Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre IV


DEUXIÈME PARTIE


LIVRE IV

LES AMOURS d’ALIOSCHA.

I

Alioscha s’éveilla avant l’aube. Le starets était sorti de son assoupissement. Bien qu’il se sentît très-faible, il voulut se lever et s’asseoir dans un fauteuil. Il était en pleine possession de ses facultés ; son visage rayonnait de joie intérieure ; son regard était extrêmement affable.

— Peut-être ne verrai-je pas la fin de ce jour, dit-il à Alioscha.

Les moines se réunirent dans la cellule du starets.

Le jour commençait.

Le starets parlait beaucoup : il semblait vouloir dire, à cette heure suprême, tout ce qu’il n’avait pu dire durant sa vie, moins pour donner des enseignements que pour partager avec ceux qu’il aimait l’étrange joie de ses derniers instants. Mais il fut bientôt fatigué. Il ferma les yeux, puis les rouvrit, et appela Alioscha.

Il n’y avait plus dans la cellule que le Père Païssi, le 162 LES FRERES KARAMAZOV.

Père archiprètre lossif et le novice Porfiry. Le starets re- garda fixement Aliosclia et lui demanda tout à coup :

— Est-ce que les tiens t'attendent, mon fils? Aliosclia parut embarrassé.

— On a peut-être besoin de toi ? Tu as dû promettre à quelqu'un d'aller le voir aujourd'hui?

— En elTet... A mon père... à mes frères... àd'autres encore.

— Tu voisl Vas-y tout de suite et ne te chagrine pas. Je ne mourrai point avant d'avoir prononcé devant toi les dernières paroles qu'entendront de moi les vivants. C'est à toi que je les léguerai, mon fils, à toi, mon cher fils, car je sais que tu m'aimes. Et maintenant va rejoindre ceux qui t'attendent.

Alioscha se soumit, quoiqu'il lui fût très-pénible de quitter son auguste ami en un tel moment. Mais la pro- messe du starets de lui léguer comme un testament ses dernières paroles emplissait d'enthousiasme l'âme du novice. Il se hâta, pour en finir au plus tôt avec ses affaires dans la ville et revenir au monastère.

��II

��Aliosclia se dirigea d'abord vers la maison de son père. Chemin faisant, il se rappela que Fédor Pavlovitch lui avait recommandé d'entrer à l'insu d'Ivan. « Pourquoi? se demandait Alioscha. S'il veut me dire quelcjuc chose en secret, pourquoi s'en cacher? Il est probable que rémotion l'aura empêché de s'expliquer hier. »

�� �

Il fut pourtant satisfait quand Marfa Ignatievna(Grigory était malade) lui dit qu’Ivan Fédorovitch était sorti depuis une couple d’heures.

— Et mon père ?

— Il est levé, il prend son café.

Alioscha entra. Le vieux se tenait assis auprès d’une table : vêtu d’un paletot usé, les pieds dans des pantoufles, il feuilletait distraitement des papiers d’affaires. Il avait le visage fatigué ; son front, où s’étaient formées de grandes cicatrices, était couvert d’un foulard rouge. Son nez. très-enflé, très-écorché, donnait à son visage un aspect particulièrement méchant. Le vieux le savait lui-même, et il jeta un mauvais regard à Alioscha.

— Le café est froid, dit-il d’un ton sec, je ne t’en offre pas. Je n’ai que de la oukha pour tout potage. Je ne suis visible pour personne : pourquoi es-tu venu ?

— Je suis venu menquérir de votre santé, dit Alioscha.

— Oui, d’ailleurs, hier, je t’avais prié de venir. Sottises, tout cela ! Ce n’était pas la peine de te déranger. Je savais bien que tu allais accourir…

H parlait sur le ton le plus maussade. Il finit par se lever et examina soucieusement sa figure pour la quarantième fois peut-être depuis le matin. Il arrangea avec soin son foulard rouge.

— Un foulard rouge… c’est mieux ! Le foulard blanc a tout de suite… un air d’hôpital, dit-il sentencieusement. Eh bien, que fait ton starets ?

— Il va très-mal, il mourra peut-être aujourd’hui, dit Alioscha.

Fédor Pavlovitch n’entendit même pas la réponse. 16i LES FRÈRES KARAMAZOV.

— Ivan est sorti, dit-il. Il cherche à souffler à Mitia sa fiancée. C'est pour cela qu'il reste ici.

— Vous l'a-t-il (lit lui-nièine?

— Depuis longtemps, il y a trois semaines de cela. Ce n'est pas p;)ur m'assassiner qu'il est venu, et il a un but...

— Que dites-vous? pourquoi parlez-vous ainsi? dit avec angoisse Alioscha.

— Il ne me demande pas d'argent, d'ailleurs il n'aura rien. Moi, mon cher Alexey, j'ai l'intention de vivre le plus longtemps possible, que chacun se le tienne pour dit, et j'ai besoin de tous mes kopeks, car plus je vivrai, plus il m'en faudra, continua-t-il en marchant à grands pas à travers la chambre, les mains enfoncées dans les poches de son paletot taché et déchiré. Je n'ai que cinquante-sept ans, j'ai toutes mes forces et je compte en avoir pour une vingtaine d'années encore; or, je vieillirai, je deviendrai laid, les femmes ne viendront plus volontiers, — et il me faudra de l'argent! C'est pourquoi j'en amasse le plus pos- sible. C'est pour moi toutseul, mon cher Alexey Fédorovitch, sachez-le bien! car je ne changerai pas de vie, jusqu'à la fin, sachez-le bien... On est mieux dans la boue... Tout le monde me blûme, et pourtant tout le monde mène eu secret la vie que j'afliche au grand jour. Quant à ton paradis, Alexey, je n'en veux pas, entends-tu? D'ailleurs, ton paradis est inconvenant pour un homme bien élevé, — en admettant qu'il y ait un paradis ! Ou s'eaJort pour ne plus s'éveiller, voilà mon opinion. Souvenez-vous de moi, oubliez-moi, ça m'est égal. Voilà ma philosophie. Hier, Ivan a très-bien parlé là-dessus; nous étions soûls. D'ail- leurs, c'est un hâbleur, Ivan, un faux savant!...

