Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre III


LIVRE III

LES SENSUELS.

I

La maison de Fédor Pavlovitch Karamazov était située à l’extrémité de la ville, mais pas tout à fait dans la banlieue ; une maison d’un étage, avec un pavillon, peinte en gris, le toit en fonte rougie. C’était spacieux et confortable.

Il y avait un grand nombre de cabinets noirs et d’escaliers dérobés. Les rats y pullulaient en liberté ; Fédor Pavlovitch ne les détestait pas : « On s’ennuie moins, le soir, quand on est seul… » Et il envoyait, tous les soirs, ses domestiques dans le pavillon et s’enfermait seul pour la nuit. Le pavillon, situé dans la cour, était grand et bien bâti. Fédor Pavlovitch y avait installé une cuisine, quoiqu’il en eût une autre dans la maison ; il n’aimait pas l’odeur de la cuisine. La maison aurait pu loger cinq fois plus de monde qu’elle n’en contenait. Fédor Pavlovitch y habitait avec Ivan Fédorovitch. Le pavillon renfermait les chambres de trois domestiques : le vieux Grigory, sa femme Martha et le valet Smerdiakov, encore un tout jeune homme.

Nous connaissons déjà Grigory : un homme têtu, honnête, incorruptible, qui allait droit à son but, quel qu’il fût, dès qu’il lui apparaissait comme un devoir. Sa femme, Martha Ignatievna, avait passé sa vie à se soumettre aux volontés de son mari. Lors toutefois de l’affranchissement des serfs, elle l’avait longtemps tourmenté pour qu’il quittât Fédor Pavlovitch et vînt avec elle à Moscou fonder un établissement quelconque avec leurs économies. Mais Grigory décida en son for intérieur que sa baba divaguait, « car toute baba est naturellement malhonnête », et qu’il ne devait pas quitter son maître malgré tous ses défauts, « que son devoir était là ».

— Comprends-tu ce que c’est que le devoir ? demanda-t-il à sa femme.

— Oui, Grigory Vassilievitch, mais quel devoir peut nous obliger à rester ici ? Voilà ce que je ne comprends pas, répondit Martha d’un ton ferme.

— Que tu comprennes ou non, c’est ainsi ; tais-toi.

Ils ne partirent pas, et Fédor Pavlovitch leur alloua des gages mensuels assez médiocres, mais régulièrement payés. D’ailleurs, Grigory se savait une certaine influence sur son barine : souvent, il l’avait défendu matériellement dans certaines rencontres ; Fédor Pavlovitch s’en souvenait et appréciait fort ce genre de service. Il avait, parfois, des transes intimes, des terreurs qui, disait-il lui-même, le prenaient à la gorge, et il lui était doux de sentir auprès de lui un homme dévoué, de mœurs rigoureusement pures, un compagnon et un défenseur, tout inférieur que Grigory lui fût intellectuellement ; un homme enfin qui, sans jamais lui rien reprocher, fût en tout temps disposé à lui venir en aide… Contre qui ? il ne savait : contre une puissance inconnue et redoutable. H lui arrivait d’aller réveiller Grigory dans la nuit, et de le prier de venir passer avec lui quelques instants, durant lesquels il lui parlait de choses insignifiantes ; mais il avait besoin de le sentir là. Puis il le laissait partir, et s’endormait du sommeil du juste.

Grigory était un mystique ; un événement extraordinaire avait laissé dans son âme, selon ses propres expressions, une empreinte indélébile. Une nuit, Martha Ignatievna avait été réveillée par des plaintes d’enfant nouveau-né. Très-effrayée, elle appelle son mari. Grigory écoute : « Ce sont plutôt des gémissements de femme », dit-il. Il se lève, s’habille. C’était par une chaude nuit de mai. Il descend sur le perron, et remarque que les gémissements viennent du jardin. Le jardin était fermé du côté de la cour et défendu par une forte barrière. Grigory rentre dans la maison, allume une lanterne, prit la clef de la barrière et, sans s’occuper de la terreur de Martha, descend dans le jardin. Là, il constate que les gémissements viennent de la salle des bains, située dans le jardin à peu de distance de la porte, et que ce sont en effet des gémissements de femme. En ouvrant la porte de la salle des bains, il reste cloué de stupeur devant le spectacle qui s’offre à lui : par terre était étendue Lizaveta Smerdiactchaïa, une idiote connue de toute la ville ; un nouveau-né gisait auprès d’elle ; elle agonisait. Aucun mot articulé ne sortait de ses lèvres : elle était idiote et muette.

II

Une circonstance particulière confirma certains soupçons horribles que Grigory avait conçus dès longtemps. Cette Lizaveta Smerdiactchaïa était une fille de petite taille, haute en couleur, avec une physionomie de parfaite idiote. Le regard avait une fixité désagréable, quoique mêlée de résignation. Elle marchait sans jamais s’arrêter, vêtue seulement d’une chemise de chanvre. Son épaisse chevelure noire frisait comme une toison de mouton et lui faisait une sorte d’immense chapeau, tout sale de boue, de feuilles, de paille, de morceaux de bois, car elle dormait toujours par terre, quelque part dans un fossé. Son père était un mechtchanine errant, ruiné, malade, alcoolique, et qui vivait depuis bien des années d’un métier analogue à celui d’homme de peine. Tout enfant, elle n’avait déjà plus de mère… Son père la battait sans pitié quand elle venait chez lui, ce qu’elle risquait rarement ; vivant plutôt aux frais de gens charitables qui lui faisaient l’aumône, à la pauvre innocente, pour plaire à Dieu. On avait essayé plusieurs fois de l’astreindre à porter un costume plus convenable que son unique chemise ; au commencement de chaque hiver, on lui donnait une touloupe et des bottes. Elle se laissait vêtir sans mot dire, puis, à la porte de la prochaine église, déposait bottes et touloupe et reprenait sa course éternelle en grelottant sous sa chemise. Un gouverneur, depuis peu arrivé dans la ville, fut choqué « dans ses meilleurs sentiments » de voir la pauvre créature si indécemment mise ; on lui expliqua que c’était une innocente, mais il répliqua que cette innocente troublait l’ordre et prescrivit qu’on prît des mesures pour lui faire adopter un plus correct genre de vie. Mais il partit, et rien ne fut changé dans la vie de Lizaveta. À la mort de son père, elle excita chez les pieux habitants un redoublement de commisération. Les gamins mêmes la respectaient. Toutes les portes lui étaient ouvertes. Quand on lui donnait quelque monnaie, elle ne manquait pas d’aller la mettre dans quelque tronc d’église ou de prison. Au marché, quand on lui offrait un petit pain, elle l’acceptait et se hâtait de le donner à un enfant ou même à un barinia, riche ou pauvre, qui l’acceptait avec joie. Elle ne mangeait que du pain noir et ne buvait que de l’eau. Elle passait de préférence ses nuits sur le parvis des églises ou dans quelque potager. Une nuit de septembre, douce et claire, il y a longtemps de cela, pendant la pleine lune, assez tard dans la nuit, une bande de cinq ou six barines qui avaient bien soupé revenaient du club. La rue qu’ils suivaient était bordée de potagers et aboutissait à un petit pont jeté sur une grande mare nauséabonde qu’on était convenu d’appeler la rivière. Contre une haie, couchée dans les orties, ils aperçurent Lizaveta endormie. Les barines, un peu gris, s’arrêtèrent et se mirent à rire et à faire des plaisanteries obscènes. L’un d’eux demanda s’il était possible de prendre cet animal pour une femme. Tous se récrièrent. Mais Fédor Pavlovitch, qui faisait partie de la bande, déclara au contraire que non-seulement on pouvait très-bien prendre Lizaveta pour une femme, mais encore que l’aventure lui semblait fort piquante. À cette époque, Fédor Pavlovitch portait un crêpe à son chapeau, étant en deuil de sa première femme, et l’on ne pouvait le voir sans dégoût se commettre dans de telles débauches, alors que sa situation même lui prescrivait une vie irréprochable. Sa sortie excita l’hilarité générale. On s’éloigna en ricanant.

Plus tard, il jura qu’il s’était éloigné avec les autres. Personne ne sut jamais la vérité ! Mais cinq mois plus tard, la ville s’indigna de voir Lizaveta enceinte, et l’on rechercha qui avait pu outrager la pauvre fille.

C’est alors qu’une rumeur terrible commença à circuler, laquelle accusait Fédor Pavlovitch. D’où venait ce bruit ? Des barines qui composaient la bande, un seul restait, vieil et respectable fonctionnaire d’État, chargé de famille, et qui ne se serait certes pas mêlé d’une telle affaire. Grigory défendit énergiquement la réputation de son barine et même se querella très-fort à ce sujet. « Elle seule est coupable », disait-il. Et il désignait comme son complice Karp, un forçat évadé, surnommé Karp-à-l’hélice, et qu’on soupçonnait de se cacher dans la ville. D’ailleurs, toutes ces rumeurs ne nuisirent nullement à l’idiote. Une marchande, une assez riche veuve, la recueillit chez elle pour lui éviter toutes privations jusqu’à son accouchement. On la surveillait sans relâche. Un soir pourtant, presque au moment de sa délivrance, Lizaveta se sauva de chez sa protectrice et vint dans le jardin de Fédor Pavlovitch. Comment, dans son état, avait-elle pu escalader une si haute barrière ? Cela resta une énigme. Les uns disaient qu’on l’avait portée ; les autres, qu’elle n’avait pu faire une telle chose qu’aidée de forces surnaturelles.

Grigory courut à toutes jambes chercher sa femme et l’envoya à Lizaveta. Lui-même alla quérir une vieille sage-femme qui habitait à peu de distance. On sauva l’enfant, mais Lizaveta mourut vers l’aube. Grigory prit le nouveau-né, l’emporta dans le pavillon et le mit sur les genoux de sa femme :

« Les orphelins sont les enfants de Dieu. Celui-ci est né du diable et d’une sainte. Élève-le ! »

Voilà comment Martha Ignatievna fut chargée d’un enfant. On le baptisa du nom de Pavel, auquel tout le monde ajouta celui de Fédorovitch[1]. Fédor Pavlovitch n’y contredit pas, trouvant même la chose très-amusante, tout en continuant de nier cette paternité. On l’approuva d’avoir recueilli l’enfant. Plus tard, il lui donna le nom de Smerdiakov, du nom de sa mère Smerdiatchaïa. Il servait Fédor Pavlovitch comme domestique et vivait dans le pavillon entre le vieux Grigory et la vieille Martha. Il avait les fonctions de cuisinier.

III

Après la sortie de son père, Alioscha resta quelques instants abasourdi. Quitter tout de suite le monastère ! Il se rendit dans la cuisine du supérieur pour apprendre ce qu’avait fait Fédor Pavlovitch, et, tout en marchant, il s’efforçait de résoudre un problème qui s’imposait à lui. Il ne pensait pas que l’ordre de son père fût définitif ; il était convaincu que Fédor Pavlovitch ne voudrait pas lui causer une telle peine. Et qui eût pu vouloir lui nuire ? Mais il avait des craintes qu’il ne pouvait se définir à lui-même au sujet de cette jeune fille, de cette Katherina Ivanovna qui insistait tant pour le voir chez elle. Ce n’était pas ce qu’elle lui dirait qui l’inquiétait : c’était ce qu’il aurait à lui répondre. Et ce n’était pas la femme qu’il craignait : il avait été élevé par des femmes et les connaissait bien. Il craignait cette femme-là, précisément celle-là, Kalherina Ivanovna, et il l’avait crainte dès le premier regard. Or, tout au plus l’avait-il vue deux ou trois fois ; il se la rappelait comme une belle, orgueilleuse et dominatrice jeune fille, et il s’effrayait, en y songeant, de ce qu’il trouvait d’inexplicable dans la peur même qu’elle lui inspirait. H savait que Katherina n’avait que de nobles mobiles d’action, qu’elle s’efforçait de sauver Dmitri, coupable envers elle, et qu’elle n’agissait que par générosité : pourtant, malgré toute l’admiration qu’il lui avait vouée, il ne pouvait se défendre d’un frisson mystérieux chaque fois qu’il s’approchait de la maison où vivait la jeune fille.

Il calcula qu’en cet instant Ivan Fédorovitch, retenu par son père, n’était pas chez elle. Quant à Dmitri, il ne pouvait pas davantage être chez Katherina. Alioscha pourrait donc lui parler tête à tête : mais avant de la voir, il désirait parler à Dmitri. Où le prendre ? Il fit le signe de la croix en souriant d’un sourire « intraduisible, » et se dirigea avec fermeté vers la terrible personne.

Il longea, pour faire court, les jardins coupés de ruelles. Il remarqua un potager commandé par une petite maison d’un étage, avec quatre fenêtres. À la hauteur du potager, il releva la tête et resta stupéfait : de l’autre côté de la haie, dans le potager, se tenait debout, sur un petit monticule, son frère Dmitri qui l’appelait en gesticulant, sans parler, craignant évidemment d’être entendu. Alioscha courut à lui :

— Heureusement tu m’as vu, j’aurais été obligé de crier, murmura Dmitri à voix basse. Saute par-dessus la haie, vivement… Comme cela tombe bien ! je pensais à toi.

Et Mitia, de sa main d’Hercule, souleva par le coude Alioscha et l’aida à sauter.

— Maintenant, allons ! reprit-il, transporté de joie.

— Où donc ? murmura Alioscha, regardant autour de lui dans ce jardinet désert. Il n’y a personne ici ! Pourquoi parlons-nous à voix basse ?

— Pourquoi ? Ah ! diable ! s’écria tout à coup Dmitri à pleine voix ; et en effet, pourquoi parler à voix basse ?… Mais, vois-tu, j’épie, je suis à l’affût d’un secret, et c’est parce que c’est un secret que je parle de façon à n’être pas entendu, comme un sot, puisqu’il n’y a pas d’intérêt à cela. Allons, viens et tais-toi. Laisse-moi d’abord t’embrasser.

Gloire à l’Éternel dans le ciel !
Gloire à l’Éternel en moi !

Ils parvinrent à une vérandah de vieille date ; sur une table branlante, enfoncée en terre et badigeonnée de vert,

Alioscha remarqua une demi-bouteille de cognac et un petit verre.

— C’est du cognac ! s’écria Mitia en riant à gorge déployée. Tu vas dire : Il continue à boire ! Ne te forge pas de telles illusions.

N’accueille pas les vaines pensées d’une foule éprise de mensonge. Laisse là tes soupçons…

Je ne bois pas, je sirote, comme dit ce cochon de Rakitine, ton ami. Assieds-toi. Je voudrais, Alioscha, te serrer dans mes bras à t’écraser, car, véritablement, vé-ri-ta-ble-ment, crois-moi ! je n’aime que toi au monde.

Il prononça ces mots avec exaltation.

— Que toi, et encore une salope dont je me suis amouraché pour ma perte. S’amouracher, ce n’est pas aimer. On peut s’amouracher et haïr, rappelle-toi cela. Maintenant parlons sérieusement. Assieds-toi à table, près de moi, que je te voie. J’ai à te parler. Toi, ne dis rien. C’est moi qui parlerai, car l’heure de parler a sonné… Mais tout bas, il faut que je te parle tout bas ; car il y a peut-être ici des oreilles que je ne vois pas. Pourquoi désirais-je te voir tout à l’heure et tous ces jours derniers ? C’est que tu m’es nécessaire… c’est que je veux tout te dire, à toi seul… C’est que, demain, commencera pour moi une vie nouvelle ! As-tu jamais eu, en rêve, la sensation de tomber du haut d’une montagne ? Eh bien, je tombe, moi, et réellement. Oh ! je n’ai pas peur, et toi non plus ; il ne faut pas avoir peur… c’est-à-dire, oui, j’ai peur, mais cette peur m’est douce… c’est-à-dire, pas douce, mais c’est de l’ivresse… Et puis au diable ! Qu’importe ! Ame forte, âme faible, âme de femme, qu’im

porte ? Louons la nature ! Vois quel beau soleil, quel ciel pur, quels arbres verts ! Nous sommes en plein été ! Il est quatre heures de l'après-midi. Il fait calme… Où allais-tu?

