans la deuxième scène, et vous êtes Tchatski; elle, c’est Sofia ’. Je suis restée pour vous rencontrer. Dans la comédie aussi, toutes ces choses pathétiques se passent dans l’escalier. J’ai tout entendu, je me contenais à peine. Voilà donc l’explica- tion des crises nerveuses de cette nuit ! L’amour pour la

■ Personnages d’une comédie de Griboïedov : le Malheur d’avoir trop d’esprit. fille, la mort pour la mère ! Qu’est-ce que cette lettre ? Montrez-la-moi tout de suite, tout de suite !

— Non, c’est inutile. Dites-moi comment va Katlierina Ivanovna ? Je désire beaucoup le savoir.

— Toujours le délire ! Elle n’est pas revenue à elle ; ses (antes ne font que jeter des haï et des ho ! Herzenschtube est venu et s’est tant épouvanté que je ne savais que faire. J’étais au moment d’envoyer chercher le médecin pour lui. On l’a emmené dans une voiture… Et pour m’achever, vous voilà, vous, avec cette lettre ! C’est vrai, nous avons encore dix-huit mois à attendre ; mais au nom de votre starets qui se meurt, montrez-moi cette lettre à moi, à la mère ! Tenez-la, si ^ous voulez, je la lirai de loin.

— Non, madame, même si elle-même le permettait. Je viendrai demain, et nous causerons, si vous voulez. Mais maintenant, adieu.

Et Alioscha se précipita dans l’escalier.

II

Il se hâtait. Une pensée lui était venue au moment où il faisait ses adieux à Liza : trouver son frère Dmitri qui semblait se cacher de lui.

Il aurait voulu se rendre au monastère, revoir encore l’illustre mourant ; mais le besoin d’être rassuré sur le sort de Dmitri l’emporta. Il avait le pressentiment, à chaque minute plus certain, d’il ne savait quelle imminente catastrophe. — Que mon bienfaiteur meure. sans moi! Du moins, je n’aurai pas à me reprocher toute ma vie d’avoir négligé de sauver une âme quand je pouvais le faire ! D’ailleurs, n’est-ce pas encore lui obéir?

Pour surprendre son frère, sans lui laisser les moyens de se dérober, il se proposait d’escalader, comme la veille, la haie, de s’introduire dans le jardin et d’attendre dans le belvédère.

« Et s’il n’est pas là, sans rien dire au maître du jardin je resterai sur ce belvédère jusqu’à la nuit. S’il épie encore l’arrivée de Grouschegnka chez Fédor Pavlovitch, Dmitri ne peut manquer de venir dans le belvédère. »

Tout se passa comme il ra\ait prévu. Il s’introduisit dans le belvédère : personne! Il prit la place qu’il avait occupée la veille et attendit.

La journée était belle, le belvédère lui parut toutefois plus triste que la veille. La table verte portait encore la tache ronde du petit verre de cognac. Des pensées indif- férentes, comme macliinalos, obsédaient Alioscha : pour- quoi s’était-il assis précisément à sa place de la veille? pourquoi pas ailleurs?... et la tristesse l’envahissait.

Il attendait depuis un quart d’heure à peine, quand tout à coup des accords de guitare résonnèrent non loin de lui. Qui pouvait jouer de la guitare dans un jardin?... et la guitare accompagnait une voix d’homme, une voix aiguës aigrelette.

Par une force invincible
Je suis cloué auprès de ma bien-aimée.
Que Dieu ga-a-rde
Elle et moi !
Elle et moi !
Elle et moi !

La voix s’arrêta; tenorino de laquais et refrain de la- quais... Une autre voix, — une voix de femme, — timi- dement et tendrement :

— Pourquoi ne venez-vous pas plus souvent nous voir, Pavel Fédorovitch? Pourquoi nous méprisez-vous?

— Pour rien, répondit la voix d’homme avec une cer- taine alîabilité, mais non sans hauteur.

Évidemment l’homme dominait et la femme cherchait à Vamadouer.

— C’est Smerdiakov, pensa Alioscha. La femme doit être la fille du propriétaire de la maison : elle vient en robe à traîne chercher de la soupe chez Marfa Ignatievna.

— J’adore la poésie, quand on la dit bien, reprit la voix de femme. Continuez, je a ous prie.

La voix d’homme reprit :

La couronne du Tzar... Que ma clarie se porte bien. Que Dieu ga-a-rde

Elle et moi !

Elle et moi!

Elle et moi!

— Lautre jour, c’était bien mieux : vous aviez dit après la couronne : Que ma petite chérie se porte bien; c’était plus tendre.

— La poésie, sottise 1 coupa net Smerdiakov.

— Oh! non! j’aime beaucoup les vers.

— Les vers ? sottise, pure sottise ! Jugez vous-même : parle-t-on jamais en rimes? Si nous parlions tous avec des rimes, même si c’était prescrit par les autorités, pourrions- nous parler longtemps? Les vers, ce n’est pas sérieux, Maria Kondratievana. — Comme vous êtes intelligent! Où avez- vous appris tout cela?reprit, de plus en plus tendre, la voix de femme.

— J’en saurais plus encore sans le malheur qui me poursuit depuis mon enfance Sans ce misérable sort qui est le mien, je pourrais tuer en duel quiconque m’insulte- rait ! Mais voilà ! je suis né d’une puante • , et je n’ai point de père. Me l’a-t-on assez jeté à la figure, à Moscou! Car Gri- gory l’a dit à tout le monde. Au marché, ici, on raconte, — et votre mère elle-même, avec son indélicatesse, l’a répété sur tous les tons, — que ma mère avait les che- veux coagulés par la boue , qu’elle n’avait que deux ar- chines * de haut... et je hais tout le monde. Maria Kon- dratievna; je hais toute la Russie!

— Baste ! Si vous étiez un jeune sous - officier miU- taire, ou un petit hussard, vous ne parleriez pas ainsi; vous tireriez votre sabre et vous iriez défendre la Russie.

— Non-seulement je ne veux pas être un t hussard mi- litaire », Maria Kondratievna, mais encore je désire la suppression de tous les soldats.

— Et si l’ennemi vient, qui nous défendra ?

— A quoi bon? Jadis, en 1812, lors de la grande invasion de l’empereur Napoléon des Français, le premier, le père de celui d’aujourd’hui *, si nous avions été conquis , c’eût été très-bien : une nation très-intelligente aurait annexé les possessions d’une nation très-bête, et tout aurait changé.

— Avec ça qu’ils sont meilleurs que nous ! Je ne don-


’ Sens (lu mot Smerdiactchaïa.

  • L’archine vaut Om,711.
  • Il ne faut pas oublier que l’action se passe vers 1807, et que,

d’ailleurs, le laquais Smerdiakov arrange l’histoire à sa façon. nerais pas un de nos gentlemen pour trois dandies anglais, dit doucement Maria Kondratievna, en accompagnant (probablement) ses paroles du plus langoureux regard.

— Chacun son goût.

— Vous êtes comme un étranger parmi nous , le plus noble des étrangers! Je vous dis cela simplement, sans recherche...

— Quant à la débauche, ceux de là-bas et les nôtres, c’est tout un. Tous des gredins ! il y a pourtant cette différence, que là-bas la débauche a des bottes vernies, et qu’ici elle va pieds nus et s’en trouve d’ailleurs très-bien. Le peuple russe mérite le fouet, comme le disait si bien Fédor Pavlovitch, quoiqu’il soit fou, et que ses enfants aussi soient fous.

— Mais ne disiez- vous pas que vous estimiez Ivan Fédorovitch ?

— Oui. et il m’a traité de laquais puant! Il me prend pour un révolté, il se trompe. Si j’avais en poche une certaine somme , il y a longtemps que j’aurais déguerpi. Dmitri Fédorovitch, pour la conduite, pour l’intelligence , est le pire des laquais, un sans-le-sou, incapable de quoi que ce soit; et pourtant tous l’honorent! Moi, soit, je ne suis qu’un gâte-sauce; mais, avec de la chance, j’aurais pu fonder à Moscou un café- restaurant, car je suis un artiste en cuisine, et personne à Moscou, — sauf les étrangers, — ne me vaut. Dmitri Fédorovitch est un va-nu- pieds, mais qu’il provoque en duel un fils de comte, et le fils de comte s’alignera avec le va-nu-pieds : pourtant, en quoi vaut-il mieux que moi? Est-ce parce que j’ai plus d’esprit que lui? Et que d’argent il a jeté par les fenêtres! — Je crois que le duel est une très-belle chose, observa Maria Kondratievna.

— Pourquoi ?

— Ça fait peur... Quel courage! Surtout de jolis petits officiers avec des pistolets qui font feu... Quel tableau ! Ah! s’il était permis aux demoiselles de voir cela ! J’aimerais tant...

— Oui, c’est encore bien quand on tire; mais quand on est tiré... la sensation est sans agrément. Vous prendriez la fuite. Maria Kondratievna.

— Et vous? vous sauveriez-vous donc? Smerdiakov ne daigna pas répondre. Après un court

silence, un accord vibra de nouveau, et la voix aigrelette chanta un dernier couplet :

Malgré tous mes efforts,
Je tacherai de m’éloigner,
Pour joui-i-ir de la vie
Et vivre dans la capitale !
Et je ne me lamenterai pas,
Je ne me lamenterai pas du tout,
Et je n’ai pas du tout l’intention
De me lamenter !

Ici arriva un accident imprévu : Alioscha éternua. Un silence se fit sur le banc où le couple était assis. Alioscha se leva et vint aux deux amoureux. C’était en effet Smerdiakov , habillé on gentleman , pommadé . je crois même frisé, chaussé de bottines vernies. La guitare était posée près de lui sur le banc. La dame portait une robe bleu clair avec une traîne de deux archines. une jeune fille pas laide, bien qu’elle eût le visage trop rond et semé de taches de rousseur. — Mon frère Dmitri va-t-il bientôt venir ? dit Alioscha du ton le plus simple possible.

Smerdiakov se leva lentement ; Maria Kondratievna l’imita.

— Comment puis-je le savoir? Suis-je son gardien ? répondit Smerdiakov d’une voix posée, nonchalante, — une nuance de mépris dans la voix.

— Je pensais que vous le saviez peut-être.

— Je ne sais rien sur son compte et ne veux rien savoir.

— Mon frère m’a pourtant dit que vou s le renseigniez sur tout ce qui se passe chez mon père et que vous lui avez promis de l’avertir quand Agrafeana Âlexandrovna viendra.

Un éclair brilla dans les yeux de Smerdiakov.

— Et comment avez- vous pénétré ici? Il y a une heure que la porte est fermée au verrou, demanda-t-il en regardant fixement Alioscha.

— Eh bien, j’ai escaladé la haie. J’espère que vous m’excusez, dit Alioscha à Maria Kondratievna ; j’avais besoin de voir mon frère le plus tôt possible.

— Oh ! comment donc ! murmura Maria Kondratievna très-flattée. D’ailleurs, Dmitri Fédorovitch entre aussi très-souvent de même.

— Je le cherche, je désire le voir. Sauriez-vous où il est maintenant ?

— Il ne dit pas où il va.

— Je suis ici en visite, reprit Smerdiakov, et même ici l’on ne peut me laisser tranquille ! Encore des questions sur Dmitri Fédorovitch! Toujours : Qu’est-ce qui se passe ? qui vient? qui s’en va? Lui-même m’a menacé deux lois de me tuer.

— Comment ? demanda Alioscha.

— Eh ! pour Dmitri Fédorovitch , serait-ce une chose étonnante avec son caractère? Vous avez pu vous-mèniL l’apprécier hier. « Si, me dit-il, tu laisses passer Agrafeana Alexandrovna sans me prévenir, et si elle passe la nuit chez mon père, je te tue. » Je le crains beaucoup, et, sans cette crainte, je serais peut-être allé le dénoncer aux autorités.

— Hier , il lui a dit : « Je te pilerai dans un mortier ! » reprit Maria Kondratievna.

— Ce n’est peut-être qu’une plaisanterie. Si je pouvais le voir, je lui parlerais aussi à ce propos...

— Voici tout ce que je puis \ous dire, déclara brusque- ment Smerdiakov. Je viens ici souvent en voisin. — Et pourquoi non ? D’autre part, Ivan Fédorovitch m’a envoyé ce matin de bonne heure chez Dmitri Fédorovitch pour le prier de venir aujourd’hui dîner avec lui au cabaret de la place. Je suis venu, mais Je n’ai pas trouvé Dmitri Fédorovitch chez lui. Il était déjà huit heures, t H est venu, mais il est reparti. » Ce sont les propres termes du propriétaire. On dirait d’une conspiration! Peut-être sont-ils maintenant tous deux au restaurant, car Ivan Fédorovitch n’a pas dîné à la maison. Je vous prie respectueusement de ne pas leur parler de moi et de ce que je viens de vous dire, car il serait fort capable de me tuer.

— Ivan a donné rendez- vous à Dmitri au restaurant ? demanda Alioscha.

— Oui.

— Au restaurant de la Capitale, sur la place ?

— Précisément.

— C’est bien possible, réfléchit Alioscha, Merci, Smerdiakov. J’y vais tout de suite.

— Ne me trahissez pas !

— Non, non ; j’entrerai comme par hasard, soyez tranquille.

— Mais où allez-vous ? Je vais vous ouvrir la porte, criait Maria Kondratievna.

— Non, c’est plus court par le parc.

Cette nouvelle avait émotionné Alioscha. Il courut au traktir. Pourtant les convenances ne lui permettaient ni d’entrer avec son costume, ni d’appeler ses frères dans l’escalier. Mais à peine s’approchait-il du traktir qu’une fenêtre s’ouvrit et Ivan cria :

— Alioscha, viens ! tu m’obligeras beaucoup.

— Oui, mais avec cette robe ?

— Je suis dans un cabinet particulier. Monte sur le perron, je vais à ta rencontre.

Un instant après, Alioscha était assis à côté de son frère ; Ivan dînait tout seul.

III

Ivan n’était séparé des autres clients que par un paravent. On entendait le brouhaha, ordinaire dans les traktirs, des appels, des bouteilles qui se débouchaient, des billes de billard. Un orgue jouait dans un coin. Alioscha savait qu’Ivan n’allait presque jamais dans les traktirs; il en conclut que le rendez-vous avec Dmitri était réel. Pourtant Dmitri ne se trouvait pas là.

— Je vais demander pour toi de la oukha, ou quelque autre chose... Tu ne vis pas de thé, je suppose?

— Soit, et du thé aussi, dit joyeusement Alioscha; j’ai faim.

— Et des confitures de cerises? Tu te rappelles, chez PolienoY, comme tu les aimais?

— Ah! tu t’en souviens 1 Oui, je les aime encore. Ivan sonna et commanda de la oukha, du thé et des

confitures.

— Je me rappelle tout, Alioscha. Tu avais onze ans, j’en avais quinze. Quatre ans, à cet âge-là, font une telle

différence qu’ils ne permettent pas la camaraderie

Je ne sais même pas si je t’aimais. Quand je suis allé à Moscou, dans les premiers temps, je ne pensais pas à toi; puis tu es venu toi-même à Moscou, et nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois. Voici quatre mois que je suis ici, et nous n’avons guère causé. Je pars demain , et je songeais tout à l’heure que j’aimerais te voir pour ti’ faire mes adieux. Tu viens à propos 1

— Tu désirais beaucoup me voir ?

— Beaucoup. Je veux te connaître et me faire connaître de toi. Nous nous séparerons là-dessus. A mon sens, mieux vaut faire connaissance au moment de se quitter. J’ai bien vu que tu m’examinais jusqu’ici. Tes yeux trahissaient une attente perpétuelle. Je n’aime pas cela, et c’est ce qui m’éloignait de toi. Mais j’ai appris à t’estimer. t II a de la volonté, ce petit homme » , pensais-je . Je ris, mais je parle sérieusement. N’est-ce pas que tu es volontaire? J’aime cela. Quel que soit leur objet, et même à ton âge, j’aime les volontaires. Tu me semblés avoir de l’aflection pour moi, je ne sais pourquoi.

— Oui, je t’aime, Ivan. Dmitri dit : Ivan est un tombeau. Moi, je dis : Ivan est une énigme. Tu es, maintenant encore, une énigme pour moi. Pourtant je commence à lire en toi, depuis ce matin seulement.

— Quoi donc? demanda Ivan en riant.

— Au moins, ne te fâche pas, dit Alioscha en riant aussi.

— Va donc !