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 165

Alioscha écoutait en silence.

— Pourquoi ne me parle-t-il pas? Et quand il lui arrive de m'adresser la parole, pourquoi fait-il des mines dégoû- tées? C'est un misérable, ton Ivan! Et Grousclika, je l'épouserai tout de suite, si je veux... Quand on a de l'argent; il suffit de vouloir, on a tout. C'est bien ce dont Ivan a peur : il voudrait m'empêcher d'épouser Grouschka, et il pousse Dmitri à la prendre. Comme s'il avait quelque chose à gagner en tout ceci ! Que j'épouse ou que je n'épouse pas, il n'aura rien. Mais voilà : si Dmitri épouse Grouschka, Ivan épouse la riche fiancée de Dmitri ! Voilà ses calculs ! Un misérable, ton Ivan !

— Comme vous êtes irrité! C'est la suite d hier. Vous feriez bien de vous recoucher.

— Tu oses me dire cela ! Mais , va, je ne me fâche pas contre toi. D'Ivan je ne le supporterais pas, je n'ai jamais eu de bonté qu'avec toi : pour tous les autres je suis méchant.

— Vous n'êtes pas méchant, vous êtes aigri, dit Alioscha en souriant.

— Écoute. Je voulais faire mettre en prison ce brigand de Mitka aujourd'hui même. Je ne sais pas encore quel parti je prendrai. Il est vrai qu'aujourd'hui le respect qu'on doit aux parents passe pour un préjugé, mais les lois, même celles de notre temps, ne permettent pas encore de traîner un père par les cheveux, de le frapper au visage à coups de botte et de le menacer, par-dessus le marché, (levant témoins, de venir le tuer. Si je voulais, je pour- rais donc le faire arrêter.

— Mais vous ne voulez pas; non, vous ne le voulez pas !

�� � 166 LES FRERES KAnAMAZOV.

— Ivan m'en a dissuadé. J'aurais lait peu de cas d'Ivan, mais il y a autre chose...

Et il se pencha vers Alioscha pour continuer à voix basse :

— Si je le mettais en prison, ce misérable, elle le sau- rait et irait aussitôt le voir : tandis que si elle apprend aujourd'hui qu'il m'a à moitié tué, moi, vieillard affaibli, elle l'abandonnera peut-être et viendra prendre de mes nouvelles... Voilà comme elle est! Je la connais bien... Veux-tu du cognac? Prends du café froid, je t'y verserai deux doigts de cognac, c'est excellent.

— Non, merci. Je préfère ce petit pain, dit Alioscha en prenant sur la table un petit pain français de trois kopeks qu'il mit dans la poche de sa soutane. Et je vous conseille de ne pas boire de cognac aujourd'hui.

— i)ui, cela irrite, mais rien qu'un petit verre... Il ouvrit un buffet, se versa un verre, referma le buf- fet et remit la clef dans sa poche.

— C'est tout. Un petit verre ne me tuera pas.

— Vous voilà meilleur!

— Ilum! je n'ai pas besoin de cognac pour t'aimer. Je ne suis méchant qu'avec les méchants. Vagnka ne veut pas aller se promener à Tchermachnia, pourquoi? H veut m'espionner, savoir combien je donnerai à Grouschegnk;i quand elle viendra. Tous des misérables! D'ailleurs, je le renie, Ivan. D'où vient-il 1 11 n'a pas l'âme comme toi et moi. Il compte sur ma fortune. .Mais je ne laisserai p;i> même de testament, sachez-le bien! Quant à Mitka, je l'écraserai comme un cafard. Je le ferai craquer sous ma pantoufle comme un cafard, ton Mitka! Je dis ton Mitka,

�� � LES FRÈRES KARAMAZOV. 167

parce que je sais que tu l'aimes. Mais tu peux l'aimer, je n'ai pas peur de toi. Ah! si Ivan l'aimait, je craindrais pour moi... Mais Ivan n'aime personne; Ivan n'est pas notre homme. Les gens comme lui ne sont pas de notre monde. C'est de la poussière des chemins... Le vent souf- flera sur les chemins, et il n'y aura plus de poussière... Hier, une lubie m'a passé par la tète quand je t'ai dit de venir aujourd'hui. Je voulais m'enquérir par ton intermé- diaire si Jlitka consentirait, le va-nu-pieds, le misérable, pour mille ou deux mille kopeks, à quitter cette ville pour cinq ans, ou mieux encore, pour trente-cinq ans, — et sans Grouschka. Hé?

— Je... je lui demanderai... murmura Alioscha. Si peut-être vous donniez trois mille roubles, peut-être il...

— Halte! C'est inutile maintenant. J'ai changé d'avis. C'est une sotte idée. Je ne donnerai rien, mais là, ri-en! J'ai besoin de mon argent. J'écraserai Mitka comme un cafard. Ne va pas lui donner des espérances, au moins! D'ailleurs, toi-même, tu n'as rien à faire ici, va-t'en. Cette Katherina Ivanovna, sa fiancée, qu'il m'a empêché de voir, l'épousera-t-elle , oui ou non? Tu es allé hier chez elle, je crois.

