Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre VI


TROISIÈME PARTIE


LIVRE III

ALIOSCHA.

I

Alioscha, en entrant dans la cellule du starets, s’arrêta stupéfait. Au lieu du moribond, peut-être du mort qu’il craignait de voir, il l’aperçut assis dans un fauteuil, très-fatigué, mais la physionomie respirant la gaieté et la fermeté. Il causait avec des visiteurs. Il n’était levé que depuis un quart d’heure. Les visiteurs avaient attendu son réveil, le Père Païssi leur ayant assuré que « le maître » se lèverait certainement et s’entretiendrait avec « ceux qu’il aimait », comme il l’avait lui-même annoncé le matin… Sa fin survint d’une manière très-inattendue. Certes, tous ses amis savaient que l’événement était proche, mais il n’auraient pu croire que cela dût être si soudain, ayant vu le saint vieillard, quelques instants auparavant, si dispos, si animé. Ils espéraient un changement favorable, au moins un mieux de quelque durée. Cinq minutes encore avant sa mort, on ne se doutait de rien. Mais il sentit tout à coup une douleur aiguë dans la poitrine, pâlit et appuya ses mains sur son cœur. Tous l’entourèrent aussitôt, et lui, souriant au milieu de ses souffrances, glissa de son fauteuil, se mit à genoux, baissa la tète jusqu’au sol, étendit les mains et, baisant la terre et priant, rendit doucement, joyeusement son âme à Dieu.

La nouvelle se répandit aussitôt dans le monastère. Les plus intimes amis du mort et ceux que leurs dignités rap- prochaient le plus de lui lui rendirent les derniers devoirs, selon de très-anciens usages. Les autres Pères se réunirent dans la chapelle.

Avant le jour la nouvelle était connue dans la vilK’. C’était le sujet de toutes les conversations. Dès le matin, on accourut en foule au monastère.

Ici survint un événement extraordinaire. Le corps du saint se décomposa avec une rapidité anormale, dès l’après- midi. On ne manqua pas de dire que l’esprit du mal s’était emparé de lui. Les Pères se rappelaient entre eux les innovations du staretsdans l’administration des sacrements, en particulier de la confession, qu’il faisait faire devant lui en commun et à voix haute. Mais la foule espérait que l’illustre défunt serait plus longtemps que les simples mortels respecté par les lois ordinaires de la nature. Cette déception fut prescjue un scandale. Alioscha, plus que per- sonne, était douloureusement impressionné.

« Comment ! celui qui devait être élevé au-dessus de tous les hommes, celui-là, au lieu de la gloire qui lui était due, était renversé, déchu de sa grandeur! Pour- quoi ? » Cette question le troublait. Il ne pouvait supporter cet affront infligé au juste entre les justes et ce reniement de la foule légère qu’il avait dominée de si haut. Qu’aucun miracle ne se soit produit, que l’attente générale ait été trompée, passe encore! Mais pourquoi cette honte, cette « décomposition précipitée », comme disaient les méchants moines, « qui devance la nature? Où est donc la Providence ? Où est sa main en tout ceci »? et le cœur d’Alioscha saignait. Ce qui était frappé en lui, c’était son amour pour son vénérable maître. De tristes idées se faisaient jour dans son esprit. Il se ressouvenait encore avec douleur de sa conversation avec son frère Ivan. Non pas que le fondement même de ses croyances fût ébranlé: il aimait toujours Dieu, mais il lui adressait de muets reproches. Une sorte de rage montait en lui et prenait le dessus parmi tous ses sentiments.

La nuit était proche. Rakitine, qui entrait dans le petit bois, aperçut Alioscha sous un arbre, étendu la face contre terre, immobile. Il vint à lui, l’appela.

— C’est toi, Alexey?... Est-ce toi qui...

Il n’acheva pas, il voulait dire : « Est-ce toi qui te laisses si aisément et si profondément décourager? »

Alioscha ne leva pas la tète, mais Rakitine, à un certain mouvement, comprit qu’il avait été entendu.