— J'allais chez mon père, et je voulais entrer en passant chez Katherina Ivanovna.

— Chez elle et chez le père ! quelle coïncidence ! Car pourquoi donc t'ai-je appelé ? Pourquoi te désirais-je, — et de toutes les fibres de mon être ? Précisément pour t'envoyer chez le père, puis chez elle, afin d'en finir avec elle et avec le père ! Envoyer un ange ! J'aurais pu envoyer n'importe qui, mais il me fallait un ange. Et voilà que tu y allais de toi-même !

— Comment ? tu voulais m'envoyer… dit Alioscha avec une physionomie attristée. Et pourquoi ?

— Attends, tu sais pourquoi, je vois que tu as tout compris ; mais tais-toi. Ne me plains pas, ne pleure pas.

Dmitri se leva, songeur.

— Elle t'a sans doute appelé elle-même ? reprit-il. Elle t'a écrit ! elle t'a écrit ! car autrement tu n'aurais pas osé!…

— Voici sa lettre.

Mitia la parcourut vivement.

— Et tu prenais par le plus court. O dieux ! je vous remercie de l'avoir dirigé de ce côté, de l'avoir fait tomber chez moi comme le petit poisson d'or dans le filet du pauvre pêcheur, comme on dit dans le conte[2]. Écoute, Alioscha, écoute, mon frère. Je vais tout te dire… Il faut enfin que je me confesse ! Je me suis déjà confessé à un ange du ciel ; maintenant, je vais me confesser à un ange

de la terre. Car tu es un ange. Tu m'entendras et tu me pardonneras. J'ai besoin d'être absous par un être plus pur que moi. Écoute donc. Suppose que deux êtres se dégagent des choses terrestres et s'élèvent dans une atmosphère supérieure… Sinon tous deux, au moins l'un d'eux. Suppose encore que celui-ci, avant de disparaître, vienne à l'autre et lui dise : « Fais pour moi ceci ou cela… » des choses qu'on ne peut exiger de personne, qu'on ne demande que sur le lit de mort : se pourrait-il que celui qui reste refusât d'obéir, si c'est un ami, un frère ?

— J'obéirai. Mais qu'est-ce ? Parle vite.

— Vite !… Hum !… Ne te dépêche pas tant, Alioscha, et ne t'inquiète pas ; c'est inutile. Hé! Alioscha, quel dommage que tu ne t'exaltes jamais !… D'ailleurs, pourquoi faire ? Que dis-je donc là !

Homme, sois noble !

De qui est ce vers ?

Alioscha attendait sans répondre. Mitia resta longtemps silencieux, le front dans la main.

— Lioscha ! toi seul m'écouteras sans rire. Je voudrais commencer… ma confession… par un hymne de joie à la Schiller, An die freude[3] ! Mais je ne sais pas l'allemand. Ne va pas croire que je bavarde dans l'exaltation de l'ivresse. Il faut deux bouteilles de cognac pour me griser, et je n'en ai pas bu un grand verre. Vrai, je ne suis pas Fort, avec un grand F[4], mais je suis fort avec un petit f. Passe-moi ce calembour. D'ailleurs, il faut me passer tout aujourd'hui, car tout ce que je dis, va, c'est que je dois le dire. Je vais droit au but… Attends, comment est-ce donc ?

Il leva la tête, réfléchit, puis commença avec enthousiasme :

Timide, nu, sauvage, se cachait
Un Troglodyte dans les grottes des montagnes.
Nomade, il errait dans les champs
Et les dévastait.
Il chassait avec sa lance et ses flèches.
Terrible, il parcourait les forêts…
Malheur à ceux que les vagues rejetaient
Sur ces bords escarpés !

Des hauteurs olympiennes
Descend une mère, — Cérès, qui cherche
Proserpine qu'on vient de lui ravir :
Le monde gît devant elle dans toute son horreur.
Pas de retraite, nul hôte.
La déesse ne sait où aller.
Ici le culte des dieux
Est inconnu, point de temple.

Les fruits des champs, les grappes savoureuses
Ne décorent aucun festin ;
Seuls fument des restes de cadavres
Sur des autels ensanglantés.
Et partout où l'œil triste
De Cérès regarde, —
Dans son humiliation profonde,
L'homme s'offre partout aux regards de la déesse.

Des sanglots sortirent de la poitrine de Mitia, il saisit la main d'Alioscha.

— Ami!… ami! oui, dans l'humiliation, dans l'humiliation, maintenant encore ! L'homme souffre beaucoup sur la terre, ah ! beaucoup ! Ne crois pas que je sois seulement l'homme de plaisirs futile que tout officier se croit obligé d'être. Je ne pense presque, mon frère, qu'à cette humiliation de la condition humaine… Je ne mens pas, et l'humilié par excellence, c'est moi-même !

Pour que de son humiliation, par la force de son âme,
L'homme puisse se relever,
Il faut qu'avec l'antique mère, la Terre,
Il fasse un éternel traité d'alliance.

Mais comment ferai-je ce traité d'alliance avec la terre ? Faut-il que je me fasse moujik ou berger ? Dans mes heures de plus abjecte dégradation, j'ai toujours aimé à relire ces vers où Cérès contemple l'humiliation de notre espèce. Mais jamais ils ne purent me relever de ma propre humiliation, parce que je suis un Karamazov… N'est-ce pas toujours la tête en bas qu'on se précipite ? Et en cela même, je perçois une beauté. Maudit, bas, avili, soit ! Et diable incarné peut-être ! Pourtant, Seigneur, je n'en suis pas moins ton fils, et je t'aime !… Mais assez ! Je pleure… Laisse-moi pleurer. Vois-tu, nous sommes tous des sensuels, nous autres Karamazov. La bête sommeille en toi-même, frère, tout ange que tu sois. Terrible mystère ! Dieu n'a fait que des mystères… Les contradictions se multiplient dans son œuvre. Je ne suis qu'un ignorant ; pourtant, je sais cela, j'y ai beaucoup pensé… La beauté, par exemple ! Souvent un homme de grand cœur et de grande intelligence a la Madone pour premier idéal, et pour dernier Sodome. Mais le plus affreux, c'est d'avoir commencé par Sodome, en portant dans son cœur l'idéale Madone.

Oui, oui, l'homme est trop large dans ses conceptions ; je voudrais le restreindre. Le diable lui-même n'y comprend rien. Il y a de la beauté jusque dans la honte ; il n'y a même de beauté pour la plupart que là, dans l'idéal de Sodome : savais-tu cela ? C'est le duel du diable et de Dieu, et le champ de bataille, c'est toi, c'est moi !... Mais, au fait ! Écoute, maintenant... Je faisais donc la noce. Mon père disait tout à l'heure que j'ai acheté pour des milliers de roubles la virginité des filles. Imagination de cochon ! C'est faux ! Cela ne m'a rien coûté. L'argent est superflu en ces sortes d'affaires. Ce n'est qu'un décor. Aujourd'hui, la grande dame ; demain, la fille des rues, et je plais à toutes deux ; et si je veux, je jette l'argent par les fenêtres, j'organise des fêtes, j'ai les tziganes, et je donne aussi de l'argent, s'il le faut, car, tout de même, elles ne le détestent pas ; elles disent : « Merci! » Les petites dames m'aimaient assez, pas toutes, mais un grand nombre. Ah ! si tu me ressemblais, tu me comprendrais. J'aimais la débauche pour cela même qu'elle a de plus crapuleux. J'aimais la cruauté... Quel être vil suis-je donc ? Une punaise ? Non, un Karamazov ! Un jour, dans un pique-nique où presque toute la jeunesse de la ville était allée en sept troïkas[5], par un temps sombre, l'hiver, j'obtins de ma voisine (une pauvre fille de fonctionnaire, charmante, timide) certaines faveurs... Oui, elle me permit beaucoup de libertés, dans l'ombre. Elle pensait, la pauvre, que je viendrais, le lendemain, lui demander sa main. Et cinq mois durant, je restai sans lui dire un demi-mot. Je la LÉS FRERES KARAMAZOV. 101

voyais souvent dans un coin de salon, pendant qu'on dan- sait, me suivre du regard; et quel feu dans ses yeux! Ce jeu m'amusait. Cinq mois après elle épousa un fonction- naire et partit, furieuse contre moi et peut-être m'aimant encore. Us vivent heureux, maintenant. Remarque bien que je n'ai rien dit de tout cela à personne. Je n'ai pas abusé de sa confiance. J'ai de vils instincts, j'aime la hontet mais je ne suis pas malhonnête... Tu rougis, tes yeux jettent des éclairs. . . Assez de boue comme cela, n'est-ce pas? Pour- tant, ce ne sont là que fleurs et guirlandes à la Paul de Kock. J'ai, frère, tout un album de souvenirs. Que Dieu la garde, la pauvre! Je ne me suis jamais vanté des privilèges qu'elle m'a laissé prendre... Mais assez! Ne t'ai-je appelé que pour remuer devant toi ces sales souvenirs? Non. Je vais te conter quelque chose de plus curieux. Laisse-moi tout te dire et ne rougis pas, il me plaît ainsi.

— Ce n'est pas de tes paroles ni même de tes actions que je rougis. Je rougis, parce que je suis moi-même ce que tu es.

— Toi? tu exagères!

— Non, je n'exagère pas, dit Alioscha très-animé. Nous sommes engagés dans le même escalier : j'en suis au pre- mier degré, tu es plus loin, quelque part sur le treizième. Mais cela se vaut : une fois le pied sur le premier degré, il faut les parcourir tous.

— Il ne faut donc pas mettre le pied sur le premier degré.

— Certes, si c'est possible.

— Eh bien, le pourras-tu?

— Je ne crois pas.

6.

�� � 102 I ES FRÈRES KARAMAZOV.

— Tais-toi, Alioscha, tais-toi, mon cher, et laisse-moi baiser ta main. Ah I cette gredine de Grouschegnka, elle connaît les hommes ! Elle me disait un jour qu'elle te man- gerait comme les autres... Bien ! bien! je me tais... Reve- nons à ma tragédie. Le vieux a menti quant à mes séduc- tions prétendues; mais, en réalité, cela m'arriva, une fois seulement, encore cela n'alla-t-il pas jusqu'à Yaccomplis- sement. Je n'ai jamais confié cela à personne; tu le sauras le premier, — après Ivan, toutefois : Ivan sait tout , il y a longtemps de cela, mais Ivan, c'est un tombeau.

— Comment? Ivan, c'est un tombeau?

— Oui.

Alioscha redoubla d'attention.

— Tu sais que j'étais sous-lieutenant dans un bataillon de ligne. J'y étais surveillé comme pourrait l'être un dé- porté. Mais on m'accueillait extraordinairement bien dans la petite ville. Je semais l'argent partout. On me croyait riche; d'ailleurs, je croyais l'être. Je devais aussi plaire pour d'autres motifs. On hochait la tète, quand on me voyait, à cause de mes fredaines; mais je t'assure qu'on m'aimait. Le lieutenant-colonel, un vieillard, me prit tout à coup en grippe. Toute la ville se mit de mon côté, et il ne put rien contre moi. C'est pourtant moi qui avais tort: par sotte fierté, je ne voulais pas lui rendre les respects qui lui étaient dus! Le vieil entêté, bon garçon au fond, avait été marié deux fois. Il était veuf. Sa première femme, d'extraction vulgaire, lui avait laissé une fille simple comme elle. Vingt-quatre ans. Elle vivait entre son père et sa tiuite. L'esprit vif, des allures dégourdies; je n'ai jamais rencontré plus charmant caractère de femme. Elle s'appe-

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lait Agafia, imagine-toi! Agafia Ivanovna. Assez jolie, Russe pur sang, grande, bien faite, de beaux yeux avec une expression assez commune. Elle ne voulait pas se marier, quoique deux jeunes gens eussent recherché son alliance. Elle était toujours gaie. Nous devînmes amis... J'ai eu plus d'une amitié de femme... Nous bavardions, je lui disais des choses inouïes, d'un scabreux ! Elle riait. Beau- coup de femmes aiment ces libertés de langage. Cela m'amusait particulièrement avec celle-ci, une jeune fille ! Elle avait un joli talent de modiste, dont elle se servait par complaisance pour ses amies, n'acceptant que des cadeaux. Quant au colonel, celui-là affectait de ne rien accepter en aucune circonstance, c'était une des auto- rités de l'endroit. Il vivait largement. Toute la ville était reçue chez lui : il donnait des bals et des soupers. Lors de mon entrée au bataillon, il n'était bruit dans toute la ville que de l'arrivée prochaine de la seconde fille du colonel. Elle passait pour une beauté parfaite. Elle venait d'achever ses études dans une pension aristocra- tique de la capitale. C'est Katherina Ivanovna. Elle est fille de la seconde femme du colonel, laquelle était d'ori- gine noble. Les plus grandes dames du heu, deux femmes de général, une femme de colonel, toutes enfin lui firent fête, on l'invitait partout ; elle était la reine de tous les bals, de tous les soupers. Un soir, chez le commandant de la batterie. Katherina Ivanovna me toisa du regard. Je ne m'approchai pas d'elle, je dédaignai de lui être présenté. Puis, longtemps après, dans la soirée, je lui dis quelques mots. Elle me regarda à peine, avec mépris. « Allons, pensai-je, je me vengerai. » Je sentais bien que Kategnka

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n'était pas une pensionnaire innocente, qu'elle avait du caractère, de l'orgueil et une vertu solide, surtout beau- coup d'intelligence et d'instruction, tandis que je n'avais ni l'une ni l'autre. Penses-tu que je prétendais à sa main? Point. Je voulais seulement la punir de n'avoir pas com- pris quel homme je suis, et je continuai ma vie de casse- tout. Mon colonel me mit aux arrêts pour trois jours. A ce moment, je reçus du père six mille roubles contre une renon- ciation formelle à tous mes droits sur la fortune de ma mère. Je n'étais au courant de rien. Jusqu'à ces derniers temps, jusqu'à ce jour même, je n'ai rien compris à tous nos comptes entre mon père et moi. Mais au diable celai nous y reviendrons. Donc, possesseur de ces six mille roubles, j'appris par la lettre d'un ami que notre colonel était en disgrâce, qu'on le soupçoimait de malversations. En effet, le général vint lui faire des remontrances. Bientôt après, on le contraignit de donner sa démission. Là-dessus, je ren- contrai un jour Agafia Ivanovna (nous étions toujours amis), etjeluidis: « Votre pèreaundéficit de quatre mille cinq cents roubles. — Comment? lors du récent passage du général la caisse était au complet! — Oui, lors du passage du général, mais maintenant? — Ne m'effrayez pas, je vous en prie. Où avez-vous appris cela? — Rassurez- vous, dis-je, je ne le dirai à personne; en tout cas, si par hasard on demande à votre père les quatre mille cinq cents roubles et s'il ne les a pas, au lieu de le faire passer au conseil et pour lui épargner la dégradation, envoyez-moi seulement votre sœur (j'ai de l'ar- gent), je lui donnerai la somme, et personne n'en saura rien. — Ah ! dit-elle, quel vaurien vous êtes ! (Elle ne se trompait pas!) Quel méchant vaurien! Mais, voyez- vous!... quelle