— Elle ne l'abandonnera pour rien au monde.

— C'est toujours ces misérables, ces noceurs, qu'aiment les tendres barichnias ! Elles ne valent rien, ces pâles ba- richnias, va! Ah! s'il s'agissait... Parbleu, si j'avais sa jeu- nesse et ma figure de jadis, — car j'étais mieux que lui, à vingt-huit ans, — je triompherais comme lui ! Ah ! le gaillard! Mais il n'aura pas Grouschegnka, il ne l'aura pas... je le réduirai en poussière!

�� � 168 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Il s'exaltait.

— Va-t'en 1 tu n'as rien à faire ici, répéta t-il d'un ton rude.

Alioscha s'approcha pour lui dire adieu et le baisa sur l'épaule.

— Qu'as-tu donc? dit le vieux un peu étonné. Nous nous reverrons. Crois-tu me dire adieu pour toujours?

— Non pas, c'est... sans autre intention.

— C'est bon, dit le vieillard. — Écoute, écoute! cria-t-il comme Alioscha s'en allait. Viens un de ces jours manger la oukha. J'en ferai faire d'excellente, promets-moi de venir, dès demain, entends-tu?

Aussitôt qu' Alioscha fut sorti, Fédor Pavlovitch revint à son buffet et se versa encore un demi- verre.

��III

��« Dieu soit loué ! mon père ne m'a pas demandé des nou- velles de Grouschegnka », pensait Alioscha en se rendant chez madame Khokhlakov, « car j'aurais été obligé de lui raconter la rencontre d'hier... Mon père est irrité et mé- chant. Il faut absolument que je voie aujourd'hui nicme Dmilri. »

Et tout absorbé par ses réflexions mélancoliques, il allait sans regarder où il marchait. Tout à coup, il fit un faux pas, butta contre une pierre et tomba si malheureuse- ment qu'il se blessa à la main droite. Il se releva, un

�� � peu honteux de sa maladresse, entoura de son mouchoir sa main d'où le sang coulait en abondance, et reprit son chemin.

Mais cet incident donna un autre cours à ses pensées.

Au lieu, comme on aurait pu s'y attendre, que la douleur physique les assombrît encore, il se sentait dans l'âme une paix inattendue, et un sourire détendait ses traits fatigués. — le même sourire, discrètement joyeux, qu'il avait eu en achevant de lire la lettre de Liza…

Quelques minutes après, il entrait chez les Khokhlakov, qui habitaient une des maisons les plus élégantes de la ville ; madame Khokhlakov accourut à la rencontre d'Alioscha.

— Savez-vous que Katherina Ivanovna est chez nous ?

— Quelle heureuse rencontre ! s'écria Alioscha. Je lui avais promis d'aller la voir aujourd'hui.

— Je sais tout ! Je connais tous les détails de ce qui s'est passé hier, avec cette vile créature. C'est tragique ! A sa place... Je ne sais ce que j'aurais fait à sa place ! Avouez que votre frère est étonnant ! Il est ici actuellement… allons, je m'embrouille, ce n'est pas le terrible Dmitri, c'est Ivan Fédorovitch que je veux dire. Il a présentement avec elle une conversation solennelle. Et si vous saviez ce qui se passe entre eux ! C'est terrible ! Quelle invraisemblable histoire ! Ils se rendent malheureux à plaisir, sans savoir pourquoi. Je vous attendais, j'avais besoin de vous voir ; je ne peux plus supporter cela, je vais tout vous dire. Mais voici l'important… ah ! j'allais oublier ! Pourquoi Liza a-t-elle eu une crise nerveuse dès qu'elle a entendu dire que vous arriviez ?

— Maman, c'est vous qui avez une crise maintenant, 170 LES FRÈRES KARAMAZOV.

ce n'est plus moi ! dit de la chambre voisine la voix aigu{> de Liza.

On sentait qu'elle faisait eilort pour ne pas éclater de rire.

— Ce ne serait pas étonnant, Liza, avec tout le mauvais sang que tu me fais faire! Du reste, elle est malade, Alexey Fédorovitch; elle a eu la fièvre toute la nuit. Avec quelle impatience j'attendais le matin, qui devait nous amener le docteur Herzenschtube ! Il dit qu'il n'y com- prend rien, qu'il faut attendre. C'est toujours la même chanson ! Et dès que vous êtes entré dans la maison, elle a jeté un cri et elle a voulu être portée dans sa chambre.

— Maman, je ne savais pas du tout qu'il venait; ce n'est pas à cause de lui que j'ai voulu rentrer chez moi...

— Voilà un mensonge, Liza! Julie est venue te dire que c'était Alexey Fédorovitch. Elle le guettait depuis assez longtemps !

— Chère maman, ce n'est pas malin de votre part, ce que vous faites là! Si vous voulez dire quelque chose de plus spirituel, dites à M. Alexey Fédorovitch que ce n'est pas bien malin à lui non plus d'oser se montrer aujour- d'hui, quand hier tout le monde s'est moqué de lui.

— Liza, tu es par trop hardie ; je t'assure que tu m'o- bligeras à prendre des mesures sévères à ton égard. Qui donc pourrait se moquer de lui? Je suis si contente de le voir! J'ai tant besoin de lui! Ah! Alexey Fédorovitch, je suis très-malheureuse!...

— Qu'avez-vous donc, chère maman?