— Qu’as-tu donc? continua-t-il.

Un sourire ironique plissait ses lèvres.

— Écoute! je te cherche depuis plus de deux heures! Que fais-tu donc ici ? Regarde-moi, au moins !

Alioscha leva la tète, s’assit contre l’arbre. Il ne pleurait pas, mais son visage trahissait une grande souffrance; il avait dans le regard l’éclair d’une irritation profonde.

— Comme tu as le visage changé! Tu as perdu ta fameuse sérénité... Quelqu’un t’aurait-il offensé?

— Laisse-moi, dit Alioscha sans le regarder, et avec un geste désespéré.

— Oh ! oh ! comme nous sommes ! Voilà que nous crions comme les autres mortels, nous, un ange! Tu m’étonnes, Alioscha, je te le dis franchement.

Alioscha le regarda enfin, mais d’un air distrait.

— Est-ce vraiment parce que ton vieillard pue, que tu es- dans cet état? Croyais-tu donc vraiment qu’il allait faire des miracles ?

— Je le croyais, je le crois et je veux le croire, et je le croirai toujours ! s’écria Alioscha furieux. Que veux-tu de plus ?

— Rien du tout, mon petit pigeon. Que diable ! Mais les écoliers de treize ans n’y croient plus ! Du reste, ça m’est égal. Alors te voilà fâché avec le hon Dieu, hein? On ne l’a pas traité comme son grade le méritait? On \\o l’.i pas décoré ? Eh! vous autres !...

Alioscha regarda Rakitine en fermant à demi ses yeux où passait un nouvel éclair. Mais ce n’était pas contre Rakitine qu’il était irrité.

— Je ne me révolte pas contre Dieu. Mais je n’accepte pas son univers, dit-il avec un sourire gêné.

— Comment ? tu n’acceptes pas son univers ? dit Rakitine songeur. Quelle est cette lubie ?

Alioscha ne répondit pas.

— Laissons là ces bêtises. Au fait! — As-tu mangé aujourd’hui ? — Je ne me rappelle pas, je crois avoir mangé.

— Il faut reprendre des forces; tu as le visage défait, tu fais pitié. On m’a dit que tu n’as pas dormi de la nuit. Il y a eu « scéance » chez vous ? Et puis toutes ces céré- monies, ces manigances... Il faudrait au moins manger quelques racines... ou quelques sauterelles... Attends, j’ai un saucisson dans ma poche. Mais tu n’en voudras peut- être pas ?

— Donne.

— Hé ! hé 1 Alors c’est la révolution complète, les bar- ricades? Très-bien, viens chez moi, je boirais volontiers un coup de vodka ; je suis très-fatigué. Bien sûr, tu n’iras pas jusqu’à la vodka? Qui sait pourtant?

— Donne toujours.

— Hé I hé 1 voilà qui est étrange ! N’importe, le saucisson et la vodka ne sont pas à dédaigner.

Alioscha se leva sans parler et suivit Rakitine.

— Si ton frère Vagnetchka te voyait, c’est lui qui serait étonné! A propos, sais-tu qu’il est parti ce matin pour Moscou ?

— Je le sais, dit Alioscha d’un ton indifférent.

— Encore à propos... j’ai écrit à la Khokhlakov l’affaire du starets. Elle m’a répondu « qu’elle ne se serait jamais attendue à cela de sa part » . Elle est irritée, comme toi. Sais-tu, dit-il tout à coup d’une voix insinuante, où nous ferions bien d’aller?

— Où tu voudras.

— Allons chez Grouschegnka, hé? veux-tu ? dit Rakitioe tout tremblant d’attente.