— Eh bien , je viens de m’apercevoir que tu es un tout jeune, un tout frais jeune homme comme les autres jeunes hommes de vingt-trois ans. — Ne suis-je pas allé trop loin ?

— Au contraire! je suis même étonné d’une coïncidence, dit Ivan avec élan. Croiras-tu que depuis notre rencontre chez elle je n’ai fait que songer à cette extrême jeunesse, à mes vingt-trois ans? Et voilà que tu commences en me parlant de cela! Tout seul ici, je songeais : Si je n’avais plus foi en la vie, si j’étais désespéré par la trahison d’une femme aimée; si j’étais convaincu que tout n’est que désordre , que nous sommes dans un chaos in- fernal, quand toute l’horreur des désillusions humaines m’investirait, je ne me tuerais pas, je voudrais vivre quand même! J’ai mis mes lèvres à la coupe enchantée, et je ne la laisserai pas avant d’en avoir vu le fond. Du reste, vers trente ans, il est possible que je la rejette sans l’avoir vidée , et j’irai je ne sais où. Mais jusqu’à trente ans, j’en suis sur, ma jeunesse triomphera de tout, de toute désillusion, de tout dégoût de vivre. Je me suis plus d’une fois demandé s’il y a au monde une douleur capable de vaincre en moi cette soif infinie, cette soif de vivre, indécente peut-être, et je pense qu’il n’y a pas, pour moi, une telle douleur, du moins que je ne la connaîtrai pas avant trente ans. Cette soif de la vie , les moralistes, sur- tout en vers, des gens tuberculeux et afdigés d’un éternel coryza, la déclarent vile. Il est vrai que cette soif est la caractéristique des Karamazov : vivre , coûte que coûte I Elle est en toi aussi. Mais qu’a-t-elle de vil? H y a encore beaucoup de force centripète dans notre globe, Alioscha. Vivre! on veut vivre! Je veux vivre en dépit de toute logique ! Qu’importe que je croie ou non à l’ordre de chose> établi? J’aime les fleurs du printemps naissant, j’aime le ciel bleu, j’aime certaines gens, je ne sais pas toujours pourquoi. — J’aime certains actes héroïques, dont peut-être j’ai perdu l’enthousiasme, mais je les aime par habitude... Voilà la oukha, mange. On la fait bien ici... Je vais en Europe. Oh ! je sais bien que je vais visiter un cime- ■ tière; mais c’est le plus précieux des cimetières! H ren- ferme les restes de précieux morts! Chaque pierre raconte l’histoire d’une vie ardente, atteste la foi profonde d’un héros en son bon droit, en ses luttes, en sa science. Oh ! je je veux les baiser, ces pierres, et pleurer sur elles 1 Convaincu, d’ailleurs, à l’avance, que tout cela n’est (lu’uii cimetière, rien de plus. Et je ne pleurerai pas de désespoir, mais de bonheur! J’aime les fleurs du printemps et le ciel bleu! Il n’y a pas de logique ici; c’est le cœur qui aime, et c’est le ventre. C’est sa propre jeunesse qu’on aime... Comprends -tu quelque chose à mon galimatias, Alioscha ?

— Je le comprends trop, Ivan. On voudrait aimer par le cœur et par le ventre, tu as bien dit; et je suis ravi de voir en toi cette soif de vivre ! s’écria Alioscha. Je pense qu’il faut aimer la vie avant toute chose.

— Aimer la vie plutôt que le sens de la Aie?

— Absolument. Aimer avant de réfléchir, sans logique, comme tu dis, et, quant au sens, ne s’en occuper qu’ensuite. Il y a longtemps que je me suis dit cela. Mais tu as aimé la vie : il faut maintenant tâcher de la comprendre, c’est le salut.

— Voilà déjà que tu songes à mon salut ! Suis-je donc en train de me perdre? Et en quoi consiste ceci : la comprendre ?

— Ressuscite tes morts! Peut-être , d’ailleurs , sont-ils encore vivants. Donne- moi du thé. Je suis content de causer avec toi, Ivan.

— Oui, je vois que tu es surexcité. J’aime ces pro- fessions de foi de la part d’un novice. Oui , tu es un volontaire. Est-il vrai que tu veuilles quitter le mona- stère ?

— Oui, mon starets m’envoie dans le monde.

— Nous nous reverrons alors avant mes trente ans, quand je commencerai à quitter les bords de la coupe. Notre père , lui , ne veut pas la laisser avant soixante-dix ans, quatre-vingts même. Il l’a dit très-sérieusement, tout bouffon qu’il soit. Il tient ferme à sa sensualité... Il est vrai qu’après trente ans, je saurai peut-être qu’il n’y a rien au monde que cela. Mais il est vil de s’y cramponner jusqu’à soixante-dix ans ! Mieux vaut s’arrêter à trente. On peut conserver une apparence de noblesse en se trompant soi-même... Tu n’as pas vu Dmitri ?

— Non ; mais j’ai vu Smerdiakov.

Et Alioscha raconta à son frère la rencontre avec Smerdiakov.

Ivan devint aussitôt soucieux.

— Il m’a prié de ne pas dire que je l’avais vu à Dmitri, ajouta Alioscha.

Ivan fronça les sourcils.

— C’est à cause de Smerdiakov que tu deviens morne ?

— Oui. Au diable Dmitri ! Je voulais, en effet, le voir ; mais, maintenant, c’est trop tard.

— Et tu pars sitôt, frère ?

— Oui.

— Et Dmitri ? Comment tout cela finira-t-il ? Cela ne finira pas...

— Et en quoi cela me concerne-t-il ? Me l’a-t-on donné à garder, Dmitri ? dit avec irritation Ivan.

Presque aussitôt il sourit amèrement.

— C’est la réponse de Caïn à Dieu. Tu y pensais, hé ! Mais, que diable ! je ne peux pas rester ici pour le surveiller ! Mes affaires sont faites, je m’en vais. Tu croyais, comme les autres , que j’étais jaloux de lui , que je voulais lui prendre sa fiancée? Eh ! non, j’avais mes affaires. Elles sont faites, te dis-je ; je m’en vais. Tu as bien vu toi-même, hein !

— Chez Katherina Ivanovna ?

— Sans doute. J’ai tout fini d’un coup. Cela ne regarde pas Dmitri, il n’y est pour rien. J’avais mes propres affaires avec Katherina Ivanovna... Tu sais toi-même que Dmitri s’est conduit comme s’il était d’accord avec moi. Je ne lui ai rien demandé; c’est lui-même qui me l’a solennellement « transmise ». Il y a de quoi rire! Alioscha, si tu savais comme je me sens léger, à présent ! Ici . en dînant, je voulais demander du Champagne pour fêter ma première heure de liberté. Pouah ! Six mois d’esclavage ! J’en suis quitte 1 Hier encore, je n’aurais pu croire qu’il m’en coûterait si peu.

— C’est de ton amour que tu parles, Ivan ?

— Si tu veux , oui , je me suis amouraché d’une pensionnaire, et nous nous sommes mutuellement fait souffrir ; mais c’est fini.Tu te rappelles mon pathos ? En sortant, j’ai éclaté de rire: crois-tu cela ? C’est comme je te le dis.

— Tu en parles maintenant encore avec gaieté, remarqua Alioscha en examinant attentivement le visage de son frère.

— Mais comment aurais-je pu savoir que je ne l’aimais pas du tout ? C’est la vérité, pourtant. Mais qu’elle me plaisait ! qu’elle me plaît encore! et je pars sans peine !... Tu penses peut-être que je fais le fanfaron ?

— Non, peut-être n’était-ce pas un amour.

— Ahoscha, dit Ivan en riant, ne raisonne pas sur l’amour, cela ne te convient pas. Et toi , hier, comme tu partais en guerre! Ha! ha ! J’ai oublié de t’embrasser pour cela! t Elle ne savait pas que je l'aime! C’est moi qu’elle aime, et non pas Dmitri ! > Ha ! ha ! ha ! Tout ce que je lui ai dit était pure vérité. Seulement, il lui faudra peut-être quinze ou vingt ans pour parvenir à comprendre qu’elle n’aime pas Dmitri, et que c’est moi qu’elle aime, moi qu’elle fait tant souffrir. Peut-être même ne le comprendra-t-elle jamais, malgré la leçon d’aujourd’hui. Cela vaut mieux !... Et moi, je pars pour toujours... A propos, comment va-t-elle? Qu’est-il arrivé après mon départ?

Alioscha lui raconta la crise de Katherina Ivanovna , et dit qu’elle avait encore le délire.

— Est-ce qu’elle ne ment pas, cette Khokhlakov ?

— Je ne crois pas.

— Il faut prendre de ses nouvelles. Du reste, jamais personne n’est mort d’une crise de nerfs. Et puis, ce n’est pas un mal, au contraire. C’est par bonté (jue Dieu a donné aux femmes les crises de nerfs. Je n’irai pas chez elle.

— Tu lui as dit qu’elle ne t’a jamais aimé.

— Exprès. Alioscha, je vais demander du Champagne. Buvons à ma liberté ! Non , si tu savais comme je suis content!

— Non, frère, ne buvons pas D’ailleurs, je me sens triste.

— Oui, tu es triste, il y a longtemps que je l’ai remarqué.

— Alors, tu pars décidément demain matin.

— Demain, mais je n’ai pas dit le matin. Il se peut, du reste, que je parte dès le matin. Aujourd’hui, j’ai dîné ici exprès pour échapper au vieux, tant il me dégoûte. Pourquoi t’inquiètes-tu tant au sujet de mon départ? Nous avons encore du temps, toute une éternité.

— Quoi! puisque tu pars demain!

— Qu’est-ce que ça fait? Nous avons toujours le temps de nous dire ce que nous avons à nous dire, ce qui nous concerne. Pourquoi me regardes -tu avec étonnement? Réponds, pourquoi nous sommes - nous rencontrés ici? Pour parler de Katherina Ivanovna, du vieillard , de Dmitri, de l’étranger, de la situation fatale de la Russie, de l’empereur Napoléon... N’est-ce pas pour tout cela?

— Non.

-^ Alors... tu sais donc toi-même pourquoi? Ah! notre afTaire, à nous, c’est d’abord de résoudre les éternelles questions, les questions finales ; voilà notre souci. Toute la jeune Russie ne parle que de cela en ce moment , pendant que les vieux s’occupent de questions pratiques. Pourquoi me regardais-tu avec tant d’anviété pendant ces trois mois ? Tu voulais me demander si je crois , si je ne crois pas: voilà ce que me demandaient tous tes regards, Alexey Fédorovitch , n’est-ce pas ?

— Soit, dit en souriant Alioscha : mais tu te moques de moi en ce moment, frère.

— Moi ? Je ne voudrais pour rien au monde chagriner mon bon petit frère, qui pendant trois grands mois m’a regardé avec tant d’anxiété. Alioscha, sauf que tu es un novice, nous sommes deux gamins tout pareils l’un à l’autre! Comment font la plupart, ou du moins un bon nombre de gamins russes? Us vont dans un traktir puant comme celui-ci et choisissent un coin. Ils ne s’étaient jamais vus jus(iue-là; pourtant ils se souviendront l’un de l’autre quarante ans plus tard . — Eh bien, quelle conversation ont-ils dû avoir dans le traktir ? Ils ont parlé d’idées générales : si Dieu existe, si l’àme est immortelle, et (ceux qui ne croient pas en Dieu; de socialisme, d’anarchie , du renouvellement de l’ordre établi ; ce qui est la même question, vue autrement. Et combien de gamins russes passent le temps à agiter ces graves questions ! n’est-ce pas vrai ?

— Oui, pour les véritables Russes, ces questions, certes, sont les plus palpitantes, dit Alioscha avec un sourire doux et pénétrant, et cela est bien.

— Mais, Alioscha, être Russe, ce n’est pas toujours être un homme intelligent. Il n’y a rien de plus sot que cet éternel entretien. Il y a pourtant un certain gamin russe que j’aime beaucoup… Allons, dis toi-même par où il faut commencer. Dieu est-il ?

— Comme tu voudras; commence, si tu veux, « par l’autre bout ». Tu as déjà proclamé hier que Dieu n’existe pas.

— Je voulais te mettre en colère. Comme tes yeux ont étincelé alors ! Mais, aujourd’hui , je a eux te parler très-sérieusement. Je veux me lier avec toi, Ahoscha , car je n’ai pas d’ami, et je voudrais en avoir. Imagine-toi donc que peut-être j’admets Dieu , dit Ivan en riant : n’est-ce pas inattendu, hein ?

— Certes ; mais ne plaisantes-tu pas ?

— C’est hier, chez le starets, qu’on aurait pu me reprocher de plaisanter. Vois-tu , mon cher , il y avait au dix-huitième siècle un vieux pécheur qui a dit : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Et en effet, c’est l’homme qui a inventé Dieu. Cela n’a rien d’étonnant. Ce qui est étonnant , c’est que cette idée de la nécessité de Dieu ait pu entrer dans l’esprit d’un animal féroce et méchant comme l’homme. Car c’est une grande idée, celle-là, grande, touchante, sage et glorieuse. Quant à moi, je suis résolu depuis longtemps à ne plus chercher si c’est Dieu qui a créé l’homme ou l’homme, Dieu. Je ne veux pas parler des axiomes que les gamins russes ont déduits des hypothèses européennes. Car ce qui est hypothèse là-bas devient axiome chez nous , non-seulement chez les gamins, mais aussi chez les professeurs. Laissons donc cela : je veux t’exphquer le plus vite possible l’essence de mon être, quel homme je suis. Voilà pourquoi je dois te déclarer tout d’abord que j’admets Dieu. Mais note bien que si Dieu existe, s’il a créé la terre, il l’a faite certainement suivant les principes d’Euclide, et il n’a mis dans l’esprit de l’homme que la notion des trois dimensions de l’espace. Pourtant il s’est trouvé, et il se trouve encore des géomètres et des philosophes qui mettent en doute que le monde solaire et même tout l’univers ait été fait suivant les lois d’Euclide. Ils osent même supposer que deux lignes parallèles qui, suivant les lois d’Euclide, ne peuvent jamais se rencontrer sur la terre, se rencontrent peut-être quelque part dans l’infini. Je suis décidé, puisque je ne puis comprendre cela, à ne pas m’interroger sur Dieu : car Dieu, lui, comment l’imaginer ? J’avoue modestement que je ne suis pas capable de résoudre cette question. J’ai foncièrement l’esprit d’Euclide : terrestre. Pourquoi chercher ce qui n’est pas dans ce monde ? Et à toi aussi , je conseille, mon ami Alioscha , de ne jamais te poser cette question : Dieu est-il ? Vaine question pour un esprit qui porte en soi la conception des trois dimensions !... Donc j’admets Dieu, non-seulement volontiers, mais en lui accordant la sagesse, le but mystérieux, l’ordre, le sens de la vie ; je crois à l’har monie éternelle où nous nous fondrons un jour ; je crois à la Parole où tend l’univers, et qui est elle-même Dieu... Suis-je dans la bonne voie, hé? Imagine-toi donc que cet univers de Dieu, dans ses résultats définitifs, je ne l’ad- mets pourtant pas. Je sais qu’il existe , et je ne l’admets pourtant pas. Ce n’est pas Dieu que je n’admets pas, comprends-moi bien , mais le monde qu’il a créé : je ne puis me résoudre à l’admettre. Je suis convaincu comme un enfant que les souffrances disparaîtront ; que la comédie navrante des contradictions humaines disparaîtra comme un piteux mirage, comme l’invention vile d’un vil esprit, petit, atomique, l’esprit d’Euclide; qu’à la fin du monde, au moment où se révélera l’harmonie éternelle , quelque chose de si beau, de si précieux se produira que tous les cœurs en seront épanouis , toutes les indignations cal- mées, tous les crimes rachetés; que cela suffira pour faire pardonner et même justifier tout ce qui est arrivé sur la terre. — Soit! soit! Tout cela se produira, et pourtant je ne l’admets pas , je ne veux pas l’admettre. Que les lignes parallèles se rencontrent et que je les voie de mes yeux se rencontrer, (jue je les voie et (jue je sois forcé de dire : Elles se sont rencontrées ! Pourtant je ne veux pas l’admettre. Voilà ma thèse , Alioscha ; je te parle sérieusement. J’ai commencé exprès notre entretien par des niaiseries, mais je l’ai mené à ma confession : c’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ? La question de Dieu ne t’intéressait pas ; tu voulais seulement savoir de quels ail* ments spirituels vivait ton frère aimé. Eh bien, j’ai dit.