— Tes caprices, Liza, ton inconstance, ta maladie, crois- tu que tout cela ne soit rien? Ces nuits de fièvre! et le

�� � LES FRÈRES KARAMAZOV. 171

terrible Herzenschtube ! l'éternel, l'éternel, l'éternel Herzenschtube ! et enfin tout!... Et cette tragédie, là, dans le salon! je ne puis supporter cela; je vous le déclare d'avance, je ne le puis pas ' Et une comédie mêlée à une tragédie... ah!... Dites-moi, le starets Zossima ira-t-il jusqu'à demain? Dieu! que devenir? je ferme sans cesse les yeux et je me dis que tout n'est que sottise! sottise!

— Je vous prie, interrompit Alioscha, de me donner un linge pour panser ma main. Je me suis blessé, et cela me fait beaucoup souffrir.

Alioscha défit son bandage. Le mouchoir était plein de sang. Madame Khokhiakov poussa un cri et ferma les yeux.

— Dieu! quelle blessure! c'est horrible!

Liza, ayant aperçu à travers une fente le mouchoir ensanglanté, ouvrit brusquement la porte.

— Entrez! entrez ici! cria-t-elle impérieusement. Dieu! pourquoi restiez-vous là debout sans rien dire? Mais il aurait pu perdre tout son sang, maman ! Et com- ment vous êtes- vous blessé ainsi ? De l'eau ! de l'eau ! Il faut laver la blessure! mettez vos doigts dans l'eau froide... Vite! de l'eau, maman! Dans un bol! Mais plus vite donc! cria-t-elle avec un mouvement nerveux.

— Il faudrait peut-être envoyer chercher Herzenschtube, proposa madame Khokhiakov.

— Maman, vous me ferez mourir avec votre Herzen- schtube! Pour qu'il vienne dire : « Je n'y comprends rien, il faut attendre »? De l'eau î de l'eau ! maman, par Dieu! allez vous-même chercher Julie qui se cache je ne sais où et n'est jamais là quand on a besoin d'elle. Mais plus vite, maman, ou je meurs!...

�� � — Mais ce n’est rien ! s’écria Alioscha effrayé de leur terreur.

— Maman, donnez-moi de la charpie, de la charpie, et cette eau pour les coupures, comment s’appelle-t-elle ? Vous l’avez l;i... là... vous savez où est le flacon ? Dans votre chambre à coucher, l’armoire à droite : il y a un grand flacon et de la charpie.

— Tout de suite, Liza, mais ne crie pas et ne t’inquiète pas! Vois avec quelle fermeté Alexey Fédorovitch supporte la douleur! Où donc vous ètes-vous blessé ainsi, Alexey Fédorovitch ?

Elle sortit sans attendre la réponse.

— Tout d’abord, répondez-moi, commença aussitôt Liza : où avez-vous osé vous blesser ainsi ? Je vous parlerai ensuite de toute autre chose ; allons, dites !

Alioscha, comprenant que les instants étaient précieux, raconta très-vite ce qui lui était arrivé. Liza joignit les mains.

— Est-il possible ! est-il possible, à votre âge, de ne pas encore savoir marcher ? s’écria-t-elle avec colère. Vous êtes un gamin, et le plus gamin des gamins! Autre chose maintenant. Pouvez-vous, Alexey Fédorovitch, malgré votre douleur, parler raisonnablement de choses insignifiantes ?

— Parfaitement ; je ne sens presque plus mon mal.

— C’est parce que votre doigt est dans l'eau. Il faut la changer tout de suite, elle s’échaufferait. Julie, va chercher un morceau de glace à la cave et un nouveau bol d’eau... Maintenant qu’elle est partie, parlons d’affaires, et vite, mon cher Alexey Fédorovitch. Veuillez me rendre ma lettre tout de suite, car maman peut rentrer d’un instant à l’autre, et je ne veux pas... LES FRÈRES KARAMAZOV. 173

— Je ne l'ai pas sur moi.

— Ce n'est pas vrai ! Je savais bien que vous me feriez ce mensonge! Elle est dans votre poche. J'ai tant regretté toute cette nuit cette plaisanterie! Rendez-moi ma lettre à linstant ! rendez-la-moi !

— Je l'ai laissée chez moi.

— Mais enfin 1 vous ne pouvez pas ne pas me prendre pour une toute petite fille, après cette lettre si sotte, si niaise! Je vous prie de me pardonner cette bêtise!... Mais rapportez-moi ma lettre, si vraitnent vous ne l'avez pas sur vous. Aujourd'hui même! Je la veux absolument aujourd'hui morne.

— C'est impassible aujourd'hui, je vais au monastère, et je ne pourrai revenir de deux, trois ou quatre jours peut- être, carie starets...

— Quatre jours ! Écoutez. Avez-vous beaucoup ri de moi ?

— Pas le moins du monde.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je vous ai crue sincère.

— Mais vous m'offensez!

— Pas du tout, les choses s'accompliront comme vous l'avez décidé : quand le starets Zossima sera mort, je quit- terai le monastère, j'achèverai mes études, je passerai mes examens, et dès que nous aurons l'âge exigé par la loi, nous nous marierons. Je vous aimerai toujours, quoique je n'aie pas encore eu le temps d'y penser jusqu'ici. Mais j'ai réfléchi que je ne trouverai jamais une femme meilleure que vous, et le starets m'ordonne de me marier.

— Mais je suis un monstre ! On me roule sur un fauteuil, dit Liza en riant.

10.

�� � 174 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Ses joues s'empourprèrent.

