Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre IX


QUATRIÈME PARTIE


LIVRE IX

IVAN..

I

Depuis deux mois que Mitia était arrêté, Alioscha avait souvent visité Grouschegnka. Elle était tombée gravement malade trois jours après l’arrestation ; elle n’avait pas quitté le lit pendant cinq semaines, elle était même restée pendant huit jours sans connaissance. Elle avait beaucoup changé, beaucoup maigri et pâli, mais elle n’en était devenue que plus sympathique, au jugement d’Alioscha. Elle avait dans les yeux quelque chose de réfléchi, de résolu ; entre ses sourcils s’était creusée une petite ride verticale qui donnait à son visage charmant une expression concentrée, presque sévère. Plus de trace de la frivolité de naguère. Pourtant elle n’avait pas perdu cette joie de la jeunesse ; seulement, la douceur avait succédé à l’orgueil, quoique… quoique ses yeux eussent parfois un éclair de haine quand elle pensait à Katherina Ivanovna qu’elle n’avait pas oubliée même pendant son délire. Grouschegnka était extrêmement jalouse de Katia, bien que celle-ci, alors pourtant que cela lui était permis, n’eût pas une seule fois visité le prisonnier. Grouschegnka n’avait confiance qu’en Alioscha, mais il ne savait quel conseil lui donner.

Un jour, — Grouschegnka revenait de la prison, où, aussitôt rétablie, elle avait obtenu ses entrées auprès du prisonnier, — Alioscha, qu’elle attendait avec plus d’impatience que de coutume, se présenta chez elle. Il y avait sur la table des cartes à jouer, et, sur le divan recouvert de cuir, était dressée une sorte de lit où se tenait à demi couché Maximov, en robe de chambre et en bonnet de coton. Le pomiestchik était malade. Il habitait chez Grouschegnka depuis qu’il l’avait accompagnée, à son retour de Mokroïe : émue de compassion pour le dénûment du bouffon, elle lui avait offert le vivre et le couvert. Sauf Maximov et Alioscha, elle ne voyait personne : le vieux marchand Samsonnov était mort huit jours après l’arrestation de Mitia.

— Te voilà enfin ! s’écria-t-elle en jetant les cartes et en venant au-devant d’Alioscha. Et Maximouchka qui m’effrayait en me disant que tu ne viendrais plus ! Ah ! que j’ai besoin de toi ! Assieds-toi… Veux-tu du café ?…

— Volontiers. J’ai faim.

— Fénia ! Fénia ! du café ! Il y a longtemps qu’il attend, le café… Et des petits gâteaux ! Fénia, des petits gâteaux chauds !… Sais-tu, Alioscha, j’ai encore eu une histoire, aujourd’hui, avec ces gâteaux : je lui en ai porté, et, croirais-tu ? il les a jetés par terre et les a piétines ! — « C’est bien, lui ai-je dit, je vais les laisser aux gardes : si tu n’en veux pas, nourris-toi de ta méchanceté !… » Et je suis partie là-dessus. Et oui, nous nous sommes encore querellés : chaque fois que nous nous voyons, nous nous querellons…

Grouschegnka parlait avec animation.

— À propos de quoi, aujourd’hui ?

— Imagine-toi qu’il est jaloux de mon « ancien » ! « Pourquoi lui donnes-tu de l’argent ? » me dit-il, « tu l’entretiens ! » Il est jaloux.

— C’est qu’il t’aime, et puis il a la fièvre.

— Je pense bien qu’il a la fièvre : c’est demain le jugement ! J’étais justement venue pour lui donner des forces, car il est terrible de penser à ce qui peut arriver demain. Mais tu dis qu’il a la fièvre ? Et moi donc ! Et il parle des Polonais ! Quel imbécile ! Et de Maximouschka, est-il jaloux ?

— Mon épouse était jalouse de moi, dit Maximov.

— De toi !… dit Grouschegnka en riant malgré elle, et à propos de quoi pouvait-elle être jalouse de toi ?

— Mais à cause des bonnes.

— Tais-toi donc, Maximouschka, ce n’est pas le moment de rire. Et ne regarde pas trop les gâteaux, ou bien je ne t’en donnerai pas, ça te ferait mal… Et dire qu’il me faut encore soigner celui-là ! On dirait que ma maison est un hôpital.

— Je ne vaux pas vos bienfaits, je suis de si mince mérite ! dit Maximov en pleurnichant. Vous feriez mieux de prodiguer vos bontés à ceux qui en ont plus besoin que moi.

— Oh ! Maximouschka, tous en ont besoin, et comment savoir qui en a le plus besoin ? Et sais-tu, Alioscha, le Polonais est aussi tombé malade aujourd’hui. Je vais lui envoyer des gâteaux, exprès ! puisque Mitia me reproche de lui en avoir envoyé quand ce n’était pas vrai ! Tiens, voilà Fénia avec une lettre ! C’est cela, c’est de chez les Polonais ; ils demandent encore de l’argent !

En effet, le pane Moussialovitch, depuis quelque temps, écrivait à Grouschegnka de longues lettres accompagnées de billets à ordre signés de lui et du pane Vroublevsky, par lesquels billets ils s’engageaient à rendre à Grouschegnka les roubles qu’elle lui avait prêtés. Le pane Moussialovitch avait commencé par lui demander deux mille roubles, puis, après une série de lettres restées sans réponse, il avait fini par demander un seul rouble, dont le prêt serait garanti par la signature des deux Polonais. Grouschegnka finit par aller le voir, et, le trouvant dans une misère noire, lui donna dix roubles. Depuis, il ne cessait de la bombarder de lettres de demande.

— J’ai eu la sottise de conter cela à Mitia, continua Grouschegnka. Imagine-toi, lui dis-je, que mon Polonais s’est mis à me jouer sur sa guitare les anciennes chansons, pensant que je me laisserais attendrir. Alors Mitia s’est mis à m’injurier… Puisque c’est ainsi, je vais envoyer des gâteaux au pane. Fénia, donne à la petite fille qu’il a envoyée trois roubles et une dizaine de gâteaux ! Et toi, Alioscha, raconte cela à Mitia.

— Jamais ! dit Alioscha. Il sourit.

— Tu penses donc que cela lui ferait de la peine ? Va, il fait semblant d’être jaloux ; au fond, ça lui est bien égal, dit avec amertume Grouschegnka.

— Comment, semblant ?…

— Innocent, va, innocent, malgré toute ton intelligence ! Je ne m’offense pas qu’il soit jaloux de moi ; je suis même ainsi faite, que sa jalousie m’est nécessaire pour que je sois heureuse. Moi-même, j’ai le cœur jaloux. Ce qui me fâche, c’est qu’il ne m’aime pas, c’est qu’il feint d’être jaloux. Suis-je aveugle ? Il parle de Katia, il dit qu’elle a fait venir pour lui un célèbre médecin de Moscou et un des premiers avocats de Pétersbourg !… Il l’aime, puisqu’il en parle tant ! C’est parce qu’il est coupable contre moi qu’il m’accuse…

Grouschegnka s’interrompit et fondit en pleurs.

— Il n’aime pas Katherina Ivanovna, dit avec fermeté Alioscha.

— J’en aurai le cœur net, dit-elle d’une voix menaçante.

Son visage s’altéra.

— Assez de sottises ! reprit-elle. Ce n’est pas pour cela que je t’ai appelé, Alioscha ; qu’arrivera-t-il demain ? voilà ce qui me torture. Il me semble que je sois seule à souffrir. Y penses-tu toi-même ? C’est demain le jugement !… Dis-moi… Mais c’est le domestique qui a tué ! Et l’on condamnera Mitia ! Et personne ne le défendra ! Je crois même qu’on n’a pas inquiété Smerdiakov, hé ?

— On l’a rigoureusement interrogé, et tous sont tombés d’accord que ce n’est pas lui. Il ne s’est pas remis des suites de sa crise, il est très-malade, extrêmement malade.

— Seigneur ! tu devrais aller chez l’avocat et lui raconter l’affaire en particulier. Il paraît qu’on lui donne trois mille roubles.

— Oui, Ivan, Katherina Ivanovna et moi nous sommes réunis pour faire la somme. Elle a fait venir, elle seule, le médecin. Elle lui donne deux mille roubles. L’avocat Petioukovitch aurait exigé davantage ; mais comme l’affaire a du retentissement dans toute la Russie, — car tous les journaux en parlent, — il plaidera plutôt pour la gloire que pour le profit. Je l’ai vu hier.

— Eh bien, que lui as-tu dit ?

— Il m’a écouté sans rien dire. Il a déjà son opinion faite ; pourtant il m’a promis de prendre en considération mes paroles.

— Comment, en considération ? Ah ! les vauriens ! Ils veulent le perdre !… Et le docteur, pourquoi l’a-t-elle fait venir ?

— Comme expert. On voudrait faire passer Mitia pour fou, mais il n’y consent pas.

— Ce serait pourtant vrai, s’il avait tué. Il était fou, à cause de moi, hélas ! misérable que je suis ! Mais il n’a pas tué, pourtant ! il n’a pas tué ! Et tout le monde crie que c’est lui !

— Oui, tous les témoins sont à charge.

— Et Grigori ! Ce Grigori qui prétend que la porte était ouverte !. Je suis allé le voir, il m’a injuriée.

— Sa déposition est peut-être la plus grave.

— Quant à la folie, elle est réelle ; il est fou à cette heure encore, je voulais depuis longtemps te le dire, Alioscha : qu’en penses-tu ? Que dit-il maintenant ? Il me parle d’un petiot. « C’est pour le pauvre petiot que je vais en Sibérie », dit-il, « je n’ai pas tué, mais il faut que j’aille en Sibérie… » Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que ce petiot ! Je n’y comprends rien. Je me suis mise à pleurer, car il parle si bien ! Il m’a embrassée et a fait sur moi le signe de la croix.

— Je ne puis dire… Peut-être… Rakitine le voit souvent, mais cela ne vient pas de Rakitine.

— Non, ce n’est pas de Rakitine. C’est Ivan qui le tourmente, voilà !

Elle s’interrompit brusquement. Alioscha fit un mouvement de surprise.

— Comment ? Ivan le voit donc ? Je n’en savais rien.

— Eh bien… eh bien !… Vois-tu comme je suis ! Je n’aurais pas dû te le dire… Enfin, Alioscha, ne le répète pas ; puisque j’ai commencé, je te dirai toute la vérité. Eh bien, oui, Ivan est allé chez lui deux fois ; la première, aussitôt après son retour de Moscou ; la seconde, il y a huit jours. Mitia m’a défendu de le dire à personne, car Ivan venait en cachette.

Cette nouvelle impressionna profondément Alioscha.

— Ivan ne m’a pas parlé de l’affaire de Mitia. En général, il m’a très-peu parlé. Il paraissait même mécontent de me voir. Du reste, depuis trois semaines, je ne vais plus chez lui. Hum ! Si en effet il est allé chez Mitia il y a huit jours, c’est qu’alors un changement s’est produit en lui.

— Oui, un changement ! dit vivement Grouschegnka. Ils ont un secret, c’est Mitia lui-même qui me l’a dit, un secret qui le tourmente, lui qui, avant, était presque gai.

— Est-il vrai qu’il t’ait défendu de me parler d’Ivan ?

— Oui, à toi surtout, je ne devrais rien dire ; il a peur de toi. Alioscha, mon cher, va donc, cherche à savoir ce qu’est ce secret et viens me l’apprendre : c’est pour cela que je t’ai appelé aujourd’hui.

— Tu crois donc que ce secret te concerne ? Mais en ce cas, il ne t’en aurait pas parlé.

— Je ne sais ; peut-être n’ose-t-il pas me le dire. Il veut me prévenir, peut-être.

— Mais toi-même, qu’en penses-tu ?

— Je pense que tout est fini pour moi. Ils sont trois contre moi, — car il faut compter Katka. Il veut m’abandonner, voilà tout ce secret. Il m’a dit qu’Ivan est amoureux de Katka et que c’est pour cela qu’il va si souvent chez elle. Est-ce vrai ? Parle-moi en conscience.

— Je ne te mentirai pas. Ivan n’aime pas Katherina Ivanovna.

— Je le pensais ! Il ment ! C’est un effronté ! Il n’a inventé cette histoire de jalousie que pour pouvoir m’accuser ensuite. Mais c’est un imbécile, il ne sait même pas tromper, il est d’une nature trop franche… Il me le payera ! Attends ! Katka aussi aura de mes nouvelles ! Au moment du jugement, je parlerai… je dirai tout…

Elle se mit à pleurer.

— Grouschegnka, je puis t’affirmer qu’il t’aime plus que tout au monde, crois-moi : je le sais. Je n’irai pas lui demander son secret, mais s’il me le dit, je l’avertirai que je t’ai promis de t’en faire part. Il me semble que ce secret ne doit pas concerner Katherina Ivanovna. J’en suis même sûr… Au revoir !

Alioscha lui serra la main, Grouschegnka pleurait toujours. Il lui était pénible de la laisser ainsi, mais il ne pouvait rester davantage auprès d’elle.