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audace ! » Elle partit indignée, et je lui criai, pendant qu'elle s'en allait, que je garderais sûrement le secret. Ces deux babas. Agafia et sa tante, étaient de véritables anges, elles adoraient Katia. Agafia conta à sa sœur, je l'appris par la suite, notre conversation. C'est précisément ce qu'il me fallait. Là-dessus arrive un nouveau major pour prendre le commandement du détachement. Le vieux colonel tombe malade, il garde le lit quarante-huit heures durant, et néglige de rendre la caisse. Le médecin assure que la mala- die n'est pas feinte. Mais je savais que, depuis quatre ans, le colonel avait l'habitude, aussitôt après les inspections générales, de faire disparaître une certaine somme pour (luelque temps. Il la prêtait à un marchand qui la mettait en circulation et la rendait ensuite, intégralement, au colonel, avec une bonne main. Cette fois, le marchand ne l'avait pas rendue. Aux réclamations du colonel le coquin avait répondu : « Je n'ai rien reçu de vous. » Le pauvre homme restait donc enfermé chez lui, la tète entourée d'un bandeau, se faisant sans cesse mettre de la glace sur le crâne. Vient une ordonnance portant l'ordre de rendre la caisse d'État dans deux heures au plus tard. Le colonel signe sur le livre, se lève, et dit qu'il va mettre son uni- forme. Il court dans son cabinet, prend son fusil de chasse, le charge d'une cartouche de guerre, déchausse son pied droit, applique le canon sur sa poitrine et tâtonne du pied pour faire partir le chien. Mais Agafia, qui soupçonnait quelque chose , entre furtivement , se jette sur lui par derrière et le saisit vivement dans ses bras : le fusil part sans atteindre personne. On accourt au bruit, on contient le malade... A cette heure-là, le soir tombait, j'étais chez

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moi; j'allais sortir quand tout à coup la porte s'ouvre et devant moi, chez moi, dans ma chambre, apparaît Kathe- rina Ivanovna. Personne ne l'avait rencontrée. Cela pouvait rester un secret pour tous. Je compris aussitôt de quoi il s'agissait. Elle entre, me regarde droit dans les yeux; ses regards sombres brillaient de résolution, d'insolence même. Mais la moue de ses lèvres laissait voir de l'hési- tation. « Ma sœur m'a dit que vous donneriez quatre mille cinq cents roubles si je venais les chercher... moi- même... Me voici, donner. » Elle haletait, sa voix s'étei- gnit brusquement... Alioscha, écoutes-tu? On dirait que tu dors.

— Mitia, je sais que tu me diras toute la vérité, dit avec émotion Alioscha.

— Tu la veux donc toute? Va! Je ne me ménagerai «pas. Ma première pensée fut celle d'un Karamazov... Un jour, mon frère, une tarentule m'a mordu : j'en fus quitte pour quinze jours de fièvre. Eh bien, à ce moment, je me sentis mordu par la tarentule , tu comprends? Je dévisa- geai Katherina Ivanovna. Tu la connais, tu sais comme elle est belle. Mais, à cette heure, elle était surtout belle de sa grandeur d'âme; et moi, auprès de cette résignée, de cette dévouée, je me sentais petit! Et elle dépendait de moi tout entière, corps et âme! La morsure de la taren- tule fut si cruelle que je crus mourir! Certes, je serais venu le lendemain demander la main de Katherina Iva- novna, et personne n'aurait rien su. Mais j'entendis en moi une voix me crier : « Demain ! elle te fera jeter dehors par un valet! » Je la regardai. Oui, la voix disait vrai. La colère me prit. H me vint le désir d'accomplir l'action la

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plus vile qu'il me serait possible : la regarder , sourire ironiquement, et lui dire sur un certain ton : « Quatre mille? Mais je plaisantais 1 Vous agissez à la légère, made- moiselle ! Deux billets de cent, peut-être , avec plaisir même ; mais quatre mille , quatre mille roubles pour une bagatelle 1 Vous avez pris bien de la peine pour rien ! » Vois-tu , elle se serait enfuie ; mais c'eût été diabolique , et quelle belle vengeance! Jamais je n'ai regardé une femme avec autant de haine. Oui , je te jure sur la croix que je dis vrai : pendant quatre ou cinq secondes , je la regardai avec haine, avec cette haine qui n'est séparée de l'amour, du plus violent amour, que par un cheveu. Je m'approchai de la fenêtre, j'appliquai mon front sur le carreau glacé; il me semblait que le froid me brûlait... et je ne la retins pas longtemps : j'ouvris un tiroir, j'y pris une obligation de cinq mille roubles, et, silencieuse- ment, je la lui montrai, je la pliai, je la lui remis, j'ouvris la porte moi-même, et je saluai très-bas. Elle tressaillit, me regarda fixement , devint pâle comme un linge, et tout à coup , sans parler , mais avec un doux élan , me salua jusqu'à terre ( pas comme une pensionnaire : à la russe), puis se releva et s'enfuit. Quand elle fut partie, je tirai mon sabre du fourreau et je voulus me le plonger dans le cœur, par sottise, en signe d'allégresse. Tu com- prends qu'on puisse se tuer de joie ? Mais je me contentai de baiser la lame, et la remis dans le fourreau... J'aurais bien pu ne pas te dire cela ! Il me semble que je me suis un peu vanté en te décrivant tout à l'heure mes luttes intérieures! Mais que le diable emporte les espions du cœur humain 1

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— Bon, dit Alioscha, je connais maintenant la première moitié de l'affaire.

— Oui, un drame, hein 1 il s'est passé là-bas. La seconde moitié sera une tragédie, dont le théâtre sera ici.

— Je ne comprends pas grand'chose à cette seconde moitié.

— Et moi donc 1 je n'y comprends rien du tout !

— Écoute, Dmitri, tu es encore fiancé ?

— Je me suis fiancé trois mois après ce jour-là. Le len- demain, je me dis que tout était fini, et que cela n'aurait aucune suite. Aller la demander en mariage me semblait, de ma part , infâme. Pour elle, pendant les six semaines qu'elle passa encore dans la ville , elle ne me donna signe de vie qu'une fois. Le lendemain, sa bonne vint chez moi, et me remit une grande enveloppe qui contenait l'excès de la somme nécessaire. Pas un mot. Je fis la noce avec le reste de mon argent, si bien que le nouveau major fut forcé de me faire une admonestation publique. Le colonel avait rendu la caisse en bon état, au grand étonnement de chacun. Il tomba malade peu après , resta trois semaines au lit : un beau matin, on constata qu'il avait un ramol- lissement du cerveau, et cinq jours plus tard il était mort. On l'enterra avec tous les honneurs militiiires. Dix jours après les funérailles , Katherina Ivanovna , sa sœur et sa tante partirent pour Moscou. Le jour seulement de leur départ, je reçus un petit billet bleu qui portait ces queltjues mots écrits au crayon : « Je vous écrirai. Atten- dez. K. » A Moscou, les événements se précipitèrent d'une façon imprévue , une histoire des Mille et une Xuits. La parente de Katherina Ivanovna, une générale, [u'rdit tout

�� � à coup deux nièces, ses plus proches héritières. Elle considéra Katia comme sa consolation, fît son testament en faveur de la jeune fille , et lui donna , en attendant , une dot de quatre-vingt mille roubles. Je fus bien étonné de recevoir par la poste, à quelque temps de là, quatre mille cinq cents roubles, et trois jours après arriva la lettre promise. (Je lai encore, je ne la quitterai jamais; je veux qu’on m’enterre avec.) Tiens, il faut absolument que lu la lises : t Je vous aime follement. Que vous ne m’aimiez pas, cela m’est égal ; mais soyez mon mari. Ne vous effrayez pas, je ne vous gênerai en rien. Je serai un meuble chez vous , le tapis sur lequel vous marchez : je vous aimerai éternellement, je vous sauverai de vous- même. » Alioschal je suis indigne de te répéter ces paroles, avec ma voix à jamais souillée. Cette lettre m’a fait une blessure inguérissable. J’ai répondu aussitôt, ne pouvant aller moi-même à Moscou. J’écrivis avec mes larmes. Je lui rappelai qu’elle était riche et que j’étais pauvre : oui, j’ai fait cela, je lui ai parlé d’argent! J’écrivis en même temps à Ivan, qui était alors à Moscou ; je lui expUquai tout dans une lettre de six pages, et j’envoyai Ivan chez elle... Pourquoi me regardes-tu? Oui, Ivan s’est épris d’elle. Il l’aime, oui, je le sais. J’ai fait une sottise, n’est-ce pas? Eh bien! c’est cette sottise qui nous sauvera tous. Ne vois -tu pas qu’elle l’estime, qu’elle l’honore? Peut-elle, si elle nous compare tous deux, ne pas le préférer , surtout après les derniers événements ?

— Je suis sûr que c’est un homme comme toi qu’elle doit aimer, et non pas on homme comme lui.

— C’est sa propre vertu qu’elle aime en moi , et non pas moi-même, dit malgré lui Dmitri d’une voix irritée.

Il se mit à ricaner ; mais brusquement ses yeux étincelèrent , il s’empourpra, et frappa violemment sur la table.

— Je te le jure, Alioscha, cria-t-il avec fureur, tu peux me croire! J’en prends Dieu à témoin, je te jure que je me sens un millier de fois indigne d’elle. Et c’est là la tragédie, je le sais bien. Quant à Ivan , comme il doit maudire la nature, lui si intelligent! Dieu! Qui lui préfère-t-on ? Moi ! Moi qui, fiancé avec elle, sous ses yeux mêmes, mène cette vie crapuleuse que tu connais ! Et je suis préféré ! Pourquoi ? Parce qu’elle veut, par reconnaissance, me sacrifier sa vie. Absurde !... Je n’ai jamais rien dit dans ce sens à Ivan. Il ne m’en a jamais parlé non plus. Mais ce qui doit être sera. Je m’effacerai, je me plongerai dans la boue qui est mon élément , et lui , il prendra ma place....

— Frère, attends, interrompit Alioscha. Il y a dans tout cela quelque chose qui demeure obscur pour moi. Tu es son fiancé : de quel droit briseras-tu ton engagement envers elle, si elle n’y consent pas ?

— Oui, je suis fiancé. Et nos fiançailles ont été bénites. Cela se fit à Moscou dès que j’y fus arrivé. Icônes , cérémonies, rien ne manqua à cette solennité. La générale nous donna sa bénédiction , et même félicita Katia : « Ton choix est bon, lui dit-elle, j’en suis sûre. » Et croirais-tu qu’Ivan ne lui plut pas? J’eus alors de longues causeries avec Katia ; je me représentais comme une nature noble et droite, elle me croyait :

Trouble charmant !
Douces paroles !...

LES FRÈRES KARAMAZOV. Ifl

Elle me força de lui promettre solennellement de me corriger : j'ai promis, et tu vois!...

— Eh bien, quoi?

— Voilà. Je t'ai appelé pour te prier d'aller chez elle , chez Katherina Ivanovna, et...

— Quoi?

— Dis-lui que je ne la verrai plus jamais, et salue-la de ma part,

— Est-ce possible !

— Non, ce n'est pas possible; c'est pourquoi je te prie d'aller à ma place , parce que je ne pourrais lui dire cela moi-même.

— Qoe feras-tu donc ?

— Je rentrerai dans ma boue.

— Chez Grouschegnka, n'est-ce pas? s'écria tristement Alioscha. Il aurait donc dit vrai, ce Rakitine ! Moi, je pen- sais que ce n'était que passager et que tout finirait bien.

— Quoi ! ferais-je cela par jeu ? J'ai encore un peu de vergogne! Dès que j'ai commencé à fréquenter Grou- schegnka, j'ai cessé de me considérer comme un fiancé et un honnête homme. Pourquoi me regardes-tu ? Quand je suis allé chez elle pour la première fois, c'était pour la battre. Je savais dès alors que ce capitaine lui avait remis un billet de mon père , la priant d'exiger de moi mon désis- tement à la fortune de ma mère , afin de m'obliger à me tenir plus tranquille. On voulait me faire peur. J'allai donc pour la battre. Je l'avais entrevue déjà, quelques jours auparavant. Au premier regard, c'est une femme très- ordinaire. Je savais l'histoire de son amant , ce marchand qui se meurt et lui laissera une grosse fortune. Je savais

�� � aussi qu’elle est cupide, qu’elle prête à gros intérêts. Je te dis que j’allais pour la battre, et je suis resté chez elle ! C’est la lèpre, vois-tu! et je me suis contaminé. Tout est fini, plus rien n’est possible. Le cycle des temps est révolu. Voilà mon histoire. J’avais trois mille roubles en allant chez elle. Nous partîmes tous deux pour faire la fête à vingt-cinq verstes d’ici. Je lis venir des tziganes; le Champagne coula; j’en grisai tous les moujiks, tous les babas et toutes les jeunes filles que nous renco.ntràmes. Trois jours après, j’étais à sec. Et crois-tu que j’aie rien obtenu d’elle ? Pas ça (et Dmitri fît craquer les ongles de ses pouces contre ses dents) ! Je te dis que cette femme est glissante comme une couleuvre. La gredine! Une couleuvre, un serpent, te dis-je! Le petit doigt de son pied gauche fait penser à un serpent. Je l’ai vu, je l’ai même baisé ; mais c’est tout, je te jure. Elle me dit : « Veux-tu que je t’épouse, quoique tu sois pauvre ? Promets-moi seulement de ne pas me battre et de me laisser faire tout ce que je voudrai. » Et elle rit, elle rit !

Dmitri Fédorovitch se leva, en proie à un accès de rage. On eût pu le croire ivre. Ses yeux étaient injectés de sang.

— Et tu l’épouseras ?

— Si elle consent, tout de suite ; si elle ne veut pas, je serai son valet. Toi... toi, Alioscha....

Il s’arrêta devant Alioscha et se mit à le secouer violemment par les épaules.

— Mais sais-tu, innocent, que tout cela, c’est de la folie, une horrible folie, une tragédie ! Apprends, Alexey, que je suis vil, que j’ai de viles passions ; mais être un voleur, LES FRÈRES KARAMAZOV. 113

un pickpocket, Dmitri Karamazov ne le peut. Eh bien, je le suis pourtant, ce voleur! Quand j'allais pour battre Grouschegnka , le matin du même jour, Kalherina Iva- novna m'avait appelé et mystérieusement prié, je ne sais pourquoi , d'aller dans le chef-lieu et d'envoyer de là trois raille roubles à Agafia Ivanovna, à Moscou. Eh bien , c'est avec ces trois mille roubles que j'ai offert le Champagne à Grouschegnka. Puis, j'ai prétendu être allé au chef- lieu, avoir envoyé l'argent; mais j'avais oublié le récépissé! Qu'en penses- tu? Aujourd'hui tu iras lui dire : « H me prie de vous saluer. » Elle te demandera : « Et l'argent? » Tu répondras : « C'est un sensuel, un viveur sans cœur. Il a dépensé votre argent, il n'a pu résister à la tenta- tion. » Pourtant! si tu avais pu ajouter : « Ce n'est pas un voleur! Voici vos trois mille roubles; envoyez-les vous- même à Agafia Ivanovna et recevez les hommages de Dmitri Fédorovilch! » Mais maintenant : « Où est l'ar- gent? >

— Mitia, tu es malheureux, mais moins que tu ne penses; ne te tue pas de désespoir!

— Crois-tu que je vais me tuer pour cela? Non! non pas! Je n'ai pas la force, maintenant. Plus tard, peut-être. Maintenant... maintenant, je vais chez Grouschegnka.