— Soit, dit Alioscha tranquillement. 278 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Cette réponse était si inattendue pour Rakitine qu'il fît un bond en arrière. Il saisit la main d'Alioscha et l'entraîna rapidement, craignant qu'il changeât de résolution. C'était beaucoup moins pour plaire à Grouschegnka que dans un double but qu'il agissait de la sorte : d'abord il se délectait d'avance à la pensée de voir un « juste » tomber, puis il y avait un intérêt matériel : Grouschegnka lui avait pro- mis une certaine somme, s'il parvenait à lui amener Alioscha.

��Il

��Grouschegnka venait de recevoir la lettre par laquelle le capitaine polonais, son amant, — dont nous avons entendu parler chez Kathcrina Ivanovna, — avertissait de sa pro- chaine arrivée son ancienne maîtresse. Cet homme, après avoir abandonné Grouschegnka, s'était marié, et elle avait été longtemps sans rien savoir de lui. Mais il était devenu veuf et, ayant appris que Grouschegnka avait amassé un certain capital, il s'était décidé à l'épouser. Grouschegnka, tout à l'aise qu'elle fût, vivait simplement, servie par deux bonnes, une vieille femme et une jeune fille. Elle devait partir le soir de ce même jour pour Mokroïé, un village des environs, le même où elle avait t fait la fête » avec Dmilri : c'était là que l'attendait le capitaine.

Les deux jeunes gens la trouvèrent dans son salon, étendue sur deux grands coussins, les mains sous la tète,

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 279

immobile. Elle portait une robe de soie noire et, sur les épaules, un fichu en dentelle qui lui seyait à ravir, épingle d'une broche en or massif. Elle semblait attendre quel- qu'un. Son visage était pâle, ses lèvres brûlantes, elle frappait du bout de son pied droit le bras du divan. Du vestibule ils l'entendirent demander d'une voix épeurée : « Qui est là? — Ce n'est pas lui ». dit la jeune bonne.

« Qu'y a-t-il donc »? se demandait Rakitine en introdui- sant Alioscha dans le salon. Grouschegnka s'était levée, le visage encore pâle de peur. Une épaisse natte de ses che- veux pendait en dehors du fichu et tombait sur son épaule droite. Elle n'y prit pas garde et n'arrangea pas sa coiffure avant d'avoir reconnu les visiteurs.

— Ah! c'est toi, Rakitkal Comme tu m'as fait peur! Avec qui es-tu ? Seigneur ! Ah I tu me l'amènes ? s'écria- t-elle en apercevant Alioscha.

— Fais-nous donc apporter de la lumière, dit Rakitine de l'air d'un familier.

— Certainement!... Fénia, des bougies!... Tu prends bien ton temps pour me l'amener !

Elle se tourna vers la glace et se mit à ranger ses che - veux. Elle semblait mécontente.

— Je tombe mal', hein? demanda Rakitine comme piqué.

— Tu m'as effrayée, voilà tout, dit Grouschegnka en se retournant avec un sourire vers Alioscha. N'aie pas peur de moi, mon cher petit Alioscha. Je suis enchantée de te voir. Je croyais que c'était Mitia qui enfonçait la porte. Vois-tu, je l'ai trompé tout à l'heure et il m'a juré qu'il me croyait, mais je le trompais : je lui ai dit que j'allais chez mon vieux faire des comptes, toute la soirée durant.

�� � 280 LES FRÈRES KARAMAZOV.

(Je vais chez lui toutes les semaines pour faire ses comptes.) Mitia l'a cru. Mais je suis rentrée aussitôt. J'attends une nouvelle. Comment Fénia vous a-t-elle laissés entrer. Fénia, hé ! cours à la porte cochère et regarde si Dmitri Fédo- rovitch n'est pas caché quelque part. J'ai mortellement peur dé lui.

— H n'y a personne, Agrafeana Alexandrovna. J'ai regardé. J'ai peur, moi aussi.

— Et les volets sont ils fermés? Baisse aussi les rideaux. Il verrait la lumière. Je crains aujourd'hui surtout ton frère Mitia, Alioscha.

Grouschegnka parlait très-haut, avec une intense expression d'inquiétude.