II

Il était déjà tard quand Alioscha sonna à la porte de la prison. La nuit allait tomber. Mais Alioscha savait qu’on le laisserait entrer, car tout le monde avait de la sympathie pour lui, les derniers des geôliers avaient plaisir aie voir.

Mitia recevait ses visiteurs dans le parloir.

En entrant, Alioscha se heurta contre Rakitine qui sortait.

Alioscha n’aimait pas se rencontrer avec Rakitine et ne lui parlait presque pas. Rakitine fronça les sourcils et regarda d’un autre côté, semblant très-occupé à boutonner son paletot, puis il se mit à chercher son parapluie.

— Pourvu que je n’oublie rien ! dit-il, pour dire quelque chose.

— Surtout n’oublie pas de laisser ce qui ne t’appartient pas ! dit Mitia en riant.

Rakitine s’enflamma aussitôt.

— Recommande cela à la race des Karamazov, non pas à Rakitine !

— Qu’est-ce qui te prend ? Je plaisantais… Ils sont tous ainsi, dit-il à Alioscha quand Rakitine fut sorti. Il était tout joyeux, et voilà qu’il se fâche. Il ne t’a même pas salué ! Êtes-vous brouillés ? Pourquoi es-tu venu si tard ? J’étais si impatient de te voir !… Mais n’importe…

— Pourquoi vient-il si souvent chez toi ? Êtes— vous intimes ?…

— Avec Rakitine ? Non, je ne peux dire cela. C’est un cochon ! Il me prend pour un misérable. Il ne comprend pas les plaisanteries… Ils sont tous ainsi. Mais il est intelligent… Eh bien, Alexey, je suis perdu déjà ?

Il s’assit sur un banc et montra une place auprès de lui à Alioscha.

— Oui, c’est demain le jugement. Mais n’as-tu donc aucune espérance, frère ?

— De quoi parles-tu ? Ah ! oui, du jugement. Au diable ! Mais c’est une sottise ! Parlons du principal. Oui, c’est demain le jugement. Mais je n’y pensais pas en disant que je suis perdu : ce n’est pas pour ma tête que je crains, c’est pour ce qui est dans ma tête. Pourquoi me regardes-tu d’un air ironique ?

— De quoi parles-tu, Mitia ?

— Des idées ! des idées ! L’éthique ! Sais-tu ce que c’est que l’éthique.

— L’éthique ?

— Oui, une science…

— Oui, je connais… seulement, je t’avoue que je ne saurais dire précisément ce que c’est.

— Eh bien, Rakitine le sait, lui. Il est très-savant. — Que le diable, l’emporte ! Mais laissons l’éthique ! C’est moi qui suis perdu, moi, entends-tu, homme de Dieu ! Je t’aime plus que tous les autres. Mon cœur bat quand je te vois. Qu’est-ce que c’est que Karl Bernard ?

— Karl Bernard ?

— Non, pas Karl… Claude… Un chimiste, je crois ?

— Un savant quelconque, je ne sais rien de plus sur lui.

— Au diable ! Je n’en sais pas plus que toi. C’est quelque misérable probablement. Ils sont tous des misérables… Rakitine fera son chemin, il passerait par le trou d’une aiguille… C’est un Bernard ! Ohl ces Bernard ! y en a-t-il, de nos jours !

— Mais qu’as-tu donc ?

— Il veut écrire un article à propos de moi et commencer ainsi sa renommée. C’est dans ce but qu’il vient me voir… Un article à thèse : « Il ne pouvait pas ne pas tuer : c’est le milieu qui l’y poussait. » Et ainsi de suite. Il y aura une pointe de socialisme dans son affaire… Mais au diable ! Ça m’est égal. Il n’aime pas Ivan, il le hait : et toi non plus il ne t’aime guère. Moi, je le supporte, il a de l’esprit. Je lui disais tout à l’heure : « Les Karamazov ne sont pas des misérables, ce sont des philosophes et tous les vrais Russes sont des philosophes : et toi, tu es un savant, mais tu n’es pas un philosophe, tu es un smerde[1] ! » Il a ri, — méchamment, il est vrai. Et moi je lui ai dit : « De opinionibus non est disputandum. » Tu vois, je suis classique aussi, ajouta Mitia en éclatant de rire.

— Mais pourquoi es-tu perdu, comme tu disais tout à l’heure ?

— Pourquoi je suis perdu ? Hum !… En réalité… Si l’on prend l’ensemble, je plains Dieu, voilà pourquoi.

— Comment, tu plains Dieu ?

— Imagine-toi : tout cela est dans les nerfs, dans la tête, dans l’esprit… Il y a là des fibres… aussitôt qu’elles vibrent… c’est-à-dire, vois-tu, je regarde… pour ainsi dire, quelque chose : aussitôt les fibres vibrent, et, dès qu’elles vibrent, se forme une image… du moins au bout d’un moment, d’une seconde… c’est-à-dire, pas un moment, que le diable emporte ce moment ! mais l’image, c’est-à-dire l’objet… ou bien l’événement… ah ! que diable ! Et voilà comment s’effectue la réflexion, et puis la pensée s’ensuit… Car ce sont les fibres qui vibrent, il n’y a pas d’âme : la création de l’homme à sa ressemblance, quelle bêtise ! C’est Rakitine qui m’expliquait cela hier ; ça m’a brûlé, vois-tu ! C’est une belle chose que la science, Alioscha ! N’empêche, je plains Dieu.

— C’est déjà bien, dit Alioscha.

— Que je plaigne Dieu ? La chimie, frère, la chimie ! « Il n’y a pas à dire votre révérence », écartez-vous un peu, c’est la chimie qui passe ! Il n’aime pas Dieu, Rakitine, oh ! non, il ne l’aime pas. C’est son endroit vulnérable. D’ailleurs, tous ceux qui sont comme lui… Mais ils le cachent, ils mentent. « Eh bien, lui demandais-je, que deviendra l’homme sans Dieu et sans immortalité ? Tout est permis alors, tout est permis ?

— Ne le savais-tu pas ? m’a-t-il répondu en riant. Pour un homme intelligent tout est permis, il sait toujours se tirer d’affaire. Mais toi, tu as tué et tu t’es laissé prendre, et maintenant tu « pourris sur la paille ». C’est lui qui me parle ainsi ! le cochon ! Autrefois, j’aurais mis à la porte un tel homme ! Maintenant, je l’écoute ! D’ailleurs il dit des choses spirituelles et il écrit bien…

Mitia se mit à marcher d’un air soucieux à travers la chambre.

— Frère, je ne puis rester longtemps, dit Alioscha après un silence. Demain est un jour terrible pour toi : l’arrêt de Dieu sur toi s’accomplira… Et je m’étonne qu’au lieu de parler de cela tu bavardes à propos de choses insignifiantes.

— Non, ne t’étonne pas ! Préfères-tu que nous parlions de l’assassin, de ce chien ignoble ? Nous n’en avons que trop parlé ! Qu’on me laisse tranquille ! Assez causé du fils de Smerdiachtchaïa ; Dieu fera justice, tu verras !…

Il s’approcha d’Afioscha et l’embrassa avec émotion.

— Rakitine ne comprendrait pas cela, mais tu comprendras tout, toi : c’est pour cela que j’étais si impatient de te voir. Il y a longtemps que j’aurais voulu te dire… bien des choses entre ces quatre horribles murs. J’ai attendu le dernier jour, il faut que je m’épanche en toi. Frère, depuis deux mois un homme nouveau est né dans mon âme. C’est-à-dire… il était déjà en moi : mais il a fallu un coup de foudre pour l’éveiller. Terrible !… Je taperai du marteau dans les carrières pendant vingt ans ! Et puis, qu’est-ce que ça me fait ? Je ne crains qu’une chose : c’est que l’homme nouveau qui vient de s’éveiller n’aille se rendormir… Là-bas aussi, dans les carrières, sous un habit de forçat et d’assassin, on peut trouver un cœur d’homme. Là-bas aussi on peut vivre, aimer et souffrir… On peut ranimer le cœur engourdi d’un forçat, le soigner, sauver dans ce repaire une grande âme purifiée par la conscience de la douleur, en faire un héros. Il y en a des centaines, vois-tu, qui souffrent pour nos fautes, car nous sommes coupables de leur crime. Pourquoi, en un tel moment, ai-je eu dans mon rêve la vision de ce petiot ? C’était une prophétie. C’est pour lui que je partirai, car nous sommes tous coupables pour tous les vivants ; tous sont des petiots. Il faut que quelqu’un se dévoue pour tous. Je n’ai pas tué mon père, et pourtant j’accepte le châtiment… Ces pensées émanent pour moi de ces murs… Nous ressusciterons à la joie de par notre douleur même, à cette joie sans laquelle l’homme ne peut vivre, à cette joie que Dieu donne comme un privilège. Le bien est proscrit du monde, mais nous cacherons Dieu sous la terre, nous lui ferons un asile souterrain, et nous, les hommes du souterrain, nous chanterons du sein de la terre l’hymne tragique au Dieu de la joie ! et vive la joie de Dieu !

Mitia était pâle, ses lèvres tremblaient, les larmes jaillissaient de ses yeux, il étouffait.

— Non, la vie est pleine, la vie est belle sous la terre aussi ! Tu ne croirais pas, Alexey, à quel point je tiens à la vie, à quel point cette avidité de vivre s’est emparée de moi, ici entre ces murs dénudés ! Qu’est-ce que la souffrance ? Je ne la crains pas, quoiqu’elle puisse être inépuisable. Il me semble que j’ai tant de force en moi qu’il me serait facile de vaincre toutes les souffrances, pourvu que je puisse sans cesse me dire : Je suis ! Je suis si je souffre sous la main du bourreau, j’existe encore… Je ne vois pas le soleil, mais je sais qu’il brille ! C’est déjà la vie, cela, toute la vie. Alioscha, mon chérubin, la philosophie me tue. Au diable ! Le frère Ivan…

— Quoi, le frère Ivan ? interrompit Alioscha. Mitia ne l’entendit pas.

— Vois-tu, auparavant je n’avais pas tous ces doutes, ils fermentaient en moi. C’est précisément pour leur échapper que je me grisais, que je m’enrageais, que je me battais ; c’était pour les faire taire, pour les anéantir. Le frère Ivan n’est pas comme Rakitine : il cache ses pensées ; c’est un sphinx, il se tait toujours. Dieu, l’idée seulement de Dieu me fait souffrir. Quelle est notre destinée, s’il n’y a pas de Dieu ? Que faire si Rakitine a raison, si cette idée de Dieu n’est qu’une imagination de l’homme ? Ce serait donc l’homme qui serait le maître de la terre ? Très-bien, mais sans l’idée de Dieu, comment l’homme restera-t-il vertueux ? Comment vivra-t-il ? À qui chantera-t-il des hymnes ? Rakitine dit qu’on peut aimer l’humanité sans Dieu. Le morveux, il affirme cela ! Pour moi, je n’en crois rien. La vie est impossible pour Rakitine : « Toi, me disait-il aujourd’hui, occupe-toi de conquérir des droits nouveaux à l’homme et d’empêcher le prix de la viande de trop s’élever : par là tu te rapprocheras de l’humanité et tu lui témoigneras plus d’amour que par toute ta philosophie. — Et toi, lui ai-je répondu, si Dieu n’existait pas, tu serais peut-être le premier, l’occasion échéant, à hausser le prix de la viande et à échanger un kopek contre un rouble. » Et en effet, qu’est-ce que la vertu ? Pour moi, je m’en suis fait une idée, mais ce n’est pas celle des Chinois : c’est donc une chose relative. Ou peut-être n’est-elle pas relative… Terrible question ! Tu ne riras pas si je te dis qu’elle m’a empêché de dormir deux nuits durant ? Je m’étonne qu’on puisse vivre sans y penser. Vanités ! Ivan ne croit pas en Dieu, il a une idée, une idée grande peut-être, mais il ne la dit pas. J’aurais voulu boire de l’eau de sa source, mais il ne parle pas. Une fois seulement il me dit…

— Quoi ?

— Je lui disais : « Alors, tout est permis ? » Il fronça les sourcils : « Fédor Pavlovitch, notre père, me dit-il, était un cochon, mais il avait l’esprit droit. » Voilà tout ce qu’il m’a dit. C’est pourtant mieux que Rakitine.

— Oui, dit amèrement Alioscha. Quand l’as-tu vu ?

— Nous en parlerons plus tard. Je ne t’ai pas encore parlé d’Ivan, je voulais te faire connaître… Je te dirai tout cela après le jugement, c’est une terrible chose… Tu me jugeras… Maintenant il ne faut même pas en parler. Tu disais tout à l’heure : « Eh demain ? » Me croiras-tu ? Je n’y pense pas.

— As-tu parlé à l’avocat ?

— Oui, je lui ai tout dit. C’est une habile canaille de la capitale, un Bernard. Il ne me croit pas, il est convaincu que je suis coupable. « Alors, pourquoi êtes-vous venu me défendre ? lui ai-je demandé. — Je m’en moque ! » Et voilà le médecin qui voudrait me faire passer pour fou ! Je ne le permettrai pas ! C’est Katherina Ivanovna qui a voulu faire jusqu’au bout son « devoir »… Baba ! Et Grigori s’entête à sa déposition, un honnête imbécile ! Il y a beaucoup de gens honnêtes par imbécilité… Ça, c’est du Rakitine. Mais Grouschka ! Pourquoi souffre-t-elle tant ? Elle était là tout à l’heure…

— Elle me l’a dit. Tu l’as profondément chagrinée.