— Et puis?

— Et puis, je l'épouserai, si elle daigne m'agréer; et quand ses amants viendront, j'irai dans la chambre à côté, je cirerai même leurs bottes, je ferai chauffer son samo- var , elle m'emploiera pour ses courses...

— Katherina Ivanovna comprendra tout, dit solennel- lement Alioscha; elle comprendra tout et pardonnera.

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Elle a l'esprit élevé , elle comprendra qu'on ne peut être plus malheureux que toi.

— Non , elle ne pardonnera pas. Il y a ici une chose qu'aucune femme ne peut pardonner. Sais-tu ce qu'il vaut mieux faire ?

— Et quoi ?

— Lui rendre les trois mille roubles.

— Où les prendre ? Écoute, j'en ai deux mille, Ivan t'en donnera mille ; cela fait la somme.

— Quand les aurai-je ? Tu es encore mineur , et il faut qu'aujourd'hui même tu en finisses pour moi avec elle, que tu aies ou non l'argent. Demain, ce serait déjà trop tard. Va chez le père.

— Chez notre père ?

— Oui, d'abord chez lui; demande-lui la somme.

— Mais il ne la donnera pas.

— Évidemment. Sais-tu ce que c'est que le désespoir, Alexey ?

— Oui.

— Écoute; juridiquement, il ne me doit rien; mais, moralement , il me doit beaucoup. C'est avec les vingt- huit mille roubles de ma mère qu'il a fait sa fortune , qu'il a amassé ses deux cent mille roubles. Qu'il m'en donne seulement trois mille, il me sauvera de l'enfer, et beaucoup de péchés lui seront pardonnes. Il n'entendra plus parler de moi. Je lui fournis une dernière occasion d'être un père. Dis-lui que c'est Dieu même qui la lui offre.

— Mitia, mais il ne les donnera pour rien au monde.

— Je le sais, je le sais bien 1 Maintenant surtout 1 Je sais

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qu'on lui a dit sérieusement hier pour la première fois — remarque bien, sérieusement — que Grouscliegnka parle peut être sérieusement de ni'épouser. Eh bien ! ira-t-il me donner de l'argent pour faire les frais de mes noces, quand il est lui-même fou d'elle? Plus encore : je sais que depuis cinq jours déjà, il a mis de côté trois mille roubles en billets de cent, dans un seul paquet scellé de cinq sceaux et noué d'une ficelle rouge. Ilein ? je suis informé! Et sur le paquet est écrit : A mon ange Grouschegnka , si elle consent à venir chez moi. Il a écrit lui-même cela, furtive- ment, et personne ne sait qu'il a cet argent, personne, sauf son valet Smerdiakov, en l'honnêteté de qui il croit comme en lui-même. Et voilà quatre jours qu'il attend Grouschegnka, espérant qu'elle viendra chercher son paquet, car elle lui a écrit : « Peut-être viendrai-je ! » Si elle va chez lui, puis-je l'épouser? Comprends-tu pour- quoi je me cache ici et qui j'épie?

— Elle?

— Elle. Je suis ici grâce à la complaisance du soldat qui garde cette maison : le maître ignore que je suis ici, et le soldat ne sait pas pourquoi j'y suis.

— Smerdiakov seul le sait?

— Oui, c'est lui qui me fera savoir si elle va chez le vieux.

— C'est lui qui t'a conté l'histoire du paquet?

— Oui, c'est un grand secret. Ivan lui-même n'en sait rien. Le vieux l'a envoyé se promener dans une ville voi- sine pour deux ou trois jours, sous prétexte d'affaires, espérant que Grouschegnka viendra pendant ce temps.

— Il l'attend par conséquent aujourd'hui?

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— Non, aujourd'hui elle ne viendra pas, je vois cela à certains indices particuliers. Sûrement elle ne viendra pas. C'est aussi l'avis de Smerdiakov. Le père est en train de boire. 11 est à table avec Ivan. Va donc. Alexey, demande- lui ces trois mille.

— Mitia, mon cher, mais qu'as-tu donc? s'écria Alioscha, se levant pour regarder de plus près Dmitri, craignant un instant qu'il ne fût devenu fou.

— Quoi? tu me crois fou? dit d'un air solennel Dmitri Fédorovitch. Je sais ce que je dis, je crois aux miracles.

— Aux miracles ?

— Aux miracles de la Providence. Dieu sait mon cœur. Dieu sait mon désespoir : laissera-t-il s'accomplir un si ter- rible malheur? Alioscha, je crois aux miracles. Va!

— J'irai. Dis-moi : tu m'attendras ici?

— Oui. Ce sera long. Il est soûl, à cette heure. J'atten- drai ici trois, quatre, cinq, six heures. Mais il faut que ce soit fait aujourd'hui, fût-ce à minuit; il faut que tu ailles aujourd'hui chez Katherina Ivanovna, avec ou sans argent; et tu lui diras : « Dmitri Fédorovitch m'a dit de vous saluer. > C'est cette phrase, textuellement, que lu dois dire.

— Mitia, et si Grouschegnka vient aujourd'hui... ou demain, ou après-demain ?

— Grouschegnka? Je vais les épier, je courrai et j'empêcherai...

— Et si...

— Et si... alors je... tuerai.

— Qui tueras-tu?

— Le vieux.

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— Frère, que dis- tu?

— Je ne sais pas, je ne sais pas... peut-être tuerai-je. peut-être ne tuerai-je pas... Je crains son yisage maudit en ce moment; je hais son double menton, son nez, ses yeux, son sourire effronté. Voilà, c'est cette haine qui m'effraye; je ne pourrais pas me retenir...

— J'irai, Mitia. je crois que Dieu fera que ces choses horribles n" arrivent pas.

— Et moi, j'attendrai ici le miracle. Mais s'il ne s'accom- plit pas, alors...

Alioscha, songeur, s'en alla chez son père.

��IV

��Fédor Pavlovitch était encore à table.

Comme à l'ordinaire, la table était servie dans le salon et non dans la salle à manger. Dans l'angle le plus éclairé se trouvait une icône, devant laquelle brûlait une lampe, non pas pour un motif de piété, mais afin que la pièce fût . éclairée pendant toute la nuit.

Fédor Pavlovitch se couchait très-tard, à trois ou quatre heures du matin. Il passait le temps à se promener de long en large dans la chambre ou à réfléchir dans son fauteuil.

Quand AUoscha entra, le dîner se terminait, on servait les conGtures et le café. Fédor Pavlovitch aimait les dou- ceurs, après le dîner, avec le cognac. Ivan était là. Les

7.

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domestiques Grigory et Smerdiakov se tenaient près de la table. Les maîtres et les domestiques étaient visiblement de bonne humeur. Fédor Pavlovitch riait aux éclats; Alios- cha, dès le vestibule, reconnut ce rire perçant qu’il connaissait si bien. Il en conclut que son père n’était pas encore ivre.

— Ah! le voilà aussi ! s’écria Fédor Pavlovitch, enchanté de voir Alioscha. Asssieds-toi avec nous. Un peu de café? c’est du café de carême, sans crème, n’aie pas peur; et il est chaud, de l’excellent moka! Je ne t’olTre pas de ce bon petit cognac, je sais que tu es un ascète. Et pourtant, en veux-tu ? Non, je te donnerais plutôt des hqueurs, de très- douces liqueurs. Smerdiakov, va au buffet, tu les trouveras sur le second rayon à droite; voici les clefs; vite!

Alioscha essayait de refuser.

— On les servira quand même; si tu n’en veux pas, nous en prendrons. As-tu dîné?

— Oui, dit Alioscha, quoicju’il n’eût mangé qu’un morceau de pain arrosé d’un verre de kvas, à l’office du supérieur. Je veux bien une tasse de café chaud.

— Ahl le gaillard! il veut bien une tasse de café! Sera-t-il assez chaud? Oui, il est encore bouillant. C’est Smerdiakov qui l’a préparé, il s’y entend. H n’a pas son pareil pour le café, la koulebiaka ’ et la oukha •. Viens un jour manger la oukha chez nous, avertis-moi d’avance. D’ailleurs ne t’ai-je pas dit de transporter ici ton mate- las? L’as-tu fait?

��• Pâte do poisson. ’ Potage au poisson.

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 119

— Non, je ne l'ai pas apporté, répondit Alioscha en souriant.

— Âh ! ah ! tu as eu peur, n'est-ce pas? Mais pouvais-je vouloir te chagriner réellement?... Écoute, Ivan, je ne puis pas me tenir de joie, quand il me regarde ainsi en riant. Toute mon âme rit de plaisir, rien qu'à le voir. Je l'aimé ! Alioscha, viens que je te bénisse.

Alioscha se leva, mais Fédor Pavlovitch avait déjà ciiangé de dessein.

— Non, je Aais seulement faire un signe de croix. C'est cela, va t'asseoir. Tiens! voici l'ànede Balaam qui revient chargé de Hqueurs.

Cet âne de Balaam n'était autre que Smerdiakov, le valet, jeune homme de vingt-quatre ans, très-taciturne : non qu'il fût sauvage ou d'une extrême timidité, mais il avait un caractère hautain et paraissait mépriser tout le monde. Tout enfant, il avait témoigné à ses humbles bienfaiteurs une extrême ingratitude, comme le disait Grigory. Son plaisir était de pendre des chats et de les enterrer en grande cérémonie. A cet effet, il se revêtait d'un drap de lit en guise de surplis et agitait une pierre au bout d'un fil, autour du cadavre, en guise d'encensoir. Grigory le surprit une fois dans cette occupation et le fouetta rude- ment. Toute une semaine, l'enfant se tint dans un coin, jetant des regards de haine à ses protecteurs. « Il ne nous aime pas, disait Grigory à Marfa, le gredin ! D'ail- leurs, il n'aime personne. Es-tu un homme, oui ou non? lui demandait-il. Tu es né de la boue de la salle de bain... » j. Smerdiakov n'avait jamais pardonné ces paroles. Grigory lui apprit à lire, et lui donna l'Écriture sainte dès

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douzième année. Mais cela réussit mal. Un jour, — c'était la deuxième ou troisième leçon, — le gamin se mit à rire.

— Qu'as- tu? demanda Grigory en le regardant avec sévérité par-dessus ses lunettes.

— Rien. Dieu a créé la lumière le premier jour, et le soleil, la lune et les étoiles le quatrième jour : d'oîi donc est venue la lumière, le premier jour?

Grigory était stupéfait. Le gamin continuait à regarder son maître d'un air ironique. Il y avait de la provocation dans ce regard . Grigory ne put se retenir.

— Voilà d'oui s'écria-t-il en le souffletant violemment. Le gamin reçut le soufflet sans mot dire, mais se blottit

de nouveau dans son coin pour plusieurs jours. Une semaine après, il eut une première crise d'épilepsie, maladie dont, dès lors, il ne cessa de soulTrir.

Fédor Pavlovitch changea aussitôt d'opinion sur le gamin. Jusqu'alors, il le regardait avec indin"érence, bien qu'il ne le grondât jamais, qu'il lui donnât un kopek chaque fois qu'il le rencontrait, et qu'il lui envoyât du dessert de sa table quand il était de bomie humeur. Mais à l'occasion de cette maladie, il lui marqua beaucoup plus d'intérêt et fit venir du chef-lieu un médecin. Smerdiakov était incurable. En moyenne, il avait une crise par mois, irrégulière quant à la date, tantôt très-forte, tantôt relativement faible. Fédor Pavlovitch défendit sévèrement à Grigory d'infliger au gamin des châtiments corporels et lui laissa l'accès de sa maison. Il défendit aussi (ju'on lui fatiguât l'esprit iusqu'à nouvel ordre. Une fois, — Smerdiakov avait quinze « ns, — Fédor Pavlovitch le surprit dans sa bibliothèque.

'Usait à travers les vitres les titres des ouvrages. Fédor

�� � LES FRÈRES KARAMAZOV. 121

Pavlovitch possédait une centaine de livres, mais personne ne le vit jamais en ouvrir un seul. Il donna aussitôt la clef de sa bibliothèque à Smerdiakov.

— Bon, sois mon bibliothécaire. Assieds-toi et lis. Tiens, commence par ce livre.

C'étaient les Soirées à la campagne, près de Dikagnka '. Ce livre ne satisfit pas Smerdiakov. 11 le referma d'un air morne, sans avoir ri une seule fois.

— Eh bien, ce n'est pas amusant? lui demanda Fédor Pavlovitch.

Smerdiakov resta silencieux.

— Réponds donc, imbécile!

— Tout ça, ce sont des mensonges, dit Smerdiakov.

— Va- t'en au diable, âme de laquais! Attends, voici YHisioire unixerselle, deSmaragdov. Ici. tout est vrai. Lis.

Mais Smerdiakov n'en lut pas dix pages. Cela l'ennuyait. La bibliothèque cessa de l'intéresser.

Bientôt Marfa et Grigory rapportèrent à Fédor Pavlo- vitch que, peu à peu, Smerdiakov était devenu très-délicat, très-dégoiité : il restait longtemps immobile devant son assiette de soupe, puis prenant une cuillerée, il la regar- dait à la lumière.

— il y a un cafard? lui demandait Grigory.

— Une mouche, peut-être? ajoutait Marfa.

Le jeune homme ne répondait jamais, mais il faisait de même avec le pain, la viande, tous les mets. Fédor Pav- lovitch, apprenant cette nouvelle lubie, décida aussitôt que Smerdiakov avait la vocation de cuisinier, et l'envoya étu-

' GogoL

�� � 122 LES FRÈRES KARAMAZOV.

(lier cet art à Moscou. Smerdiakov y resta plusieurs années et en revint très-change, comme vieilli, ridé, jaune, sem- blable à un skopets'. Quant au moral, aussi taciturne qu'avant son départ. Mais il était devenu un excellent cui- sinier. Fédor Pavlovitch lui donna des gages que Smer- diakov dépensa en habits, pommades et cosmétiques. Il paraissait mépriser les femmes. Les crises étaient plus fré- quentes, ce qui inquiétait fort Fédor Pavlovitch, d'autant plus que, pendant les indispositions de Smerdiakov, Marfa faisait la cuisine.

— Tu devrais te marier, Smerdiakov, lui disait-il. Veux-tu? je vais te marier, hein?

Mais Smerdiakov ne répondait rien et devenait blême de dépit. Il était d'ailleurs d'une scrupuleuse honnêteté. Par exemple,un jour, Fédor Pavlovitch, étant ivre, perdit dans sa cour trois cents roubles qu'il venait de recevoir et ne s'en aperçut que le lendemain, en les voyant sur sa table : Smerdiakov les avait trouvés et apfjortés, la veille.

— Je n'ai jamais vu ton pareil I lui dit Fédor Pavlo\ itch. Et il lui donna dix roubles.

Un physionomiste n'aurait rien pu lire sur le visage de Smerdiakov : aucune pensée, du moins, mais seulement une sorte de rêverie. Le peintre kramski a fait un remanjuable tableau : te Rêveur. C'est une forêt, en hiver, au milieu de laquelle se tient un petit moujik vêtu d'un cafetan déchiré, chaussé de lapti. Il semble rélléchir, mais il ne réfléchit pas, il est perdu dans un rêve vague. Si on le touchait, il tressauterait et regarderait sans comprendre,

' Secte des Raskolniki (vieux croyants) voués à la castration.