Ivan termina sa longue tirade avec une extraordinaire expression pathétique.

— Et pourquoi as-tu commencé si sottement ? demanda Alioscha en le regardant d’un air absorbé.

— D’abord, pour être Russe : les conversations russes sur ce thème doivent commencer bêtement. Et puis, plus c’est bête, plus nous sommes près de notre but, car plus c’est bête, plus c’est clair. La bêtise est concise et ne ruse pas ; l’esprit se tortille et se cache. L’esprit est un coquin : il y a de l’honnêteté dans la bêtise. Ma profession de foi t’explique le fond de désespoir que j’ai dans l’àme.

— Me diras-tu pourquoi tu n’admets pas l’univers ?

— Certes, ce n’est pas un secret. J’y venais, je n’ai même commencé que pour en venir là. Va, mon petit frère, ce n’est pas toi que je voudrais débaucher, ce ne sont pas tes croyances que je voudrais ébranler. Je voudrais, au contraire, me guérir à ton contact, dit Ivan avec le sourire d’un tout petit enfant.

IV

— Je te dois un aveu. Je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon avis, le prochain qu’on ne peut aimer ; les êtres éloignés, le lointain, soit ! Mais le prochain ! J’ai lu quelque part, à propos d’un saint, « Ioann le Miséricordieux » (un saint, te dis-je), qu’un jour vint chez lui un meurt-de-faim qui lui demanda de le laisser se réchauffer : le saint se coucha avec lui dans le lit, le prit dans ses bras, et se mit à souffler son haleine dans la bouche puante du malheureux que rongeait une horrible maladie. Je suis convaincu que loann fit cela avec effort, par un effort factice , comme une obligation qu’il s’imposait lui- même. On ne peut aimer qu’un homme caché, invisible : sitôt qu’il montre son visage, l’amour disparaît.

— Le starets Zossima nous a souvent dit cela , observa Alioscha. Il disait aussi que le visage de l’homme éteint souvent l’amour dans les cœurs expérimentés. Il y a pourtant de l’amour dans l’humanité , un amour presque égal à celui du Christ, Ivan, j’en sais quelque chose...

— Eh bien, moi, je ne le comprends pas encore, et je ne peux pas le comprendre. Nous sommes beaucoup ainsi; la question est de savoir si ce sont les mauvais sentiments acquis, ajoutés, qui écartent l’amour, ou si cela est dans la nature humaine. A mon avis , l’amour du Christ pour les hommes est une sorte de merveille impossible sur la terre. Il est vrai qu’il était Dieu; mais nous ne sommes pas des dieux! Supposons, par exemple, que je puis souffrir profondément; un autre ne peut savoir à quel degré de souffrance je puis parvenir, puisqu’il est un autre que moi ! Et puis, il est rare qu’entre prochains on consente à croire à la souffrance l’un de l’autre : comme si la souffrance était une dignité! Pourquoi ne pas y consentir, pourtant? qu’en dis-tu? Peut-être parce que je suis mauvais ou que j’ai le visage d’un sot, ou que j’aurai marché un jour sur le pied de ce prochain-là! D’ailleurs, il y a souffrance et souffrance. La souffrance qui m’humilie, la faim, par exemple, mon bienfaiteur consentira à l’admettre en moi. Mais dès que ma souffrance s’élève, una souffrance spirituelle, par exemple, il est bien rare qu’on me l’accorde I Mon prochain ne voudra pas convenir que mon visage soit celui que doit, selon lui, avoir un homme qui souffre pour une idée ; il cesse d’avoir pitié de moi , cela sans méchanceté. Le mendiant, surtout le mendiant en habit noir , ne devrait jamais se laisser voir ; il ne de- vrait mendier que par la voie de la presse. En esprit, en- core, on peut aimer le prochain, de loin : de près, jamais. Si du moins tout se passait comme sur la scène, comme dans les ballets, où les pauvres ont des loques en soie, des dentelles déchirées, et mendient en dansant gracieusement, on pourrait les supporter, — les regarder, non pas les aimer. Mais assez là-dessus. Je voulais seulement te placer à mon point de vue. Je voulais te parler des souffrances de l’humanité en général. Mieux vaut nous restreindre aux souffrances des enfants seulement. D’abord, on peut aimer les enfants de près, même sales, même laids (il me semble, pourtant, que les enfants ne sont jamais laids), tandis que les êtres un peu mûrs deviennent aussitôt repoussants. Ils ont mangé le fruit du mal et du bien, et sont devenus t semblables à des dieux ». Ils continuent à le manger! Les petits enfants, au contraire, sont innocents. Aimes-tu les enfants, Alioscha? Je sais que tu les aimes, et tu comprends pourquoi je ne veux parler que d’eux. Ils souffrent beaucoup, eux aussi, certes ; c’est pour leurs pères qu’ils sont punis, leurs pères qui ont mangé le fruit ! Mais quel raisonnement d’un autre monde , incompréhensible à l’homme sur la terre ! Pourquoi l’innocent souffre-t-il ? Remarque bien que les hommes cruels, sensuels, voraces, les Karamazov, aiment pourtant les enfants, et souvent jusqu’à la folie. Les enfants, à sept ans, n’ont encore rien de l’homme. C’est comme une autre na- ture. J’ai connu un brigand : pendant sa carrière, il lui était arrivé de tuer des enfants; pourtant, en prison, il les ai- mait étrangement. Par sa fenêtre grillée , il ne regardait que les enfants qui s’amusaient dans la cour, il devint l’ami d’un petit gamin qui venait jouer sous sa fenêtre... Tu ne sais pas pourquoi je te dis tout cela ’?... J’ai mal à la tête, et je me sens triste.

— Tu as une physionomie singulière, remarqua Alioscha. On dirait que tu perds la tête...

— A propos ! ... Un Bulgare, naguère, me contait, à Moscou, continua Ivan comme s’il n’avait pas entendu son frère, — comment les Turcs, en Bulgarie, violent et égorgent les femmes et les enfants : ils clouent les oreilles des prisonniers à une clôture, les laissent ainsi jusqu’au matin, puis les pendent. On parle parfois de la cruauté de l’homme, et on la compare à celle des fauves : que c’est injuste pour ceux-ci ! les fauves n’ont pas la cruauté artistique des hommes. Imagine-toi un bébé encore à la mamelle, dans les bras de sa mère tremblante ; autour d’eux, les Turcs ! Une plaisante fantaisie leur vient : ils caressent l’enfant, rient pour le faire rire, y réussissent. A ce moment, un Turc braque sur lui un pistolet à bout portant. L’enfant rit joyeusement, tend ses petites mains u^r saisir le pistolet : tout à coup l'artiste presse la gachette et casse la tête de l’enfant. C’est esthétique, n’est-ce pas ? On dit que les Turcs aiment beaucoup les douceurs...

— Frère , pourquoi tout cela ?

— Je pense que l’homme a créé le diable à son image. — Comme Dieu, alors ?

— Tu sais très-bien placer ton mot, comme dit Polonius dans Hamlet ! Soit , cela me plaît. Mais il est beau , ton Dieu, si l’homme l’a fait à son image! Tu me demandais tout à l’heure pourquoi je disais tout cela? Vois-tu, je suis un dilettante ; je réunis certains détails, tout ce que je trouve dans les journaux et tout ce qu’on me raconte, et cela fait déjà une joHe collection. Eh bien, il n’y a pas mal de turqueries en Europe. Il y avait à Genève un certain Richard, un assassin. Il fut pris, jugé et condamné. C’était un enfant adultérin donné par ses parents à des bergers, et il avait été élevé à la façon des bêtes, sans rien apprendre. Il allait presque nu, se passait souvent de manger ; devenu un peu grand , il vola. Il finit par tuer un vieillard pour le dévaliser. Il fut donc condamné à mort. Ah! on n’est pas sentimental là-bas! Dans la prison, prêtres, congréganistes , dames bienfaisantes s’emparent de lui. On lui apprend à lire et à écrire, on lui explique l’Évangile, et, finalement, il avoue solennellement son crime. Alors il s’adresse au tribunal; il lui écrit qu’il est un monstre, que Dieu l’a illuminé. Tout Genève est en émoi; les bigots, les membres des sociétés charitables se précipitent dans sa prison. On l’embrasse, on l’étreint : Tu es notre frère ! la lumière t’a été révélée ! » Richard pleure. « Oui, la vérité est descendue en moi ! Ma jeunesse a été nourrie des glands des pourceaux. Mais je vais mourir dans le sein de Dieu. » Le dernier jour arrive. Richard, affaibli, recommence à pleurer, et dit : « Voici le plus beau jour de ma vie : je vais à Dieu ! — Oui , crient les prêtres, les juges et les dames charitables; c’est le plus beau jour de ta vie . car tu xas à Dieu ! » Tous se rendent à l’échafaud. « Meurs, frère, crie-t-on à Richard, meurs dans le sein de Dieu !» Et le frère Richard monte à l’écha- faud, on le met sous la guillotine et on lui coupe la tête, à ce bon frère que la sainteté a envahi. — Je trouve cela très- caractéristique. Les faits sont relatés dans une brochure française : une traduction russe en a été faite, on l’envoie partout gratis comme supplément de divers journaux. D’ailleurs, nous n’avons rien de mieux que cette his- toire-là. Nekrassov raconte en vers comment un moujik frappe de son fouet sur les yeux de son cheval, t sur ses doux yeux ». Nous avons tous vu cela, c’est très-russe. Le poëte décrit le petit cheval surchargé, empêtré dans la boue avec sa charrue qu’il n’en peut retirer. Le moujik , furieux, le frappe, sans comprendre ce qu’il fait, enivré de la souffrance qu’il inflige. «. Tu ne peux , tire pourtant! Meurs, mais tire! » La rosse se débat; il la fouette, il la fouette, la brute sans défense , il la fouette dans ses doux yeux où roulent des larmes. Enfin elle tire, elle tire, finit par dégager la charrue, et s’en va tremblante, n’osant plus souffler , ne marchant plus que grâce à la force acquise. Nekrassov nous a fait là une peinture terrible. Mais le cheval nous a été donné par Dieu pour exercer nos fouets. Les Tartares nous ont légué le knout à cette fin. Pourtant on peut fouetter aussi les hommes. Un monsieur distingua et une « dame » fouettent volontiers avec des verges leur petite fille de sept ans. Le petit père sourit : les verges ont des épines, cela se sent mieux. Il s’échauffe à chaque coup; c’est un plaisir pour lui. On fouette une minute durant, cinq minutes, dix minutes, de plus en plus volontiers. L’enfant crie ; puis il ne peut plus crier , il étouffe : c Papa ! papa ! petit papa ! » L’affaire va jusqu’au tribunal. On se procure un avocat. Il y a longtemps que les Russes appellent l'ablocat [1] conscience vénale. Et l’avocat défend son client : l’affaire est simple ! C’est une question d’intérieur : un père fouette sa fille ! Quelle honte que cela vienne devant un tribunal ! Le jury est convaincu, et rend une sentence de non-lieu. Le public accueille avec des larmes de joie l’acquittement du bourreau. Que n’étais-je là ! J’aurais proposé de créer une bourse en faveur de cet excellent homme!... Le joli tableau, hein? J’ai mieux encore, Alioscha. C’est une petite fille de cinq ans que ses père et mère ont prise en haine, t Une famille d’honorables fonctionnaires, instruits et bien éduqués. » C’est un goût assez commun dans l’humanité , celui de torturer les en- fants ; il va sans dire qu’avec les gens d’âge mûr, ces mêmes barbares, qui mettent les enfants à la question, sont doux, humains, affables. Au fait, c’est peut-être leur façon d’aimer l’enfance ! Les enfants sont sans défense : voilà, ce qui séduit la cruauté, c’est leur confiance angélique. Ils ne savent où aller, qui appeler, voilà ce qui irrite le sang des méchants. Certes, il y a une bête au fond de chaque homme; chez l’un, c’est un tigre ; chez l’autre, un porc, et tous deux jouissent aux cris d’une victime... Donc, ces excellents parents soumirent la fillette à d’horribles tortures : ils la battirent , fouettèrent , piétinèrent sans raison; tout son corps était bleu. Il y avait du raffinement dans leur atrocité : pendant les nuits de gel, ils enfermaient la petite dans le cabinet d’aisances, sous prétexte qu’elle ne demandait pas à temps, la nuit, qu’on la fît sortir. Us lui barbouillaient le visage d’excréments, et sa mère la forçait à les manger, sa mère, sa propre mère ! et cette mère dormait paisiblement aux cris de si fille ! Comprends-tu ? Vois-tu ce petit être qui ne sait pas encore penser, le vois-tu frapper de ses petits poings sa poitrine haletante et en pleurant des larmes de sang crier vers « le bon Dieu », lui demander secours? Comprends-tu, novice de ce bon Dieu, comprends-tu le but de tout cela ? On dit que tout cela est nécessaire pour établir dans l’esprit de l’homme la distinction du bien et du mal : mais à quoi bon cette diabolique distinction, si elle coûte si cher? Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants. Je ne parle pas des souffrances des adultes; mais ces petits enfants, cette petite fille 1 Je te fais souffrir, Alioscha? Je vois que tu es mal à l’aise. Préfères-tu que je me taise ?

— Non, je veux souffrir, murmura Alioscha.

— Encore un petit tableau par curiosité, il est si caractéristique! Je viens de lire cela dans une de nos Revues historiques, l’Arkiv ou la Siarina ’, je ne sais plus. C était au moment le plus dur de notre servitude, dans les commencements du peuple : — Vive le Tzar libérateur ’I Un général, de grandes relations , très-riche pomiestchik , de ces individus convaincus qu’ils ont droit de vie et de mort sur leurs subordonnés , vivait dans une de ses pro-

’ Rousski-Arkiv et Rouskaia-Starina : l'Archive russe et l'Antiquité russe.

  • Nom populaire du tzar Alexaodre II.

priétés de deux mille âmes, plein de morgue , traitant de très-haut ses voisins moins fortunés que lui. Il avait des centaines de chiens dans un chenil et cent garde-chiens. Un jeune dvorovy[2], âgé de huit ans. avait blessé d’un coup de pierre à la jambe un des chiens favoris du général. Le général fit arrêter le coupable chez sa mère. Le gamin passa la nuit au poste. Le lendemain matin, de bonne heure, le général, en grand uniforme, monte à cheval pour aller à la chasse, entouré de ses piqueurs montés comme lui. On rassemble toute la dvornia[3] pour faire un exemple, et la mère du coupable comparaît devant tout ce monde. On amène le gamin. La matinée était froide et brumeuse. Le général ordonne d’ôter à l’enfant ses habits, jusqu’au dernier. L’enfant grelotte , muet et fou de terreur. € Faites-le courir! » commande le général. « Cours! cours! > lui crient les piqueurs. Le gamin commence à courir. « Velaut! » crie le général, et il lance sur lui toute la meute. Les chiens déchirèrent le gamin en lambeaux sous les yeux de sa mère... On a imposé au général un conseil judiciaire. Fallait-il le fusiller ? Parle, Alioscha.

— Fusiller, dit tout doucement Alioscha, pâle, avec un sourire convulsif.

— Bravo ! Si tu le dis, toi, c’est que... Ah! voyez- vous l’ascète! Voilà donc le diable que tu as dans le cœur, Ahoscha Karamazov !

— J’ai dit une bêtise , mais...

— Oui, oui, mais.,. Sache, novice, que les bêtises sont essentielles au monde, que c’est sur elles que le monde est fondé , que rien n’est possible sans elles. Nous savons ce que nous savons.

— Que sais-tu ?

— Je n’y comprends rien, reprit Ivan comme en rêve; mais je n’y veux rien comprendre quant à présent. Je m’en tiens aux faits, j’ai renoncé à comprendre...

— Pourquoi me soumets-tu à cette épreuve? Me le diras-tu, à la fin?

— Certes ; c’est que tu m’es cher, et je ne veux pas t’abandonner à l’influence de ton Zossima.

Ivan se tut, et son visage s’assombrit.