— Je le sais. Que le diable emporte mon caractère ! Je lui ai fait une scène de jalousie, je ne lui ai pas demandé pardon.

— Pourquoi ?

Mitia se mit à rire gaiement.

— Que Dieu te garde, mon cher gamin, de jamais demander à une femme aimée pardon de tes torts, surtout à une femme aimée, et quels que puissent être tes torts. Car qui diable sait ce qu’il y a dans un cœur de femme. Mais je les connais un peu, les femmes… Essaye donc d’avouer les fautes, et tu verras quelle grêle de reproches ! Jamais un pardon simple, franc : elle t’abaissera, t’avilira, te reprochera même des torts que tu n’auras pas eus et te pardonnera seulement ensuite. Encore je ne parle ici que de très-bonnes femmes, tant il y a de férocité en ces anges sans lesquels nous ne pourrions vivre !… Franchement, tout homme convenable doit être sous la pantoufle d’une femme, c’est ma conviction, du moins mon sentiment. L’homme doit être généreux ; cela ne le diminue pas, même s’il est un héros, même s’il est un César ; mais demander pardon !… Rappelle-toi que c’est ton frère Mitia, perdu par les femmes, qui te donne cet enseignement. Je préfère me justifier auprès de Groushka sans lui demander pardon. Je la vénère, Alexey, mais elle ne le voit pas, ce n’est pas assez pour elle de tout mon amour. Elle me rend douloureux cet amour. Auparavant, je souffrais de ses changements, de ses détours ; mais maintenant j’ai pris toute son âme dans mon âme et je suis devenu un homme. Nous laissera-t-on ensemble ? Si on nous sépare, je mourrai de jalousie. Que t’a-t-elle dit de moi ?

Alioscha lui raconta sa conversation avec Grouschegnka.

— Alors elle n’est pas fâchée que je sois jaloux ? C’est bien d’une femme ! « J’ai moi-même le cœur jaloux ! » Oh ! j’aime cela ! Nous aurons des querelles, mais je l’aimerai toujours. Marie-t-on les forçats ? C’est une question. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne pourrai vivre sans elle… Alors elle croit à un secret entre nous trois, en y comptant Katia ? Non, Grouschka, ce n’est pas un secret, tu te trompes… Alioscha, soit… je vais te dévoiler ce secret.

Mitia regarda de tous côtés, s’approcha d’Alioscha et se mit à lui parler tout bas, quoique personne ne pût l’entendre, le vieux geôlier dormant dans un coin et le factionnaire étant trop éloigné.

— Je veux avoir ton avis : Ivan nous est supérieur, mais tu es meilleur… et qui sait si tu n’es pas supérieur à Ivan ! — C’est un cas de conscience que je ne puis décider sans ton conseil. Pour le moment, toutefois, ne me donne pas ton opinion avant que le jugement soit prononcé. Écoute… Ivan me conseille de m’enfuir. J’omets les détails, tout est prêt, tout peut s’arranger. L’Amérique avec Grouschka ! Ivan dit qu’on ne marie pas les forçats : vivre sans Grouschka ! je me briserais la tête contre un mur. Mais de l’autre côté, la conscience ? Je me dérobe au châtiment, je me détourne de la voie de purification qui m’était ouverte. Ivan dit qu’en Amérique, avec de la « bonne volonté », on peut faire plus de bien que dans les carrières. Et notre hymne souterrain ? L’Amérique, qu’est-ce que c’est ? Quelle vanité ! Ivan se moque de mon hymne… Ne parle pas, tu as déjà ton opinion faite, mais grâce ! Attends le jugement, songe que je ne puis vivre sans Grouschka.

Alioscha était très-ému.

— Dis-moi, demanda-t-il, est-ce qu’Ivan insiste beaucoup ? Qui a le premier eu cette idée ?

— C’est lui ! Il insiste ; il ne conseille pas, il ordonne. Il me propose dix mille roubles pour la fuite et dix mille pour l’Amérique.

— Il t’a recommandé de ne m’en rien dire ?

— Particulièrement. Ne lui dis pas que je t’ai fait cette confidence. Il craint que tu ne sois la voix de la conscience, ma conscience vivante…

— Tu ne crois donc pas te justifier demain ? Mitia secoua la tête négativement.

— Alioscha, dit-il tout à coup, il est temps que tu partes. Embrasse-moi, fais le signe de la croix sur moi pour que je puisse supporter mes souffrances… demain…

Ils s’embrassèrent.

— Et Ivan qui me conseille de m’enfuir ! Et pourtant il croit que j’ai tué.

— Le lui as-tu demandé ?

— Non, Je voulais le lui demander, mais je n’en ai pas eu la force. J’ai vu cela à sa manière de me regarder… Allons, adieu !

Ils s’embrassèrent de nouveau ; Alioscha allait sortir quand Mitia l’arrêta de nouveau et le saisit par les épaules. Son visage était d’une pâleur effrayante, ses lèvres se contractaient, son regard semblait percer Alioscha.

— Comme devant Dieu, Ahoscha, dis-moi la vérité : Crois-tu que j’ai tué ? La vérité tout entière !

Alioscha se sentit défaillir.

— Voyons, qu’as-tu ?… murmura-t-il.

— La vérité ! la vérité tout entière ! Ne mens pas.

— Je n’ai pas cru un seul instant que tu sois un assassin, dit Alioscha d’une voix tremblante.

Il leva la main comme s’il prenait Dieu à témoin.

— Merci ! dit Mitia en soupirant comme s’il revenait d’un évanouissement. Tu m’as sauvé. Croiras-tu que je n’osais pas encore te faire cette question, à toi ! à toi ! Va-t’en maintenant, va-t’en ! Que Dieu te bénisse ! va-t’en et aime Ivan.

Alioscha sortit tout en larmes ; la méfiance de Mitia révélait un désespoir si profond ! Une pitié infinie envahissait Alioscha. « Aime Ivan… » Alioscha allait précisément chez Ivan. Ivan l’inquiétait autant que Mitia, — et à cette heure plus que jamais.

III

Chemin faisant, il remarqua de la lumière aux fenêtres de Katherina Ivanovna. Il s’arrêta et se décida à entrer. Il n’avait pas vu Katia depuis plus d’une semaine, — puis il pensait qu’Ivan, à la veille d’un tel jour, serait peut-être chez elle. Dans l’escalier, faiblement éclairé par une lanterne chinoise, il aperçut un homme qui descendait et en qui il reconnut son frère.

— Ah ! ce n’est que toi ? dit sèchement Ivan Fédorovitch. Adieu… Tu vas chez elle ?

— Oui.

— Je ne te le conseille pas. Elle est agitée, tu la troubleras.

— Non ! cria une voix en haut de l’escalier. Alexey Fédorovitch, vous venez de chez lui ? Vous a-t-il envoyé auprès de moi ? Entrez donc, et vous aussi, Ivan Fédorovitch, remontez, je le veux, entendez-vous ?

La voix de Katia était si impérieuse qu’Ivan, après un instant d’hésitation, se décida à monter avec Alioscha.

— Permettez-moi de garder mon paletot, dit Ivan en entrant dans le salon, je ne resterai qu’une minute.

— Asseyez-vous, Alexey Fédorovitch, dit Katherina Ivanovna.

Elle parut à Alioscha plus belle que jamais.

— Que vous a-t-il dit de me transmettre ?

— Ceci seulement, dit Alioscha en la regardant en face : il vous prie de vous épargner… la peine de dire ce qui s’est passé entre vous… au jour de votre première rencontre.

— Mon salut jusqu’à terre… l’argent… dit-elle avec amertume. Est-ce pour lui ou pour moi qu’il craint ? Parlez donc, Alexey Fédorovitch.

— Pour vous et pour lui.

— C’est cela, dit-elle méchamment.

Elle rougit.

— Vous ne me connaissez pas encore, Alexey Fédorovitch. D’ailleurs je ne me connais pas non plus. Peut-être me maudirez-vous demain, après ma déposition.

— Vous parlerez avec loyauté, dit Alioscha, c’est tout ce qu’il faut.

— La loyauté n’est pas toujours féminine, dit-elle en grinçant des dents. Il y a une heure, je pensais encore qu’il me serait odieux de m’occuper de ce misérable… cette vermine… Cependant, il est encore un homme pour moi. Est-ce bien un assassin ? Est-ce bien lui qui a tué ? demanda-t-elle tout à coup à Ivan Fédorovitch… Je suis allée chez Smerdiakov… C’est toi qui m’as convaincue que Dmitri est un parricide ! C’est toi qui m’as convaincue !

Ivan eut un sourire contraint. Alioscha tressaillit à ce toi.

— Assez, interrompit Ivan, je m’en vais, à demain.

Il sortit.

Katherine Ivanovna saisit les mains d’Alioscha.

— Suivez-le ! Rejoignez-le ! Ne le laissez pas seul un instant : il est fou ! Ne savez-vous donc pas qu’il est devenu fou ? Le médecin me l’a dit… Allez ! courez !…

Alioscha se précipita dans l’escalier.

Ivan n’avait pas fait cinquante pas.

— Que veux-tu ? dit-il en se retournant vers Alioscha. Elle t’a dit de me suivre, que je suis fou ? Je le sais d’avance ! ajouta-t-il avec emportement.

— Elle se trompe, sans doute, mais à coup sur tu es malade. Ton visage est défait, Ivan.

Ivan marchait toujours. Alioscha le suivait.

— Sais-tu, Alexey Fédorovitch, comment on devient fou ? reprit Ivan avec douceur cette fois.

— Non, je ne sais ; il doit y avoir différents genres de folie.

— Peut-on s’apercevoir soi-même qu’on devient fou ?

— Je ne le pense pas.

— Si tu as quelque chose à me dire, changeons de sujet de conversation, dit Ivan tout à coup. Je crois qu’elle va prier pendant toute la nuit la Vierge, pour savoir comment elle devra se conduire demain, reprit-il d’un ton méchant.

— Tu parles de Katherina Ivanovna ?

— Oui. Elle ne sait encore si elle doit sauver ou perdre Mitia ; elle me prend pour une bonne d’enfants, elle veut que je la berce.

— Katherina Ivanovna l’aime, frère.

— C’est possible, mais moi je ne l’aime pas.

— Elle souffre… Pourquoi alors lui dis-tu… parfois… des paroles qui lui donnent de l’espoir ?

— Je ne puis faire ce qu’il faudrait, couper court et lui parler franchement ! Je veux attendre qu’on ait fait justice de l’assassin. Si je me séparais d’elle maintenant, elle perdrait par vengeance ce misérable dès demain, car elle le hait, et il sait bien lui-même qu’elle le hait. Tout autour de nous n’est que mensonge. Tant qu’elle espère, elle ne perdra pas cette « bête féroce », sachant que je désire son salut. Oh ! quand donc cette maudite sentence sera-t-elle prononcée !

Les mots assassin et bête féroce avaient douloureusement blessé le cœur d’Alioscha.

— Mais comment pourrait-elle perdre notre Mitia ?

— Tu ne le sais pas encore ? Elle a entre les mains un document authentique, écrit par Mitia, qui prouve qu’il a tué Fédor Pavlovitch.

— C’est impossible ! s’écria Alioscha.

— Comment impossible ? Je l’ai lu moi-même.

— Il est impossible qu’un pareil document existe ! répéta Alioscha avec fougue. Il ne peut pas exister, parce que ce n’est pas Mitia qui a tué le père ! Ce n’est pas lui !

Ivan Fédorovitch s’arrêta.

— Qui donc aurait tué, d’après vous ? dit-il froidement.

Il y avait de la hauteur dans sa voix.

— Tu sais toi-même qui, dit doucement et d’un ton pénétrant Alioscha.

— Qui ? Ah ! oui ! Cette fable sur cet idiot épileptique, Smerdiakov ?

Alioscha tremblait.

— Tu sais toi-même qui.

— Mais qui donc ? qui ? s’écria Ivan avec rage.

Il ne se possédait plus.

— Je ne sais qu’une chose, dit à voix basse Alioscha : que ce n’est pas toi qui as tué le père.

— Pas moi ! Que veux-tu dire ?

— Ce n’est pas toi qui as tué, pas toi, répéta avec fermeté Alioscha.

Une demi-minute de silence.

— Mais je le sais bien que ce n’est pas moi ! As-tu le délire ?

Il regarda attentivement Alioscha. Ils étaient en ce moment dans la lumière d’un réverbère.

— Non, Ivan, tu sais bien que tu disais toi-même que c’est toi qui es l’assassin.

— Quand l’ai-je dit ?… J’étais à Moscou… Quand l’ai-je dit ?… répétait Ivan avec trouble.

— Tu l’as dit à toi-même, quand tu étais seul, pendant ces deux terribles mois, dit Alioscha doucement et comme s’il parlait malgré lui. Tu t’accusais, tu disais que l’assassin n’était autre que toi. Mais tu te trompes, ce n’est pas toi, m’entends-tu ? ce n’est pas toi ! Dieu m’envoie te le dire.