— Et pourquoi le crains-tu tant aujourd'hui? demanda Rakitine. Tu ne le crains pas tant d'ordinaire, tu le fais tourner comme tu veux.

— Je te dis que j'attends une nouvelle que Mitegnka ne doit pas connaître.

— Pourquoi es-tu si belle aujourdimi ?

— Tu est trop curieux, Rakitine! Je te dis que j'attends une nouvelle ; quand elle sera venue je m'envolerai, tu ne me verras plus. C'est pour cela que je me suis faite si belle.

— Et où t'envoleras-tu?

— Si tu en savais trop, tu vieillirais trop vite '.

— Vois-tu comme elle est gaiel... Je ne l'ai jamais vur ainsi...

— Mais pourquoi te parlerais-je, quand j'ai pour hôte un prince... Alioscha, mon cher petit Alioscha, je n'en crc.

1. Locution russu.

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pas mes yeux. Je n'aurais jamais cru que tu serais venu. Le moment est mauvais, mais je suis contente tout de même. Assieds-toi sur le divan, ici, mon jeune astre. Eh! Rakitka, que n'es-tu venu hier plutôt î Enfin, je suis contente tout de même. Peut-être cela vaut -il mieux ainsi.

Elle s'assit près d'AUoscha et le regarda avec joie. Elle était sincèrement heureuse. Ses yeux brillaient, elle sou- riait. AUoscha ne s'attendait pas à une aussi bonne récep- tion,

— Dieu! qu'il se passe des choses extraordinaires aujourd'hui ! Que je suis heureuse ! D'ailleurs je ne sais pourquoi.

— Comme si tu ne le savais pas ! dit Rakitine en sou- riant. Tu avais une raison pour me répéter sans cesse : Amène-le ! amène-le !

— Oui, j'avais un but. mais ça m'a passé... Ce n'est plus le moment... Assieds-toi donc aussi, Rakitka. Je me sens très-bonne aujourd'hui. Pourquoi donc es-tu si triste, Alioscha? As-tu peur de moi?

— lia un chagrin. On n'a pas accordé le grade...

— Quel grade ?

— Son vieillard pue.

— Comment? il pue? Quelle bêtise! Tu dis toujours des saletés... Tais-toi, imbécile! Alioscha, laisse-moi m'asseoir sur tes genoux, comme cela.

Elle se leva en riant, sauta sur les genoux d'AUoscha comme une chatte amoureuse, en enlaçant son cou ten- drement.

— Je vais te faire passer ton chagrin, mon petit dévot.

16.

�� � 182 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Me perinets-tu réellement de rester sur tes genoux? Si cela te déplaît, je vais me lever.

Alioscha se taisait. Il n'osait bouger. Il ne répondait pas, il était comme paralysé. Mais ce n'était pas la sensation qu'on aurait pu prévoir et que supposait Rakitine, qui l'observait avec sensualité. La tristesse dont son âme était pleine submergeait toutes ses sensations et, s'il avait pu se rendre compte de son état, il aurait compris lui-même qu'il était inaccessible à toute séduction. Néanmoins la nouveauté même d'une telle impassibilité l'étonnait. Cette femme, cette» terrible »femme,non-seulement ne l'effrayait pas, lui qu'auparavant l'idée même de la femme épouvan- tait, mais lien avait une sorte de curiosité extraordinaire.

— Soyons sérieux ! dit Rakitine. Donne-nous du Cham- pagne. Tu sais que tu me le dois.

— C'est vrai. Tu sais^ Alioscha, que je lui ai promis du cliampagne par-dessus le marché, s'il t'amenait. Fénia, apporte la bouteille que Mitri a laissée. Je suis triste... Mais n'importe! Je vais vous faire servir du Champagne 1 Pas pour toi, Rakitine, tu n'es qu'un champignon 1 Mais pour lui ! J'ai autre chose en tête; mais n'importe, je veux boire avec vous.

— Mais quelle est donc cette nouvelle? demanda Raki- tine. C'est un secret ?