— Je vous soignerai. Mais je suis certain qu'à cette époque vous serez guérie.

— Vous êtes foui dit nerveusement Liza. Vous écha- faudoz un projet sérieux sur une plaisanterie! — Mais voici maman, très à propos peut-être. Maman, comme vous êtes lente! Est-il possible de rester si longtemps? Et voici Julie aussi qui apporte de la glace.

— Ah! Liza, ne crie pas. je t'en prie, c'est l'important, ne crie pas ! J'ai de tes cris. . . par-dessus la tète ! Mais que faire? Tu as fourré la charpie ailleurs! J'ai cherché, cherché!... Je soupçonne que tu l'as fait exprès.

— Comme si j'avais pu prévoir qu'il viendrait avec uo doigt coupé! Peut-être, d'ailleurs, si je l'avais prévu, aurais-je fait exprès... Maman, vous devenez très-spiri- tuelle.

— Bon, spirituelle! Mais comme tu parles, Liza! quelle conduite ! Oh ! cher Alexey Fédorovitch, ce n'est pas telle ou telle chose qui me tue ; c'est le tout, c'est l'ensemble...

— Assez, maman, assez, dit en riant Liza; donnez plutôt la charpie et l'eau. C'est de l'acide de plomb, Alexey Fédorovitch, un excellent remède. Maman, imaginez- vous qu'il est tombé par terre ; il ne sait pas encore marcher! Quel petit bonhomme! Dites- moi un peu, n'est-ce pas un vrai gamin? Peut-il se marier, après cela, maman? Car imaginez- vous qu'il veut se marier! Il est même déjà marié! N'est-ce pas ridicule? n'est-ce pas terriblement risible?

Liza éclatait de son rire nerveux en regardant mali- cieusement Alioscha.

�� � LES FRÈRBS KARAMAZOV, 175

— Voyons, Liza, à quel propos parler de mariage? Gela ne te regarde pas... Comme elle vous a bien pansé, Alexey Fédorovitch ! Je n'aurais jamais pu si bien faire ! Soulïrez- vous encore ?

— A présent, pas trop.

— Katherina Ivanovna vient d'apprendre votre arrivée, Alexey Fédorovitch, et elle désire vivement vous voir.

— Ah ! maman, allez-y toute seule. Il ne peut pas en- core y aller, il souffre trop.

— Je ne souffre pas du tout , je peux très-bien y aller...

— Comment ! vous vous en allez ? Ah ! c'est comme ça!

— Mais qu'est-ce que cela fait? Dès que j'aurai fini là- bas, je reviendrai, et nous causerons tant que vous vou- drez. J'ai hâte de voir Katherina Ivanovna, afin de pouvoir rentrer aujourd'hui même au monastère.

— Maman, emmenez-le le plus vite possible. Alexey Fédorovitch , ne prenez pas la peine de me revoir après Katherina Ivanovna; allez tout droit à votre monastère, c'est là que votre vocation vous appelle. Moi, je vais dor- mir; je n'ai pas dormi de la nuit.

— Ah! Liza, que tout cela est ridicule! Mais, au fait, si tu te couchais réellement ?

— Je resterai encore quelques minutes , trois , cinq même, murmura Alioscha.

— Même cinq ! Emmenez-le donc , maman ! C'est un monstre !

— Liza, tu es folle! Allons-nous-en, Alexey Fédorovitch, elle est trop capricieuse aujourd'hui. Je crains de l'irriter encore. Oh! quelle plaie qu'une femme nerveuse, Alexey Fédorovitch! Mais peut-être a-t-elle réellement sommeil...

�� � Comme votre présence l’a vite endormie, et quel bonheur !

— Ah ! maman , vous êtes aimable ! Que je vous embrasse pour cela, maman ; venez !

— Et moi aussi, Liza, je vais t’embrasser... Écoutez, Alexey Fédorovitch, fit-elle d’un air important et mystérieux en s’en allant avec Alioscha, je ne veux pas vous influencer, lever les voiles de ce mystère; mais entrez, et vous allez vous-même voir ce qui se passe. C’est terrible! La plus fantastique des comédies... Elle aime votre frère Ivan Fédorovitch, et elle veut se persuader que c’est votre frère Dmitri qu’elle préfère. C’est terrible, vous dis-je. J’entrerai avec vous, et, si on le permet, je resterai.


IV


Cependant, l’entretien au salon touchait à sa fin. Katherina Ivanovna était très-animée; mais sa physionomie exprimait une résolution énergique. Ivan Fédorovitch se leva en voyant entrer madame Khokhlakov et Alioscha. Alioscha regarda la jeune fille avec inquiétude : t Je vais donc savoir le mot de toutes ces énigmes », pensait-il. Depuis un mois, il entendait dire de tous côtés qu’Ivan aimait Katherina Ivanovna et voulait la souffler à Mittia. Cela semblait monstrueux à Alioscha. Il aimait ses deux frères et s’effrayait de leur rivalité. Mais Dmitri lui-même ne lui avait-il pas déclaré, la veille, qu’il était ravi des desseins d’Ivan et qu’il tâcherait de l’aider à les réaliser? Comment? En LES FRERES KARAMAZOV. 177

épousant Grouschegnka! Alioscha considérait ce parti comme désespéré, ayant cru jusque-là que Katherina Iva- novna aimait Dmitri passioimément. Pouvait-elle aimer un homme comme Ivan? Non; c'était Dmitri qu'elle aimait, précisément pour le mal autant que pour le bien qui était en lui. Mais durant la scène de Grouschegnka, ses opinions avaient changé. Et voilà que l'affirmation caté- gorique de madame Khokhlakov : que Katherina Ivanovna aimait Ivan et se leurrait d'un amour forcé pour Dmitri, un amour de reconnaissance, corroborait les nouvelles im- pressions d' Alioscha. « Peut-être est-ce vrai; mais alors quelle est la situation d'Ivan ? » Alioscha sentait instinc- tivement qu'un caractère comme celui de Katherina Iva- novna avait besoin de domination : or, cette domination pouvait s'exercer sur Dmitri, non pas sur Ivan. « Et si elle n'aimait ni l'un ni l'autre! » pensa-t-il tout à coup. Il se rendait nettement compte de toute l'importance d'une telle rivalité entre les deux frères. « Que les reptiles se mangent entre eux! » avait dit Ivan. Mais qui plaindre? que souhaiter? Il les aimait tous deux!