— Écoute, reprit-il , j’ai choisi mes exemples parmi les enfants pour que ce soit plus clair. Les hommes sont cou. pables. On leur avait donné un paradis et ils ont convoité le feu du ciel 1 Ils ne méritent aucune pitié. Il faut une sanction aux crimes des hommes, et non pas une sanction éloignée, reculée jusqu’à la vie future , mais ici même, et sous nos yeux. Je ne veux pas servir à fumer la terre pour la préparer aux éclosions futures : je veux voir de mes propres yeux la gazelle dormir sans peur auprès du lion et la victime embrasser le meurtrier. C’est sur ce désir-là que se fondent toutes les religions. Et moi, j’ai la foi 1 Mais les enfants, qu’en ferai-je? Insoluble (jnestion! Si tous doivent souffrir pour concourir par leurs souffrances à l’harmonie éternelle , quelle est la raison des souffrances des enfants? Je comprends la solidarité du péché et du châtiment entre les hommes, mais elle n’existe plus entre les enfants innocents. Quant à la solidarité du péché originel , c’est une vérité qui n’est pas de ce monde , et je me refuse à la comprendre, t Ils grandiront, dira un mau vais plaisant , et auront le temps de pécher ! » Mais ce gamin de huit ans, il ne péchera plus!... Alioscha, je ne blasphème pas. Je comprends combien tressaillira l’univers quand le ciel et la terre se confondront dans le même cri de louange, et quand tout ce qui vit ou a vécu proclamera : t Tu as raison , Seigneur , car ta vérité nous est enfin révélée ! > quand le bourreau , la mère et l’en- fant s’embrasseront en répétant : t Tu as raison, Sei- gneur ! » Certes, alors tout sera accompli, expliqué ! Mais c’est contre cet accomplissement que je me révolte ! (Et je prends mes mesures, à ce sujet, pendant que je suis encore sur la terre.) Vois-tu, Ahoscha, quand je verrai ce moment, il se peut que je m’écrie avec tous les autres, en regardant la mère embrasser le bourreau de son enfant : « Tu as raison. Seigneur ! » mais ce sera contre ma volonté. Je le déclare, pendant que j’en ai le temps , je me refuse à accepter cette harmonie universelle ; je prétends qu’elle ne vaut pas une seule larme d’enfant , parce que cette larme restera tou- jours sans rachat : et, par ce fait même que cette larme ne peut être effacée du monde, elle détruit cette harmonie. Car, comment la racheter? C’est impossible ! Que les bourreaux souffrent en enfer, qu’importe? L’enfant aussi a eu son enfer ! Et puis, qu’est-ce que cette harmonie qui comporte un enfer? Je veux le pardon, le baiser universel, l’abolition de la souffrance, et si la souffrance des enfants sert à compléter la somme de souffrance nécessaire pour acheter la vérité, je prétends que cette vérité ne vaut pas le prix dont on la paye. Je ne veux pas que la mère par- donne au bourreau, elle n’en a pas le droit. Qu’elle lui pardonne ce qu’il lui a fait souffrir à elle, mais non pas ce qu’il a fait souffrir à l’enfant sous la dent des chiens. Elle n’a pas le droit de pardonner pour son fils, quand bien même son fils le lui ordonnerait. Mais si le droit de pardonner n’existe pas, où est l’harmonie ? Et c’est par amour pour l’humanité que je refuse cette harmonie ! J’aime mieux garder mes souffrances non rachetées, même eussé-je tort. C’est trop cher pour ma bourse, l’entrée dans cette harmonie-là : je rends mon billet. Or, si je suis honnête, je dois le rendre au plus tôt ; c’est ce que je fais. Je ne refuse pas d’admettre Dieu ; mais je lui rends son billet, respectueusement.

— Mais c’est une révolte ! dit Alioscha d’une voix douce.

— Une révolte ! Je ne voudrais pas t’entendre dire ce mot-là. Peut-on vivre révolté ? Réponds-moi sincèrement. Imagine-toi que l’avenir de l’humanité dépende de ta volonté ; pour donner le bonheur aux hommes, le pain et la tranquillité, il est nécessaire de mettre à la torture un seul être, le petit enfant qui se frappait la poitrine avec son petit poing, afin de fonder sur ses larmes le bonheur futur : consentirais-tu, à ces conditions, à être l’architecte de ce bonheur-là ? Réponds sans mentir.

— Non, je n’y consentirais pas.

— Eh bien ! peux-tu admettre que les hommes, pour qui tu souhaites ce bonheur, consentent à l’accepter au prix du sang de ce petit martyr ?

— Non, je ne puis l’admettre, frère ! dit tout à coup Alioscha, les yeux étincelants. Mais tu viens de demander s’il y a dans le monde entier un Être qui aurait le droit de pardonner : cet être existe, il peut tout pardonner, tout et pour tout, car c’est lui-même qui a versé son sang innocent pour tous et pour tout. Tu l’as oublié. C’est précisément sur lui que se fonde le monument du monde, et c’est à lui de crier : « Tu as raison, Seigneur, car ta vérité nous est révélée. »

— Ah ! oui, c’est le seul Sans péché, le seul innocent ! Non, je ne l’ai pas oublié ; je m’étonne même que tu ne me l’aies pas objecté depuis longtemps, car, d’ordinaire, les tiens commencent par le mettre en cause. Sais-tu, — mais ne ris pas, — j’ai écrit là-dessus un poëme, il y a un an. Si tu as encore dix minutes à perdre avec moi, je vais te le raconter.

— Tu as écrit un poëme !

— Non, je ne l’ai point écrit, dit Ivan en riant. Je n’ai pas fait deux vers dans ma vie. Mais j’ai rêvé ce poëme, et il est gravé dans ma mémoire. Tu seras mon premier lecteur, c’est-à-dire auditeur.

— Je t’écoute.

— Mon poëme s’appelle le Grand Inquisiteur ; c’est absurde, tu vas voir.

V

D’abord, un mot de préface. L’action se passe au seizième siècle. Tu sais qu’à cette époque on usitait les puissances célestes comme machines poétiques. Je ne parle pas de Dante. En France, les clercs et les moines donnaient des représentations entières où l’on montrait la Madone, les anges, les saints, le Christ et Dieu le Père lui-même. Tout se passait très-simplement. Dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, en l’honneur de la naissance du Dauphin, sous Louis XI, à Paris, on voit représenter dans les salons de la prévôté une scène intitulée : le Bon Jugement de la très-sainte et gracieuse Vierge Marie. Dans ce Mystère, la Madone paraît en personne et prononce son bon jugement. Chez nous, à Moscou, avant Pierre le Grand, on donnait de temps en temps des représentations analogues dont l’Ancien Testament faisait les frais. En outre, circulaient alors beaucoup de romans et de poëmes qui mettaient en scène les saints, les anges et tout le ciel. Dans nos monastères, on copiait, on traduisait ces poèmes, on en composait même de nouveaux. C’était du temps des Tartares. Par exemple, nous avons un petit poème monastique, probablement traduit du grec : le Pèlerinage de la Madone à travers les souffrances. Il y a des tableaux d’une hardiesse dantesque. La Madone visite l’enfer, et c’est l’archange saint Michel qui la guide. Elle voit les pécheurs et leurs tortures. Entre autres, il y a une catégorie très-intéressante de pécheurs dans un lac de feu. Quelques-uns se noient dans ce lac : ceux-là sont oubliés de Dieu même. La Madone pleure, tombe à genoux devant l’autel de Dieu et le supplie de pardonner à tous les pécheurs, sans distinction. Son entretien avec Dieu est d’un intérêt que je ne puis rendre. Elle prie, elle insiste. Dieu lui montre les pieds et les mains cloués de son fils, et demande à la Mère Douloureuse : « Comment pourrais-je pardonner à ses bourreaux ? » Mais elle ordonne à tous les saints, à tous les anges, à tous les archanges de tomber à genoux avec elle et de crier grâce pour tous les pécheurs, sans distinction. Elle triomphe : toutes les souffrances de la géhenne cessent, chaque année, du vendredi saint à la Pentecôte, et les pécheurs, du fond de l’enfer, remercient Dieu et crient : « Tu as raison, Seigneur, et ta sentence est juste. » Eh bien, mon petit poëme serait du même genre. Jésus apparaît ; il ne dit rien et ne fait que passer. Il y a déjà quinze siècles accomplis depuis qu’il a dit, par la voix de son prophète : « Je reviendrai bientôt. Quant au jour et à l’heure, personne, et pas même le Fils, ne les connaissent. » Telles furent ses paroles avant de disparaître, et l’humanité l’attend toujours avec la même foi, ou plutôt avec une foi plus ardente encore qu’il y a quinze siècles. Mais le diable ne sommeille pas ; le doute commence à corrompre l’humanité, à se glisser dans la tradition des miracles. À ce moment, au nord de la Germanie, naissait une hérésie terrible, qui précisément niait les miracles. Les fidèles n’en crurent qu’avec plus de foi. Et l’on attend le Christ, on L’espère, on veut souffrir et mourir comme Lui jadis… Et voilà que l’humanité a tant prié depuis tant de siècles, a tant crié : « Seigneur, daignez nous apparaître ! » qu’Il a voulu, dans Sa miséricorde inépuisable, descendre vers ses fidèles.

Et voilà qu’il a voulu Se montrer, pour un instant au moins, au peuple, à la multitude malheureuse, plongée dans l’abîme du péché, mais qui L’aime d’un amour puéril. Le lieu de l’action est Séville ; l’époque, l’Inquisition, ce temps où chaque jour voyait, à la plus grande gloire de Dieu :


Des auto-da-fé superbes
D’horribles hérétiques.


Oh ! certes, ce n’est point la venue promise pour la fin des temps, alors qu’il apparaîtra tout à coup , dans tout l’éclat de Sa gloire et de Sa divinité, « tel que l’éclair qui vibre à la fois d’Orient en Occident » . Aujourd’hui, Il a voulu seulement faire à Ses enfants une visite , et II a choisi le lieu et l’heure où flambaient les bûchers. Il a repris cette forme humaine déjà portée quinze siècles auparavant du- rant trente-trois années.

Le voici qui descend parmi la cendre des bûchers. Pré- cisément hier , le cardinal grand inquisiteur, en présence du Roi, des seigneurs , des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, devant tout le peuple assemblé, a brûlé un cent d’hérétiques ad majorem gloriam Dei. Sans chercher à exciter l’attention , IL marche modestement. Mais tous le reconnaissent.

Ce serait une des plus belles pages du poëme, si je par- venais à bien faire comprendre pourquoi on Le reconnaît. Le peuple, emporté par un irrésistible élan, se presse sur Son passage et Lui fait cortège. Silencieux, avec un sou- rire plein de compassion, Il traverse les rangs de la foule ; l’amour embrase Son âme; de Ses yeux émanent la LUMIÈRE , la SCIENCE et la FORCE en rayons ardents qui éveillent l’amour parmi les hommes. Il leur tend les bras. Il les bénit. De Lui, de Ses vêtements même se dégage une vertu qui guérit. Un vieillard, aveugle-né, sort de la foule et crie : « Seigneur, guéris-moi, que je puisse te voir! » Une écaille tombe de ses yeux et l’aveugle voit. Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre où IL a marché. Les enfants jettent des fleurs sur Ses pas et chantent : « Ilosanna ! » et le peuple s’écrie : « C’est LUI! ce doit être LUI 1 ce ne peut être que LUI ! » Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville. Des gens apportent un petit cercueil blanc où repose une en- fant de dix-sept ans, la fille d’un des notables de la ville; on se lamente; le corps, dans le cercueil ouvert, repose sur des fleurs.

— Il ressuscitera ton enfant ! crie le peuple à la mère en larmes.

L’ecclésiastique, venu pour recevoir le cercueil, regarde avec étonne meut et fronce le sourcil. Mais soudain la mère crie :

— Si c’est TOI, ressuscite mon enfant 1

Et elle se prosterne devant LUI. Le cortège s’arrête , on dépose le cercueil sur les dalles; IL le considère avec pitié, et comme jadis, une fois encore, il profère le talipha koumi (lève-toi, jeune fille) !

La morte se soulève, s’assied, sourit, ouvre les yeux, regarde alentour avec surprise. Elle a dans les mains le bouquet de roses blanches destiné à sa tombe. Le peuple, saisi de stupeur, s’écrie, pleure.

En cet instant, passe devant la cathédrale le cardinal grand inquisiteur en personne. C’est un vieillard de quatre-vingt-dix ans, haut de taille, droit, d’une ascé- tique maigreur. Les yeux sont profondément enfoncés dans l’orbite , mais ils luisent d’une flamme que la vieil- lesse n’a pas éteinte. Oh! il n’a plus le costume d’apparat qu’il portait hier, tandis qu’on brûlait les ennemis de l’ÉgHse ; — non . maintenant il a de nouveau endossé sa vieille soutane de moine. Ses sinistres collaborateurs et les estafiers du Saint-Office le suivent à distance respectueuse. Il s’arrête à l’aspect de la foule et observe de loin. Il a assisté à toute la scène : le cercueil déposé devant l’étranger, la résurrection de la jeune fille, il a tout vu , et son visage s’assombrit. Il froncé ses épais sourcils blancs, et ses yeux luisent d’un éclat funeste. Il LE désigne du doigt aux estafiers, et ordonne de le saisir : telle est sa puissance et telle l’habitude du peuple de se soumettre en tremblant devant lui qu’aussitôt la fouie s’écarte, un silence de mort règne, et les sbires L’appréhendent et L’emmènent. Comme un seul homme, tout ce peuple s’incline jusqu’à terre devant le vieillard qui le bénit sans parler et reprend son chemin. Les estafiers conduisent le prisonnier à la prison de la sainte Inquisition; IL est enfermé dans une cellule étroite et ténébreuse. La journée s’achève : c’est la nuit, une nuit espagnole, sans lune, chaude, étouffante. L’atmosphère est saturée de l’odeur des lauriers et des citronniers. Tout à coup, dans les ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre : entre le grand inquisiteur lui-même, une lampe à la main. Il s’avance avec lenteur. Il est seul. La porte se referme derrière lui. H sarrête sur le seuil, et longuement, durant deux minutes, il considère le prisonnier. Enfin il s’approche doucement, dépose la lampe sur la table et parle.

— C’est TOI ? TOI ?

Mais il n’attend pas la réponse et se hâte de poursuivre :

— Ne parle pas, tais-toi. D’ailleurs, que dirais-tu? Je le sais trop bien, ce que tu dirais. Mais tu n’as pas le droit d’ajouter un seul mot à ce que tu as déjà dit. Pourquoi es- tu venu nous déranger? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera dès demain ? Je t’ignore, je ne veux pas savoir si tu es LUI ou seulement son apparence; mais, qui que tu sois, demain je te condamnerai , et tu périras dans les flammes comme le plus criminel des hérétiques, et tu verras ce même peuple, qui tout à l’heure te baisait les pieds, s’empresser, sur un signe de moi, d’apporter des fagots à ton bûcher. Le sais-tu? Peut-être, — ajoute le vieillard , songeur, sans cesser d’épier du regard le prisonnier.

— Je ne comprends pas bien ce que cela signifie , Ivan , observa en souriant Alioscha, qui jusqu’alors avait écouté sans interrompre. Est-ce une fantaisie , ou une erreur du vieillard, quelque quiproquo ?

Ivan éclate de rire.

— Tiens-toi à ta dernière hypothèse, si tu es corrompu par le réalisme moderne au point que tu ne puisses rien admettre de surnaturel. Un quiproquo, dis-tu? Soit. Cela s’explique, d’ailleurs , poursuivit-il en riant de nouveau; mon inquisiteur a quatre-vingt-dix ans et son idée a pu le rendre fou depuis longtemps. Il se peut aussi qu’il ait été fortement impressionné par l’aspect du prisonnier. Enfin, c’est peut-être un simple délire, le songe d’un vieillard qui touche à sa dernière heure et dont le cerveau est encore ébranlé par le spectacle récent de l’auto- da-féde cent hérétiques. Mais, fantaisie, quiproquo, songe, qu’importe? Ce qu’il faut seulement retenir, c’est que l’inquisiteur révèle pour la première fois ce qu’il a tu pendant toute sa vie.

— Et le prisonnier ne dit rien ?