— Ce n'est pas un secret. D'ailleurs, tu es au courant... f Mon officier » arrive.

— J'ai entendu dire cela. Mais est-il déjà si près?

— 11 est maintenant à Mokroïe. Il doit m'eiivoyer un exprès. Je viens de recevoir une lettre. J'attends la voiture.

— Et pourquoi à Mokroïe?

�� � LES FRÈRES KARAMAZOV. 283

— Ce serait trop long à raconter. Tu en sais assez.

— Et Mitegnka! S'il le savait! Le sait-il?

— Pas du tout. Il me tuerait. Mais je n'ai plus peur de lui. Tais-toi, Rakitka, ne me parle pas de lui. Il m'a fait trop de mal. D'ailleurs je ne veux penser qu'à Alioschegnka et ne regarder que lui. Ris donc un peu, mon chéri. Égaye-toi un peu pour me faire plaisir ! Ah ! il a souri ! il a souri! Vois comme il me regarde gentiment! Sais-tu, Alioscha? Je te croyais fâché contre moi à cause de ce qui s'est passé avant-hier chez cette barichnia. J'ai agi en chienne! Seulement, je ne regrette rien. C'était bien et mal à la fois, continua-t-elle d'un air rêveur.

Un méchant sourire lui vint aux lèvres.

— Mitia m'a dit qu'elle criait : Il faut la fouetter! Dieu! que je l'ai offensée! Elle Aoulait me vaincre. Hé! hé! Nous avons pris le chocolat ensemble... Elle pensait me séduire... Mais tout cela est très-bien, ajouta-t-elle en sou- riant. Je crains seulement que tu en aies été fâché...

— En effet, dit Rakitine avec un réel étonnement, elle te craint, toi, le petit poussin.

— Le petit poussin!... Pour toi peut-être, Rakitine, parce que tu n'as pas de conscience. Moi, je l'aime. Me crois-tu, Alioscha? Je t'aime de toute mon âme.

— Ah ! l'effrontée ! Mais c'est une déclaration !

— Eh bien ! c'est comme ça !

— Et l'officier? et la bonne nouvelle de Mokroïe ?

— C'est une autre affaire!

— Logique de baba !

— Ne me mets pas en colère, Rakitka. Je te dis que c'est une autre affaire. C'est vrai, Alioscha, que j'ai eu à

�� � ton sujet des pensées mauvaises ! Je suis vile, ardente, et parfois pourtant, Alioscha, je te regardais comme une conscience vivante et je me disais : « Comme un tel homme doit me mépriser ! » J’y pensais avant-hier en me sauvant de chez la barichnia. Mitia le sait, je le lui ai dit et il me comprend…]

Fénia entra, posa sur la table un plateau contenant une bouteille et trois verres pleins.

— Voilà le Champagne ! s’écria Rakitine.

Il s’approcha de la table, prit un verre, le vida et le remplit de nouveau.

— Ces occasions-là sont rares, dit-il. Allons, Alioscha, prends ton verre et bois. Mais à qui boirons-nous ? Aux portes du paradis ! Prends aussi ton verre, Grouschka, buvons tous aux portes du paradis.

— Qu’est-ce que c’est que tes portes du paradis ?

Elle prit son verre, Alioscha fit comme elle, trempa ses lèvres dans le vin et reposa le verre.

— Non, j’aime mieux ne pas boire, dit-il avec un doux sourire.

— Ah ! ah ! il se vantait, cria Rakitine.

— Moi non plus, alors ! dit Grouschegnka. Bois tout seul, Rakitka. Si Ahoscha ne boit pas, je ne boirai pas.

— Ah ! voilà les sentimentalités qui commencent ! et pourtant elle est assise sur ses genoux !… Admettons, il a un chagrin, lui ; mais toi, qu’as-tu ? Lui, il est révolté contre Dieu ; il allait, parole ! manger du saucisson !

— Pourquoi donc ?