En voyant Alioscha, Katherina Ivanovna dit vivement à Ivan qui se disposait à sortir :

— Un instant ! je veux avoir l'opinion d'Alexey Fédo- rovitch. J'ai une très-grande confiance en lui. Madame Khokhlakov. restez aussi.

Elle fit asseoir AUoscha auprès d'elle.

— Vous êtes tous mes amis, les êtres que j'aime le plus au mondu;, commença-t-elle d'une voix vibrante d'émo- tion. Vous , Alexey Fédorovitch , vous avez été témoin de cette scèijie terrible. Vous n'avez pas vu cela , Ivan Fédo-

�� � rovitch ! Écoutez, Alexey Fédorovitch , je ne sais même plus si je l'aime maintenant , lui. J'ai pitié de lui : mauvaise marque d'amour ! Si je l'aimais, peut-être le haïrais-je après cela ; mais avoir pitié !

Sa voix tremblait , des larmes brillaient dans ses yeux. Alioscha tressaillit. « Elle est sincère », pensait-il, « et... elle n'aime plus Dmitri, »

— C'est cela ! c'est bien cela ! s'écria madame Khokhlakov.

— Attendez, ma chère. Je ne vous ai pas encore dit la résolution que j'ai prise cette nuit. Je sens que c'est un parti bien grave, mais je sais que je n'y renoncerai jamais pour rien au monde !... Mon cher, mon bon, mon précieux conseiller, lui qui connaît si bien le cœur humain, mon meilleur ami, Ivan Fédorovitch, m'approuve en tout et loue ma décision... Il la connaît.

— Oui, je l'approuve, dit Ivan Fédorovitch d'une voix douce et ferme.

— Mais je désire qu' Alioscha... — pardonnez-moi de vous parler si familièrement, Alexey Fédorovitch, — je désire qu'Alexey Fédorovitch me dise à son tour si j'ai raison ou tort ; je pressens, Alioscha, mon frère, car vous êtes mon frère ! s'écria-t-elle avec emportement en prenant dans ses mains ardentes la main froide d'Alioscha, je pressens que votre approbation m'apaiserait complètement, et je me soumettrai volontiers à ce que vous aurez décidé.

— Je ne sais ce que vous allez me demander, dit Alioscha en rougissant. Je sais seulement que je vous aime, et que je souhaite votre bonheur plus vivement que le LES FRÈRES KARAMAZOV. 179

mien même... Mais je ne suis pas au courant de toute cette affaire..., s'empressa-t-il d'ajouter, on ne sait pour- quoi.

— C'est une affaire d'honneur et de devoir, Alexey Fédorovitch; c'est quelque chose de plus encore peut-être, oui, plus encore que le devoir lui-même ! Je vous dirai tout en deux mots : s'il épouse cette... créature, ce que je ne pourrais jamais lui pardonner, je ne l'abandonnerai pourtant pas, je ne l'abandonnerai jamais ! fit-elle avec une exaltation maladive. Non pas que je sois résolue à le suivre, à l'importuner de mes soins, à le faire souffrir! Point. Je m'en irai dans une autre ville, n'importe où, mais je ne cesserai pas de m'intéresser à lui. Quand il sera malheu- reux, — ce qui ne tardera certainement pas, — qu'il vienne à moi. Je serai pour lui une amie, une sœur : une sœur seulement, certes, toujours, mais une sœur aimante, qui lui ai sacrifié toute ma vie. Je réussirai ainsi à me faire comprendre de lui et à obtenir sa confiance! s'écria-t-elle avec une sorte de fureur. Je serai pour lui le Dieu qu'il priera à genoux , et c'est le moins qu'il me doive pour effacer sa trahison et tout ce que j'ai souffert hier grâce à lui. Et qu'il sache que je resterai éternellement fidèle à la parole une fois donnée, malgré ses infidélités et ses

traliisons. Je serai je deviendrai le chemin de son

bonheur pour toute sa vie 1 pour toute sa vie ! Voilà ma décision. Ivan Fédorovitch l'approuve hautement.

Elle étouffait. Peut-être aurait-elle voulu parler avec plus de dignité, plus de naturel. Elle s'était exprimée avec trop de précipitation, sans adresse. C'était chez elle comme une satisfaction d'orgueil qu'elle avait cherchée pour se

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revancher de l'humiliation de la veille. Tout à coup son visage s'assombrit, il y avait de la méchanceté dans l'éclat de ses yeux.

— C'est, en effet, ma pensée, dit Ivan. Toute autre aurait tort d'agir ainsi : vous avez raison. Vous êtes sincère, d'une sincérité absolue, et c'est justement pourquoi vous avez raison...

— Mais c'est un mouvement passager ! interrompit madame Khokhlakov, c'est le ressentiment d'hier.