— Ne doit-il pas se taire, en tout cas? Le vieillard lui-même ne lui a-t-il pas fait remarquer qu’il n’a pas le droit d’ajouter un mot à ses anciennes paroles? C’est peut-être le trait caractéristique du catholicisme romain, selon moi, du moins : « Tout a été transmis par TOI au Pape, c’est donc du Pape désormais que tout dépend; nous n’avons que faire de TOI, ne viens pas nous dé- ranger. » C’est la doctrine des Jésuites, je l’ai lue dans leurs livres. « As-tu le droit de nous révéler un seul des secrets du monde d’où tu viens? » lui demande mon vieillard, et il fait lui-même la réponse : « Non, tu n’en as pas le droit, puisque cette révélation s’ajouterait à celle que tu fis jadis, et que par là tu compromettrais cette liberté que toi-même prêchas. Toutes tes révélations nou- velles ne pourraient que gêner la liberté de la foi humaine, puisqu’elles constitueraient, aux yeu\ des hommes, autant de miracles : cependant, il y a quinze siècles, tu prônais au-dessus de tout cette liberté de la foi. N’as-tu pas dit bien souvent : « Je vous ferai libres. » Tu les as vus , les hommes libres, ajoute brusquement le vieillard. Ah I cela nous a coûté cher, reprend-il en le regardant avec sévérité ; mais enfin [nous avons accompli cette œuvre en ton nom. L’établissement de la liberté nous a coûté quinze siècles de rude tâche; mais c’est fait, et bien fait. Tu ne me crois pas? Tu jettes sur moi un doux regard, sans même me faire l’honneur de t’indigner. Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus plus complètement libres qu’aujourd’hui, depuis qu’ils ont déposé leur liberté à nos pieds. Cela, il est vrai, c’est notre œuvre : est-ce la liberté que tu rêvais ?

— Voilà encore que je ne compiends pas , interrompit Alioscha ; il fait de l’ironie ? il plaisante ?

— Non pas ! Il se loue d’avoir supprimé la liberté pour rendre les hommes heureux, « Car c’est aujourd’hui pour la première fois ( il parle, naturellement, de la fondation de l’Inquisition] qu’on peut songer au bonheur des hommes. L’être humain est naturellement révolté : est-ce que des révoltés peuvent être heureux ? Tu étais averti, les conseils ne t’ont pas manqué, mais tu ne les as pas écoutés ; tu t’es privé du seul moyen réel de donner du bonheur aux hommes, mais tu nous as légué la besogne, tu nous as promis, tu nous as solennellement confié le droit de lier et de délier ; tu ne penses pas, j’espère, à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-tu venu nous déranger ? »

— Que signifient ces mots : c Les conseils ne t’ont pas manqué > ? demanda Alioscha,

— Mais c’est le point capital où le vieillard doit insister ! € L’Esprit terrible et intelligent, l’Esprit de la négation et du néant, reprend-il, t’a parlé dans le désert, et les Écritures attestent qu’il t’a « tenté ». Est-ce vrai ? et pouvait-on rien dire de plus profond que ce qui te fut dit dans les trois questions, ou, pour employer le langage des Écritures, dans les trois o tentations » que tu as repoussées ? S’il y eut jamais miracle authentique, foudroyant, c’est celui des trois tentations ! Le fait seul que ces trois questions aient pu être posées est par lui-même un miracle. Supposons qu’elles aient été effacées du Livre, qu’il faille les inventer, les imaginer de nouveau pour les y replacer. Supposons que, dans ce but, on réunisse tous les sages de la terre, hommes d’État, princes de l’Église, savants, philosophes, poëtes, et qu’on leur dise : — Cherchez, trouvez trois questions qui non-seulement correspondent à la grandeur de l’événement, mais encore expriment en trois mots, en trois phrases humaines, toute l’histoire de l’humanité future, — crois-tu que ce congrès de toutes les intelligences terrestres pourrait imaginer quoi que ce soit d’aussi haut, d’aussi fort que les trois questions de l’intelligent et puissant Esprit? Ces questions révèlent par elles seules que tu n’eus pas affaire, ce jour- là, à un esprit humain, contingent : c’était l’Esprit Éternel, Absolu. Toutes les histoires ultérieures de l’humanité étaient prédites et condensées dans ces trois mots ; ce sont les trois formes où se concrètent toutes les contradictions de l’histoire de notre espèce. Cela n’était pas encore évident, l’avenir était encore inconnu; mais quinze siècles se sont passés, et nous voyons bien que tout était prévu dans la TRIPLE QUESTION : c’est notre histoire. Décide donc toi-même : (jui avait raison ? Toi,ou celui qui t’interrogea ? Rappelle-toi... Voici la première question, — le sens, sinon le texte : « Tu veux te présenter au monde les mains vides , annonçant aux hommes une liberté que leur sottise et leur méchanceté naturelles ne leur permettent pas de comprendre, une liberté épouvantable , — car pour l’hounne et pour la société il n’y eut jamais rien d’aussi épouvantable que la liberté! mais vois ces pierres dans ce désert aride : change-les en pains, et tu verras l’humanité courir après toi comme un troupeau, reconnaissante, soumise, craignant seulement que ta main se retire et que les pains redeviennent pierres. > Mais toi, tu n’as pas voulu priver l’homme de la liberté, tu as repoussé la tentation : « Car que deviendrait l’humanité si l’obéissance était achetée avec des pains? » Tu as répondu que l’homme ne vit pas seulement de pain ; — mais tu ne savais pas que l’esprit de la terre , au nom de ce pain de la terre, devait se dresser contre toi , te livrer bataille et te vaincre ! et tous le suivront en criant : « Qui est semblable à cette bète? elle nous a donné le feu du ciel ! » Des siècles passe- ront, et l’humanité proclamera par la bouche de ses sa- vants et de ses sages qu’il n’y a pas de crimes, et, par conséquent, pas de péché; qu’il n’y a que des affamés.

— tt Nourris-les, si tu veux qu’ils soient vertueux! » Ce cri sera la devise de ceux qui se lèveront contre toi, ils l’inscriront sur leur drapeau; et ton temple sera renversé , et à sa place un nouvel édifice s’élèvera , une autre tour de Babel , qui sans doute ne sera pas plus achevée que la première : pourtant, tu aurais pu épargner aux hommes ce nouvel effort et mille ans de souffrances,

— car ils viendront à nous, après avoir peiné mille ans à construire leur tour! ils nous chercheront sous terre, dans les catacombes où nous serons cachés (on nous persécu- tera , on nous martyrisera encore) ; ils nous découvriront et crieront vers nous : t Du pain ! ceux qui nous avaient promis le feu du ciel ne nous l’ont pas donné. » Et c’est nous qui achèverons leur Babel : il n’y manquait que du pain et nous leur en donnerons. Et nous leur en donnerons en ton nom ! Nous savons mentir, nous parlerons en ton nom. Eh ! ne mourraient-ils pas de faim, sans nous? Est-ce leur science qui les nourrira? Point de pain tant qu’ils auront la liberté! Mais ils finiront par nous l’apporter, leur Uberté, par la déposer à nos pieds : « Des chaînes et du pain ! » Ils comprendront que la liberté n’est pas compatible avec une juste répartition du pain terrestre çntretous les vivants, parce que jamais, — jamais I — ils ne sauront faire le partage entre eux ! Ils se convaincront aussi qu’ils sont indignes de la liberté ; faibles, vicieux, sots et révoltés comme ils sont. Tu leur promettais le pain du ciel : de grâce! peux- tu comparer ce pain-là avec celui de la terre, la race humaine étant la chose vile et incorrigiblement vile qu’elle est? Tu pourras, avec ton pain du ciel, attirer et séduire des milliers d’âmes, voire des dizaines de milliers ; mais, et les millions et les dizaines de milliers de millions qui n’auront pas le courage de pré- férer ton pain du ciel à celui de la terre? Ne serais-tu le Dieu que des grands et des forts ? Et les autres, ces grains de sable de la mer, les autres qui sont faibles , mais qui t’aiment, ne sont-ils à tes yeux que de vils instruments dans les mains des grands et des forts? Ils nous sont pour- tant chers , à nous , ces êtres faibles : ils finiront, tout vicieux et révoltés qu’ils soient, par se laisser dompter, ils nous admireront, nous serons leursdieux.nous qui aurons consenti à prendre sur nous le poids de leur liberté et à régner sur eux, — tant la liberté finira par leur faire peur ! et nous nous appellerons « disciples de Jésus », nous régnerons en ton nom, — sans te laisser approcher de nous. Cette imposture constituera notre part de souffrance, car il nous faudra mentir. — Voilà le sens de la première des trois questions. Elle recelait le secret du monde : tu l’as dédaigné 1 Tu mettais la liberté au-dessus de tout, alors que, en acceptant les pains, tu aurais satisfait l’éternel et l’unanime désir de l’humanité : « Donnez-nous un maître! » Car il n’y a pas de souci plus constant et plus cuisant, pour l’homme libre, que celui de chercher un objet OU un être devant qui s’incliner. Mais il ne veut s’incliner que devant une force incontestable, qui puisse rassembler tous les humains dans la communion du respect, et ce n’est pas l’objet d’un culte particulier que réclame chacun de ces lamentables êtres : c’est un culte universel , c’est une religion commune ! Et ce besoin de la communauté dans l’adoration est le principal tourment de l’individu aussi bien que de l’humanité tout entière, depuis le com- mencement des siècles. C’est pour réaliser cette chimère qu’ils se sont exterminés par le glaive. Chaque peuple s’est fait un Dieu, et chaque peuple a dit à son voisin : t Quitte tes dieux , adore les miens ou meurs !» Et il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde : les dieux peuvent dis- paraître de la terre, l’humanité recommencera pour des idoles ce qu’elle a fait pour les dieux. Tu n’ignorais pas ce secret fondamental de la nature humaine , et pourtant tu as repoussé le drapeau, l’unique et le sûr drapeau qu’on t’offrait et qui t’aurait seul assuré l’hommage incontesté de tous les hommes , ce drapeau du pain terrestre : tu l’as repoussé au nom du pain du ciel et de la liberté , et vois ce que tu fis ensuite , — toujours au nom de la liberté ! Il n’y a pas , je te le répète, en l’homme, de plus cuisant souci que celui de chercher au plus tôt à qui déléguer la liberté qu’apporte en naissant cette misérable créature. Cependant, pour obtenir cet hommage de la liberté des hommes, il faut leur donner la paix de la conscience. Le pain t’en offrait le moyen : l’homme s’inclinera devant toi, si tu lui donnes du pain, parce que le pain est une chose incontestable; mais si, en même temps, un autre que toi s’empare de la conscience humaine, certes, alors, l’homme laissera là même ton pain pour suivre qui sut lui donner la paix de la conscience. En cela, tu avais raison; le secret de l’existence humaine consiste dans un motif de vivre. Si l’homme ne se représente pas fortement pourquoi il doit vivre, il se détruira plutôt que de continuer cette vie inexplicable, fût-il entouré d’une immense provision de pain. Mais quel parti as-tu tiré de cette vérité que tu avais surprise? Tu as élargi la liberté des hommes, au lieu de la confisquer. Avais- tu donc oublié que l’homme préfère à la liberté de choisir entre le bien et le mal la paix, fût-ce la paix de la mort? Eh! sans doute, rien ne plaît tant à l’homme que le libre arbitre ; rien aussi ne le fait tant souffrir. Et au lieu de principes solides qui pussent pacifier à jamais la conscience humaine , tu as composé ta doctrine de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, de vague, de conjectural, de tout ce qui dépasse les forces des hommes, et, par là , tu fis comme si tu ne les aimais pas, toi qui mourus pour eux! En élargissant sa liberté, tu as introduit dans l’âme humaine de nouveaux éléments d’indestructible souffrance. Tu voulais être aimé d’un libre amour, Ubrement suivi. Au lieu de la dure loi ancienne, l’homme devait, d’un cœur libre, désormais, choisir entre le bien et le mal, sans rien pour le guider, que ton image : mais comment n’as-tu pas compris qu’il finirait par contester même ton image et même ta vérité, se sentant accablé sous le poids de ce fardeau terrible , le libre choix ? Il criera que la vérité n’est pas en toi ; car pourquoi, si tu avais possédé la vérité, aurais-tu laissé tes enfants dans une telle perplexité , en proie à tant de problèmes insolubles? Tu as donc préparé toi-même ta ruine : n’accuse que toi. Était-ce là ce qu’on te proposait ? Il y a sur la terre trois forces qui seules peuvent soumettre à jamais la conscience de ces faibles révoltés, — cela pour leur bien ; — ce sont : le miracle, le mystère, l’autorité. Tu les as repoussées toutes trois. L’Esprit terrible t’avait placé sur le faîte du temple et t’avait dit : « Veux-tu savoir si tu es le Fils de Dieu ? Précipite-toi en bas, car il est écrit que les anges le prendront sur leurs ailes : tu sauras alors si tu es le Fils de Dieu, et tu prouveras ainsi ta foi en ton Père. » Tu as repoussé la proposition, tu ne t’es pas précipité en bas du temple. Oh ! sans doute, tu affirmas par là même la sublime fierté d’un Dieu : mais les hommes, ces faibles, ces impuissants, ne sont pas des dieux ! Tu savais que, si tu avais seulement tenté de te précipiter en bas du temple, tu aurais aussitôt perdu ta foi en ton Père, tu aurais jonché des débris de ton corps, — à la grande joie du Tentateur, — cette terre que tu venais sauver. Mais, je te le répète, y a-t-il beaucoup d’êtres semblables à toi ? As-tu pu admettre un seul instant que les hommes seraient capables de comprendre ta résistance à cette tentation ? La nature humaine n’est point telle qu’elle puisse repousser le miracle et se satisfaire de la libre élection du cœur, dans ces instants terribles où les questions vitales exigent une réponse ! Oh ! tu savais que ton héroïque silence serait conservé dans les Livres et retentirait au plus loin des âges, aux dernières limites de la terre ! Oh ! tu espérais que l’homme t’imiterait et se passerait de miracles comme un Dieu ! Mais, comme l’homme n’est pas de force à se passer de miracles, il en invente ; il s’incline devant les prodiges des magiciens, les enchantements des sorcières , — tout révolté , hérétique et athée qu’il puisse être. Et tu n’es pas descendu de la croix quand on te criait par dérision : « Descends de la croix et nous croirons en toi ! » Cette fois encore, tu n’as pas voulu asservir l’homme au miracle, parce que tu veux de lui une libre croyance, libre et non pas violentée par le prestige du merveilleux. C’est un amour libre qu’il te fallait, et non pas les transports serviles d’un esclave terrifié. Mais ici, comme partout, tu te faisais de l’homme une idée trop haute : il est esclave, quoiqu’il ait été créé rebelle! Vois et juge, après quinze siècles écoulés : Qui as-tu élevé jusqu’à toi? Je le jure, l’homme est plus faible et plus vil que tu ne pensais! Peut - il, peut-il accomplir ce que tu as accompli ? Tu as eu pour lui trop d’estime et trop peu de pitié, tu as trop exigé de lui, — toi pour- tant qui l’aimais plus que toi-même. Il fallait l’estimer moins et lui imposer de moindres devoirs. 11 est faible et lâche. Qu’importe qu’aujourd’hui il s’insurge partout contre notre autorité et s’enorgueillisse de sa révolte? C’est une vanité d’écolier. Va, les hommes sont des gamins : \\> s’insurgent contre leur régent et le mettent à la porte de la classe. Mais cette mutinerie aura un terme, elle coûtera cher aux mutins. Ils peuvent renverser les temple- et ensanglanter le sol : tôt ou tard, ils comprendront l’inutilité d’une révolte qu’ils ne sont pas capables de soutenir. Ils verseront de sottes larmes; mais, enfin, ils compren- dront qu’en les créant rebelles, on s’est moqué d’eux. Ils le crieront avec désespoir, et ce blasphème accroîtra leur misère, la nature humaine n’étant pas de taille à supporter le blasphème : elle finit toujours par le châtier elle-même. Ainsi, l’inquiétude, le doute et le malheur, voilà le lot des hommes libérés par tes souffrances. Ton prophète dit qu’il a vu dans sa vision syinbolique tous ceux qui avaient part à la première résurrection et qu’ils étaient douze mille pour chaque génération. Pour être si nombreux, il fallait donc qu’ils eussent une nature plus que humaine! Ils ont porté ta croix, ils ont vécu des dizaines d’années dans un désert aride et nu, mangeant des sauterelles et des racines; — et certes, tu peux t’enor- gueillir de ces fils de la liberté, du libre amour, qui ont fait en ton nom un volontaire, un magnifique sacrifice d’eux-mêmes. Mais, rappelle-toi, ils n’étaient que quel- ques milliers, et c’étaient plutôt des dieux que des hommes : et le reste? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles humains, s’ils n’ont pas eu la force surnaturelle des forts ? Est-ce la faute de l’àme faible, si elle ne peut supporter des dons si terribles? N’es-tu donc venu que pour les élus? C’est un mystère alors, nous ne pouvons le comprendre, et, puisque c’est un mystère, nous avions le droit de le prêcher, d’enseigner aux hommes que ce n’est ni la liberté ni l’amour qui importent , mais le mystère, le mystère auquel ils doivent se soumettre sans raisonner, fût-ce contre leur conscience. C’est C3 que nous avons fait. Nous avons corrigé ton œuvre ; nous l’avons fondée sur le miracle, le mystère et \ autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un trou- peau et délivrés enfin du don fatal qui leur avait causé tant de souffrances. Parle, avons-nous bien fait? Se peut-il qu’on nous reproche de ne pas aimer l’humanité ?N’avons- nous pas, seuls, conscience de sa faiblesse, nous qui l’avons, par égard pour les fragilités de sa nature, autorisée même à pécher, pourvu qu’elle nous en demandât la permission? Pourquoi restes- tu silencieux? Pourquoi te bornes-tu à me regarder de tes pénétrants et doux yeux? Je ne t’aime pas et je ne veux pas de ton amour ; je préfère ta colère ! Et pourquoi dissimulerais-je avec toi ? Je sais à qui je parle, tu connais ce que j’a à te dire, je le lis dans tes yeux : pourquoi donc te cacherais-je notre secret? Peut-être précisément veux-tu l’entendre de ma bouche ? Écoute alors : nous ne sommes pas avec Toi, nous sommes avec Lui. . . voilà notre secret, il y a longtemps de cela, — huit siècles! — que nous ne sommes plus avec 7*0», mais avec Lui. Depuis juste huit siècles, nous avons reçu de lui ce dernier don que tu avais repoussé avec indignation , alors qu’il t’avait montré tous les royaumes de la terre : nous avons accepté , nous , Rome et le glaive de César , et nous nous sommes déclarés les maîtres de la terre. Pourtant, notre conquête n’est pas tout à fait achevée. Oh ! l’affaire n’est qu’au début; il y a loin encore avant l’achèvement; la terre a longtemps encore à souffrir; mais nous atteindrons notre but , nous serons César, et nous penserons alors au bonheur universel. Et Toi aussi, tu aurais pu prendre le glaive de César : pourquoi as-tu refusé le dernier don ? En acceptant , tu donnais aux hommes tout ce qu’ils cherchent sur la terre : un maître, un dépositaire de leur conscience et aussi un être qui leur fournit les moyens de s’unir pour ne plus faire qu’une grande fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le troisième et dernier tourment de l'humanité. Toujours l’humanité, dans son ensemble, tendit à l’unité mondiale. Plusieurs peuples ont été grands et glorieux : plus ils ont été grands et glorieux , et plus ils ont souffert, sentant plus fortement que les autres peuples le besoin de l’union uniAerselle. Les grands conquérants , les Timour et les Gengis-Kan , qui ont parcouru la terre comme un ouragan dévastateur, exprimaient, eux aussi, sans en avoir conscience, cette tendance des peuples vers l’unité. En prenant la pourpre de César, tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix à l’humanité. Car à qui appartient-il de régner sur les hommes , sinon à celui qui est maître de leurs consciences, et qui tient leur pain dans ses mains ? Nous avons donc pris le glaive de César, et, ce faisant, nous t’avons repoussé; nous sommes allés à Lui. Oh ! il y aura encore des siècles de libertinage intellectuel, de pédanterie et d’anthropophagie, — car ils finiront par l’anthropophagie, après avoir élevé leur tour de Babel sans nous. Mais alors la bète viendra à nous en rampant, et léchera nos pieds et les arrosera de larmes de sang. Et nous nous assiérons sur la bête, et nous élèverons en l’air une coupe où sera écrit le mot Mystère. Et alors, seulement alors, commencera pour les hommes le règne de la paix et du bonheur. Tu es fier de tes élus, mais tu n’as qu’une élite : nous donnerons le repos à tous. Et même en cette élite, même parmi ces Forts marqués pour être des élus, combien ont fini par se lasser d’attendre, combien ont porté et porteront encore ailleurs les forces de leur esprit et l’ardeur de leur cœur, combien finiront par user contre TOI de cette liberté que tu leur donnes ? Nous donnerons, nous, le bonheur à tous, nous abolirons les révoltes et les tueries engendrées par la liberté. Oh ! nous les convaincrons qu’ils ne seront vraiment libres qu’après nous avoir confié leur liberté. Mentirons-nous ? Nous dirons vrai, et ils sauront bien eux-mêmes que nous dirons vrai, lassés qu’ils seront des doutes et des terreurs qui accompagnent nécessai- rement ta liberté. L’indépendance, la libre pensée et la science les auront égarés dans de telles ténèbres , épou- vantés par de tels prodiges, fatigués de telles exigences, que les moins doux et les moins dociles d’entre eux se tueront eux-mêmes; d’autres, indociles aussi, mais faibles et violents, s’égorgeront mutuellement; et d’autres encore, troupeaux de lâches et de misérables , se traîneront à nos pieds en criant : « Oui, vous aviez raison! vous seuls pos- sédiez son secret et nous revenons à vous : sauvez-nous de nous-mêmes ! » Sans doute, les pains qu’ils recevront de nous, ils verront bien que nous les leur prenons pour les leur partager, ces pains obtenus par leur propre travail sans aucun miracle ; ils verront bien que nous ne chan- geons pas les pierres en pains 1 mais ce qui, en vérité, leur fera plus de plaisir que le pain même , ce sera de le recevoir de nous ! Car ils n’auront certes pas oublié qu’autrefois le pain se changeait en pierre entre leurs mains ; ils remarqueront que, depuis qu’ils sont retournés à nous, les pierres redeviendront des pains. Ils comprendront définitivement la valeur de la soumission! Et tant qu’ils ne l’auront pas comprise, ils souffriront. Qui, réponds-moi, qui a le plus contribué à cette intelligence? Qui a divisé le troupeau et l’a dispersé à travers des chemins inconnus ? Les brebis se rejoindront, le troupeau rentrera dans l’obéissance, et ce sera pour toujours. Alors nous douue rons aux hommes le bonheur qui sied à de débiles créa- tures, un bonheur fait de pain et d’humilité. Oui, nous leur enseignerons l’humilité, — contre toi qui leur en- seignas l’orgueil. Nous leur prouverons qu’ils sont dé- biles, qu’ils sont de faibles enfants, mais que le bonheur des enfants a de particulières douceurs. Us deviendront timides, ils ne nous perdront plus du regard, et, tout tremblants, se serreront contre nous comme des poussins s’abritent sous l’aile de leur mère. Us nous admireront en nous craignant et seront fiers eux-mêmes à la pensée de toute l’énergie et de tout le génie qu’il nous aura faUu pour dompter tant de rebelles invétérés. Ils auront peur de notre colère, et leurs yeux, comme ceux des enfants et des femmes, seront des fontaines de larmes. Mais com- bien aisément , au moindre signe de nous , passeront-ils de la tristesse au rire , à la joie douce des enfants ! Sans doute , nous les astreindrons au travail ; mais nous leur ferons, pour leurs heures de loisir, une vie organisée comme les jeux des enfants, mêlée de chansons, de danses, de chœurs innocents. Oh ! nous leur permettrons même le péché, — ils sont si faibles ! Et ils nous aimeront comme des enfants, parce que nous leur permettrons le péché. Nous leur dirons que tout péché commis avec notre per- mission sera pardonné, et c’est par amour que nous leur permettrons de pécher, car nous prendrons sur nous la peine de ces péchés et leur en aurons laissé le plaisir! Ils nous adoreront comme des bienfaiteurs, nous qui aurons pris sur nous la peine de leurs péchés ! Ils nous diront tout, et, suivant qu’ils seront plus ou moins obéissants, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes OU leurs maîtresses, d’avoir des enfants ou de n’en pas avoir, — et ils nous obéiront avec joie. Us nous soumettront les plus pénibles secrets de leur conscience, et nous décide- rons en tout et pour tout, et ils recevront nos sentences avec allégresse, parce qu’elles les délivreront du cruel souci de choisir eux-mêmes et de se déterminer librement. Tous les millions d’êtres , ainsi, seront heureux, sauf une centaine de mille : sauf nous, les dépositaires du secret. Car nous serons malheureux. Les heureux se compte- ront par millions de millions, et il y aura cent mille martyrs de la connaissance, exclusive et maudite, du bien et du mal. Ils mourront paisiblement, ils s’étein- dront doucement en ton nom, et, au delà de la tombe, il ne verront que la mort. Pourtant, nous garderons le secret; nous les leurrerons, pour leur bonheur, d’une récompense éternelle dans le ciel. Car, s’il y a un autre monde, il n’est certes pas fait pour des êtres comme eux. On vaticine que tu reviendras, entouré de tes élus, de tes héros, et que tu vaincras : nous dirons que tes héros n’ont sauvé qu’eux-mêmes, et nous aurons, nous , sauvé le monde entier. On dit que la fornicatrice, assise sur la bète et tenant dans ses mains la coupe du mystère, sera déshonorée et que les faibles se révolteront encore , dé- chireront sa pourpre et dévoileront son corps impur. Mais je me lèverai alors et je te montrerai les milliers de milliers d’heureux qui n’ont pas connu le péché. Et nous, qui, pour leur bonheur, aurons assumé le poids de leurs fautes , nous nous dresserons devant toi , disant : « Juge- nous, si tu le peux et si tu l’oses 1 » Je ne te crains pas. Je suis allé au désert, moi aussi; moi aussi, j’ai vécu de sauterelles et de racines ; moi aussi j’ai béni la liberté que tu donnas aux hommes et j’ai rêvé d’être compté parmi les Forts. Mais j’ai tôt abdiqué ce rêve, j’ai renoncé à ta folie pour m’ aller joindre aux groupes de ceux qui corrigèrent ton œuvre. J’ai laissé les fiers pour aller faire le bonheur des humbles.