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 123

comme un homme qui s'éveille. Il reviendrait probable- ment bien vite à lui, mais, si on lui demandait quel était son lève, il ne saurait le dire, ne se souvenant de rien. Pourtant, il garde de cette sorte d'engourdissement une impression profonde et qui lui est chère, et elles s'accu- mulent en lui. ces inconscientes impressions : dans quel but? il ne le sait; mais un jour, peut-être, après une année de telles rêveries, il quittera tout et s'en ira à Jérusalem faire son salut, ou bien il incendiera son propre village, ou encore fera-t-il d'abord le crime et puis le pèlerinage*. Il y a beaucoup de semblables types dans notre peuple. Smer- diakov était un des plus caractérisés.

��Chose étrange, Fédor Pavlovitch, si gai dabord, s'assom- brit tout à coup. Il vida un verre de cognac.

— Allez-vous-en ! cria-t-il aux domestiques. Hors d'ici, Smerdiakov! Ce gamin ne nous quitte plus! C'est proba- blement toi qui l'intéresses, continua-t-il en s'adressant à ]\an. Que lui as-tu donc fait?

— Rien, c'est une fantaisie qu'il a.

— Ahl c'est que l'âne de Balaam pense, pense!... à perte de vue. Et Dieu sait où ses pensées peuvent le mener. H ne peut me souffrir, ni toi, ni Alioscha, il nous méprise tous. Mais il est si bon cuisinier ! et si honnête !

Et Fédor Pavlovitch se versa coup sur coup plusieurs petits verres.

�� � 124 LES FRERES KARAMAZOV.

— Vous en prenez trop, risqua timidement Alioscha.

— Attends! encore un, puis encore un, et c'est tout. Dis donc, Alioscha, est-ce que je ne suis décidément qu'un boulîon?

— Non, je sais que vous n'êtes pas un boulîon.

— Je te crois sincère, Ivan ne l'est pas, c'est un orgueil- leux! Ah çà! je voudrais bien en finir avec ton monas- tère. Il faudrait délivrer la terre russe de toute la gent mystique. Que d'or elle enlève à la Monnaie!

— Confisquer les biens des monastères, demanda Ivan, pourquoi?

— Pour hâter l'avènement de la vérité.

— Mais c'est vous, tout le premier, que déposséderait l'avènement de la vérité.

— Baste ! . . . mais tu as peut-être raison ! Quel âne je suis ! s'écria Fédor Pavlovitch en se frappant le front. Diable ! je laisse désormais ton monastère tranquille, Ahoscha. Nous autres, gens d'esprit, restons au chaud et buvons du cognac. Dieu a bien fait les choses. Ivan, dis -moi, existe-t-il, ce Dieu-là, oui ou non? Attends, parle-moi sérieusement.

— Non, il n'y a pas de Dieu.

— Alioscha, Dieu existe-t-il?

— Oui, il existe.

— Ivan, y a-t-il une immortalité, oh! mais une toute petite innnorlalité, la plus petite possible?

— Non, pas plus d'immortalité que de Dieu.

— Pas du tout?

— Pas du tout.

— C'est-à-dire , un zéro absolu ou une petite fraction

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 125

d'unité? N'y aurait -il pas une fraction de fraction?

— Zéro absolu.

— Alioscha, y a-t-il une immortalité?

— Oui.

— Tu crois donc en Dieu et en l'immortalité?

— Oui. C'est en Dieu que se fonde l'immortalité.

-^ Hum! je crois que c'est Ivan qui a raison. Dieu de Dieu ! quand on pense à tout ce que l'homme a gaspillé d'énergie en de chimériques croyances depuis tant de milliers d'années! Qui donc s'amuse alors, Ivan, à tourner ainsi en dérision l'humanité ?

— Le diable, probablement, ricana Ivan.

— Y a-t-il donc un diable?

— Eh! non.

— Tant pis! Ce ne serait pas assez de pendre le fou qui a le premier imaginé Dieu !

— Sans cette imagination, il n'y aurait pas de civili- sation.

— Comment cela?

— Et il n'y aurait pas de cognac non plus , oui , de ce bon cognac que je suis obHgé de vous enlever.

— Attends! attends! attends! Encore un petit verre! J'ai offensé Alioscha. Tu ne m'en veux pas, Alexey, mon cher petit?

— Non, je vous connais; votre cœur vaut mieux que votre tète.

— Mon cœur vaut mieux que ma tête ? Et c'est toi qui dis cela?... Ivan , aimes-tu Alioscha?

— Oui, je l'aime.

— Tu as raison. . . v.i.ci cher.

�� �

Les vapeurs de l’ivresse lui montaient au cerveau.

— Alioscha, j’ai été grossier tout à l’heure avec ton starets. J’étais si surexcité !… C’est un homme d’esprit, ce starets ; qu’en penses-tu, Ivan ?

— Oui, peut-être.

— Oui, certainement, il y a du Piron là dedans[6]. C’est un jésuite, je veux dire un jésuite russe. Il s’indigne intérieurement d’être obligé de jouer la comédie, d’être obligé… d’endosser un vêtement de sainteté.

— Mais il croit en Dieu.

— Pas pour un kopek. Tu ne l’as pas compris ? Il le laisse entendre à tout le monde ! au moins à tous ceux qui savent ce que parler veut dire. Il a dit textuellement au gouverneur Schulz cette phrase : « Credo, mais je ne sais en quoi. »

— Vraiment ?

— C’est comme je te le dis, je l’estime. Il a quelque chose de Méphistophélès, ou mieux, du Héros de notre temps[7]… Arbénine[8], comment s’appelle-t-il ?… C’est un sensuel, crois-moi, et à tel point que je ne lui confierais pas volontiers, même maintenant, ma fille ou ma femme. Quand il commence à raconter, si tu savais !… Il y a trois ans, il nous invita à prendre chez lui du thé et des liqueurs (car les dames lui envoient des liqueurs) ; il se mit à nous raconter son ancien temps, on se tordait… Je me rappelle surtout comment il guérit une dame… LES FRÈRES KARAMAZOV. 127

t Si je n'avais pas mal aux jambes , nous dit-il , je vous danserais une certaine danse. » Qu'en dites- vous? « J'ai fait la noce, moi aussi », ajouta-t-il. Il a volé au négociant Dimidor soixante mille roubles.

— Comment? volé?

— L'autre les lui avait confiés, comme à un honnête homme, pour vingt-quatre heures. Le vieux a tout gardé. « Tu les as donnés pour l'église », a-t-il répondu... Mais je me trompe, l'histoire est d'un autre; je n'y suis plus. Encore un petit verre, et c'est fini. Prends la bouteille, Ivan; pourquoi ne m'as-tu pas empêché de mentir?

— Je pensais que vous vous arrêteriez de vous-même.

— C'est faux, c'est par méchanceté que tu m'as laissé dire. Tu me méprises, n'est-ce pas? Tu es venu pour me montrer combien tu me méprises !

— Eh bien, je m'en irai demain. Je crois que le cognac commence à vous impressionner.

L'ivresse de Fédor Pavlovitch, en effet, s'accentuait.

— Qu'as-tu à me regarder ainsi? Tes yeux me disent : « Tu es soûl. » Il y a de la méfiance, du mépris dans tes yeux. Vois comme ceux d'Alioscha sont sereins , il n'y a pas de mépris dans ses yeux. Alexey, n'aime pas Ivan...

— Cessez d'offenser mon frère, dit tout à coup Alioscha d'un ton décidé.

— Soit. J'ai mal à la tête... Ah! que j'ai mal! Pour la troisième fois, je te dis, Ivan, d'enlever le cognac.

Il resta rêveur, et soudain se mit à rire.

— Ne te fâche pas, Ivan. Tu me hais, je le sais; mais ne te fâche pas. Je ne mérite pas qu'on m'aime. Je t'en- verrai faire un petit voyage , et puis j'irai le chercher.

�� � 128 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Je connais, pas loin de la ville où tu iras, une fillette. Elle va pieds nus , mais il ne faut pas dédaigner les pieds nus. Il y a souvent des trésors dans les fossés.

Il baisa bruyamment le bout de ses doigts.

— Pour moi , reprit-il avec une animation subite , comme s'il entamait un thème favori, pour moi... Eh! mes enfants, mes petits cochons! Pour moi... je n'ai ja- mais cru aux femmes laides; c'est mon Credo, comprenez- vous? Non, vous ne pouvez comprendre; aos veines sont encore pleines de lait, vous n'avez pas complètement brisé votre coquille. Il y a, selon moi, dans chaque femme, quelque chose de spécial qu'on ne retrouve en aucune autre; mais ce quelque chose, il faut savoir le trouver. C'est un talent. Le fait seul du sexe est déjà beaucoup... Même les vieilles filles ont des qualités qui font qu'on s'étonne de la sottise des gens qui ont laissé ces pauvres créatures vieillir iimtilement. Voilà une vagabonde : com- ment commencer avec elle? Il faut l'étonner ! — Savez-vous cela? — Il faut la mettre au point qu'elle soitàlafois trans- portée de joie et de honte. C'est facile : une fille comme elle, avoir attiré le regard d'un barine! — Alioscha, j'ai étonné aussi ta défunte mère , mais autrement. Jamais je ne l'avais caressée, et tout à coup je tombe à genoux devant elle ; je lui baise les pieds , et peu à peu je l'amène à ce rire sans éclat qui lui était particulier, un rire nerveux... Celui-là, elle seule l'avait. Je savais que c'était un sym- ptôme de maladie, que le lendemain la klikouscha aurait une crise, n'importe! c'était un sinmlacre de passion, de joie, et c'était toujours cela ! Voilà comme on trouve quand on sait chercher. Un jour, un certain Bieliavsky, un bel-

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 129

lâtre qui lui faisait la cour, me souffleta devant elle. Je crus qu'elle m'assommerait : t II t'a battu, me disait-elle; il t'a giflé, tu me vendais à lui... Comment ! devant moi? il a osé te souffleter devant moi? N'aie pas l'audace de reparaître jamais à mes yeux ! Cours le provoquer en duel... » Je dus la mener au monastère pour qu'on fît des prières sur elle, afin de la calmer. Mais Dieu m'est témoin, Alioscha, que je ne l'ai jamais offensée, ma petite kli- ivouscha... Une fois seulement, pendant la première année de notre mariage". Elle priait trop, et m'avait interdit l'en- trée de sa chambre. Je me mis en tète de lui faire rabattre de son mysticisme, t Vois-tu cette icône, lui dis-je, je l'enlève , cette icône que tu considères comme miracu- leuse. Je vais cracher dessus , et je ne serai pas puni pour cela... » Dieu! elle va me tuer, pensai -je. Mais elle se leva seulement, joignit les mains, cacha son visage, fut prise d'un tremblement et tomba par terre toute roide... Alioscha! Alioscha! qu'as-tu? qu'as-tu?

Depuis qu'on parlait de sa mère , Alioscha changeait de couleur. Tout à coup il rougit, ses yeux étincelèrent, ses lèvres tremblèrent. Le vieil ivrogne ne s'aperçut de rien. Alioscha refit la scène même que Fédor Pavlovitch venait de raconter. Le jeune homme se leva, joignit les mains, puis s'en couvrit le visage, et tomba sur une chaise , fré- missant des pieds à la tète, comme dans une crise d'hys- térie, et fondit en larmes. Cette ressemblance extraordinaire de l'enfant et de la mère épouvanta Fédor Pavlovitch.

— Ivan ! Ivan I donne-lui de l'eau ; c'est comme elle , tout à fait comme elle ! Jette-lui de l'eau au visage, comme je faisais avec elle. C'est sa mère ! c'est sa mère !

�� � 130 LES FRERES KARAMAZOV.

— Et la mienne aussi, je pense. Sa mère était ma mère, qu'en dites-vous? fit brusquement Ivan d'un ton de mé- pris indicible.

Le vieux tressaillit sous le regard fulgurant de son fils.

— Comment, ta mère? dit- il sans comprendre. De quelle mère parles-tu ? Est-ce qu'elle... Ah! diable! Eh! oui, c'est vrai, c'était ta mère aussi. Pardon, j'étais troublé, je pensais... Hil hi! hil

Il s'arrêta et se mit à rire.

Tout à coup, un bruit imprévu retentit dans le ves- tibule. Des cris désespérés se firent entendre. La porte s'ouvrit avec fracas, et Dmitri Fédorovitch apparut. Le vieillard, épouvanté, se jeta du côté d'Ivan.

— Il veut me tuer! il veut me tuer! Défends-moi! cria- t-il en saisissant les pans de la redingote d'Ivan Fédoro- vitch.

��VI

��Derrière Dmitri accouraient Grigory et Smerdiakov. Ils s'étaient d'abord efforcés de l'empêcher d'entrer, comme Fédor Pavlovitch leur en avait depuis longtemps donné la consigne. Profitant de ce que Dmitri s'arrêtait un instant pour regarder autour de lui, Grigory tourna de l'autre côté de la table, ferma la porte en face qui menait aux autres chambres de Fédor Pavlovitch, et se mit devant la porte fermée , les bras en croix , prêt à défendre l'entrée

�� � LES FRÈRES KARAMAZOV. 131

jusqu'à la dernière goutte de son sang. Dmitri poussa un cri perçant et se jeta sur Grigory.

— Elle est là, alors! on l'a cachée là ! Hors de là, mi- sérable !

Il tira Grigory, qui le repoussa. Ne se possédant plus, Dmitri le souflleta de toutes ses forces. Le vieux tomba comme assommé. Dmitri le franchit et ouvrit la porte. Smerdiakov se tenait à l'autre extrémité du salon, et se serrait contre Fédor Pavlovitch,

— Elle est ici! criait Dmitri Fédorovitch; je l'ai vue se diriger vers la maison , mais je n'ai pu l'atteindre. Où est-elle ? où est-elle ?

Le cri : t Elle est ici ! » rendit à Fédor Pavlovitch tout son courage.

— Arrête- le ! arrète-le! cria-t-il, et il se mit à pour- suivre Dmitri.

Grigory se releva, mais il était comme assourdi. Ivan et Alioscha suivirent leur frère. On entendit dans la chambre voisine quelque chose se briser en tombant.

C'était un grand vase en verre (sans valeur) qui était sur un piédestal de marbre, et que Dmitri avait renversé en passant.

— Attrape-le! vociférait le vieux. Au secours!

Ivan et Alioscha rejoignirent Fédor Pavlovitch et le ramenèrent de force dans le salon.

— Pourquoi lui courez-vous après? Il pourrait, en effet, vous tuer! criait avec colère Ivan Fédorovitch.

— Vanetchka ! Liochetchka ! elle est donc ici, Grou- schegnka! Elle est ici! Il l'a vue lui-même, il l'a vue venir!...

�� � 132 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Il suffoquait, il n'attendait pas Grouschegnka, et la pensée qu'elle pouvait être chez lui l'affolait.

— Mais vous savez vous-même qu'elle n'est pas venue !

— Peut-être aura-t-elle pris l'autre entrée...

— Mais l'autre entrée est fermée , et vous avez la clef 1 Tout à coup, Dmitri apparut de nouveau. H avait trouvé

l'autre entrée fermée; la clef était, en effet, dans la poche de F^édor Pavlovitch. Toutes les fenêtres aussi étaient closes; nulle entrée donc par où Grouschegnka eût pu pénétrer.

— Arrête-le 1 glapit Fédor Pavlovitch. Il a volé mon argent dans ma chambre à coucher.

Et, s'arrachant des bras d'Ivan, il se jeta sur Dmitri. Mais celui-ci leva les mains et, saisissant le vieillard par le peu de cheveux qui lui restaient , le lira violemment, le jeta par terre et lui asséna en plein visage trois coups de botte. Le vieillard gémit. Ivan Fédorovitch saisit Dmitri par derrière et le souleva du sol. Alioscha l'aidait de toutes ses forces.

— Fou ! Mais tu l'as tué !

— Tant mieux ! et si ce n'est pas encore fait , je re- viendrai.