Ils se turent tous deux pendant une longue minute. Ils se regardaient en face, très-pâles. Tout à coup, Ivan tressaillit et saisit fortement Alioscha par l’épaule.

— Tu es allé chez moi ? dit Ivan à voix basse et tout le visage contracté. Tu étais chez moi quand il est venu ?… Avoue-le ! tu l’as vu ? tu l’as vu ?…

— De qui parles-tu ? De Mitia ?

— Non ! Laisse-moi donc avec cette bête féroce ! hurla Ivan. Mais tu ne sais donc pas qu’il vient chez moi ? L’as-tu vu ? Parle !

— Qui, il ? Je ne sais ce que tu veux dire, fit Alioscha effrayé.

— Tu le sais ! tu le sais !… Autrement, comment ?… Il est impossible que tu ne le saches pas…

Il s’arrêta, resta comme absorbé dans sa pensée. Un sourire étrange crispait ses lèvres.

— Frère, dit d’une voix tremblante Alioscha, je te le dis parce que je sais que tu me croiras, et je te le dis pour toute la vie : ce n’est pas toi. Entends-tu ? pour toute la vie. Et c’est Dieu qui m’envoie te le dire, dût dès cette heure la haine nous séparer à jamais…

Mais Ivan Fédorovitch était redevenu maître de lui.

— Alexey Fédorovitch, dit-il avec un sourire froid, je n’aime ni les prophètes, ni les épileptiques, surtout les envoyés de Dieu, vous le savez trop bien. Dès ce moment toutes nos relations sont rompues, et, je crois, pour toujours. Je vous prie de me quitter tout de suite. Surtout, prenez bien garde de ne pas venir aujourd’hui chez moi, entendez-vous ?

Il se détourna et d’un pas ferme s’en alla droit devant lui.

— Frère ! lui cria Alioscha, s’il t’arrive quelque chose aujourd’hui, pense à moi !…

Ivan ne répondit pas.

Alioscha resta quelques instants près du réverbère jusqu’à ce qu’Ivan eût disparu dans l’obscurité, puis reprit son chemin. Ni lui ni Ivan Fédorovitch n’habitaient plus dans la maison de leur père. Alioscha avait loué une chambre meublée dans la maison d’un mechtchanine. Ivan occupait une maisonnette dans un quartier excentrique. Depuis deux mois il s’était plu à rester seul, servi par une très-vieille femme sourde. En s’approchant de sa porte, il prit le cordon de la sonnette, puis tout à coup le laissa. Il se sentait secoué d’un frisson de colère. Il se dirigea brusquement vers une maison située à deux verstes de la sienne et où habitait Smerdiakov.

IV

C’était, depuis son retour de Moscou, la troisième visite qu’Ivan Fédorovitch faisait à Smerdiakov.

Il s’étonnait qu’Alioscha ne voulût même pas soupçonner Mitia et accusât si nettement Smerdiakov d’être l’assassin. Tous les détails de l’interrogatoire, qu’on lui avait communiqué, et ses entrevues avec Mitia avaient convaincu Ivan de la culpabilité de son frère. — Disons, à ce propos, qu’il n’aimait pas son frère Dmitri. C’est tout au plus s’il éprouvait pour lui de la pitié, mêlée à un profond mépris.

Aussitôt après sa première entrevue avec Mitia, Ivan s’était rendu à l’hôpital, où Smerdiakov était alité. Le docteur Herzenschtube et le médecin de l’hôpital Varvinsky, aux questions d’Ivan Fédorovitch sur l’état du malade, répondirent catégoriquement que l’épilepsie avait été constatée, et parurent surpris qu’Ivan leur demandât « si elle n’avait pas été feinte, le jour de la catastrophe ». Ils lui dirent même que c’était une crise extraordinaire, qui avait duré plusieurs jours et mis en danger la vie du malade : ce n’était que depuis peu qu’on pouvait, grâce aux mesures prises, répondre de sa vie. En tout cas, sa raison demeurerait troublée, sinon pour toujours, au moins pour longtemps…

En apercevant Ivan, Smerdiakov eut un sourire méfiant et manifesta même un peu de terreur : du moins cela parut ainsi à Ivan Fédorovitch. Mais cela dura peu. Smerdiakov se calma et, durant toute la visite, fut d’un flegme étonnant. Il semblait vraiment très-malade : maigre et jaune à faire peur ; son visage desséché de skopets s’était ratatiné ; les cheveux en broussaille. L’œil gauche, toujours un peu cligné, rappelait seul l’ancien Smerdiakov. « Il y a plaisir à parler avec un homme intelligent… » Pourquoi Ivan Fédorovitch se rappela-t-il tout à coup ce mot d’adieu de Smerdiakov ?

— Peux-tu me parler ? demanda-t-il : je ne te fatiguerai pas trop ?

— Non, répondit Smerdiakov d’une voix faible. Y a-t-il longtemps que vous êtes revenu ?

— Je viens d’arriver.

Smerdiakov soupira.

— Pourquoi soupires-tu ? N’avais-tu pas prévu tout cela ?

— Ce n’était pas difficile à prévoir, dit Smerdiakov après un silence. Mais comment aurais-je pu deviner qu’on mènerait l’affaire de cette façon ?

— Quelle affaire ? Ne ruse pas avec moil Comment as-tu pu prévoir que tu aurais une crise ? Tu m’as même annoncé qu’elle te prendrait à la cave.

— L’avez-vous déjà dit au juge ? demanda tranquillement Smerdiakov,

Ivan Fédorovitch se fâcha.

— Non, je ne l’ai pas encore dit, mais je ne manquerai pas de le dire. Tu as des explications à me donner, frère, et sache que je ne te permettrai pas de te jouer de moi, mon cher !

— Pourquoi me jouerais-je de vous ? C’est en vous seul que j’ai confiance, comme en Dieu, dit Smerdiakov sans se départir de son calme singulier.

— D’abord, je sais qu’on ne peut prévoir une crise d’épilepsie ; j’ai pris des renseignements, inutile de chercher à me tromper. Comment donc as-tu pu me prédire le jour, l’heure et le lieu ? Comment pouvais-tu savoir d’avance que tu aurais une crise et qu’elle te prendrait dans cette cave ?

— Mais j’allais plusieurs fois par jour à la cave, répondit avec lenteur Smerdiakov. C’est ainsi qu’il y a un an je suis tombé du grenier. Il est en effet impossible de prévoir le jour et l’heure d’une crise, mais on peut avoir des pressentiments.

— Le jour et l’heure ! tu m’as prédit le jour et l’heure !

— En ce qui concerne ma maladie, demandez des renseignements au médecin ; je n’ai plus rien à dire à ce propos.

— Mais la cave ! comment savais-tu d’avance que cela se produirait à la cave ?

— Ah ! vous en êtes encore à cette cave ? Eh bien, en descendant dans cette cave, j’avais peur, je me défiais… J’avais peur, parce que, vous parti, je n’avais plus personne pour me défendre. Et aussitôt que je fus entré dans cette cave, je me mis à penser : « Voilà que ça va venir… Tomberai-je ? vais-je tomber ? » C’est sans doute cette appréhension qui me donna des spasmes, et je suis tombé. Toute notre conversation de la veille, vous vous souvenez ? près de la porte cochère, et toutes les peurs que j’ai eues en cet instant, dans la cave, j’ai tout dit au médecin Herzenschtube et au juge d’instruction Nikolay Parfenovitch. Le docteur Varvinsky a précisément expliqué que c’était l’appréhension qui avait amené la crise et a consigné le tout dans ma déposition.

Smerdiakov, fatigué par l’effort qu’il venait de faire en parlant, respira péniblement.

— Alors tu as déjà fait toutes ces déclarations ? demanda Ivan Fédorovitch un peu surpris.

Il comptait, pour faire parler Smerdiakov, sur la peur qu’il devait avoir de cette révélation, et voilà qu’elle était déjà faite !

— Qu’ai-je à craindre ? Qu’ils sachent toute la vérité ? dit Smerdiakov à voix haute.

— Et tu as aussi raconté dans tous les détails notre conversation près de la porte cochère ?

— Non, pas dans tous les détails.

— As-tu dit aussi que tu sais feindre une crise, comme tu t’en es vanté avec moi ?

— Non.

— Dis-moi maintenant pourquoi tu m’envoyais à Tcheremachnia ?

— Vous vouliez aller à Moscou… Tcheremachnia est plus près.

— Tu mens ! Tu m’as conseillé toi-même de partir !

— C’était par amitié, par dévouement. Après moi-même, c’est vous qui m’intéressez le plus. D’ailleurs je vous ai dit de vous en aller pour vous faire comprendre qu’il allait arriver un malheur et qu’il fallait rester pour défendre votre père.

— Tu aurais dû me parler franchement, alors, imbécile !

— Mais j’avais peur de Dmitri Fédorovitch ! et puis je n’aurais jamais cru qu’il irait jusqu’à l’assassinat ; je pensais qu’il se contenterait de prendre l’argent… D’ailleurs, qui aurait jamais pu le croire ?…

— Mais alors, puisque tu dis toi-même que personne n’aurait pu le prévoir, comment, moi, l’aurais-je prévu ? Qu’est-ce que toutes ces ruses ?

— Il fallait me comprendre ; je vous conseillais d’aller non pas à Moscou, mais à Tcheremachnia. Cela signifiait que je désirais que vous fussiez le plus près possible.

— Certes, j’aurais dû prévoir… Et en effet je prévoyais une machination de ta façon… Mais tu mens ! tu mens ! s’écria-t-il comme si un souvenir subit lui revenait. Tu te rappelles qu’au moment de mon départ tu m’as dit : « Avec un homme intelligent il y a plaisir à parler » ? Tu étais donc content de me voir partir ?

Smerdiakov soupira plusieurs fois et rougit.

— J’étais content, dit-il en respirant avec effort, de vous voir aller à Tcheremachnia et non pas à Moscou : c’était toujours plus près. Et ce que je vous en ai dit, ce n’était pas un compliment, c’était un reproche ; vous ne m’avez pas compris.

— Quel reproche ?

— Précisément, je vous reprochais de nous abandonner, votre père et moi, votre père à qui il pouvait arriver malheur, et moi qu’on pouvait accuser d’avoir volé les trois mille roubles.

— Que le diable t’emporte !… Attends, as-tu parlé des signaux aux juges ?

— Oui… tout.

Ivan Fédorovitch s’étonna de nouveau.

— Je pensais que Dmitri pouvait tuer, mais non pas voler… C’est toi qui aurais volé… Tu m’as dit que tu sais feindre les crises ; pourquoi m’as-tu dit cela ?

— Par naïveté. D’ailleurs je n’ai jamais essayé de simuler l’épilepsie ; j’ai dit cela par naïveté, par bêtise, et puis parce que j’étais en train de franchise avec vous. D’ailleurs, en vous expliquant toutes mes craintes à propos des signaux connus de Dmitri Fédorovitch, je pensais être assez clair, j’espérais que vous n’iriez pas à Tcheremachnia.

« Tout cela est très-logique, pensait Ivan, où sont donc les troubles cérébraux dont parle Herzenschtube ? »

— Tu ruses avec moi, prends garde…

— Non, je pensais que vous aviez tout deviné, continua Smerdiakov avec bonhomie.

— Mais si j’avais deviné, je serais resté !

— J’ai cru que vous partiez par prudence.

— Tu me pensais aussi lâche que toi ?

— Excusez, oui, je pensais que vous étiez… comme moi.

— Mon frère t’accuse : il dit que c’est toi qui as tué et volé !

— En effet, que lui reste-t-il à dire ? Mais qui le croira ? toutes les charges sont contre lui ! et Grigori qui a vu la porte ouverte ? D’ailleurs, si en effet j’avais pensé à tuer, aurais-je eu la sottise de vous dire à vous, le fils de Fédor Pavlovitch, que je sais feindre l’épilepsie ? Demandez plutôt au juge si les criminels sont si naïfs !

— Écoute, dit Ivan Fédorovitch en se levant, vaincu par cette dernière objection : je ne te soupçonne pas du tout, il serait ridicule de t’accuser… Je te suis même reconnaissant de m’avoir tranquillisé à ton sujet… Je m’en vais, je reviendrai. Prompte guérison !… As-tu besoin de quelque chose ?

— Merci, Marfa Ignatievna ne m’oublie pas.

— Au revoir. Du reste, je ne dirai pas que tu sais feindre la crise, je te conseille aussi de ne pas le dire, dit Ivan comme malgré lui.

— Je vous comprends… Si vous ne le dites pas, je ne rapporterai pas non plus toute notre conversation de la porte cochère.

Ivan Fédorovitch sortit. Il n’avait pas fait dix pas dans le corridor que brusquement il s’arrêta, s’apercevant de l’injure qu’impliquait la dernière phrase de Smerdiakov. Ivan était au moment de revenir sur ses pas, mais il haussa les épaules et continua son chemin. Il se félicitait que Smerdiakov ne fût pas coupable : pourquoi ? Il ne voudrait pas se l’expliquer à lui-même. Il avait du dégoût à fouiller dans ses propres sentiments. Les dépositions, comme nous l’avons dit, affermirent sa conviction. Pourtant, il communiqua à Herzenschtube ses doutes au sujet des troubles cérébraux de Smerdiakov.