Ce que je te dis se réalisera : notre empire s’élèvera.

Je te répète que demain, sur un signe de moi, tu verras un troupeau soumis apporter des charbons ardents au bûcher oij je te ferai mourir, parce que tu es venu nous déranger. Qui, en effet, mérita plus que toi le bûcher? Demain, je te brûlerai. Dixi.

Ivan s’arrêta. Il s’était exalté en parlant; tout à coup, il éclata de rire.

Alioscha avait écouté sérieusement, avec une émotion extrême. Plusieurs fois il avait voulu interrompre son frère et s’était retenu.

— Mais... c’est un non-sens ! Ton poëme est la louange et non pas la condamnation de Jésus ! Qui croira ce que tu dis à propos de la liberté? Est-ce ainsi qu’il faut la comprendre? Est-ce la doctrine de l’Église orthodoxe? Rome peut-être, et encore! les pires des catholiques, les inquisiteurs, les Jésuites!... D’ailleurs, quel personnage fantastique, ton inquisiteur! Quels sont ces péchés assumés pour les autres hommes? Quels sont ces dépositaires de ’mystères qui prennent pour eux l’anathème et laissent le bonheur à l’humanité? Quand a-t-on vu cela? Nous connaissons les Jésuites; on en dit du mal, mais sont-ils ce que tu dis? Nullement!... C’est l’armée avec laquelle Rome pense asservir le monde au commandement impérial du Pape... Voilà leur idéal. Il n’y a là aucun mystère, aucune haute tristesse... Le plus simple désir de régner, la plus vile soif de bonheur terrestre , une sorte de servage futur avec ceci de particulier qu’ils seront, eux, les pomiesichikf , voilà tout. Ils ne croient peut-être pas en Dieu. Ton inquisiteur est de fantaisie...

— Arrête, arrête 1 dit en riant Ivan. Comme tu t’é- chauffes! De fantaisie, dis-tu? Soit, et certes ! Pourtant , crois-tu donc vraiment que tous ces mouvements catholiques des derniers siècles ne constituent qu’un effort d’asservissement terrestre ? N’as-tu pas pris cette croyance au Père Païssi ?...

— Non , non , au contraire , le Père Païssi a parlé une fois dans ton sens... Du moins... Certes, pas du tout la même chose... se reprit Alioscha.

— C’est un précieux renseignement , malgré ton « pas du tout la même chose ». Mais pourquoi les Jésuites et les inquisiteurs se seraient-ils unis seulement pour le bon- heur matériel? Ne peut-il se rencontrer parmi eux un seul martyr capable de noble et grande souffrance, et qui aimerait l’humanité ? Suppose qu’il s’en rencontre un seul, un seul dans le genre de mon vieil inquisiteur, qui a vécu de racines dans le désert et s’est obstiné à vaincre ses sens pour se rendre libre, pour s’élever jusqu’à la perfection; pourtant il a toujours aimé l’humanité : tout à coup il voit clair, il comprend qu’il pourrait, lui, atteindre au bonheur céleste, mais... et les autres millions d’humains ? Ils resteront à jamais mal équilibrés , trop faibles pour se servir de leur liberté. Ils se révolteront : mais jamais les pauvres âmes ne pourront terminer leur Tour et ce n’est pas pour de telles oies que le grand idéaliste a rêvé son harmonie. Voilà pourquoi mon inquisiteur revient sur ses pas et... se rallie aux hommes intelligents. Ne peux-tu comprendre cela ?

— A qui se rallier? A quels hommes intelligents? Ils n’ont aucune intelligence, aucun mystère. L’athéisme , voilà leur secret ! Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu.

— Eh bien , et puis ? Tu y es enfin ! et en effet , l’a- théisme . voilà son secret ; mais quelle souffrance , même pour un homme comme lui qui a consumé sa vie en sacrifices dans le désert , et qui n’a pas pu se défaire de son amour pour l’humanité! Au déclin de ses jours, il se convainc clairement que seul le conseil du grand et terrible Esprit pourrait . au moins dans une certaine mesure, éta- blir un ordre acceptable pour les débiles révoltés, t ces êtres avortés, ces dérisions vivantes ». Que si l’on pai*- vient à se convaincre que l’Esprit a indiqué la vraie voie , ce terrible Esprit de mort et de ruine , il faut accepter , dès lors, le mensonge pour toute vérité, l’hypocrisie pour toute règle de conduite, et mener les hommes, en connaissance de cause, vers la mort et la ruine, en les trompant durant toute la route , parce que ces piteux aveugles ne voient pas où on les mène et se croient heureux. Remarque-le : mon vieillard ment au nom de Celui en qui, pourtant, il avait cru si ardemment pendant toute une vie. N’est-ce pas là une souffrance noble et grande? Mais qu’un seul homme tel que lui soit à la tète de cette armée « qui ne veut que le pouvoir et le bonheur terrestre », n’est-ce pas assez pour une tragédie? Je te parle franchement : je crois que mon inquisiteur se reproduit toujours parmi ceux qui sont à la tête du mouvement. Qui sait ? peut-être y en avait-il parmi les premiers évêques de Rome. Qui sait? peut-être ce maudit vieillard, qui, à sa façon, aime si obstinément l’humanité , est-il perpétué et, main- tenant encore, représenté par quelqu’un de ces grands vieillards qui conservent le Mystère et le gardent contre les malheureux et les faibles , afin de les rendre heureux. Cela est nécessairement et cela doit être. Il me semble même que chez les francs-maçons il y a quelque mystère de ce genre, et c’est pourquoi les catholiques haïssent tant les francs-maçons : ils voient en ces « sociétés secrètes » une concurrence et la dissémination de l’idée unique, tandis qu’il ne faut qu’un seul troupeau sous un seul pas- teur... D’ailleurs, en défendant ma pensée, j ai l’air d’un écrivain inférieur à tes critiques... Assez là-dessus.

— Tu es peut-être toi-même un franc-maçon , s’écria tout à coup Alioscha. Tu ne crois pas en Dieu , ajouta-t-il avec une profonde tristesse.

Il lui semblait lire de l’ironie dans le regard de son frère.

— Comment finit ton poëme ? reprit-il en baissant les yeux. Finit-il là ?

— Je voulais le finir ainsi : l’inquisiteur se tait, il attend pendant quelques instants la répanse du prisonnier. Ce silence lui est pénible. Le prisonnier l’a constamment écouté en le regardant bien en face, avec un doux et fixe regard . évidemment décidé à ne rien répondre. Le vieillard voudrait entendre de son prisonnier une parole, fût-ce la plus amère, la plus terrible, — et voilà que le prisonnier s’approche en silence du vieillard et baise doucement les lèvres exsangues du nonagénaire. C’est toute la réponse ! Le vieillard tressaille , ses lèvres tremblent; il va à la porte, l’ouvre et dit : « Va-t’en et ne reviens plus... Ne reviens plus jamais, jamais !» Et il le laisse sortir dans les ténèbres de la ville. Le prisonnier s’en va.