— Dmitri, sors d'ici 1 cria impérieusement Alioscha.

— Alexey, je ne croirai que toi 1 Est-elle ici? Je l'ai vue se faufiler dans la ruelle, je l'ai appelée, elle s'est sauvée.

— Je te jure qu'elle n'est pas venue ici et que personne ne l'attendait.

— Mais je l'ai vue! Donc elle... Je veux savoir tout de suite où elle est. Adieu, Alioscha. Pas un mot à Ésope à propos de l'argent; va chez Katherina Ivanovna, et dis-lui :

�� � LES FRERES KARAMAZOV. 133

« Il m'a ordonné de vous saluer, précisément de vous sa- luer et de vous resaluer. » Décris-lui cette scène.

Cependant, Ivan et Grigory avaient relevé le vieux et l'avaient étendu sur un divan. Son visage était ensan- glanté; mais toute sa présence d'esprit lui restait, et il écoutait avec une extrême attention les exclamations de Dmitri. Il était convaincu que Grouschegnka se tenait cachée quelque part chez lui. Dmitri Fédorovitch, avant de partir, lui jeta un regard de haine.

— Je ne me repens de rien. Prends garde, vieux, je te maudis, et je te renie à jamais...

Il sortit à grands pas.

— Elle est ici! elle est siirement ici! Smerdiakov! Smerdiakov! bredouillait Fédor Pavlovitch.

— Non, elle n'est pas ici, non, vieillard insensé, fit avec rage Ivan exaspéré. Bon ! voilà qu'il s'évanouit ! De l'eau! des linges! Allons! remue-toi, Smerdiakov!

Smerdiakov courut chercher de l'eau. On déshabilla le blessé, on le porta dans sa chambre à coucher et on retendit sur un lit. Sa tète fut entourée de serviettes mouillées. Affaibli par l'ivresse, l'émotion et les coups, il s'assoupit aussitôt qu'il eut touché l'oreiller. Ivan et Alioscha retournèrent au salon. Smerdiakov emporta les verres cassés. Grigory restait près de la table, pensif, accablé.

— II faut aussi te mouiller la tète et te coucher, dit Alioscha à Grigory. Nous le garderons. Mon frère t'a blessé... grièvement peut-être...

— Il a osé... dit Grigory d'une voix profonde.

— 3Iais 11 a osé... à son père. aussi, dit Ivan.

I. 8

�� � 134 LES FRERES KARAMAZOV.

— Je le lavais dans sa petite baignoire quand il était enfant... Il a osé... répétait Grigory.

— Diable 1 sans moi , il l'aurait tué. Il n'en faut pas beaucoup pour Ésope, dit tout bas Ivan à Alioscha.

— Que Dieu le sauve ! fît Alioscha.

— Et pourquoi le sauver? continua Ivan à voix basse, le visage bouleversé par la haine. Que les reptiles se dévorent entre eux, ce sera bien!

Alioscha tressaillit.

— Certes, je ne le laisserai pas accomplir un crime, je l'en ai empêché tout à l'heure. Reste ici , Alioscha. Je vais dans la cour, j'ai mal à la tète.

Alioscha alla chez son père et s'assit à son chevet pen- dant près d'une heure.

Le vieux ouvrit tout à coup les yeux et longtemps regarda Alioscha sans parler, s'ellorçant évidemment de rassembler ses souvenirs. Une émotion extraordinaire se peignait sur son visage.

— Ahoscha, dit-il à voix basse, où est Ivan?

— Dans la cour; il a mal à la tête. Il veille sur nous.

— Donne-moi la petite glace... là.

Alioscha lui donna une petite glace qui se trouvait sur la commode.

Le vieux se regarda, et vit son nez très-enflé et sur son front, au-dessus du sourcil gauche, une grande tache de sang caillé.

— Que dit Ivan ? Alioscha, mon cher, mon fils unique, j'ai peur d'Ivan. Je le crains plus que l'autre. Il n'y a que toi que je ne craigne pas...

�� � LES FRÈRES KARAMAZOV. 135

— Ne craignez pas Ivan, non plus. Il se fâche, mais il vous défend.

— Alioscha, et l'autre? lia couru chez Grouschegnka? Mon cher ange, dis-moi la vérité : était-elle ici tout à l'heure?

— Mais personne ne l'a vue! c'est une illusion ! elle n'y était pas î

— Tu sais, Mitia veut l'épouser!

— Elle n'en voudra pas.

— Elle n'en voudra pas 1 elle n'en voudra pas ! elle n'en voudra pas ! s'écria le vieux exultant de joie.

On ne pouvait rien lui dire qui lui fût aussi agréable. il saisit avec transport la main d'Alioscha et la pressa for- tement contre son cœur. Des larmes jailUrent de ses yeux.

— Prends la petite icône de la Vierge dont je t'ai parlé, prends- la et emporte-la avec toi. Je te permets même de retourner au monastère. Tu sais, je plaisantais à ce pro- pos, ne sois pas fâché... J'ai mal à la tète, Alioscha

Écoute , Lioscha , tranquillise-moi , sois mon bon ange, dis-moi la vérité.

— Toujours la même chose : si elle est venue ou non? dit tristement Alioscha.

— Non ! non ! non 1 Je te crois, mais va toi-même chez Grouschegnka, et demande-lui au plus tôt (épie-la du regard... devine sa pensée secrète...) qui elle préfère, moi ou lui. Peux-tu? veux-tu?

— Si je la vois, je le lui demanderai, murmura Alioscha embarrassé.

— 3Iais elle ne te parlera pas franchement, reprit le vieux. C'est un serpent! Elle t'embrassera, et dira que

�� � c’est toi qu’elle préfère. C’est une fausse, une vile créature. Non, ne va pas chez elle, il ne le faut pas.

— Ce ne serait en effet pas bien, mon père, pas bien du tout.

— Où t’envoyait-il tout à l’heure, quand il s’est sauvé ?

— Chez Katherina Ivanovna.

— Pour lui demander de l’argent ?

— Non.

— Il n’a pas d’argent, pas un kopek, et à ce propos, je… Alioscha, je passerai la nuit à réfléchir. Va-t’en… tu la rencontreras peut-être. Viens chez moi demain matin, j’ai un mot à te dire. Viendras-tu ?

— Je viendrai.

— Tu feras comme si tu venais prendre de mes nouvelles ; ne dis pas que je t’ai appelé… Pas un mot à Ivan !

— C’est bien.

— Adieu, mon ange. Tout à l’heure tu m’as défendu, je ne l’oublierai jamais. Je te dirai quelque chose demain, mais il faut que j’y réfléchisse.

— Comment vous sentez-vous maintenant ?

— Demain, dès demain je me lèverai et je marcherai. Je suis tout à fait rétabli !…

En sortant, Alioscha aperçut Ivan assis sur un banc près de la porte cochère : il écrivait sur son carnet. Alioscha lui dit que Fédor Pavlovitch avait repris connaissance et qu’il l’envoyait passer la nuit au monastère.

— Alioscha, je désire beaucoup te voir demain matin, dit Ivan d’un ton affectueux, si affectueux qu’Alioscha en fut surpris.

— Demain, je vais chez les Khokhlakov, et peut-être aussi chez Katherina Ivanovna, si je ne la trouve pas chez elle maintenant.

— Tu vas donc chez elle ? C’est pour la saluer ? pour la saluer ? dit Ivan en souriant.

Alioscha resta confus.

— Je crois avoir compris les exclamations de Dmitri. Il t’a prié d’aller chez elle lui dire de… eh bien… en un mot, d’en finir…

— Frère, qu’adviendra-t-il de tout cela ?

— C’est difficile à dire. Cette femme est une bête fauve. Il faut empêcher le vieux de sortir et Dmitri d’entrer.

— Frère, permets-moi encore de te demander si un homme a le droit de juger ses semblables et de décider qui mérite de vivre et qui mérite de mourir.

— Pourquoi cette philosophie ? Les qualités respectives des individus ne sont pas ce qui importe dans une telle question ; quant au droit… eh ! qui n’a pas le droit de désirer ?

— Désirer la mort d’autrui ?

— Même la mort ! pourquoi mentir ? Tu fais allusion à mes paroles de tout à l’heure, n’est-ce pas ? Me crois-tu, comme Dmitri, capable de verser le sang d’Ésope, — oui, de le tuer ?

— Que dis-tu, Ivan ? Jamais cette pensée ne m’est venue. Je n’en aurais pas cru Dmitri lui-même capable.

— Merci, dit Ivan en souriant. Sache que je défendrai toujours le vieux. Quant à mes désirs, je leur laisse toute liberté. À demain. Ne me juge pas mal, ne me prends pas pour un scélérat. Ils se serrèrent les mains plus vivement qu’ils n’avaient jamais fait. Alioscha comprit que son frère lui faisait des avances, non sans intention.


VII

Alioscha emportait de chez son père une étrange fatigue de corps et d’esprit. Un sentiment très-voisin du désespoir, et pour lui bien nouveau, l’accablait. Et cette préoccupation primait toutes les autres : comment cela finirait-il entre son père et son frère Dmitri à propos de cette terrible femme ? il sentait que, des deux, le plus malheureux était Dmitri.

Sept heures sonnaient. Alioscha ne parvint pas avant la tombée du crépuscule à la maison de Katherina Ivanovna, une grande et confortable maison, sur la rue principale. Il savait qu’elle vivait avec ses deux tantes. L’une était la sœur de la mère d’Agafia Ivanovna, — que nous connaissons déjà; — l’autre, une grande dame de Moscou, peu fortunée. Les deux dames passaient pour obéir en tout aux volontés de Katherina Ivanovna, aNcc qui elles ne vivaient que pour sauvegarder les convenances. La jeune fille ne rendait compte de sa vie qu’à sa bienfaitrice, la générale, retenue à Moscou par sa mauvaise santé. Katherina Ivanovna lui écrivait deux fois par semaine des lettres détaillées.

En entrant dans le vestibule, et en disant son nom à la domestique, Alioscha crut remarquer qu’on l’attendait déjà. — Peut-être l’avait-on vu à travers les vitres. — Il entendit un bruit de pas féminins, un froissement de robes, comme si deux ou trois femmes se reliraient précipitamment dans une chambre voisine. Il s’étonna que son arrivée produisît tant d’émotion.

On l’introduisit dans le salon, une grande pièce élégamment et abondamment meublée, à la mode pétersbourgeoise. Beaucoup de divans, de chaises longues, de grandes et de petites tables, de tableaux, de vases, de lampes, de fleurs; il y avait même un aquarium, près d’une fenêtre. Alioscha aperçut, dans le demi-jour, sur un divan qui était sans doute occupé avant son arrivée, une mantille de soie et, sur une table, devant le divan, deux tasses de chocolat non achevées, des biscuits, du malaga, des bonbons. Il pensa qu’il y avait des invités et fronça le sourcil.

Une portière se leva; Katherina Ivanovna entra d’un pas précipité, et, avec un sourire joyeux, tendit ses deux mains à Alioscha. En même temps, une servante apporta deux bougies allumées.

— Enfin, vous voilai J’ai passé toute la journée à prier Dieu qu’il vous fit venir. Asseyez-vous.

La beauté de Katherina Ivanovna avait déjà étonné Alioscha, trois semaines auparavant, quand son frère Dmitri l’avait mené chez elle pour la lui présenter, car elle a\ ait désiré le connaître. Ils n’avaient pas causé : Katherina Ivanovna crut Alioscha timide et, pour le mettre à l’aise, ne cessa de parler avec Dmitri. Mais Alioscha l’avait beaucoup observée. Il admirait le port majestueux et l’aisance fière de cette jeune fille. Il trouvait ses grands yeux brillants en parfaite harmonie avec cette pâleur chaude du visage parfaitement o\ aie. Mais il pensait que ces lèvres charmantes pouvaient très-bien ne pas retenir longtemps l’amour, — quoiqu’il comprît à merveille qu’on s’éprît d’elles. Quand Dmitri lui demanda son opinion, Alioscha ne lui cacha pas cette pensée.

— Tu seras heureux avec elle, mais peut-être... pas d’un bonheur tranquille.

— Frère, ces femmes-là restent toujours semblables à elles-mêmes, elles ne plient pas devant la destinée. Pourquoi donc veux-tu croire que je ne l’aimerais pas toujours ?

— Oui, tu l’aimeras toujours, sans doute... du moins, c’est possible; mais peut-être, néanmoins, ne seras-tu pas toujours heureux avec elle...

Alioscha n’avait exprimé cette opinion qu’en rougissant, et avec le dépit d’avoir, pour céder aux prières de son frère, laissé voir des pensées aussi « sottes ». Car aussitôt qu’il les eut dites, il les avait lui-même jugées sottes. D’autant plus fut-il étonné, quand, dès le premier regard qu’il jeta, lois de cette seconde entrevue, sur Katherina Ivanovna, il eut la conviction soudaine qu’il s’était trompé dans son premier jugement. Le visage de la jeune fille rayonnait autant de sincérité et d’ardeur que de beauté. Tout son être ne respirait qu’une noble énergie fondée sur une inébranlable confiance en elle-même. Alioscha com- prit aussitôt qu’elle avait conscience de la tragédie où elle était mêlée et que peut-être elle savait déjà tout. Il se sentait devant elle comme coupable, vaincu et séduit à la fois.

— Je vous attendais, commença-t-elle, car c’est de vous seul désormais que je puis savoir toute la vérité. LES FRERES KARAMAZOV. 141

Elle était en proie à une agitation extraordinaire, voi- sine de l'exaltation.

— Je suis venu... murmura Alioscha d'une voix entre- coupée, je... Il m'a envoyé.

— Ah! il vous a envoyé, je le pressentais. Maintenant, je sais tout, tout ! dit Katherina Ivanovna (ses yeux jetaient des éclairs). Attendez, Alexey Fédorovitch, je vais vous dire pourquoi je désirais vous voir. J'en sais peut-être plus que vous-même. Ce ne sont pas des nouvelles que j'espère de vous. Je veux savoir la dernière impression qu'il a produite sur vous, je Aeux que vous me racontiez le plus franchement, le plus grossièrement même que vous pour- rez, ce que vous pensez de lui maintenant, après votre dernière rencontre. Cela vaudra mieux qu'une explication entre lui-même et moi, puisqu'il ne veut plus me voir. Comprenez-vous ce que je vous demande ? Maintenant, dites-moi pourquoi il vous a envoyé. Parlez sans détours.

— Il m'a chargé de vous saluer et de vous dire qu'il ne viendra plus jamais et... de vous saluer...

— Saluer ? Il a dit ce mot ? C'est ainsi qu'il s'est exprimé ?

— Oui.

— Peut-être a-t-il dit un mot pour un autre?

— Non, il a insisté pour que je vous dise ce propre mot : « saluer. » Trois fois de suite, il m'a recommandé de ne pas oublier de vous dire ce mot même.

Le visage de Katherina Ivanovna s'empourpra.

— Aidez-moi, Alexey Fédorovitch, j'ai absolument besoin de vous. Voici ce que je pense, — dites-moi si j'ai tort : s'il vous avait dit de me saluer sans insister sur la trans- mission exacte du mot, sans le souligner, tout serait fini.

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Mais s'il a appuyé sur ce mot particulièrement, s'il vous a donné mission de me transmettre ce salui. c'est qu'il était très-exalté, hors de lui, peut-être : il aura pris un parti extrême dont il s'effrayait lui-même. Ce n'est pas de sang- froid qu'il a renoncé à moi, il lui a fallu faire un violent effort. Le fait d'avoir tant souligné ce mot a le sens d'une bravade.