— Son starets est mort aujourd’hui, le starets Zossima, le saint homme… LES FRERES KARAMAZOV. 285

— Le starets Zossima est mort ? s'écria Grouschegnka. Et moi qui l'ignorais!

Elle fit le signe de la croix.

— Seigneur! et moi qui reste sur ses genoux! s'écria- t-elle avec une subite épouvante.

Elle se leva vivement et s'assit sur le divan. Alioscha la regarda avec surprise et reprit son air tran- quille.

— Rakitine, dit-il tout à coup d'une voix ferme, ne m'irrite pas en disant que je suis révolté contre Dieu! Je ne veux pas avoir de mauvais sentiments contre toi, sois donc meilleur, toi aussi. J'ai perdu tout ce que j'aimais aujourd'hui, tu ignores cela, tu ne peux me comprendre. Regarde-la, elle, vois comme elle est douce pour moi... En venant ici, je craignais d'y rencontrer une âme méchante, et c'est cette pensée qui m'a amené, car j'étais moi-même dans de mauvaises dispositions. Mais j'ai trouvé une véri- table sœur, une âme aimante, un trésor...

Les lèvres d' Alioscha tremblaient, il était oppressé. Il se tut.

— Ah! vraiment! s'écria Rakitine avec ironie, elle t'a sauvé, n'est-ce pas? Mais elle voulait te manger, ne le sais-tu pas?

— Assez, Rakitka, s'écria Grouschegnka, taisez-vous tous deux. Tais-toi, Alioscha, tes paroles me font honte. Tu te trompes sur moi : je suis une méchante créature. Mais tais-toi aussi, Rakitka, lu mentais... Je pensais le manger, en effet, mais c'est loin. Que je ne t'entende plus dire cela, Rakitka, dit Grouschegnka avec une émotion profonde.

�� � 286 LES FRÈRES KARAMAZOV.

— Fous! murmura Rakitine en les regardant tous deux. Il me semble être dans une maison de santé ! Us vont pleu- rer tout à l'heure, bien sûr.

— Oui, je pleurerai! oui je pleurerai! dit Grouschegnka, il m'a appelée sa sœur, je ne l'oublierai jamais. Écoute, Alioscha, je veux te faire ma confession. Je désirais tant te voir que j'ai promis à Rakitka vingt-cinq roubles s'il parvenait à t'amener... Attends, Rakitka.

Elle courut à un petit bureau, y prit vingt-cinq roubles.

— Tiens, Rakitka, voici ce que je te dois. Tu ne le refuseras pas, tu l'as demandé toi-même.

Et elle lui jeta le billet.

— Certes non, je ne refuserai pas, dit Rakitka d'une voix rauque, déguisant habilement sa confusion sous des dehors de cynisme. Cela peut servir, c'est aux sots à nourrir les habiles.

— Tais-toi, je ne te parle plus. Tu ne nous aimes pas...

— Pourquoi vous aimera is-je?

— Pour rien, comme Alioscha... Grouschegnka se détourna de Rakitine.

— Oui, je voulais te manger, reprit-elle. J'avais peur de toi et je me disais : « Mangeons-le, puis rions de lui. » Voilà la vilaine bête que tu as traitée de soeur. Mais mon amant revient, j'attends de ses nouvelles. Il y a cinq ans, quand mon vieux marchand Kouzma m'a prise avec lui, je fuyais le monde. Je maigrissais de chagrin, pleurant toujours et me disant : « Où est-il maintenant, celui que j'aimais? Il rit de moi avec une autre ! Oh ! si je le retrouve, je saurai bien me venger! » Dans ce but, j'ai amassé de l'argent, mon cœur s'est desséché et mon corps s'est engraissé. Mais