— Savez-vous, lui dit le docteur, de quoi il s’occupe maintenant ? Il apprend par cœur des mots français

Ivan Fédorovitch finit par perdre tous ses doutes. Seule, l’assurance d’Alioscha le troublait encore.

Un jour, il le rencontra et ils eurent cette conversation :

— Te rappelles-tu, dit Ivan, cette après-midi, quand Dmitri a assommé notre père ? Je t’ai dit plus tard dans la cour : « Je laisse à mes désirs toute liberté. » Dis-moi, as-tu pensé alors que je désirais la mort de notre père ?

— Oui, dit doucement Alioscha.

— Du reste, ce n’était pas difficile à deviner. Mais, qu’un reptile en dévore un autre, as-tu pensé que par là je voulusse dire que Dmitri tue notre père le plus tôt possible ? Et même n’as-tu pas cru que je ne refuserais peut-être pas de l’aider ?

Alexey pâlit. Il regardait en silence son frère au fond des yeux.

— Parle ! s’écria Ivan, je veux savoir ce que tu as pensé ! Il me faut toute la vérité !

Il était haletant, il y avait de la méchanceté dans l’éclat de son regard.

— Pardonne-moi, j’ai pensé cela aussi, murmura Alioscha.

Il se tut sans ajouter aucune « circonstance atténuante ».

— Merci, dit d’un ton sec Ivan, et il partit.

Depuis, Alioscha s’aperçut qu’Ivan l’évitait.

C’est après cette conversation qu’Ivan avait fait à Smerdiakov une seconde visite.

Smerdiakov n’était déjà plus à l’hôpital. Il demeurait dans une habitation composée de deux izbas réunies par un vestibule. Maria Kondratievna et sa mère habitaient l’une des deux izbas ; Smerdiakov occupait l’autre. On ne savait pas au juste quel genre de relations il avait avec les deux dames ; on le supposait fiancé avec Maria Kondratievna. Ivan frappa à la porte. Maria Kondratievna vint lui ouvrir et lui indiqua la chambre de Smerdiakov : une chambre sordide où les cafards s’ébattaient en liberté. La chaleur était intense. Il y avait une table en bois blanc couverte d’une nappe à dessins roses. Sur les fenêtres, des géraniums. Dans un coin, des icônes. Sur la table, un petit samovar vide, presque hors de service, et deux tasses.

V

Smerdiakov se tenait assis sur un banc, auprès de cette table et écrivait dans un cahier. Il avait le visage plus frais, moins maigre qu’à l’hôpital ; il était peigné et pommadé, vêtu d’une robe de chambre ouatée et multicolore, très-usée. Il portait des lunettes qu’Ivan ne lui avait jamais vues. Ce détail l’irrita. « Une pareille créature porter des lunettes ! »

Smerdiakov dressa la tête sans hâte et regarda fixement son visiteur à travers ses lunettes. Puis il les ôta et se leva paresseusement, sans aucune humilité, comme résolu à s’en tenir à la plus stricte politesse. Ivan remarqua tout cela en un clin d’œil, et surtout le regard mauvais et même hautain de Smerdiakov. Ce regard semblait dire : « Que viens-tu encore faire chez moi ? N’avons-nous pas assez causé déjà ? »

— Il fait chaud ici ! dit Ivan encore debout. Il déboutonna son paletot.

— Ôtez-le, dit Smerdiakov d’un ton de condescendance.

Ivan Fédorovitch ôta son paletot, prit de ses mains frémissantes une chaise qu’il approcha de la table et s’assit.

— D’abord, sommes-nous seuls ? demanda-t-il sévèrement. Ne nous écoute-t-on pas ?

— Personne… Vous avez dû voir qu’il y a un vestibule.

— Au fait, alors ! Qu’est-ce que tu chantais quand je t’ai quitté, la dernière fois, à l’hôpital ? que si je ne parle pas de ton art de feindre l’épilepsie, tu ne rapporteras pas au juge toute notre conversation auprès de la porte cochère ? Que signifie ce toute ? Qu’entends-tu par là ? Était-ce une menace ? Voulais-tu dire que je suis ton complice, que j’ai peur de toi ?

Ivan semblait parler avec une franchise calculée.

Le regard mauvais de Smerdiakov s’accentua. Son œil gauche se mit à cligner. Il répondit aussitôt, avec sa froideur habituelle, comme s’il avait voulu dire : « Tu veux que nous parlions franchement ? Soit » :

— Mais je sous-entendais alors que, prévoyant l’assassinat de votre propre père, vous l’aviez laissé sans défense : eh bien, je vous promettais de ne pas révéler vos prévisions, afin que les gens ne pussent se douter de vos mauvais sentiments ou même d’autre chose.

Smerdiakov prononça ces paroles avec le plus grand calme. Il était maître de lui ; son ton avait même quelque chose d’insolent.

— Comment ? Quoi ? Es-tu fou ?

— Je suis extrêmement sensé.

— Mais est-ce que je savais alors que cet assassinat ?… s’écria Ivan Fédorovitch en frappant violemment la table du poing. Et qu’est-ce que signifie cette autre chose ? Parle, misérable !

Smerdiakov se taisait et considérait Ivan Fédorovitch avec une insolence évidente, cette fois.

— Parle donc, bête puante ! Qu’est-ce que cette autre chose ? hurla Ivan.

— Mais peut-être désiriez-vous vous-même la mort de votre père.

Ivan Fédorovitch sursauta et frappa de toutes ses forces Smerdiakov à Tépaule. Smerdiakov chancela et se retint au mur. Subitement son visage s’inonda de larmes.

— Il est honteux pour vous, monsieur, de battre un homme faible !

Il se couvrit le visage de son sale mouchoir à carreaux bleus et se mit à sangloter.

— Assez ! cesse donc ! dit impérieusement Ivan Fédorovitch en s’asseyant de nouveau. Ne me pousse pas à bout !

Smerdiakov ôta de ses yeux son chiffon. Tous les traits de son visage sillonné de rides exprimèrent une intense rancune.

— Donc, misérable, tu me croyais d’accord avec Dmitri pour tuer notre père ?

— Je ne connaissais pas vos pensées, et c’est pour les connaître que je vous ai arrêté auprès de la porte, quand vous alliez entrer.

— Quoi ? connaître quoi ?

— Précisément si vous désiriez que votre père fût tué. Ce qui exaspérait Ivan, c’était le ton provocant dont Smerdiakov semblait ne vouloir pas se départir.

— C’est toi qui l’as tué !

Smerdiakov sourit dédaigneusement.

— Vous savez fort bien vous-même que ce n’est pas moi, et j’aurais cru qu’un homme intelligent comme vous ne serait pas revenu sur cette question.

— Mais pourquoi, pourquoi avais-tu cette pensée ?

— Comme je vous l’ai déjà dit, par peur. Je me défiais de tout le monde.

— Ah çà ! il y a quinze jours tu parlais autrement.

— À l’hôpital ? Mais je sous-entendais la même chose, je pensais que vous m’aviez compris et que vous éviteriez cette explication.

— Voyez-vous cela ! Mais réponds donc, réponds ! J’insiste : Pourquoi cet ignoble soupçon est-il tombé dans ton ignoble cœur ?

— Tuer vous-même, vous ne le pouviez et ne le vouliez : mais qu’un autre assassinât, vous le vouliez.

— Avec quelle placidité il dit cela ! Mais pourquoi l’aurais-je voulu ?

— Comment, pourquoi ? Et l’héritage ? Vous deviez recevoir quarante mille roubles chacun, à la mort de votre père, et peut-être davantage, tandis que si Fédor Pavlovitch avait épousé cette dame Agrafeana Alexandrovna, vous n’auriez rien eu.

Ivan Fédorovitch avait peine à se contenir.

— C’est bien, fînit-il par dire. Tu vois, je ne t’ai pas battu !… Alors, d’après toi, j’avais chargé mon frère Dmitri de l’action, je m’en reposais sur lui ?

— Certainement ! En assassinant, il perdait tous ses droits à la noblesse, aux dignités et à la propriété, et ce n’était plus quarante mille roubles qui vous revenaient, mais la moitié du tout, c’est-à-dire soixante mille.

— Eh bien, je supporte cela encore ! Mais écoute, misérable, c’est sur toi, non pas sur Dmitri, que j’aurais pu compter pour l’assassinat, et, je te le jure, à ce moment-là, j’ai pressenti quelque ignominie de ta part ; je me rappelle très nettement cette impression.

— Moi aussi j’ai senti que vous comptiez sur moi, dit avec une extraordinaire puissance d’ironie Smerdiakov, et par là même j’ai compris que si, malgré ce pressentiment, vous partiez, c’était comme si vous me disiez : « Tu peux tuer mon père, je ne te le défends pas. »

— Misérable ! tu avais compris cela ?

— Jugez donc vous-même : vous alliez partir pour Moscou, vous aviez refusé à votre père d’aller à Tcheremachnia, et vous déférez aussitôt à l’invitation d’un homme tel que moi ! C’est donc que vous attendiez quelque chose de moi.

— Non, je jure que non ! cria Ivan en grinçant des dents.

— Comment donc « non » ? Vous auriez dû, vous, fils de Fédor Pavlovitch, pour de telles paroles, me mener à la police et me faire fouetter. Au lieu de me battre sur place, vous suivez mon conseil, vous partez au lieu de rester pour défendre votre père. Que pouvais-je conclure ?

Ivan restait sombre, accoudé sur ses genoux.

— Oui. je regrette de ne t’a voir pas assommé alors, dit-il avec un amer sourire. Il est évident que je n’aurais pu te mener à la police : qui m’aurait cru ? Mais je regrette de n’avoir pas fait une kacha de ton museau.

Smerdiakov s’épanouissait de joie.

— Dans les cas ordinaires de la vie, dit-il d’un ton satisfait et doctoral, cette transformation d’un museau en kacha est interdite par la loi. On a d’ailleurs renoncé à ces procédés brutaux. Mais dans les cas extraordinaires, non-seulement chez nous, mais dans le monde entier, même dans la République française, on continue à se gourmer comme au temps d’Adam et d’Eve. Pourtant vous, dans un cas extraordinaire, vous n’avez pas osé.

— Qu’est-ce que cela ? Tu apprends la langue française ? demanda Ivan en désignant d’un hochement de tête le cahier que Smerdiakov avait posé sur la table.

— Pourquoi ne l’apprendrais-je pas ? Je complète mon instruction. D’ailleurs je pense à voir, moi aussi, ces heureuses contrées de l’Europe.

— Écoute, bandit ! éclata Ivan, je ne crains pas tes accusations, tu peux déposer contre moi tout ce que tu voudras. Si je ne t’assomme pas à l’instant, c’est uniquement parce que je te soupçonne du crime, et je veux te confondre devant le tribunal.

— À mon sens, vous seriez plus sage de n’en rien faire, car que pouvez-vous dire contre moi et qui vous croira ? Si vous ouvrez la bouche pour m’accuser, je dirai tout. Il faut bien que je me défende !

— 3Iais tu crois donc que je te crains ?

— Peut-être les juges ne me croiraient-ils pas, mais j’aurais pour moi l’opinion publique.

— C’est-à-dire : il y a plaisir à parler avec un homme intelligent, n’est-ce pas ?

— Précisément, et vous êtes un homme intelligent. Ivan Fédorovitch se leva, tout frémissant de rage, prit son paletot, et, sans plus répondre à Smerdiakov, sans même le regarder, il se précipita hors de l’izba.

Les pensées se pressaient dans son esprit. « En effet, pourquoi suis-je allé à Tcheremachnia ? Certainement je prévoyais quelque chose ! Il a raison ! Oui, j’ai prévu et j’ai voulu ! j’ai voulu l’assassinat !… L’ai-je voulu ? Il faut que je tue Smerdiakov ! Si je n’ai même pas le courage de tuer Smerdiakov, ce n’est pas la peine de vivre… »

Ivan Fédorovitch alla directement chez Katherina Ivanovna, qui fut épouvantée par ses yeux hagards. Il lui rapporta toute sa conversation avec Smerdiakov, dans tous les détails. Elle avait beau parler, il ne parvenait pas à se calmer. Il allait de long en large à travers la chambre, disant des choses incohérentes.

— Si ce n’est pas Dmitri, dit-il en s’arrêtant, et si c’est Smerdiakov, je suis son complice, c’est moi qui l’ai poussé au crime. L’y ai-je poussé ? Je ne sais pourtant… Oui ! Si c’est lui qui a tué et non pas Dmitri, l’assassin véritable, c’est moi !