— Et le vieillard ?

— Le baiser brûle son cœur, mais il garde sa conviction.

— Et toi aussi, tu restes avec lui ! s’écria amèrement Alioscha.

Ivan se mit à rire.

— Mais quelles bêtises, Alioscha ! C’est un pof^me dénué de sens, l’ouvrage d’un inexpérimenté I Pourquoi le pren- dre au sérieux ? Penses-tu que je vais chez les Jésuites me mettre à l’unisson avec ceux qui corrigent Son œuvre ? Bon Dieu ! cela me regarde-t-il ? Je te l’ai déjà dit : que j’aille jusqu’à trente ans, et puis je briserai mon verre !

— Et les petites feuilles printanières, et les tombeaux vénérables, et le ciel bleu, et la femme aimée ? Comment vivras-tu ? Qu’aimeras-tu donc ? Comment vivre avec tant d’enfer au cœur et dans la tète ! Oui, tu vas les rejoindre... ou bien te tuer...

— Il y a pourtant en moi une force qui pourra me retenir, dit Ivan avec un froid sourire.

— Laquelle ?

— Celle des Karamazov... la force que les Karamazov doivent à la bassesse de leur nature.

— C’est-à-dire la débauche, étouffer l’âme dans la boue, n’est-ce pas ? n’est-ce pas ? — Soit, oui !... Peut-être y échapperai-je jusqu’à trente ans; mais ensuite...

— Mais comment pourras-tu y échapper ? C’est impossible, avec tes idées 1

— Eh I toujours en Karamazov !

— « Tout est permis >, n’est-ce pas?

Ivan fronça le sourcil et pâlit.

— Tu as saisi au vol, hier, ce mot dont Mioussov s’est tant offensé... et que Dmitri a si naïvement répété. Soit, tout est permis , je ne me rétracte pas ; d’ailleurs , la formule de Mitegnka est assez bonne.

Alioscha le considérait en silence.

— Je pensais, tout en faisant mes préparatifs de départ, que je n’ai que toi au monde, reprit Ivan d’une voix pro- fonde. Mais je vois maintenant que dans ton cœur non plus il n’y a pas de place pour moi, mon cher novice. Je ne renie pas la formule de Dmitri, et c’est pour cela que tu me renies, toi, n’est-ce pas ?

Alioscha vint à lui et le baisa doucement sur les lèvres.

— C’est un plagiat 1 s’écria Ivan transporté : tu as pris cela dans mon poëme. Je te remercie pourtant. Maintenant partons , il est temps pour toi et pour moi.

Ils sortirent. Sur le perron, ils s’arrêtèrent.

— Écoute, Alioscha, dit Ivan d’une voix ferme. Si j’ai la force d’aimer encore les feuilles du printemps , je ne le devrai qu’à ton souvenir. Il me suffira de savoir que tu es ici, quelque part, pour aimer encore la vie. Si tu veux, prends cela pour une déclaration d’amitié. Adieu , voici ton chemin, voilà le mien. Assez, entends-tu, assez ! C’est-à-dire que, même si je ne partais pas demain, — ce qui est impossible, — même si nous devions nous rencontrer encore, plus un mot au sujet de ces choses, je t’en prie expressément. Ne parlons plus de Dmitri non plus, jamais, je te le demande, jamais ! répéta-t-il avec irritation. Tout est dit, tout est fini. De mon côté, je te promets que, lorsque la trentième année sera venue, lorsque sonnera l’heure de jeter là coupe, je viendrai te parler encore, où que je sois, fût-ce en Amérique. D’ailleurs . j’aurai un grand intérêt à te revoir alors. C’est une promesse solennelle. Nous nous disons adieu pour sept, pour dix ans peut-être. Va chez ton paier seraphicus. Il se meurt, je crois ? Tu m’en voudrais s’il mourait sans te revoir. Adieu ; embrasse-moi encore une fois, et maintenant va-t’en!...

Ivan se détourna brusquement et partit sans regarder en arrière. Ce départ ressemblait à celui de Dmitri. Cette observation passa comme une flèche dans l’esprit attristé d'Alioscha. Il suivit quelques instants du regard son frère. Tout à coup, il remarqua qu’Ivan marchait en se dandinant, et qu’il avait l’épaule gauche plus haute que la droite. Alioscha fit demi-tour, et s’en alla presque en courant au monastère.

La nuit tombait. Alioscha se sentait rempli d’inquiétude, c’était comme un pressentiment. Un souffle s’éleva, et les sapins centenaires se balançaient , mornes , autour de lui, quand il entra dans la forêt qui conduit au monastère. Il courait toujours.

— Pater seraphicus .. où a-t-il pris cela ?... Ivan, pauvre Ivan, quand te reverrai-je ?... Voici le monastère, Seigneur! Oui, c’est lui, c’est le paier seraphicus qui me sauvera.

Plusieurs fois, dans la suite, il se demanda comment il avait pu, en quittant Ivan, oublier si complètement Dmitri. Car ne s’était-il pas promis, quelques heures auparavant, de le revoir, quand bien même il lui faudrait ne pas retourner avant la nuit au monastère ?

VI

Ivan Fédorovitch se dirigea vers la maison de son père. Une sorte d’alanguissement insupportable l’envahissait et augmentait à chaque pas. Ce n’était pas la sensation ellemême qui l’étonnait, mais c’était de ne pouvoir la définir…

Il essaya de ne pas penser. Mais rien n’y fit. Ce qui l’irritait le plus, c’est que cet état singulier restait extérieur à son ûme ; il le sentait. Un être, un objet se dessinait devant lui, comme il arrive parfois que quelque chos » ’ se dresse devant les yeux durant une conversation animéi. quelque chose dont on s’irrite sans en avoir conscien( et qu’on ne remarque qu’au moment où on l’écart » comme, par exemple, un objet qui n’est pas à sa placr un mouchoir tombé à terre, un livre qui manque à so rayon, etc. Enfin, Ivan Fédorovitch, de plus en plus irrite, parvint à la maison paternelle ; à quinze pas de la petite porte, il leva les yeux et devina seulement alors le mot de son inquiétude. Sur un banc, près de la porte cochère, Smerdiakov était assis, prenant le frais. Ivan Fédorovitch comprit aussitôt que c’était lui, ce Smerdiakov, qui était assis dans son âme.

« Ce misérable vaut-il donc la peine que je m’inquiète tant de lui > ? pensa-t il avec rage.

En effet , depuis quelque temps , il avait pris en grippe Smerdiakov. Peut-être cette sorte de haine n’était-elle devenue si aiguë que parce qu’elle succédait à une sorte de sympathie. Il l’avait d’abord trouvé très-originai ^.i, 2 causait volontiers avec lui , étonné de cet esprit inquiet, sans comprendre le motif de cette inquiétude. La question de Smerdiakov : comment la lumière n’a été créée que le quatrième jour, puisque les étoiles datent du premier, égayait Ivan. Mais il s’était bientôt convaincu que Smerdia- kov ne pensait pas uniquement aux étoiles et qu’il lui fallait autre chose. On devinait en lui un amour- propre blessé. C’est ce qui commença à éloigner Ivan. Puis survinrent les événements que nous avons décrits. Smerdiakov en parlait parfois avec animation , mais sans jamais dire ce qu’il désirait pour lui-même. Il questionnait, il faisait des allusions, mais ne s’expliquait jamais et s’interrompait toujours au moment le plus animé. Ce qui exaspérait Ivan, c’était la familiarité croissante que Smerdiakov lui témoignait. Non pas qu’il fût impoli . au contraire ; mais il s’était établi une façon de solidarité entre Ivan et Smerdiakov, comme s’ils avaient conclu un pacte ignoré des autres mortels. Toutefois, Ivan avait été longtemps sans comprendre la vraie cause de son dégoût; il ne l’avait devinée que dans les tout derniers temps.

Il voulut d’abord passer sans rien dire à Smerdiakov ; mais celui-ci s’était déjà levé et lui faisait comprendre par signe qu’il avait quelque chose de particulier à lui dire. Ivan Fédorovitch s’arrêta, le considéra, — et le fait de s’être arrêté , au lieu de passer comme il aurait voulu le faire, le bouleversa. Il jeta un regard irrité sur la figure du skopets.

L’œil gauche de Smerdiakov souriait , semblant lui dire : « Pourquoi t’arrètes-tu? C’est que tu sais bien que nous 3^’-":: nous autres, des intérêts communs! — Débarrasse le chemin, misérable! Qu’y a-t-il de commun entre nous? » pensait Ivan, tandis que, à son propre étonnement , il dit tout au contraire , et d’une voix douce, comme soumise :

— Est-ce que mon père dort déjà ?

Mais ce qu’il n’eût pu prévoir, c’est qu’il s’assit sur le banc. Il se rappela, par la suite, qu’il avait, à ce moment, tressailli d’effroi. Smerdiakov se tenait debout en face de lui, les mains au dos, et le regardant avec assurance , presque avec sévérité.

— Il dort, dit-il sans se presser. Je m’étonne de vous voir , monsieur , ajouta-t-il après un silence, en aHectant de baisser les yeux et en jouant avec le gravier du bout de l’un de ses pieds chaussés de bottines vernies.

— Qu’est-ce qui t’étoime? demanda sèchement Ivan Fédorovitch en s’efforçant de se contenir.

Il s’avouait avec dégoût qu’il était très-curieux de connaître la pensée de Smerdiakov et qu’il ne s’en irait pour rien au monde avant d’avoir satisfait sa curiosité.

— Pourquoi n’allez- vous pas à Tchermachnia ? dit Smerdiakov avec un sourire familier.

« Pourquoi je souris ? Tu dois le comprendre , si tu es un homme d’esprit >, disait son œil gauche. — Pourquoi je ne vais pas à Tchermachnia ?

— Fédor Pavlovitch vous en a tant prié , reprit Smerdiakov après un nouveau silence.

— Que diable! parle plus clairement. Que veux-tu? s’écria Ivan Fédorovitch avec emportement.

Smerdiakov t changea de pied » , se redressa et continua à regarder Ivan avec son éternel sourire.

— Rien de particulier... C’était pour parler... Nouveau silence,

Ivan Fédorovitch se rendait très-bien compte qu’il aurait dû se lever, se fâcher... Mais le silence de Smerdiakov semblait précisément dire : « Voyons, vas-tu te fâcher? > Enfin, Ivan fit un mouvement pour se lever. Smerdiakov soupira et se hâta de reprendre, d’un ton ferme :

— Une terrible situation que la mienne , Ivan Fédorovitch. Je ne sais que faire.

Ivan Fédorovitch se rassit.

— Ils sont comme deux enfants. Je parle de votre père et de votre frère Dmitri Fédorovitch. Fédor Pavlovitch va se lever et me demander : « N’est - elle pas venue ? Pourquoi n’est-elle pas venue? » Et ainsi jusqu’à minuit passé. Et si Agrafeana Alexandrovna ne vient pas, — elle n’en a peut-être pas même l’intention, — il recommencera demain : « Pourquoi n’est-elle pas venue ? Quand viendra- t-elle ? » Comme si c’était de ma faute ! Et de l’autre côté, dès que la nuit tombe, votre frère arrive, armé : t Prends garde , misérable gâte-sauces ! Si tu la laisses passer sans m’avertir, c’est toi que je tuerai le premier ! » Et tous les jours de même. Parfois, je crains pour ma vie. — Pourquoi t’es-tu fourré là dedans? Pourquoi as-tu commencé à te faire l’espion de Dmitri?

— Comment faire autrement? Je me taisais, je ne disais rien; c’est lui-même qui m’a mis dans ses confidences, et depuis il me menace de mort ! Je suis sûr que demain j’aurai une crise, une longue crise.

— Quelle crise?

— Mais une longue, très-longue crise. Elle durera plu- sieurs heures, peut-être un jour, peut-être deux. Une fois, elle a duré trois jours, trois jours sans connaissance! Fédor Pavlovitch a envoyé chercher Ilerzenchtube. Il m’a fait mettre de la glace sur la tète. J’ai failli mourir.

— Mais on dit qu’il est impossible de prévoir les crises d’épilepsie. Comment peux-tu donc savoir que ce sera demain? demanda Ivan Fédorovitch avec une curiosil’ mêlée de colère.

— C’est vrai.

— Cette crise n’a été si longue que parce que tu étais . cette fois, tombé du grenier.

— Mais j’y monte tous les jours, je peux donc en tom- ber demain. Et si ce n’est pas au grenier , je tomberai à la cave. J’y vais aussi tous les jours.

— Tu baragouines là quelque chose que je ne puis comprendre, dit Ivan à voix basse, sur un ton menaçant. N’as-tu pas l’intention de feindre une crise pour trois jours .^

Smerdiakov, (jui regardait la terre et jouait du bout du pied droit, changea encore de pied, leva la tête et dit en souriant :

— Si je pouvais feindre, — ce n’est pas diflicile quand on en a l’expérience, — j’aurais bien le droit d’employer ce moyen pour sauver ma vie , car, une fois malade, même si Agrafeana Alexandrovna venait, on ne pourrait me reprocher de n’avoir pas averti.

— Que diable! tu crains toujours pour ta vie! Les paroles de Dmitri ne sont que les paroles d’un homme emporté, rien de plus. Il ne te tuera pas! il ne te tuera pas!

— Il me tuerait comme une mouche, très-bien ! avant les autres! Je crains davantage encore qu’on m’accuse de complicité s’il faisait quelque... bêtise à son père.

— Pourquoi t’accuserait-on de complicité?

— Mais parce que je lui ai fait savoir en secret... les signaux.

— Quels signaux ? Que le diable t’emporte ! parle donc clairement I

— Je dois avouer, traîna Smerdiakov avec une tranquillité pédantesque, qu’il y a un secret entre moi et Fédor Pavlovitch. Depuis quelques jours, vous savez cela, il s’enferme à l’intérieur dès que la nuit tombe. Vous rentrez de bonne heure . vous montez chez vous et vous ne savez peut-être pas avec quel soin il se barricade pour la nuit. Grigory lui-même ne pourrait se faire ouvrir qu’en faisant reconnaître sa voix. Mais Grigory ne vient pas. C’est moi maintenant qui sers Fédor Pavlovitch. Donc, il s’enferme, et moi, d’après ses ordres, je passe la nuit à l’office. Il m’est défendu de m’endormir avant minuit : il faut que je surveille ce qui se passe dans la cour pour voir si Agrafeana Alexandrovna ne vient pas, car Fédor Pavlovitch est fou d’attente. « Dès qu’elle viendra, accours et frappe à la porte ou à la fenêtre avec la main , doucement les deux premières fois , puis trois fois plus vite , toc, toc, toc. J’ouvrirai. » Nous avons un autre signal pour les cas extraordinairt^s : deux fois vite, toc, toc, puis, après un silence, une fois fort. Si donc Agrafeana Alexan- drovna venait et si elle était enfermée avec Fédor Pav- lovitch, il faudrait absolument, au cas où Dmitri Fédoro- vitcli arriverait alors, donner le signal, le signal que Fédor Pavlovitch croit connu de lui et de moi seulement : or ce signal est connu de Dmitri Fédorovitch.

— Pourquoi? C’est toi qui le lui as appris? Comment as-tu osé ?

— Parce que j’ai peur de lui , et pour qu’il sache que je ne le trompe pas.

— Eh bien ! si tu penses qu’il veuille entrer en se servant de ce signal, empèche-le I

— Et si j’ai ma crise? En admettant que j’ose l’empêcher : car il est si violent !...

— Que le diable t’emporte ! Pourquoi es-tu si sûr que tu auras ta crise demain ? Tu te moques de moi !

— Comment oserais-je me moquer de vous! Est-ce le moment de rire? J’ai un pressentiment, voilà tout.

— Si tu es couché, c’est Grigory qui veillera. Préviens- le, il ne laissera pas entrer.

— Mais je n’ose pas dire à Grigory ce secret sans la per- mission du barine ! Et puis Grigory est malade et Marfa Ignatievna lui prépare sa potion, un très-ancien remède, une sorte de liqueur dont elle a le secret, très- forte, faite d’une herbe inconnue. Elle donne ce remède à Grigory trois fois par an : elle prend une serviette, l’imprègne de cette liqueur et lui frictionne le dos pendant une demi-heure , jusqu’à ce qu’il en ait la peau rougie et même gonflée. Et ce qui reste dans le verre, elle le lui fait boire, tout en priant pour lui. Elle en prend elle-même un peu. Et tous deux , en gens qui ne boivent jamais , tombent sur place et s’endorment pour très-longtemps. A leur réveil , Grigory est rétabli et Marfa Ignatievna a mal à la tête. Donc, si demain Marfa Ignatievna donne ce remède à Grigory, ils ne pourront entendre Dmitri Fédorovitch et le laisseront entrer, parce qu’ils dormiront.