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me crois-tu devenue plus sage? Non. Personne au monde ne sait que, lorsque tombe la nuit, je pleure comme il y a cinq ans, je me désole toute la nuit en me répétant : fJe me vengerai! Je me vengerai I » Comprends -moi. Il y a quatre semaines, je reçois une lettre : il vient, il est veuf, il veut me voir 1 La respiration me manque, sei- gneur ! il n'a qu'à m'appeler et je ramperai vers lui comme un chien battu, comme une coupable ! Je n'y peux croire moi-même : suis-je donc tombée si bas? Irai-je à lui ou non? Et la colère me prend, une colère pire que ma fameuse colère d'il y a cinq ans. Vois-tu, Alioscha, comme je suis violente? Je me suis amusée de Mitia pour m'em- pècher d'aller voir l'autre. Et je restais ici, avant votre arrivée, à penser à mon avenir, et tu ne peux savoir quel poids j'avais sur le cœur. Oui, Alioscha, dis à la barichnia de me pardonner. . . Personne ne sait dans quel état je suis maintenant, personne ne peut le savoir. Peut-être irai-je chez lui avec un couteau, mais je n'ai rien décidé en- core...

Grouschegnka ne pouvait se contenir. Elle se jeta contre le divan, la face dans les coussins et se mit à pleurer comme un enfant. Ahoscha se leva et se rapprocha de Rakitine.

— Mischa, dit-il, ne sois pas fâché! Elle t'a offensé, mais ne sois pas fâché! As-tu entendu ce qu'elle vient de dire ? Et en effet, on ne peut demander trop à une âme, il faut être miséricordieux...

AUoscha prononça ces paroles comme malgré lui. Il les aurait dites, eût-il été seul. Mais Rakitine le regarda ironi- quement.

�� � 288 LES FRÈRES KARAMAZOV.

— Tu es bourré de ton starets et tu le décharges sur moi, Alioschegnka, l'homme de Dieu, dit-il avec un sou- rire haineux.

— Ne ris pas, Rakitiue, ne parle pas du mort. Il est au- dessus de tous les vivants, s'écria Alioscha, les yeux pleins de larmes. Ce n'est pas un juge qui te parle. Je suis moi- même un accusé. Car que suis-je devant elle?... J'étais venu ici pour me perdre, par faiblesse : mais elle, après cinq ans de tortures, pour un mot sincère qu'elle entend, elle pardonne, elle oublie tout et pleure ! Son séducteur est revenu, il l'appelle, elle lui pardonne et court joyeu - sèment à lui. Car elle ne prendra pas de couteau, non! C'est une leçon pour nous, elle nous est supérieure... L'autre aussi, celle qu'elle a offensée avant-hier, pardon- nera quand elle saura tout.

Grouschegnka leva la tête et regarda avec un sourire ému Alioscha...

— Viens, Alioscha, assieds-toi ici et dis-moi... Elle lui prit la main et le regarda.

— Dis-moi, est-ce que je l'aime, mon séducteur, oui ou non? Je m'interrogeais ici dans l'obscurité 1 Est-ce que je l'aime? Décide, l'heure est venue, ce que tu diras sera vrai. Faut-il pardonner ?

— Mais tu as déjà pardonné !

— C'est vrai, dit Grouschegnka d'un air profond. lâche cœur ! Eh bien ! je vais boire à la lâcheté de mon cœur!

Elle prit un verre, le vida d'un trait et le brisa par terre . Un rictus cruel lui plissa les lèvres.

— Peut-être n'ai-je pourtant pas réellement pardonné ,

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reprit-elle d'un ton menaçant, les yeux baissés, comme si elle sa parlait à elle-même. Peut-être suis-je seulement au moment de pardonner. Mais je lutterai encore contre moi. Ce sont mes cinq années de larmes que j'aime, c'est mon outrage, ce n'est pas lui.

— Je ne voudrais pas être à sa place, dit Raki- tine.

— Et tu n'y seras jamais, Rakitka, tu n'y seras jamaisl Ta es tout au plus bon pour nettoyer mes bottines; mais une femme comme moi, ce n'est pas pour toi... et peut- être n'est-ce pas pour lui non plus.

— Lui ? et pourquoi donc cette toilette alors?