À ces mots, Katherina Ivanovna se leva sans parler, prit

�� � dans un tiroir un papier qu’elle mit sous les yeux d’Ivan. C’était précisément le document dont il avait parlé à Alioscha, comme d’une preuve matérielle de la culpabilité de Dmitri. C’était une lettre que Mitia avait écrite en état d’ivresse à Katherina Ivanovna, le soir de sa rencontre avec Alioscha sur la route du monastère, une lettre incohérente d’ivrogne, La voici :

« Fatale Katia, je trouverai demain de l’argent et je te rendrai tes trois mille roubles. Adieu, femme violente, adieu aussi, mon amour !… Finissons ! Demain, j’irai chez tout le monde chercher de l’argent, et, si je ne réussis pas à m’en procurer par des emprunts, je te donne ma parole d’honneur que j’irai chez mon père, je lui casserai la tête et je prendrai sous son oreiller l’argent aussitôt qu’Ivan sera parti. J’irai au bagne, mais je te rendrai tes trois mille roubles ! Toi, adieu ! Je te salue jusqu’à terre, je suis un misérable auprès de toi ! Pardonne-moi… Non, plutôt ne me pardonne pas. L’avenir nous sera pour tous deux plus facile à supporter, si tu ne pardonnes pas. Je préfère le bagne à ton amour, car j’en aime une autre, une que tu connais trop depuis aujourd’hui… Je tuerai l’homme qui m’a dépouillé et je vous quitterai tous, j’irai en Orient pour ne plus voir personne, elle non plus, car tu n’es pas seule à souffrir. Adieu.

« P. S. Je te maudis, et pourtant je te vénère, je le sens aux battements de mon cœur. Il y reste une corde qui vibre pour toi. Que plutôt il cesse de battre !… Je me tuerai, mais je tuerai d’abord le maudit, je lui arracherai les trois et je te les jetterai. Je serai un misérable ! mais non pas un voleur. Attends les trois mille… Ils sont chez le chien maudit, sous son matelas, ficelés d’une faveur rose. Ce n’est pas moi qui volerai ; je tuerai l’homme qui m’a volé. Katia, ne me méprise pas. Dmitri est un assassin, il n’est pas un voleur. Il a tué son père et il s’est perdu lui-même, parce qu’il n’a pu supporter ton mépris, et parce qu’il voulait échapper à ton amour.

« P. P. S. Je baise tes pieds. Adieu.

« P. P. S. S. Katia, prie Dieu que les gens me donnent de l’argent : alors je ne verserai pas de sang. Mais s’ils refusent, je le verserai. Tue-moi…

« Ton esclave et ton ennemi,

« D. Karamazov. »

Quand Ivan eut lu ce « document », il parut complètement convaincu. « C’est Dmitri qui a tué, et non Smerdiakov ; si ce n’est pas Smerdiakov, ce n’est donc pas moi. » Cette lettre était, à ses yeux, une preuve irréfutable.

Le lendemain, il songea encore, mais avec mépris, aux railleries de Smerdiakov, et puis il résolut de n’y plus penser.

Un mois se passa ainsi. Il entendit seulement le médecin Varvinsky dire que Smerdiakov mourrait fou. Lui-même se sentait malade et consulta le célèbre médecin que Katherina Ivanovna avait mandé de Moscou. Vers cette même époque, ses rapports avec Katherina Ivanovna se tendirent extrêmement : c’étaient comme deux ennemis amoureux l’un de l’autre. Aussi faut-il dire que parfois Katherina Ivanovna laissait voir des regrets que ce fût Mitia qui eût tué son père, et Ivan détestait pour cela Mitia. Pourtant il lui proposa un plan d’évasion et mit de côté pour l’exécution de ce plan trente mille roubles. Peut-être le mot de Smerdiakov : « qu’Ivan désirait que Mitia accomplît le crime afin qu’il fût frustré de sa part dans l’héritage », n’était-il pas pour rien dans cette détermination d’Ivan. « D’ailleurs, au fond de mon âme, je suis peut-être aussi coupable que lui-même », se disait-il.

La phrase de Katherina Ivanovna devant Alioscha : « C’est toi seul qui m’as assuré que Mitia est coupable ! » décida Ivan à faire une troisième visite à Smerdiakov. C’était elle pourtant qui lui avait prouvé par ce document la culpabilité de Mitia ! Et voilà qu’elle était allée chez Smerdiakov ! Elle n’était donc pas bien convaincue ? Et qu’avait pu lui dire Smerdiakov ?

« Je le tuerai peut-être, cette fois ! » songeait Ivan en se dirigeant vers l’izba de l’ancien laquais.

VI

En lui ouvrant. Maria Kondratievna pria Ivan de ne pas retenir trop longtemps Smerdiakov, parce qu’il était très fatigué. Ivan Fédorovitch entra dans l’izba. Elle était toujours aussi surchauffée. Il y avait quelques changements dans la chambre : on avait substitué à l’un des bancs un grand divan recouvert de cuir avec des oreillers. Smerdiakov, toujours vêtu de sa vieille robe de chambre, se tenait assis sur le divan.

Il échangea avec Ivan un long et silencieux regard. Évidemment, il s’attendait à cette visite. Il était trèschangé, maigre et jaune, les yeux enfoncés, les paupières inférieures blèmies.

— Tu es vraiment malade ! dit Ivan Fédorovitch. Je ne resterai pas longtemps.

Il s’assit sur une chaise auprès de la table.

— Pourquoi ne me parles-tu pas ? Je viens te poser une seule question, mais je te jure que je ne partirai pas sans réponse. La barinia Katherina Ivanovna est venue chez toi ?

Smerdiakov gardait toujours le silence. Puis il fit un geste et se détourna.

— Qu’as-tu ?

— Rien.

— Quoi, rien ?

— Eh bien, elle est venue. Qu’est-ce que cela vous fait ? Laissez-moi tranquille.

— Non, je ne te laisserai pas tranquille. Parle. Quand est-elle venue ?

— Mais je n’y pense même plus ! dit Smerdiakov avec un geste dédaigneux.

Tout à coup, se tournant vers Ivan, il lui jeta un regard profondément haineux.

— Je crois que vous êtes malade aussi. Comme vous avez changé !

— Laisse ma santé et réponds à ma question.

— Pourquoi vos yeux sont-ils si jaunes ? C’est le remords. Il se mit à ricaner.

— Écoute, je t’ai dit que je ne partirai pas sans réponse ! s’écria Ivan irrité.

— Mais que voulez-vous de moi ? Pourquoi me torturez-vous ?

— Tu m’importes peu, que diable ? Réponds et je m’en vais aussitôt.

— Je n’ai rien à vous répondre.

— Je te forcerai bien à parler !

— Mais pourquoi cela vous inquiète-t-il tant ?

Il y avait maintenant plutôt du dégoût que du mépris dans la voix de Smerdiakov.

— C’est parce que c’est demain le jugement ? reprit-il. Eh bien ! rassurez-vous donc : vous ne risquez rien. Allez-vous-en chez vous sans inquiétude et dormez en paix.

— Je ne te comprends pas… Qu’ai-je donc à craindre demain ? fit Ivan étonné.

Tout à coup une peur glaciale l’envahit. Smerdiakov le toisa du regard.

— Vous ne comprenez pas ? Quel plaisir y a-t-il, pour un homme intelligent, à jouer une telle comédie ?

Ivan le regardait sans parler. Ce ton inattendu, hautain, de l’ancien laquais surprenait son ancien maître.

— Je vous dis que vous n’avez rien à craindre. Je ne déposerai pas contre vous, il n’y a pas de preuve. Voyez comme vos mains tremblent : pourquoi donc ? Allez-vous-en, ce n’est pas vous l’assassin.

Ivan tressaillit, il se souvint d’Alioscha.

— Je sais que ce n’est pas moi… murmura-t-il.

— Vous le sa-a-vez ?

Ivan frémit. Il saisit Smerdiakov par l’épaule.

— Parle donc, reptile ! dis tout !

Smerdiakov ne manifesta aucune terreur. Il regarda seulement Ivan avec une haine folle.

— Eh bien ! c’est vous qui avez tué, puisqu’il en est ainsi ! souffla-t-ii avec rage.

Ivan s’affaissa sur sa chaise et sourit d’un air méditatif.

— C’est ta chanson de la dernière fois !

— Eh oui ! Vous la compreniez, la dernière fois, et vous la comprenez aujourd’hui encore.

— Je comprends seulement que tu es fou.

— Quel obstiné ! Nous sommes ici tête à tête : pourquoi nous jouer la comédie l’un à l’autre ? Tenez-vous à me charger, à m’accuser quand il n’y a personne là que vous et moi ? C’est vous qui avez tué ! C’est vous le principal assassin, vous avez inspiré et j’ai accompli.

Accompli ! Tu as tué ?

Quelque chose comme une brisure se produisit dans son cerveau, un frisson courut tout son corps.

Ce fut à Smerdiakov à le regarder avec étonnement : il était intrigué par la sincérité de l’épouvante d’Ivan.

— Ne saviez-vous donc rien ? dit-il avec méfiance. Ivan resta longtemps à l’examiner silencieusement.

— Sais-tu, j’ai peur que tu sois un fantôme ! murmura-t-il.

— Il n’y a point de fantôme ici, sauf vous, moi et encore un autre qui se trouve entre nous deux.

— Qui ? quel troisième ? demanda Ivan Fédorovitch avec épouvante en cherchant autour de lui.

— C’est Dieu, la Providence. Dieu est ici, près de nous ; mais ne le cherchez pas, vous ne le trouverez pas.

— Tu as menti ! Ce n’est pas toi qui as tué ! cria Ivan avec fureur. Ou tu es fou, ou tu t’amuses à m’exaspérer, comme la dernière fois.

Smerdiakov le dévisagea sans manifester aucune crainte. Il était toujours défiant, il croyait toujours qu’Ivan « savait tout » et qu’il feignait d’ignorer pour rejeter sur son complice tout le poids de la culpabilité.

— Attendez un peu, dit-il d’une voix faible.

Il retira de dessous la table son pied gauche et se mit à retrousser son pantalon. Il était chaussé d’un bas blanc très-montant et d’une pantoufle. Sans hâte, il ôta une jarretière, passa la main dans son bas…

Ivan Fédorovitch le suivait du regard, soudain il tressaillit de frayeur.

— Fou ! hurla-t-il.

Il se leva vivement et fit quelques pas en arrière si précipitamment, qu’il se heurta du dos au mur et resta comme cloué sur place, regardant Smerdiakov avec une terreur folle. Celui-ci, toujours impassible, continuait à fouiller dans son bas comme s’il voulait y saisir quelque chose. Enfin, il trouva ce qu’il cherchait : Ivan Fédorovitch l’en vit tirer des papiers, une liasse de papiers que Smerdiakov posa sur la table.

— Voilà, dit-il à voix basse.

— Quoi ?

— Daignez regarder.

Ivan s’approcha de la table, prit la liasse, la déplia… et laissa les papiers tomber de ses doigts comme s’il eût touché quelque reptile dégoûtant et redoutable.

— Vos doigts tremblent toujours, remarqua Smerdiakov ; avez-vous une convulsion ?

Il se mit à déplier lui-même le paquet des trois mille roubles.

— Ils y sont tous, vous n’avez pas besoin de les compter. Recevez, ajouta-t-il en tendant les billets à Ivan.

Ivan s’affaissa sur sa chaise. Il était pâle comme un linge.

— Tu me fais peur, dit-il avec un étrange sourire.

— Alors vraiment, vous ne le saviez pas encore ?

— Non, je ne le savais pas, je croyais que c’était Dmitri. Ah ! Dmitri ! Dmitri !

Il prit sa tête entre ses mains.

— Écoute… Tu étais seul, sans mon frère ?

— Seul avec vous, avec vous seul. Dmitri Fédorovitch est innocent.

— C’est bien… c’est bien… Nous parlerons de moi plus tard… Mais pourquoi tremblé-je ainsi ?… Je ne puis prononcer un mot.

— Vous qui aviez tant de courage ! Tout est permis, disiez-vous. Et maintenant vous êtes si effrayé ! dit Smerdiakov avec un profond étonnement. Voudriez-vous un peu de limonade ? Je vais dire qu’on en apporte, ça rafraîchit. Mais il faudrait d’abord cacher cela.

Il désignait la liasse. Il fit un mouvement vers la porte puis posa sur l’argent un gros livre jaune ; le titre de ce livre était : Discours de notre saint Père Isaac Sirine.

— Je ne veux pas de limonade. Assieds-toi et dis-moi tout…

— Vous feriez bien d’ôter votre paletot, autrement vous aurez trop chaud en sortant.

Ivan Fédorovitch arracha son paletot et le jeta sur un banc sans se lever de sa chaise.

— Parle, je t’en conjure, parle !

Il semblait calmé, il était sûr que cette fois Smerdiakov lui dirait tout.

— C’est-à-dire, comment la chose s’est passée ? dit Smerdiakov avec un soupir. Mais de la manière la plus naturelle. Les paroles que vous avez prononcées alors…

— Nous reviendrons plus tard sur mes paroles, interrompit Ivan sans colère, comme s’il fût rentré en pleine possession de lui-même. Raconte-moi seulement avec ordre et détail comment tu as agi, n’oublie rien. Les détails, tous les détails, je t’en prie.

— Vous étiez parti : je suis tombé dans la cave…

— Une vraie crise ou bien si tu feignais ?

— Évidemment je feignais. Je suis descendu tranquillement jusqu’en bas, je me suis étendu et aussitôt j’ai commencé à hurler jusqu’au moment où l’on vint me ramasser.