— C'est celai c'est cela! approuva Alioscha avec cha- leur, je pense tout à fait comme vous.

— S'il en est ainsi, il n'est pas encore perdu. Ce n'est que du désespoir; je puis le sauver : ne vous a-t-il pas parlé d'argent, de trois mille roubles?

— Certes, et c'est peut-être ce qui l'obsède le plus. Il dit qu'il est perdu d'honneur et que tout lui est égal désor- mais, répondit Alioscha qui sentait l'espérance lui revenir et entrevoyait déjà une issue dans la situation affreuse de son frère. Mais est-ce que vous... vous... savez tout à propos de cet argent?...

— Depuis longtemps, j'ai télégraphié à Moscou et je sais que l'argent n'y est pas parvenu. La semaine dernière, j'ai appris que Dmitri avait encore besoin d'argent... Le seul but auquel je tende est de lui faire comprendre quelle est, pour lui, l'amitié la plus sûre, et il ne veut pas com- prendre que c'est moi qui suis son meilleur ami! Il ne voit que la femme en moi! Comment faire pour (ju'il puisse me dire sans honte qu'il a dépensé ces trois mille roubles? Car cette honte, il peut l'avoir pour tous, pour lui-même, mais pour moi ! Il dit bien tout à Dieu Siins en rougir! Pourquoi me méconnaît-il? Comment ose-t-il me méconnaître après tout ce qui est arrivé? Je veux le sauver. S'il le faut.

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qu'il cesse de me considérer comme sa fiancée... Com- ment! il a honte devant moi? Mais a-t-il eu honte devant vous, Alexey Fédorovitch? Eh! n'ai-je donc pas encore mérité sa confiance?

Elle prononça ces derniers mots en pleurant.

— Je dois vous communiquer, dit Alioscha d'une voix tremblante, ce qui vient d'arriver chez mon père.

Et il lui raconta la scène : comment il avait été envoyé par Dmitri chez son père pour demander l'argent, com- ment Dmitri était arrivé lui-même et avait assommé Fédor Pavlovitch, et comment, là-dessus, il lui avait, à lui, Alioscha, recommandé une dernière fois d'aller « saluer »...

— Et il est allé chez cette femme, ajouta doucement Alioscha.

— Vous pensez que je ne pourrai me faire à l'idée qu'il voit cette femme ? Il le pense aussi, mais il ne l'épousera pas, dit-elle tout à coup avec un rire nerveux. Est-ce qu'un Karamazov peut être éternellement en proie à un tel entraînement? Car c'est de l'entraînement, ce n'est pas de l'amour! Il ne l'é-pou-se-ra pas : elle ne voudra pas de lui!... fit-elle avec un rire étrange.

— Il l'épousera peut-être, dit tristement Alioscha en baissant les yeux.

— H ne l'épousera pas, vous dis-je! Cette jeune fille est un ange! Le saviez-vous? Le sa-viez-vous? s'écria- t-elle avec une fougue extraordinaire. C'est un être mira- culeux ! Certes, elle est séduisante, mais son âme est plus belle encore que sa figure. Pourquoi me regardez-vous ainsi, Alexey Fédorovitch? Je vous étonne? Vous ne me croyez pas?... Agrafeana Alexandrovna, mon ange, cria-

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t-elle tout à coup dans la direction de la porte voisine, venez donc ici! ce charmant garçon est au courant de tout, montrez-vous doncl

— Je n'attendais que votre appel, dit une voix douce, doucereuse plutôt.

La portière se souleva, et... Grouschegnka elle-même, en riant, toute joyeuse, s'approcha de la table. Ahoscha eut une sorte de frisson. Il la regarda fixement, il ne pouvait se détourner d'elle. — La voilà, cette terrible femme ! < cette bète fauve! » comme avait dit Ivan. Au premier abord, pourtant, c'était l'être le plus ordinaire, Dmitri ne s'était pas trompé, le plus simple, une femme charmanteet bonne: jolie, soit, mais pareille à toutes les johes femmes « ordinaires ». Elle était plus que jolie, il est vrai : très-belle. Une beauté russe, de celles qui font tant de passions. Assez haute de taille. un peu moins grande pourtantque Katherinalvanovna (celle-ci était d'ailleurs d'une taille pe« commune), forte, avec des gestes élastiques et doux, comme alanguis dans une douceur harmonisée avec celle de sa voix. Elle s'avança, non pas, comme avait fait Katherina Ivanovna, d'un pas ferme et puissant, mais sans bruit. Elle s'afTaissa molle- ment dans un fauteuil, fit doucement bruire sa belle robe de soie noire, et couvrit d'un châle, avec une mine de chatte frileuse, son cou blanc comme l'écume et ses larges épaules. Elle avait vingt-deux ans, et son visage attestait juste cet âge. La peau était très-blanche, avec des reflets rose pâle dans le teint; l'ovale du visage un peu large, la mi\clioire inférieure un peu saillante. La lèvre supérieure était mince, l'autre deux fois plus épaisse, presque enflée; une magnifique chevelure châtain, très-abondante, des

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sourcils noirs, de superbes yeux gris d'azur, de très-longs cils : le plus indifférent des hommes, perdu dans la foule, se fût arrêté nécessairement devant ce visage, pour ne pas l'oublier de longtemps. Alioscha s'étonnait surtout de l'enfantine naïveté de la physionomie. Elle avait des regards, des sourires d'enfant. Sous ses ondoiements félins, on sentait un corps puissant et gras. Son cliàle dessinait des épaules pleines, et une forte poitrine de toute jeune femme. Des experts, parmi les amateurs de la beaulé russe, auraient toutefois prédit., en regardant Grou- schegnka, que cette beauté, si fraîche encore, perdrait, aux environs de la trentaine, son harmonie, s'épaissirait, que les traits se fondraient, que la peau du front et des paupières s'écaillerait de rides, deviendrait rêche, que le teint s'altérerait : en un mot, c'était un type accompli de cette beauté trop brève, si fréquente chez nous.

Alioscha restait comme fasciné. Mais pourquoi traînait- elle tant les syllabes? Pourquoi parlait- elle avec tant d'affectation? Ce grasseyement devait paraître aristocra- tique à Grouschegnka . quelque mauvaise habitude qui sentait son origine populacière. Pourtant, Alioscha ne pou- vait concilier ce manque de naturel avec cette expression de gaieté puérile de toute la physionomie, cet éclat des yeux où riait une joie de bébé.

Katherina Ivauovna l'avait fait asseoir en face d'Alios- cha, et l'avait embrassée à plusieurs reprises sur les lèvres.

— Nous nous voyons pour la première fois, Alexey

Fédorovitch, dit-elle joyeusement. Je voulais la connaître

aller chez elle, mais elle est venue elle-même, au premier

appel. Je prévoyais que nous nous entendrions en tout,

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en tout; mon cœur me le disait... On m'avait conseillé de ne pas faire cette démarche, mais j'en augurais bien, et je ne me suis pas trompée. Grouschegnka m'a expliqué ses intentions. Elle est venue comme un bon ange m'ap- porter la joie et le bonheur. . .

— Et vous ne m'avez pas méprisée, ma chère barichnia, chanta plutôt que ne parla Grouschegnka, avec son sem- piternel sourire.

— Taisez -vous, enchanteresse, magicienne que vous êtes ! Vous mépriser ! Je vais vous embrasser encore sur votre jolie lèvre pour vous punir. On dirait qu'elle est un peu enflée. Eh bien ! je vais la faire enfler encore davan- tage... Alexey Fédorovitch, regardez-la rire : cela épa- nouit le cœur...

Alioscha rougissait et frissonnait.

— Vous me gâtez, chère barichnia, je ne suis pas digne de vos caresses.

— Pas digne! pas digne 1 s'écria Katherina Ivanovna avec exaltation. Sachez, Alexey Fédorovitch, que nous avons la tête très-fantasque, très-indépendante, et le cœur très-fier, oh! très-fier! Nous avons des sentiments nobles, Alexey Fédorovitch, de généreux sentiments; saviez- vous cela? Nous étions seulement triste, tout près de nous sacrifier pour un homme peut-être indigne, et en tout cas bien léger : un oflicier, — nous l'avons aimé, nous lui avons tout donné, il y a cinq ans de cela, et il nous a oubliée, ii s'est marié. Maintenant il est veuf, il a écrit, il va venir, et sachez que c'est lui seul que nous avons toujours aimé, toute la vie. Quand il sera ici, Grouschegnka sera de nouveau heureuse après ces cinq ans de tristesse. Que

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peut-on nous reprocher? Ce vieux marchand impotent? Mais c'était plutôt un père, un ami, un protecteur! Il nous a trouvée désespérée, blessée, abandonnée... car elle vou- lait se noyer ! ce vieillard l'a sauvée I il l'a sauvée !

— Vous me défendez trop vivement, chère barichnia, vous allez un peu vite, traîna de nouveau Grouschegnka.

— Je vous défends 1 Est-ce à moi de vous défendre? Qui oserait vous défendre? Grouschegnka, mon ange, donnez-moi votre main... Voyez cette petite main potelée, Alexey Fédorovitch, cette délicieuse petite main! C'est elle qui m'a apporté le bonheur, c'est elle qui m'a ressus- citée! Et je veux la baiser, desssus, dessous... et voilà! et voilà...

Elle embrassait avec transport cette petite main, vrai- ment charmante un peu trop charmante peut-être). Grou- schegnka riait d'un rire nerveux et sonore, et se laissait faire : il lui était visiblement agréable que la riche barichnia lui baisât la main.

« Quelle excessive exaltation ! » pensait Alioscha.

— Si vous croyez me rendre confuse, chère barichnia, en baisant ma main devant Alexey Fédorovitch, vous vous trompez...

— Mais... ai-je donc voulu vous rendre confuse? dit Katherina Ivanovna un peu étonnée. Ah! chère, que vous me connaissez mal!

— Mais peut-être ne me comprenez-vous pas non plus, chère barichnia. Je suis peut-être moins bonne que vous ne pensez. Mon cœur est très-corrompu. Je suis capri- cieuse, et c'est pour me moquer de Dmitri Fédorovitch que je l'ai séduit.

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— Mais maintenant vous le sauverez vous-même, vous me l'avez promis. Vous lui ferez entendre raison, vous lui direz que depuis longtemps vous en aimez un autre que vous allez épouser...

— Ah! non, je ne vous ai pas promis cela. C'est vous qui avez dit tout cela; moi, pas du tout.

— Je ne vous ai donc pas comprise, dit d'une voix sourde Katherina Ivano\ na, en pâlissant légèrement. Vous avez promis...

— Ahl non, angélique barichnia, je ne aous ai rien promis, dit d'une voix égale et douce Grouschegnka, sans perdre sa physionomie gaie et candide. Vous voyez, barichnia, comme je suis mauvaise et capricieuse. Je ne fais que ce qui me passe par la tète. Peut-être vous ai-je promis tout à l'heure, mais maintenant je me dis : Et s'il me plaît encore, ce Mitia! Une fois, il m'a plu toute une heure. Peut-être vais-je aller lui dire qu'à partir d'aujour- d'hui, il vivra chez moi pour toujours... Voyez romiiu' je suis inconstante!...

— Mais, tout à l'heure, vous disiez.... tout à fait autre chose, put à peine murmurer Katherina Ivanovna.

— Oui, tout à l'heure, mais si vous saviez comme j'ai le cœur changeant, comme je suis sotte 1 Songez donc combien il a souffert pour moi ! S'il me vient de la pitié pour lui quand je l'aurai renvoyé, que faire ?

— Je ne m'attendais pas à cela...

— Eh! barichnia, comme vous êtes meilleure et plu- noble que moi ! Peut-être allez-vous cesser de m'aimer en voyant quel caractère détestable j'ai. Donnez-moi votre jolie main, angélique barichnia.

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Elle prit respectueusement la main de Katherina Ivanovna.

— Je vais vous baiser la main comme vous avez baisé la mienne ; il me faudra bien trois cents baisers pour m'acquitter des trois que vous m'avez donnés... Que faire? que faire? A la grâce de Dieu! Je voudrais vous contenter, mais ne faisons plus de promesses, les choses iront comme il plaira à Dieu ! Quelle main ! quelle charmante petite main ! Barichnia, que vous êtes belle !

Elle porta doucement à ses lèvres la main de Katherina Ivanovna, dans le but étrange de « s'acquitter » des bai- sers qu'elle avait reçus. Katherina Ivanovna ne retira pas sa main. Elle espérait encore, timidement, mais elle espé- rait ; elle voulait croire que Grouschegnka désirait sin- cèrement la « contenter », et la jeune fille regardait avec anxiété l'étrange créature, qui gardait toujours sa physiono- mie naïve, confiante, sa joie tranquille...

« Elle est peut-être trop naïve » , pensait Katherina Ivanovna, pour être si perverse ! »

Cependant Grouschegnka, tout émerveillée de cette t si jolie petite main » , la portait lentement à ses lèvres. Ses lèvres l'effleuraient presque, quand elle s'arrêta pour réfléchir,

— Savez-vous, mon ange ? traîna-t-elle de sa voix la plus doucereuse, savez-vous? Je ne vous baiserai pas votre mainl

Et elle se mit à ricaner gaiement.

— Comme vous voudrez Qu'avez- vous? s'exclama

Katherina Ivanovna en tressaillant.

— Gardez ce souvenir : vous avez baisé ma main, et moi , je n'ai pas baisé la vôtre , fit Grouschegnka avec des éclairs dans les yeux en regardant fixement Katherina Ivanovna.

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— Insolente! s'écria Katherina Ivanovna. comme si elle eût compris tout à coup.

Elle se leva vivement, le visage en feu.

Sans se hâter, Grouschegnka se leva à son tour.

— Je vais conter à Mitia que vous m'avez baisé la main et que j'ai refusé de baiser la vôtre. Comme il va rire!

— Misérable! sortez I

— C'est honteux, barichnia, c'est honteux, et ça ne vous va pas de dire de telles paroles, ma chère barichnia.

— Hors d'ici, femme vendue, hors d'ici!

Tous les traits de son visage tremblaient, elle était défi- gurée par la colère.

— Bon, vendue! Mais vous-même, jeune fille, vous allez, le soir, seule, chez les jeunes gens, chercher de l'argent, vendre votre beauté... Je sais tout.

Katherina Ivanovna poussa un cri ; elle allait se jeter sur Grouschegnka. Alioscha saisit la jeune fille et la retint de toutes ses forces.

— Ne bougez pas, taisez-vous, ne lui répondez plus, elle s'en ira d'elle-même.

En cet instant accoururent les deux parentes de Ka- therina Ivanovna et la bonne. On s'empressa autour de la barichnia.

— Oui, oui, je m'en vais, dit Grouschegnka en pre- nant sur le divan sa mantille. Mon cher Alioscha. arconi- pagne-moi.

— Allez-vous-en, allez-vous-en au plus vitel supplia Alioscha en joignant les mains.

— Accompagne-moi , Alioschegnka, j'ai un mot à te

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dire, quelque chose de très-joli, de très-joli. C'est pour toi que j'ai organisé cette petite comédie. Allons, viens, ma colombe, tu ne t'en repentiras pas.

Alioscha se détourna en faisant craquer ses doigts. Grouschegnka éclata de rire et sortit en courant.

Katherina Ivanovna avait une crise de nerfs. Elle pleu- rait, les spasmes l'étouflaient.

— Je vous avais prévenue, lui disait sa tante, je vous déconseillais cette démarche, vous êtes trop vive... Vous ne connaissez pas ces femmes-là, et celle-ci est pire que

' toutes.