— Que chantes-tu là ? Tout cela semble arrangé comme exprès : toi, tu auras ta crise; les deux autres seront sans connaissance ! Est-ce que tu ne désires pas, au fond?...

Ivan fronça les sourcils.

— Comment aurais-je pu arranger tout cela? Tout dépend de Dmitri Fédorovitch seul. S’il veut agir, il agira ; sinon, je n’irai pas le chercher pour le pousser chez son père.

— Mais pourquoi viendrait-il, si AgrafeanaÀlexandrovna, comme tu le dis toi-même, ne vient pas ? s’écria Ivan Fédorovitch pâle de colère. Tu dis toi-même que cette femme ne viendra pas chez lui, et moi j’ai toujours considéré comme imaginaires les espérances du vieux. Pourquoi donc Dmitri viendrait-il? Parle! je veux connaître le fond de ta pensée.

— Mais vous pouvez comprendre vous-même pourquoi il viendra. A quoi bon ici ma pensée ? Il viendra par méchanceté ou par défiance. Précisément parce que je serai malade, il viendra pour voir par lui-même. Puis, il sait très-bien que Fédor Pavlovitch a un paquet de trois mille roubles tout prêt, un paquet scellé de trois sceaux, noué d’un petit ruban et où est écrit de sa propre main : « Pour mon ange Grouschegnka, si elle veut venir. » Trois jours après, il a ajouté : « Pour mon petit poulet. »

— Quelles inepties! cria Ivan Fédorovitch hors de lui. Dmitri ne tuera pas son père pour le voler! Il aurait pu le

tuer hier, quand il cherchait Grouschegnka chez lui

Il est fou... Mais il ne volera pas.

— Il a besoin d’argent, un extrême besoin, Ivan Fédo- rovitch. Vous ne pouvez savoir à quel point il en a besoin, dit tranquillement Smerdiakov. D’ailleurs, il considère ces trois milleroubles comme sa propriété. Si Agrafeana Alexan- drovna y consent, Fédor Pavlovitch l’épousera. Son amant, le marchand Samsonov, lui dirait « que ce ne serait pas béte ». Et certes, elle préférera le père au fils, qui n’a pas d’argent. Donc, si Fédor Pavlovitch épouse Agrafeana Alexandrovna, ni à Dmitri Fédorovitch , ni à vous, nia Alexey Fédorovitch il ne restera un rouble h la mort de votre père ; si , au contraire, votre père meurt mainte- nant, rien de tout cela n’arrivera; vous aurez chacun quarante mille roubles tout de suite, puisqu’il n’a pas encore fait son testament... Dmitri Fédorovitch sait tout cela pertinemment...

Le visage d’Ivan Fédorovitch se contracta. Il rougit.

— Pourquoi donc me conseilles-tu de partir ? Que veux-tu dire par là ? Quand je serai parti, ici, chez nous, il se passera quelque chose…

Il haletait.

— Parfaitement, dit d’un ton posé Smerdiakov, en regardant fixement Ivan Fédorovitch.

— Comment, parfaitement ? dit Ivan Fédorovitch faisant effort pour se contenir et les yeux pleins de menaces. — C’est par pitié pour vous que je dis cela. Moi, à votre place, j’abandonnerais tout, répondit Smerdiakov avec désinvolture.

Un silence.

— Tu m’as l’air d’être un fameux idiot, et certainement... tu es le dernier des misérables!...

Il se leva, fit quelques pas. Mais tout à coup il s’arrêta et revint à Smerdiakov. Alors se passa quelque chose d’étrange : Ivan Fédorovitch se mordit les lèvres, serra les poings et peu s’en fallut qu’il se jetât sur Smerdiakov. L’autre s’en aperçut, tressaillit et fit un bond en arrière. Mais Ivan Fédorovitch se dirigeait déjà vers la porte.

— Je pars demain pour Moscou, si tu veux le savoir, au point du jour, voilà tout ! cria-t-il avec rage.

Par la suite , il s’étonna d’avoir dit cela à Smerdiakov.

— C’est ce que vous avez de mieux à faire, repartit l’autre, comme s’il ne trouvait rien de surprenant dans le langage d’Ivan. Seulement, peut-être pourrait-on vous rappeler de Moscou ici par télégramme , dans un cas extraordinaire.

Ivan Fédorovitch se retourna de nouveau vers Smerdiakov : un changement soudain s’était produit en lui ; toute sa nonchalante familiarité avait disparu ; tout son visage exprimait une attente et une attention extrêmes , mais comme soumises. « N’ajouteras -tu rien? » lisait-on dans son regard, qui dévorait Ivan Fédorovitch.

— Et de Tchermachnia, ne pourrait-on m’appeler aussi dans quelque cas extraordinaire ? hurla Ivan Fédorovitch.

— A Tchermachnia aussi... on pourra vous inquiéter... murmura Smerdiakov à demi-voix , sans cesser de regarder Ivan dans les yeux.

— Seulement, Moscou est loin, et Tchermachnia est près. Est-ce pour économiser l’argent du voyage, que tu insistes tant pour Tchermachnia ? ou me plains-tu d’avoir à faire un trop grand détour ?

— Justement… murmura Smerdiakov d’une voix hésitante, avec un sourire vil et en se disposant à se rejeter de nouveau en arrière.

Mais au grand étonnement de Smerdiakov, Ivan Fédorovitch éclata de rire. Il avait déjà franchi le seuil, et Smerdiakov l’entendait encore. Celui qui l’aurait vu en cet instant n’aurait pas pris ce rire pour un signe de joie. Mais lui-même n’aurait pu expliquer ce qu’il sentait. Il marchait machinalement…

VII

Il parlait de même.

Rencontrant Fédor Pavlovitch dans le salon, il lui cria aussitôt : « Je vais chez moi, et non pas chez vous… Au revoir ! » et il passa sans même regarder son père. Peut-être s’exagérait-il en ce moment son dégoût pour le vieux et ne s’en cachait-il pas assez. Cette insolence étonna Fédor Pavlovitch lui-même. Il avait pourtant quelque chose de très-pressé à dire à son fils et l’attendait même à cet effet. Mais, ainsi repoussé, il se tut et le suivit d’un regard ironicjue jusqu’à ce que Ivan eût disparu.

— Qu’a-t-il donc ? demanda-t-il vivement à Smerdiakov qui venait d’entrer. — Il est fâché, qui peut savoir pourquoi? répondit évasivement Smerdiakov.

— Au diable sa fâcherie ! Donne le samovar et va-t’en. Rien de neuf?

Et les questions dont Smerdiakov se plaignait recommencèrent. Quelques minutes après, toute la maison était fermée. Le vieillard se mit à marcher de long en large dans la chambre, en proie à toute la fièvre de l’attente, espérant les cinq coups convenus et regardant parfois les fenêtres sombres. Mais il ne voyait rien, que la nuit.

Il était déjà très-tard, Ivan ne dormait pas, il réfléchissait. Il sentait qu’il perdait toute notion exacte des choses. Il était torturé d’étranges désirs ; ainsi tout à coup, à plus de minuit, une force invincible le poussait à descendre, à ouvrir la porte, à entrer dans l’office pour battre Smerdiakov. Il n’eût pu dire pourquoi, sinon parce qu’il détestait ce domestique. D’autre part, une inexplicable, une vile timidité l’envahissait; ses forces physiques mêmes l’abandonnaient, la tête lui tournait. Son cœur se serrait, il haïssait tout le monde en cet instant, même Alioscha et même lui-même. Il ne pensait plus à Katherina Ivanovna. Il songeait : « Moscou ! Mais quelle sottise ! c’est une fanfaronnade, tu n’iras pas ! » Puis il sortit sur le palier et écouta Fédor Pavlovitch marcher; il l’écouta pendant cinq longues minutes, avec une anxiété poignante; son cœur battait, la respiration lui manquait...

Tout s’était tu. Vers deux heures, Fédor Pavlovitch s’était couché. Ivan aussi se coucha et s’endormit d’un sommeil pesant, sans rêves. Il se réveilla à sept heures. En ouvrant les yeux, il se sentit une énergie extraordi naire, se leva vivement, s’habilla et se mit à boucler sa malle. Quand tout fut prêt, — c’était neuf heures, — Marfa Ignatievna vint lui demander s’il prendrait le thé chez lui, ou s’il descendrait.

Il descendit, presque joyeux, quoiqu’il y eût dans ses gestes quelque chose de fébrile. En saluant son père, il lui demanda de ses nouvelles et lui déclara, sans attendre sa réponse, qu’il partait dans une heure pour Moscou. Le vieux ne manifesta aucun étonnement, négligea même de se chagriner par convenance à propos de ce départ.

— Ah ! voilà comme tu es 1 Tu ne m’as pas dit cela hier. N’importe! Veux-tu me faire un plaisir? Passe par Tcher- machnia. Cela ne fera pas un grand détour.

— Permettez, je ne puis. Il y a quatre-vingts verstes jus- qu’au chemin de fer, et le train de Moscou part à sept heures du soir. J’ai juste le temps.

— Eh bien, tu iras demain ou après-demain. Aujourd’hui va à Tcliermachnia. Qu’est-ce que cela te fait? Je serai plus tranquille. Si je n’avais pas alîaire ici, j’irais moi- même, c’est très -pressé. Mais tu sais qu’il se passe ici des choses... Vois-tu, j’ai là-bas un bois à vendre. Un maichand ofl’re onze mille roubles. On m’écrit qu’il ne passera qu’une semaine à Tchermachnia, Tu irais négocier la chose avec lui .

— Eh bien, écrivez à votre correspondant, ils s’enten- dront ensemble.

— Mon correspondant ne saura pas; c’est un pope, il ne connaît rien aux alTaires. Il faut du nez là dedans, I marchand est un coquin !

— Mais, moi non plus, je n’entends rien à ces sortes d’affaires. — Au contraire, tu peux me servir à merveille, je vais l’expliquer...

— Eh! je n’ai pas le temps, laissez-moi.

— Eh ! Ivan, rends-moi ce service, je m’en souviendrai. Mais vous êtes sans cœur, tous ! Qu’est-ce que cela peut te faire, un jour ou deux? Où vas-tu? A Moscou? BastI Moscou ne va pas s’écrouler! J’aurais bien envoyé Alioscha, mais il est trop jeune...

— Alors vous me poussez vous-même à cette maudite Tchermachnia, dit Ivan avec un sourire mauvais.

Fédor Pavlovitch ne remarqua pas. ou ne voulut pas remarquer ce jeu de physionomie.

— Tu y vas ! Tu y vas ! Je vais te donner tout de suite un mot d’écrit.

— Je ne sais pas si jirai, je déciderai tout cela en route.

— Pourquoi, en route? Décide-toi tout de suite, mon ami...

Le vieux était plein de joie. Il écrivit aussitôt un billet, envoya chercher les chevaux. Puis on servit à manger. Fédor Pavlovitch était ordinairement expansif dans ses moments de joie. Mais, cette fois, il semblait se contenir : pas un mot à propos de Dmitri Fédérovitch, ni à propos du départ de son second fils. « Je le gênais », pensait Ivan.

En accompagnant son fils, le vieux s’agita comme s’il eût voulu se jeter à son cou. Mais Ivan lui tendit la main, pour prévenir cette étreinte. Le vieux comprit.

— Avec Dieu ! avec Dieu ! répétait-il du haut du perron. Tu reviendras! Je serai toujours heureux de te revoir. Que le Christ soit avec toi !

Ivan Fédérovich monta en voiture. — Adieu, Ivan! Ne garde pas mauvais souvenir de moi, lui cria son père pour la dernière fois.

Tous sortirent pour les derniers adieux, Smerdiakov, Marfa et Grigory. Ivan leur donna dix roubles à chacun. Smerdiakov accourut pour ranger le tapis.

— Vois-tu... je pars pour Tchermachnia... dit tout à coup Ivan, avec un sourire « inégal > .

— C’est qu’on dit vrai : il y a plaisir à parler avec un homme intelligent, répondit Smerdiakov en le regardant bien en face.

La voiture partit. Ivan regardait avec avidité les champs, les collines, les arbres, les bandes d’oies sauvages dans le ciel clair. Il éprouva un singulier bien-être. La pensée d’Alioscha, puis celle de Katherina Ivanovna lui revin- rent : il sourit doucement, souffla sur ces fantômes chers et ils s’évanouirent, t Plus tard », pensa-t-il.

Les chevaux allaient vite. On brûla un relai.

  • Il y a plaisir à parler avec un homme intelligent? Que

signifie... » Sa respiration devint pénible.

€ Pourquoi lui ai-je dit que j’allais à Tchermachnia ? »

Au relai suivant, il descendit. Il était encore à douze verstes de Tchermachnia.

— N’allons pas à Tchermachnia, frères, dit-il aux yamt- chiks; pourrais-je encore être à sept heures à la gare?

— Tout juste. Faut-il atteler?

— Attèle! Quelqu’un de vous irâ-t-il à la ville, demain?

— Oui, Mitri.

— Ne peux-tu pas, Mitri, me rendre le service d’aller chez mon père, Fédor Pavlovitch Karamazov, pour lui dire que je ne suis pas allé à Tchermachnia? — Pourquoi pas? Nous connaissons Fédor Pavlovitch depuis longtemps.

— Eh bien, voici un pourboire, car, peut-être oublierait-il de t’en donner, dit Ivan en riant.

— Merci, barine, je ferai votre commission...

A sept heures, Ivan montait en wagon. — Pour Moscou!

« Arrière tout le passé ! Que je n’en entende plus parler ! Dans un nouveau monde, vers un nouveau ciel, sans tourner la tète ! »

Mais son âme était pleine de tristesse. Il passa la nuit à réfléchir. Le train volait et,, le matin seulement, en arrivant à Moscou, Ivan reprit ses esprits.

t Je suis un misérable » I se dit-il.

Fédor Pavlovitch, resté seul, se sentit très-heureux. Il était en train de boire du cognac, quand se passa une chose très-désagréable pour tout le monde, et surtout pour lui : Smerdiakov tomba sur l’escalier de la cave. Par bonheur, Marfa Ignatievna l’entendit à temps et reconnut son cri d’épileptique. On le trouva au fond de la cave, dans d’hor- ribles convulsions, l’écume aux lèvres. On appela les voisins et on le relira avec peine. Fédor Pavlovitch, tout effrayé, aidait lui-même. Le malade ne revenait pas à lui. La crise cessa, puis recommença. C’était comme l’année précédente, lors de sa chute au grenier. On envoya chercher le médecin, qui arriva aussitôt. En examinant le malade, il conclut que c’était une crise extraordinaire, qu’il y avait du danger, que, pour le moment, il n’y comprenait rien, mais que, le lendemain matin, si le remède n’avait pas agi, il essayerait d’un autre traitement. On porta le malade à l’office, dans une petite chambre à côté de celle de Grigory et de Marfa Ignatievna.

Vers le soir, un nouvel ennui. Grigory, indisposé depuis deux jours, s’alita.

Fédor Pavlovitch but son thé et s’enferma. Il était dans une grande agitation. C’était précisément ce soir-là qu’il comptait sur la visite de Grouchegnka. Du moins, Smerdiakov lui avait assuré, le matin même, qu’elle avait promis de venir. Le cœur du vieillard battait violemment. Il allait çà et là dans ses pièces vides, écoutant, épiant. Il était sur ses gardes, car Dmitri Fédérovitch pouvait le surveiller, et quand Grouchegnka frapperait à la fenêtre, — car Smerdiakov avait assuré à Fédor Pavlovitch qu’elle connaissait ce signal, — il faudrait se hâter d’ouvrir, pour ne pas la laisser dans le vestibule, de peur qu’elle prît peur. Il était très-inquiet, Fédor Pavlovitch. Mais, jamais il n’avait joui d’une espérance aussi douce, aussi voluptueuse. « Ce n’était plus une espérance : il était presque sûr que, cette fois-ci, elle viendrait ! »

  1. Populaire, pour avocat.
  2. Serf pris au service particulier du seigneur.
  3. Domesticité.