— Arrête ! Et aussi, après, à l’hôpital, tu feignais encore ?

— Pas du tout ; dès le lendemain matin, avant qu’on me portât à l’hôpital, j’ai été pris d’une véritable crise, la plus forte crise que j’aie eu depuis des années. J’ai été deux jours sans connaissance.

— Bien, bien ! continue.

— On me mit alors sur mon lit, dans ma chambre ; j’étais séparé de Marfa Ignatievna et de Grigori par une cloison. Pendant la nuit, je gémissais, mais doucement : j’attendais toujours Dmitri Fédorovitch.

— Comment ? tu l’attendais ? Tu croyais qu’il viendrait chez toi ?

— Pourquoi chez moi ? J’attendais qu’il vînt à la maison ; j’étais sûr qu’il viendrait précisément cette nuit. Puisque je ne pouvais plus lui servir d’intermédiaire, j’étais sûr qu’il franchirait la clôture pour se renseigner par lui-même.

— Et s’il n’était pas venu ?

— Alors rien ne se serait passé.

— Dieu ! Dieu ! Parle sans te presser, n’oublie aucun détail.

— Je m’attendais donc qu’il viendrait tuer Fédor Pavlovitch, j’en étais sûr… car je l’avais bien préparé pour cela… durant les derniers jours.

— Arrête ! Mais s’il l’avait tué, il aurait pris aussi l’argent ; c’est ainsi que tu devais raisonner. Quel intérêt avais-tu donc à ce qu’il tuât ?

— Mais il n’aurait pas trouvé l’argent. C’est moi qui lui ai dit que l’argent était sous le matelas, ce n’était pas vrai. Comme Fédor Pavlovitch ne se fiait qu’à moi au monde, je lui avais conseillé de cacher son argent derrière les icônes, car personne n’aurait pensé à le chercher là, surtout dans un moment de hâte. Fédor Pavlovitch avait suivi mon conseil. Si donc Dmitri Fédorovitch avait assassiné, ou bien il serait parti le plus vite possible au moindre bruit, comme font toujours les assassins, ou bien il aurait été surpris et arrêté. J’aurais donc pu, le lendemain ou la nuit même, aller prendre l’argent, et l’on aurait mis le tout sur le compte de Dmitri Fédorovitch.

— Et s’il avait seulement frappé sans tuer ?

— Alors, je n’aurais assurément pas pris l’argent, mais je pensais qu’il aurait en tout cas frappé jusqu’à faire perdre connaissance au vieux : alors j’aurais pris l’argent, puis j’aurais dit au vieux que c’était Dmitri Fédorovitch qui avait volé.

— Je ne comprends pas. C’est donc Dmitri qui a tué ? Tu as seulement volé ?

— Non pas. Je pourrais vous dire maintenant encore que c’est lui mais je ne veux pas mentir avec vous, car… car, si en effet, comme je le vois, vous ne comprenez pas encore, et si vous n’avez pas dissimulé avec moi pour me charger seul de toute la culpabilité à mes propres yeux, vous n’en êtes pas moins le plus coupable. Vous saviez en effet qu’on tuerait ; vous m’aviez même chargé de l’accomplissement et vous êtes parti. Voilà pourquoi je veux vous démontrer ce soir que le principal, l’unique assassin, c’est vous, ce n’est pas moi, quoique ce soit moi qui aie tué. C’est vous qui avez assassiné,

— Mais comment ? pourquoi suis-je l’assassin ? mon Dieu ! Est-ce toujours la question de Tcheremachnia ? Arrête ! dis-moi pourquoi tu avais besoin de mon consentement, puisque tu a pris mon départ pour un consentement ? Comment m’expliqueras-tu cela ?

— Sûr de votre consentement, je savais d’avance que vous ne seriez pas trop exigeant à propos de ces trois mille roubles… égarés, si par hasard les soupçons étaient tombés sur moi ou si l’on m’avait accusé de complicité. Vous m’auriez même défendu… Ayant hérité grâce à moi, vous auriez même pu, pensais-je, me récompenser de mon action et m’en garder de la gratitude pour toute ma vie, car si Fédor Pavlovitch avait épousé Agrafeana Alexandrovna, vous n’auriez rien eu.

— Ah ! tu avais donc l’intention de me torturer pendant toute ma vie ? dit Ivan, les dents serrées. Et qu’aurais-tu fait si je t’avais dénoncé au lieu de partir ?

— Qu’auriez-vous pu dire ? Que je vous avais conseillé de partir pour Tcheremachnia ? Des bêtises, tout cela ! D’ailleurs, si vous étiez resté, rien ne serait arrivé ; j’aurais pensé que vous ne vouliez pas et je n’aurais rien entrepris. Mais puisque vous étiez parti, vous m’aviez, par le fait même, assuré que vous ne me dénonceriez pas et que vous fermeriez les yeux sur ces trois mille roubles. Vous n’auriez pas pu me poursuivre ensuite, car j’aurais tout dit aux juges : non pas que j’avais volé ou tué, — cela, je ne l’aurais pas dit, — mais que vous m’aviez poussé à tuer et à voler et que je n’avais pas consenti. Croyez-moi, vous n’auriez rien pu dire contre moi, et moi j’aurais dévoilé votre désir de voir votre père mort, et tout le monde m’aurait cru, je vous en donne ma parole.

— Alors je désirais la mort de mon père ?

— Mais certainement.

Smerdiakov était très — affaibli, mais une force intérieure le stimulait, il avait quelque projet caché qu’Ivan pressentait.

— Continue.

— Continuer ? Soit. Je reste donc étendu et j’entends un cri du barine. Grigori était déjà sorti ; tout à coup il crie aussi, et tout se tait. Silence, nuit. Je demeure immobile, attendant, mon cœur bat, la patience me manque. Je me lève, je sors. Je vois à gauche la fenêtre de Fédor Pavlovitch ouverte et je fais encore un pas ; j’écoute, me demandant s’il est vivant ou non, et j’entends le barine faire des : ha ! et des : ho ! s’agiter. « Vivant », me dis-je. Je vais à la fenêtre et je dis au barine : « C’est moi. — Il est venu, il s’est enfui ! me répond le barine. Il a tué Grigori. — Où ? — Là, dans un coin. — Attendez », dis-je. J’allai jusqu’au mur et je me heurtai contre Grigori qui gisait là tout en sang, évanoui. « Dmitri Fédorovitch est donc certainement venu », me dis-je aussitôt, et je me décidai à en finir. Même si Grigori est encore vivant, rien à craindre : il est sans connaissance, il ne verra rien. Je n’avais à redouter que le réveil de Marfa Ignatievna. En ce moment, le sang me monta à la tête, la respiration me manquait. Je revins à la fenêtre du barine et je lui dis : « Elle est ici, Agrafeana Alexandrovna est venue, elle demande à entrer. » Il tressaillit : « Où, ici ? où ? » dit-il avec méfiance. « Mais là ! ouvrez donc ! » Il regarda par la fenêtre. Il ne me croyait pas, il craignait d’ouvrir, je présume qu’il avait peur de moi et, chose ridicule, tout à coup je pensai à faire sur les vitres le signal de l’arrivée de Grouschegnka devant lui-même, sous ses propres yeux. Il paraissait douter de moi, mais quand j’eus fait le signal, il courut aussitôt ouvrir la porte. Il ouvre. J’entre. Il reste sur le seuil et s’oppose à mon passage. « Mais où est-elle ? où est-elle ? » dit-il en me regardant fixement. « Eh ! pensais-je, s’il me soupçonne tout va mal. » Je me sentis défaillir de peur, craignant qu’il ne me laissât pas entrer, ou qu’il appelât, ou que Marfa Ignatievna arrivât. Je devais être très-pâle. Je lui dis : « Elle est là, sous la fenêtre. Comment avez-vous pu ne pas la voir ? — Amène-la donc ! amène-la ! — Mais elle a peur, les cris l’ont effrayée, elle s’est cachée sous l’arbre ; appelez-la donc vous-même. » Il courut à la fenêtre et y porta la bougie. « Grouschegnka ! Grouschegnka ! Tu es ici ? » appelait-il. Il n’osait se pencher en dehors de la fenêtre, ni me laisser entrer ; il avait décidément peur de moi. « Mais la voilà ! » lui dis-je. Je le suivis à la fenêtre et me penchai dehors. « La voilà, derrière l’arbuste, elle vous sourit, regardez donc ! » Il me crut, tant il était amoureux, et il se pencha au dehors. Je saisis alors le presse-papier en fonte, vous vous rappelez, qui était sur sa table… cela pèse trois livres… et je lui assénai de toutes mes forces un coup sur la tête ; cela entra par le coin. Il ne jeta même pas un cri et s’affaissa. Je le frappai une seconde, une troisième fois. Je m’aperçus alors qu’il avait le crâne fracassé. Il était tombé à la renverse, tout couvert de sang. Je m’examinai : n’étais-je pas taché ? Pas une marque. J’essuyai le presse-papier, je le remis à sa place, puis je pris l’argent derrière les icônes et jetai l’enveloppe déchirée et le ruban rose à terre. Je sortis en tremblant. Je m’approchai du pommier qui a une cavité, vous souvenez-vous ? Je l’avais remarqué depuis longtemps, j’y avais même préparé un torchon et du papier. J’enveloppai la somme dans le torchon, puis dans le papier, et je fourrai le paquet tout au fond. Il y est resté pendant quinze jours, et je ne l’en ai retiré qu’après ma sortie de l’hôpital. Je rentrai ensuite dans ma chambre, je me recouchai et je pensais avec frayeur : Si Grigori est tué, c’est tant pis ; s’il n’est pas tué, il pourra témoigner que Dmitri Fédorovitch est venu, que par conséquent c’est lui qui a tué et volé. Je me remis à gémir plus fort que jamais pour réveiller Marfa Ignatievna. Elle finit par se lever, vint d’abord à moi, puis, s’étant aperçue que Grigori n’était pas là, elle se jeta dans le jardin et je l’entendis crier. J’étais déjà rassuré.

Smerdiakov s’arrêta. Tout en contant le crime, il jetait à Ivan des regards en dessous ; Ivan le considérait sans bouger, morne. Smerdiakov était très-ému et respirait avec peine, la sueur perlait sur son front. On n’aurait pu deviner s’il avait ou non des remords.

— Et la porte ? fit Ivan. S’il n’a ouvert la porte qu’à toi, comment Grigori a-t-il pu la voir ouverte auparavant ?

Ivan faisait ses questions d’une voix calme. Si quelqu’un les avait vus tous deux en cet instant pour la première fois, il les aurait crus en train de causer de choses ordinaires, d’un médiocre intérêt.

— C’est une illusion de Grigori, dit Smerdiakov avec un sourire. C’est un homme très-entêté : il aura cru voir la porte ouverte, et on ne l’en fera pas démordre. C’est un bonheur pour nous, car, après cette déposition de Grigori, l’affaire de Dmitri Fédorovitch est certaine.

— Écoute, dit Ivan Fédorovitch de nouveau troublé, écoute… J’avais encore beaucoup de choses à te demander, mais je les ai oubliées… Ah ! oui, dis-moi seulement pourquoi tu as décacheté l’enveloppe et l’as jetée à terre ?

— Si le crime avait été accomplie par un homme sachant d’avance quelle était la somme, il n’aurait pas, dans le moment, pris le temps de décacheter l’enveloppe. Autre chose, Dmitri Fédorovitch : il avait seulement entendu parler du paquet, il ne l’avait pas vu et ne pouvait savoir si ce paquet contenait bien réellement l’argent : il devait laisser tomber l’enveloppe à terre sans se douter que ce serait une pièce à conviction contre lui. Dmitri Fédorovitch n’est pas un voleur ordinaire, c’est un noble. Il n’aurait pas précisément volé. Dans le cas actuel, il aurait repris ce qui lui était dû. C’est ce que j’ai laissé entendre au procureur, de telle manière qu’il a cru trouver lui-même cette idée : il en était très-satisfait…

— Tu as réfléchi à tout cela sur place et dans l’instant même ? s’écria Ivan Fédorovitch stupéfait, et regardant Smerdiakov avec terreur.

— Voyons ! dans une telle hâte peut-on faire tant de réflexions ? Tout cela était calculé d’avance.

— Eh bien… Eh bien, il faut que le diable lui-même… Tu n’es pas bête ; tu es même beaucoup plus intelligent que je ne pensais.

Il se leva et fit quelques pas. Mais comme la chambre était très-encombrée, il se rassit aussitôt. C’est peut-être ce qui l’exaspéra de nouveau, et il se remit à hurler.

— Écoute, misérable ! ignoble créature ! Tu ne comprends donc pas que si je ne t’ai pas tué encore, c’est que je te garde pour que tu répondes demain aux juges ? Dieu m’est témoin, dit-il en levant la main, que peut-être j’ai été en effet coupable, peut-être avais-je le secret désir que mon père mourût, mais je te jure que je n’étais pas aussi coupable que tu le penses ; peut-être ne t’ai-je pas poussé du tout, non, non !… N’importe, je déposerai contre moi-même demain, j’y suis résolu et je dirai tout, tout. Mais nous irons ensemble, et, quoi que tu puisses dire contre moi, cela m’est égal, je ne te crains pas, je confirmerai moi-même tout ce que tu diras. Mais toi aussi, il faudra que tu avoues, il le faudra, il le faudra ; nous irons ensemble, ce sera !