L'excellente dame n'avait pu se retenir de faire cette observation, d'ailleurs très-juste.

— Ehl ouil interrompit à son tour Ivan, avec une sorte d'emportement.

Il était évidemment irrité de l'observation de madanio Khokhlakov.

— C'est cela, reprit-il, chez une autre ce ne serait en effet qu'un mouvement passager. Mais avec l'âme de Kathe- rina Ivanovna, c'est pour la vie. Ce qui pour les autres n'est qu'une promesse faite à la légère est un engagement sacré pour elle. Votre vie, Katherina Ivanovna, se consu- mera désormais dans une douloureuse contemplation de vos vertus. Mais la souffrance finira par se calmer, votre dévouement sera très-adouci par la satisfaction que le devoir accompli verse dans les âmes orgueilleuses.

Il parlait d'un ton âpre, ironique, et sans même prendre la peine de cacher son ironie.

— Dieu ! (jue tout cela est faux ! s'écria de nouveau madame Khokhlakov.

— Alexey Fédorovitch, parlez ! je suis impatiente de vous entendre, dit Katherina Ivanovna.

�� � LES FRÈRES KARAMAZOV. 18!

Elle éclata en sanglots. Alioscha se leva.

— Ce n'est rien, ce n'est rien, reprit-elle tout en pleu- rant. C'est l'émotion... c'est l'insomnie... mais avec des amis comme votre frère et vous, je garde confiance... car je sais... que vous ne m'abandonnerez jamais.

— Malheureusement, demain même il faudra que je parte pour Moscou. Je vous laisserai pour longtemps, et malheureusement encore ce voyage ne peut être remis, dit tout à coup Ivan Fédorovitch.

— Demain? à Moscou! s'écria Katherina Ivanovna bouleversée, mais... mon Dieu!... que c'est heureux! s'exclama-t-elle d'une voix changée.

Son visage ne gardait déjà plus aucune trace de larmes, ce n'était déjà plus la jeune fille blessée et désolée : c'était la femme maîtresse d'elle-même.

— Ce n'est pas de votre départ que je me félicite, reprit- elle avec le sourire charmant d'une mondaine. Un ami comme vous ne pouvait, d'ailleurs, me supposer une telle pensée. Je serais au contraire désolée de ne plus vous voir...

Elle prit les mains d'Ivan Fédorovitch et les serra vive- ment.

— Mais je me réjouis de pouvoir faire connaître par vous à ma tante et à ma sœur dans quelle situation je suis. Vous saurez concilier la franchise avec tous les ménagements nécessaires. Vous ne pourriez vous ima- giner combien j'étais malheureuse hier et ce matin : je ne savais comment leur écrire cela. Mais ma lettre devient très-simple et très-facile à faire, puisque c'est vous qui

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la leur expliquerez. Voilà de quoi je m'estime si heureuse,

de cela seulement, croyez-moi Je cours écrire cette

lettre, conclut-elle brusquement, en faisant un mouvement vers la porte.

— Et Alioschal Et l'opinion d'Alexey Fédorovitch que vous désiriez tant connaître ! s'écria madame Khokhlakov avec une intonation sarcastique.

— Je ne l'ai pas oublié, dit Katherina Ivanovna en s'arrétant. Mais pourquoi ètes-vous si malveillante pour moi en un tel moment, ma chère? continua-t-elle avec amertume. J'ai toujours la même pensée; son opinion m'est peut-être plus précieuse encore que tout à l'heure : je ferai ce qu'il dira... Mais qu'avez -vous , Alexey Fédo- rovitch ?

— Je n'aurais jamais pu m'imaginer cela, dit Alioscha d'un ton de reproche.

— Quoi donc?

— Il part pour Moscou, et vous vous écriez : Quel bonheur 1 et vous l'avez fait exprès 1 et aussitôt vous avez expliqué que ce n'était pas de son départ que vous vous féUcitiez, qu'au contraire vous regrettez de perdre un ami... et là encore vous jouiez la comédie... comme sur un théâtre.

— Sur un théâtre! Comment? Que dites- vous? s'écria Katherina stupéfaite et fronçant les sourcils en rougissant.

— Vous alïirmez que vous regrettez en lui un ami, et pourtant vous insistez sur le bonheur que vous cause son départ I

— Mais de quoi parlez-vous? je ne comprends pas!

— Je ne sais pas moi-même. Je suis comme illuminé d'une lumière soudaine. Je sais que ce que je dis est

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mal, mais je parlerai quand même, continua-t-il d'une voix tremblante. Vous n'aimez pas Dmitri... Vous ne l'avez jamais aimé... D'ailleurs, Dmitri ne vous a pas aimée lui- même... dès le commencement... Il vous estime, voilà tout. Vraiment, je ne sais comment j'ai l'audace... mais il faut bien que quelqu'un ose dire la vérité... car personne ici n'ose la dii'e.

— Quelle vérité? s'exclama Katherina Ivanovna avec violence.

— La voici, murmura Alioscha. (Il avait les sensations et l'expression d'un homme qui se précipite d'une hau- teur.) Appelez Dmitri, qu'il vienne ici prendre votre main et celle de mon frère Ivan, et qu'il les joigne! Car vous faites souffrir Ivan parce que vous l'aimez, et vous vous torturez vous-même, en vous imposant pour Dmitri un amour qui vous est à charge... Vous vous êtes juré à vous- même de l'aimer !

^Uioscha se tut.

— Vous... vous... vous êtes fou! fit Katherina Ivanovna, pâle, les lèvres contractées.