— C'est un tigre! vociféra Katherina Ivanovna. Pour- quoi m'avez-vous retenue, Alexey Fédorovitch? je l'aurais assommée! Il faut qu'elle soit fouettée par le bourreau, devant la foule!...

Alioscha fit quelques pas vers la porte.

— Dieu! s'écria-t-elle en joignant les mains, et lui! comment peut-il être si malhonnête, si cruel! Il lui a raconté, à cette ignoble créature, ce qui s'est passé durant ce jour fatal, ce jour maudit... maudit I c Vous êtes allée vendre votre beauté, barichnia... » Elle le sait!... Votre frère est un misérable, Alexey Fédorovitch !

Alioscha voulut parler, mais il ne trouva pas un mot ; son cœur se serrait d'angoisse.

— Allez-vous-en, Alexey Fédorovitch! J'ai honte... Dieu!... Demain... je vous en conjure, venez demain... Ne méjugez pas, pardonnez-moi, je ne sais pas encore ce que je vais faire de moi.

Alioscha sortit. Il chancelait comme un homme ivre. Tout à coup la bonne le rejoignit.

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— Barichnia a oublié de vous donner une lettre de madame Kliokhlakov.

Alioscha prit machinalement une petite enveloppe rose et la mit; sans y songer, dans sa poche.

��VIII

��Le monastère n'était distant de la ville que d'une verste. Alioscha marchait vite.

Il faisait déjà presque nuit. On distinguait à peine les objets à trente pas. A moitié chemin, au centre d'un car- refour, se dressait un orme isolé, et contre l'arbre se pro- filait la silhouette d'un homme qui, aussitôt que parut Alioscha, se détacha de l'arbre en criant :

— La bourse ou la viel

— Ahl c'est toi, Mitia, dit Alioscha avec surprise, en réprimant un frisson de terreur.

— lia! ha! ha! Tu ne t'attendais pas à celle-là! Je me demandais où je devais l'attendre. Près de sa maison , j'aurais pu te manquer, il y a trois chemins; tandis que tu devais nécessairement passer par ici .. Allons, parle, écrase-moi comme un cafard... Mais qu'as-tu?

— Rien, frère... C'est un peu de frayeur. Ahl Dmitri, le sang de notre père, tout à l'heure!...

Alioscha pleurait. Depuis longtemps il désirait pleu- rer ; il lui semblait que quelque chose se déchirait en lui.

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— Tu as failli le tuer... tu l'as maudit... et voilà que maintenant, ici... tu plaisantes! « La bourse ou la vie!,.. »

— Et puis? C'est inconvenant?

— Mais non... c'est...

— Attends! Regarde cette nuit, vois comme elle est morne ; ces nuages, ce vent. . . Je me cache ici, sous cet orme , et je t'attends eu réfléchissant, en me disant (Dieu me soit témoin ! ) : A quoi bon me tourmenter encore? voilà larb re : la corde — mouchoir ou chemise — sera bientôt faite... Ce sera bientôt fait de débarrasser de moi la terre... Je t'en- tends marcher... Dieu! il me semble qu'un peu de bon- heur tombe en moi ; je me dis : Il y a donc au monde un homme que j'aime! Le voici, ce petit homme, ce cher petit frère que j'aime plus que tout au monde, le seul être que j'aime véritablement ! Je t'aimais si fort, en ce moment, que je voulus me jeter à ton cou. iMais une idée sotte me vint : Je vais lui faire peur ! et j'ai crié comme un imbé- cile : « La bourse ! » Pardonne-moi... Au fond de l'âme... j'ai le sentiment de ma situation. Mais parle maintenant : qu'a-t-elle dit ? Écrase-moi, frappe-moi, ne me ménage pas. Elle est furieuse?

— Non, au contraire... II y avait quelque chose là, Mitia, que tu ne soupçonnes pas. — Je les ai trouvées toutes deux.

— Qui, toutes deux?

— Grouschegnka et Katherina Ivanovna

Dmitri Fédorovitch resta stupéfait.

— Ce n'est pas possible! Tu rêves! Grouschegnka chez...

9.

�� � 154 LES FRÈRES KARAMAZOV.

Aliosclia lui raconta tout ce qui venait d'arriver. Dmitri l'écoutait en silence, en le regardant en face avec une singulière fixité. Plus le récit avançait, plus son visage devenait sombre, menaçant II fronçait le sourcil, grinçait des (lents; son regard devenait encore plus fixe, plus ter- rible. Tout à coup, avec une rapidité inouïe, il changea de visage; ses lèvres contractées se desserrèrent, et il éclata du rire le plus franc, le plus irrésistible.

— Alors, elle ne lui a pas baisé la main ! Elle est partie sans lui baiser la main ! s'écria-t-il dans un transport ma- ladif, qu'on eût pu dire infâme s'il eût été moins artificiel. Et l'autre l'a appelée tigre! Elle ne se trompe pas. Et il faut la livrer au bourreau? Évidemment! Ce devrait être fait depuis longtemps. C'est un gibier d'échafaud, en effet. Elle est tout entière dans cette action, cette reine d'in- solence, cette reine des furies, de toutes les pires créa- tures possibles ! Et elle est chez elle? J'y vais tout de suite, j'y vais... Ne m'accuse pas, je suis d'accord avec vous qu'il faudrait l'écraser.

— Et Katherina Ivanovna? dit tristement Alioscha.

— Oh ! celle-là , je la comprends aussi , je la vois plus que jamais. C'est la merveille des quatre parties du monde, je veux dire des cinq... Une telle démarche ! C'est bien la même Kategnka, cette pensionnaire qui n'a pas craint de venir chez un officier débauché par dévouement pour son père , au riscjue des suprêmes outrages. Quel orgueil ! quelle soif de danger! (luel désir de se mesurer avec la destinée! quel appétit d'infini! Sa tante la retenait vai- nement, n'est-ce pas? « Je puis tout vaincre, tout va me céder; j'ensorcellerai Grouschegnka elle-même. » Elle y

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croyait certainement; à qui la faute? Tu penses que c'est par calcul , par ruse qu'elle a baisé la première la main de Grouschegnka ? Non, c'était de bonne foi; elle avait pris Grouschegnka en affection... C'est-à-dire, pas Grou- schegnka, mais son idée à elle, son rêve, son désir; c car, pensait-elle, c'est mon rêve, c'est mon idée. » Eh! Alio- scha, commentas-tu échappé à de pareilles femmes? Tu t'es enfui en retroussant ta robe ? Ha I ha ! ha !

— Frère , tu ne songes même pas à l'offense que tu as faite à Katherina Ivanovna en confiant à Grouschegnka l'histoire... de ce jour... tu sais? Grouschegnka la lui a jetée à la figure comme un défi. Quelle pire offense, frère?

Alioscha était inquiet et fâché du plaisir que semblait causer à Dmitri l'humiliation de Katherina Ivanovna.

— Baste! fit Dmitri en fronçant les sourcils et en se frappant le front. En effet, je lui ai conté cela, je me le rappelle. C'était le jour que je t'ai dit, quand j'étais ivre, pendant que les tziganes chantaient. Mais je sanglotais en disant cela! J'étais à genoux devant l'idée de Katia, et Grouschegnka le comprenait; elle pleurait !.. . Ah! diable! Elle pleurait alors, et maintenant... maintenant elle se sert d'une confidence comme d'un poignard 1 Voilà les femmes !

Il resta quelques instants absorbé.

— Oui, je suis un misérable, dit-il d'une voix profonde. Qu'importe que j'aie dit cela en pleurant! je n'en suis pas moins odieux de l'avoir dit. Réponds là-bas que j'accepte toutes ses condamnations, si cela peut la consoler. Et assez... Adieu! Notre conversation n'est pas gaie, pauvre ami. Poursuivons chacun notre route. Je ne veux plus te revoir avant le dernier moment. Adieu , Alexey.

�� � Il serra fortement la main d’Alioscha sans relever la tête, et se dirigea à grands pas vers la ville. Alioscha le suivit du regard, ne pouvant croire ce départ définitif.

— Alexey, encore un mot, à toi seul, dit Dmitri, qui en effet revint sur ses pas. Regarde-moi bien : vois-tu, ici, je tiens en réserve la plus abominable des infamies, ici...

En disant ici, Dmitri se frappait la poitrine. Sa physionomie était indescriptible.

— Tu me connais, je suis un misérable, un assuré misérable ; mais quoi que j’aie fait et quoi que je puisse faire encore, rien n’égale l’infamie que je porte maintenant sur ma poitrine, l’infamie que je pourrais étouffer, remarque-le , mais que je n’étoufferai pas. Non! je la commettrai, sache-le bien! Si j’y renonçais, je pourrais reconquérir toute mon honnêteté; mais je n’y renoncerai pas. Je réaliserai mon ignoble dessein , et sois-moi témoin que je te le dis dès maintenant. L’abîme! la nuit! Iimtile de t’expliquer... Le temps t’apprendra. La boue et l’enfer I Adieu. Ne prie pas pour moi, je n’en suis pas digne. D’ailleurs, c’est inutile, je ne veux pas de prières! Sors de mon chemin!

Et il partit, cotte fois, vraiment...

Alioscha s’en alla au monastère.

« Quoi ! Je ne le verrais plus ?... Dès demain j’irai le chercher !... Que dit-il ?... »

Il avait encore le cœur serré quand il entra au monastère.

« Pourquoi ? pourquoi en était-il sorti ? Pourquoi l’avait-on envoyé dans le monde ? Ici le repos, la sainteté ; là le trouble, la nuit inextricable... » LES FRÈRES KARAMAZOV. 15T

Dans la cellule veillaient le novice Porfiry et l'archi- prêtre, le Père Païssi. qui, toute la journée, était venu, à chaque heure, prendre des nouvelles du Père Zossima. Le starets allait de pis en pis , comme Alioscha l'apprit avec douleur.

— Il s'affaiblit, il somnole, dit doucement le Père Païssi à Alioscha. On peut à peine le réveiller. Bailleurs, à quoi bon? Il s'est réveillé tout à l'heure pour cinq minutes et a demandé qu'on portât sa bénédiction à la communauté, afin qu'elle priât pour lui. Il a parlé de toi, Alexey. Il a demandé où tu étais; on lui a dit que tu étais allé à la ville. « Qu'il soit béni, a-t-il dit; là-bas est sa place, non pas ici. » Tu es un de ses grands soucis : vois quel hon- neur pour toi! Mais comment t'assigne-t-ilune place dans le monde? Il lit sans doute dans tes destinées. Mais ton passage dans le monde sera pour toi une épreuve , com- prends-le , Alexey. Ne crois pas que le starets entende te livrer aux pompes et aux œuvres du siècle...

Le Père Païssi sortit. Alioscha ne doutait pas que le starets ne touchât à ses derniers instants. Peut-être pro- longerait-on sa vie d'un jour ou deux. AUoscha décida que, malgré qu'il eût promis de revoir son père, son frère, les Khokhlakov et Katherina Kanovna , il ne sortirait pas le lendemain du monastère, et resterait auprès du starets jusqu'à sa fin. Il se reprochait amèrement d'avoir pu un seul instant, là-bas, dans la ville, oublier le saint qui gisait sur son lit de mort. Il entra dans la chambre à coucher du starets, s'agenouilla et salua jusqu'à terre le mourant. Le starets dormait doucement; à peine entendait-on sa respiration. Son visage était calme. Retournant dans

�� � 158 LES FRERES KARAMAZOV.

chambre voisine, Alioscha, sans se déshabiller, s'étendit sur un étroit divan couvert de cuir, où il passait depuis longtemps les nuits. Mais avant de s'endormir, il se jeta à genoux et fit de longues prières. Dans sa ferveur, il demandait à Dieu de dissiper ses troubles , de lui rendre la paix dont il jouissait naguère. Tout à coup, il sentit dans sa poche la petite enveloppe rose que Katlierina Ivanovna lui avait fait remettre. Il tressaillit, mais termina sa prière; puis, après quelques hésitations, il déchira l'enveloppe. Elle contenait un petit billet à lui adressé, et signé : Liza; c'était de cette même jeune fille, mademoiselle Khokhla- kov, qui se moquait de lui, dans la matinée, devant le starets.

« Alexey Fédorovitch, je vous écris en secret de tout le monde, même de maman, et je sais que cela est mal; mais je ne peux plus vivre sans vous faire savoir ce qui est né dans mon cœur, et ce que personne autre que nous deux ne doit savoir, au moins pendant quelque temps. Mais comment vous dire ce que je veux vous dire? On dit que le papier ne rougit pas; je vous jure que c'est faux, et que lui et moi nous sommes tout rouges. Cher Alioscha, je vous aime ; je VOUS aime depuis notre enfance, depuis Moscou, alors <iue vous étiez bien différent de ce que vous êtes , et je vous aime pour toute la vie. Vous êtes l'élu de mon cœur. Il faut que nous passions notre vie ensemble jusqu'à nos vieux jours, à condition, bien sûr, que vous quittiez le monastère. Quant à notre âge , nous attendrons autant que la loi l'exige. Alors je serai guérie , je marcherai , je danserai, il n'y a pas de doute à cela. Vous voyez qu.» j'ai tout calculé. La seule chose que je ne puisse prévoir, c'est

�� � LES FRÈRES KAIIAMAZOV. «59

l'opinioD que vous aurez de moi après avoir lu cette lettre. Je ris toujours, je plaisante, et ce matin encore je vous ai fâché. Mais je vous assure que tout à l'heure, en prenant la plume . j'ai prié devant l'image de la sainte Vierge en pleurant presque. Mon secret est entre vos mains. Demain, quand vous viendrez . je ne sais même pas si je pourrai vous regarder. Ah! Alexey Fédorovitch. qu'arrivera-t-il si je ne puis m'em pêcher d'éclater de rire en vous regar- dant? Vous me croirez folle! Mais je vous en prie, ami, si vous avez de la pitié pour moi, ne me regardez pas trop en face quand vous viendrez, car rien ne pourra peut-être m'empêcher de rire en vous voyant dans votre longue robe. Rien qu'en y pensant, il faut que je fasse un effort pour rester sérieuse. Quand vous serez entré, ne me regardez donc pas tout de suite; regardez maman ou la fenêtre.

« Voilà ma lettre d'amour écrite. Mon Dieu! qu'ai-je fait? Alioscha, ne me méprisez pas; si c'est mal, si cela vous peine, pardonnez-moi. Ma réputation maintenant dépend de vous. Je sens que je vais pleurer. Au revoir jusqu'à cette entrevue terrible.

t LiZE.

t p. s. — Alioscha, venez absolument, absolument, absolument.

c LiZE. >

Alioscha lut cette lettre deux fois avec étonnement. Il resta songeur , puis sourit de plaisir, doucement, puis tressaillit; ce sourire lui avait paru coupable. Il remit la lettre dans l'enveloppe sans se hâter, fit un signe de croix

�� � et se coucha. Tout son trouble intérieur était dissipé.

« Seigneur ! garde-les tous ; protège les malheureux et les révoltés, conduis-les, rectifie leurs voies. Tu es l’amour, tu peux à tous dispenser la joie ! » murmura-t-il en faisant des signes de croix ; puis il s’endormit du sommeil des innocents.

  1. En Russie, on ajoute toujours au nom de baptême de l’enfant le nom de baptême paternel, augmenté de la désinence ovitch.
  2. Conte de Pouchkine, le Pêcheur et le petit poisson.
  3. A la joie !
  4. Il y a dans le texte un calembour intraduisible.
  5. Troïka, attelage de trois chevaux.
  6. En français dans le texte.
  7. Roman de Lermontov.
  8. Fédor Pavlovitch confond avec le Héros de notre temps le personnage du Bal masqué, du même auteur.