— De quoi te mêles-tu ? Peut-être est-ce exprès que j'ai mis cette toilette, pour pouvoir lui dire : e M'as-tu jamais vue si belle ? » Il m'a laissée jeune fille de dix-sept ans, maigriotte, pleurnicheuse. . . Je le séduirai, je l'exaspére- rai : « M'as-tu jamais vue si belle? Eh bien! retourne d'où tu viens, maintenant, les lèvres mouillées et le gosier secl » — Ou peut-être arracherai-je cette toilette, me défîgure- rai-je... et peut-être encore n'irai-je ni chez lui ni chez Kouzma. Je rendrai à Kouzma son argent et je me met- trai servante. Tu crois que je n'en aurais pas le courage, Rakitka? Tu te trompes!...

Elle cria les derniers mots comme dans une crise, puis se rejeta contre les coussins. Tout son corps était secoué par les sanglots.

Rakitine se leAa.

— Le temps marche, dit-il. Il sera bientôt trop tard pour rentrer au monastère.

Grouschegnka se leva vivement.

1 17

�� � 290 LES FRERES KARAMAZOV.

— Tu veux partir, Alioscha? Tu m'as bouleversée et tu me laisses seule ?

— Crois-tu qu'il va rester coucher chez toi? A moins qu'il le veuille, soit! je partirai seul.

— Tais-toi, méchant homme! s'écria avec colère Grous- chegnka... Il a eu le premier, le seul, pitié de moil Pour- quoi n'es-tu pas venu plus tôt, Alioscha?

Elle tomba devant lui à genoux.

-- Toute ma vie je t'ai attendu, je savais que tu vien- drais m'apporter le pardon ; j'avais la foi que tu m'aime- rais pour autre chose que ma honte!...

— Que t'ai-je donc fait? dit Alioscha ému.

Il se pencha vers elle et lui prit tendrement la main. Les larmes coulaient sur son visage.

A ce moment on entendit du bruit dans le vestibule. Grouschegnka se leva, pleine d'elTroi. Fénia accourut en criant :

— Barinia! ma chère petite barinia, l'estafette, l'es- tafette!... Letarentas est arrivé de Mokroïe, attelé d'une troïka, avec le yamstchik Timotéel une lettre, barinia, voici une lettre !

Grouschegnka saisit la lettre et la porta vers la lumière. La lettre ne contenait que quelques mots, elle les lut en un instant.

— L'appel! Il me sifllel Rampe, petit chien!

Elle resta un moment indécise, puis, tout à coup, le sang embrasa sa figure.

— Je pars! Adieu, mes cinq années! Adieu, Alioscha. le sort en est jeté! Allez- vous-enl Allez-vous-en tous d'ici, que j»' iir MMi> Ndic plu^;... Grouschegnka vole vers unr

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 291

vie nouvelle... Ne garde pas de moi, Rakitka, un mauvais souvenir; c'est peut-être à la mort que je vais... Ali 1 je suis comme ivre!...

Elle se précipita vers sa chambre à coucher.

— Elle nous a oubliés, maintenant, murmura Rakitine. Allons! J'en ai assez, des cris de baba...

Alioscha se laissa machinalement entraîner. A peine étaient-ils sortis tous deux que la fenêtre de la chambre à coucher de Grouschegnka s'ouvrit, et elle cria :

— Aliosclietchka! salue Mitegnka et dis-lui que Grous- chegnka a préféré un manant à un noble. Ajoute aussi que Grouschegnka l'a aimé, lui, Mitegnka, toute une heure : qu'il se souvienne toujours de cette petite heure, c'est Grouschegnka qui l'en prie.

Elle ferma la fenêtre en sanglotant, Rakitine ricana.

— Ilum ! hum ! elle égorge Mitegnka et lui ordonne de penser toujours à elle ! Est-elle vorace !

Alioscha quitta Rakitine et se dirigea vers le monastère.

��FIX DU TOME PREMIEn.

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