Ivan Fédorovitch éclata de rire et se leva.

— Tu t'es trompé, mon bon Alioscha, dit-il avec une physionomie qu' Alioscha ne lui connaissait pas encore, une expression juvénile, naïve, naïvement sincère. Jamais Katherina Ivanovna ne m'a aimé. Elle sait depuis long- temps que je l'aime, quoique je ne lui ai jamais parlé de mon amour. Elle le savait, mais elle ne m'aimait pas. Je n'ai même pas été son ami, jamais, pas un instant; son orgueil lui suffit, elle n"a pas besoin de mon amitié. Elle me souffre maintenant auprès d'elle pour se venger sur

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moi des incessantes offenses de Dmitri. depuis leur pre- mière rencontre... Car même cette première rencontre est restée dans sa mémoire comme un souvenir d'offense. Ma part fut de l'entendre dire des paroles d'amour adressées à un autre. Je pars donc, et restez convaincue, Katherina Ivanovna, que vous n'avez jamais aimé que Dmitri Fédo- rovitch Karamazov. Plus il vous offensait, plus vous l'aimiez, tel qu'il est, tel qu'il est précisément, à cause même de ses offenses. S'il devenait meilleur, vous vous détourne- riez de lui, vous cesseriez de l'aimer. Vous aimez en lui l'héroïsme de votre dévouement aux prises avec son infi- délité. Tout cela, par orgueil. Oh ! cela ne va pas sans beau- coup d'humiliations, bien des affronts; mais humiliations et affronts sont encore des prétextes pour votre orgueil. Je suis trop jeune, je vous aime trop, j'aurais mieux fait de ne vous rien dire, de vous quitter silencieusement. Vous seriez moins offensée, peut être. Mais je vais loin et .je ne reviendrai pas... C'est donc pour toujours... J'ai tout dit. Adieu, Katherina Ivanovna. Ne soyez pas fùchée contre moi. Je suis cent fois plus puni que vous, puni par ce seul fait que je ne vous reverrai plus. Adieu. Je ne veux pas prendre votre main. Vous m'avez trop fait souffrir et trop consciemment pour que je puisse pardonner à cette heure. Plus tard, peut-être, mais maintenant... je ne veux pas prendre voire main. Den Dank, Dame, begehr ich nicht ', ajouta-t-il avec un sourire forcé.

Il sortit sans même saluer la maîtresse de la maison.

— Ivan! cria Alioscha éperdu, en courant à la suite de

I Je n'ai pas besoin do votre reconnsùssance, madame.

�� � son frère, reviens, Ivan ! Mais non, il ne reviendra pour rien au monde ! reprit-ii avec désolation, et c’est ma faute… Il reviendra, pourtant ! oui, oui, il reviendra, un jour…

Katherina Ivanovna se retira dans une pièce voisine…

— Vous n’avez rien à vous reprocher, vous avez agi comme un ange, dit madame Khokhlakov. Je ferai tous mes elTorls pour empêcher Ivan Fédorovitch de partir.

La joie rayonnait sur le visage de l’excellente dame. Elle prit Alioscha par la main et l’emmena dans le vestibule.

— Elle est orgueilleuse, elle ne veut pas vous avouer la vérité, elle se débat contre elle-même, mais c’est une âme bonne, charmante, généreuse. Mon cher Alexey Fédorovitch, nous toutes, ses deux tantes, Liza et moi, depuis un mois nous nous efforçons de la persuader d’abandonner Dmitri Fédorovitch qui ne l’aime pas. et d’épouser Ivan Fédorovitcii, ce savant et cet excellent cœur, dont elle est passionnément aimée.

— Mais elle semble offensée par les paroles que j’ai osé dire !

— Ne croyez pas à la colère des femmes, Alexey Fédorovitch ! Je suis pour les hommes, moi, contre les femmes !

— Maman, vous lui donnez de mauvais conseils ! dit la voix aigrelette de Liza.

— Non, c’est moi qui ai fait tout le mal ! répétait Alioscha, inconsolable.

— Au contraire, je vous dis que vous avez très-bien agi, comme un ange ! comme un ange !

— Maman, en quoi a-t-il agi comme un ange ? fit de nouveau Liza.

— Je me suis toutà coup imaginé, reprit Aliosclia, comme s’il n’eût pas entendu la voix de Liza, qu’elle aimait Ivan, et je n’ai pu m’empècher de le lui dire. Que va-t-il arriver ?

— Mais de qui parlez-vous ? cria Liza. Maman, voulezvous me faire mourir ? Je vous interroge, et vous ne me répondez pas !

Une domestique entra dans le vestibule.

— Katherina Ivanovna se trouve mal… Elle pleure… une crise nerveuse…

— Qu’y a-t-il donc ? continuait Liza désespérée. Maman ! c’est moi qui vais avoir une crise !…

— Tais-toi, Liza, au nom de Dieu ! laisse-moi ! Madame Khokhlakov courut au secours de Katherina

Ivanovna.

— Pour rien au monde, cria Liza, je ne veux vous voir, Aloxey Fédorovitcli, pour rien au monde ! Parlez-moi à travers la porte. Qu’est-ce qu’on dit ? Vous êtes devenu un ange ? Comment avez-vous mérité cet honneur ? Voilà tout ce que je veux savoir.

— C’est une folie qui m’a mérité cet honneur, Liza, adieu.

— Je vous défends de vous en aller ainsi, cria-t-elle.

— Liza, j’ai une peine réelle, je vais revenir, mais croyez— moi, j’ai un chagrin véritable, véritable !…

Il sortit en courant.


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