Ivan prononça ces paroles avec énergie et solennité. Il n’y avait pas de doute possible devant son regard : ce qu’il disait, il le ferait.

— Vous êtes malade, il me semble, très-malade, dit Smerdiakov, sans railler, cette fois, et même avec pitié.

— Nous irons ensemble, répéta Ivan, et si tu ne viens pas, n’importe, j’avouerai pour toi et pour moi.

Smerdiakov restait songeur.

— Cela ne sera pas, vous n’irez pas, dit-il d’un ton péremptoire.

— Tu ne me comprends pas !

— Vous aurez trop honte et d’ailleurs ce serait inutile, car je nierai vous avoir jamais rien dit de pareil, je dirai que vous êtes malade, comme il est trop évident, ou que vous avez eu pitié de votre frère et que vous me chargez pour le sauver ; que vous m’avez toujours regardé comme une mouche plutôt qu’un homme. Et qui vous croira ?

— Écoute, tu m’as montré cet argent pour me convaincre.

Smerdiakov retira le livre et écarta la liasse.

— Cet argent, prenez-le, dit-il en soupirant.

— Certes, je le prends ! Mais pourquoi me le donnes-tu, puisque tu as tué pour l’avoir ? demanda Ivan avec inquiétude.

— Je n’en ai plus besoin, dit d’une voix tremblante Smerdiakov. J’avais d’abord la pensée qu’avec cet argent je commencerais une nouvelle vie à Moscou, ou mieux encore à l’étranger ; c’était mon idée, je me disais que tout est permis ! Vous m’avez appris cela, car vous m’avez appris bien des choses : si Dieu n’existe pas, il n’y a pas de vertu, car elle serait inutile. Cela me semblait vrai.

— Tu l’avais pensé tout seul, dit Ivan avec un sourire embarrassé.

— Non pas ! C’est vous qui me l’avez révélé !

— Et maintenant ? Alors tu crois en Dieu, puisque tu rends l’argent ?

— Non, je n’y crois pas, dit Smerdiakov d’une voix à peine perceptible.

— Pourquoi donc le rends-tu ?

— Assez ! Dieu…

Smerdiakov fit un geste désespéré.

— Vous-même disiez bien que tout est permis : et maintenant pourquoi êtes-vous si inquiet ? Vous voulez même déposer contre vous… vous ne le ferez pas, dit-il avec conviction.

— Tu le verras bien.

— Cela ne se peut pas, vous êtes trop intelligent. Vous aimez l’argent, je le sais, les honneurs aussi, car vous êtes très-orgueilleux. Vous aimez les femmes, l’indépendance. Vous ne voudrez pas gâter toute votre vie et vous salir d’une telle honte. Vous êtes, de tous les enfants de Fédor Pavlovitch, celui qui lui ressemble le plus, c’est la même âme.

— Tu n’es décidément pas bête, balbutia Ivan avec stupeur.

Le sang lui monta à la tête.

— Et moi qui te croyais stupide !

— C’est par orgueil que vous le croyiez. Prenez donc l’argent.

Ivan prit la liasse des billets et la mit dans sa poche.

— Je les montrerai demain aux juges, dit-il.

— Personne ne vous croira. Vous avez de l’argent à vous, vous avez pris ces trois mille roubles dans votre bureau.

Ivan se leva.

— Je te répète que je ne t’ai pas tué, uniquement parce que j’ai besoin de toi demain, ne l’oublie pas.

— Eh bien, tuez-moi, tuez-moi maintenant, dit Smerdiakov d’une voix étrange. Vous ne l’oseriez pas, ajouta-t-il avec un sourire amer. Vous n’osez plus rien, vous, si audacieux naguère !

— À demain ! dit Ivan en se dirigeant vers la porte.

— Attendez, montrez-le moi encore une fois.

Ivan retira les billets et les lui montra. Smerdiakov les considéra pendant une dizaine de secondes.

— Allez, maintenant… Ivan Fédorovitchl cria-t-il tout à coup.

— Qu’as-tu ? demanda Ivan sur le point de partir.

— Adieu !

— À demain !

Ivan sortit.

Une sorte de joie montait en lui. Il se sentait une fermeté inébranlable : la situation était nette, sa décision prise.

Au moment de rentrer chez lui, il s’arrêta tout à coup : « Ne ferais-je pas mieux d’aller tout de suite chez le procureur et de lui déclarer tout ?… Non, demain, tout à la fois… »

Et il ouvrit sa porte.

À peine entré, il sentit toute sa joie s’évanouir. Une sensation de froid le prit au cœur. Un souvenir écrasant lui revint, il s’assit sur un divan. La vieille domestique apporta le samovar ; il fit du thé, mais ne le but pas et renvoya la domestique jusqu’au lendemain. Il était las, mal à l’aise. Tantôt il s’assoupissait, tantôt il se relevait, marchait à travers la chambre. Il lui semblait qu’il avait le délire. Tout à coup, il se mit à regarder autour de lui comme s’il cherchait quelque chose. Enfin, il fixa son regard sur un point. Il sourit, mais son visage s’empourpra de colère. Longtemps il resta immobile, accoudé, la tête dans les mains, et toujours regardant le même point de la chambre, du côté du divan.

VII

Je ne suis pas médecin, et pourtant je sens que le moment est venu de donner quelques explications sur la maladie d’Ivan Fédorovitch. Disons d’avance qu’il était à la veille d’un accès de fièvre chaude. Ignorant en médecine, je risque cette hypothèse qu’il avait peut-être pu, par un effort de volonté, ajourner la crise au delà des limites ordinaires. Il se savait malade, mais il ne voulait pas céder à la maladie en ce moment fatal où il devait être là, parler hardiment et « se justifier à ses propres yeux… » Pourtant il était allé voir le médecin que Katherina Ivanovna avait mandé de Moscou. Mais il avait fallu qu’elle l’y forçât. Après l’avoir examiné, le médecin lui avait dit qu’il avait en elTet un dérangement cérébral et ne s’étonna point quand Ivan lui parla d’hallucinations.

— Cela n’est pas surprenant, dit le médecin. Il faudrait pourtant les contrôler… Il faut vous soigner sans retard, autrement cela empirerait.

Mais Ivan Fédorovitch ne suivit pas ce sage conseil. « Je marche bien, j’ai des forces. Quand je tomberai, alors qu’on me soigne si l’on veut ! »

Il avait donc conscience de son délire et regardait fixement un certain objet, en face de lui, sur le divan. Là apparut tout à coup, Dieu sait comment, un homme, ou plutôt un gentleman russe « qui frisait la quarantaine », comme disent les Français, grisonnant un peu ; les cheveux longs et épais, une petite barbe en pointe. Il portait un veston marron, évidemment du meilleur tailleur, mais déjà usé, datant d’il y a trois ans par exemple, et pas mal démodé. Son linge, son long foulard, tout était à l’instar des gentlemen du dernier chic ; mais à regarder de près, le linge était un peu sale et le long foulard assez défraîchi. Son pantalon quadrillé était bien coupé, mais trop clair et trop juste, comme on n’en porte plus maintenant. Son chapeau rond, en feutre mou, blanc, n’était déjà plus de la saison. En un mot, un mélange de comme il faut et de gêne. Il semblait que ce gentleman fût un de ces anciens pomiestchiks florissants du temps des serfs : il avait vécu, vu le grand monde, eu jadis de bonnes relations et peut-être même les avait-il conservées jusqu’à cette heure, mais, petit à petit, la gêne avait succédé à l’aisance, et le gentleman, après l’abolition du servage, était devenu quelque chose comme un pique-assiette de bonne compagnie. Ces sortes de gentlemen sont d’ordinaire de vieux garçons ou des veufs : leurs enfants, s’ils en ont, sont quelque part au loin, à faire leur éducation chez quelque tante. La physionomie de cet hôte inattendu était je ne dirai pas bonasse, mais bon garçon, annonçait un caractère prêt à toutes les circonstances et naturellement disposé à toutes les amabilités. Il n’avait pas de montre sur lui ; mais il portait un lorgnon en écaille pendu à un ruban noir. Au doigt du milieu de sa main droite brillait une bague en or massif avec une opale à bon marché.

Ivan Fédorovitch gardait le silence, déterminé à ne pas engager la conversation. L’hôte attendait, comme un pique-assiette qui vient de quitter la chambre qu’on lui prête et, à l’heure du thé, tient compagnie au maître de la maison, mais se tait pour ne pas troubler les réflexions du maître. Tout à coup son visage devint soucieux.

— Écoute, dit-il à Ivan Fédorovitch, excuse-moi, je ne te le dis que pour mémoire : tu allais chez Smerdiakov pour lui demander des renseignements à propos de Katherina Ivanovna et tu es parti sans rien savoir, à son sujet. Tu l’avais oubliée probablement.

— Ah oui, dit Ivan aussitôt troublé, oui, en effet, j’ai oublié. N’importe, d’ailleurs, remettons tout à demain. Quant à toi, ajouta-t-il avec colère en s’adressant à l’hôte, qu’as-tu à me parler de cela ? J’y pensais justement, car j’y pensais ! ce n’est pas toi qui me l’as rappelé.

— Eh bien ! ne crois pas que ce soit moi qui te l’aie rappelé, dit le gentleman avec un sourire affable. On ne peut croire par force ! Thomas a cru parce qu’il voulait croire et non parce qu’il a vu le Christ ressuscité. Les spirites, par exemple… je les aime beaucoup… Imagine-toi qu’ils croient servir la religion parce que le diable leur fait les cornes du fond de l’autre monde, ce qui est une preuve matérielle de l’existence de l’autre monde ! Une preuve matérielle de l’existence de l’autre monde ! Comment trouves-tu cela ? Encore, cela ne démontrerait tout au plus que l’existence du diable, mais celle de Dieu ! Je vais me faire recevoir de la société idéaliste pour leur faire de l’opposition, hé ! hé !

— Écoute, dit Ivan Fédorovitch en se levant, il me semble que j’ai le délire, tu peux mentir tant que tu voudras, ça m’est égal. Je n’éprouve que de la honte… Je veux marcher dans la chambre… Parfois, je cesse de te voir, de t’entendre, mais je devine toujours ce que tu veux dire, car toi, c’est moi, — c’est moi qui parle et non pas toi. Je ne sais plus, la dernière fois, si je dormais ou si je te voyais réellement. Je vais me mettre sur le front une serviette mouillée d’eau froide ; peut-être vas-tu te dissiper.

Ivan alla prendre une serviette, la trempa dans l’eau, en banda son front, puis se mit à marcher de long en large dans la chambre.

— Il te plaît de me tutoyer ? dit l’hôte.

— Imbécile ! crois-tu que je puisse te dire : vous ? je suis de bonne humeur… Si seulement je n’avais pas mal à la tête… Mais pas tant de philosophie que la dernière fois, je t’en prie. Si tu ne peux pas t’en aller, au moins dis-moi des mensonges gais, des cancans, car, en qualité de pique-assiette, tu dois en savoir. Voilà un cauchemar persistant ! Mais je ne te crains pas, j’aurai le dessus, on ne me mènera pas à la maison des fous.

— C’est charmant ! un pique-assiette ! Et oui, c’est ma condition. Que suis-je en effet dans le monde, sinon un pique-assiette ? À propos : en t’écoutant, je m’étonne, par Dieu ! que tu commences à me traiter comme un être réel et non plus comme une fantaisie de ton imagination, ce que tu faisais encore la dernière fois.

— Non pas ! je ne t’ai jamais pris pour un être réel ! s’écria Ivan avec rage. Tu es un mensonge, un fantôme ! Tu es ma maladie ! Mais je ne sais comment me défaire de toi, et je pense qu’il faudra que je te tolère pendant quelque temps. Tu es mon hallucination. Tu es la corporisation des plus vils et des plus sots de mes sentiments et de mes pensées. En cela tu m’intéresserais, si j’avais du temps à perdre avec toi.

— Pardon ! pardon ! Mais tout à l’heure quand tu demandais à Alioscha s’il ne l’avait pas entendu, c’est de moi que tu parlais ! Tu as donc cru, au moins un instant, à ma réalité, dit le gentleman avec un doux sourire.

— C’était une faiblesse… Mais je ne t’ai jamais cru réel.

— Et pourquoi as-tu été si dur avec Alioscha ? Il est charmant. J’ai des reproches à me faire à son endroit à cause de son starets Zossima.

— Comment oses-tu parler d’Alioscha, âme de valet ? dit Ivan en riant.

— Tu m’injuries en riant ? Bon signe. En général, d’ailleurs, tu es plus aimable avec moi que la dernière fois. Je comprends pourquoi… cette noble résolution…

— Tais-toi, ne me parle pas de cela ! s’écria Ivan furieux.

— Je comprends, je comprends… c’est noble, c’est charmant… Tu vas demain défendre ton frère, tu te sacrifies ! C’est chevaleresque !

— Tais-toi, ou je te fouette !

— Dans un certain sens, je serais assez content d’être battu, car cela prouverait que tu crois à ma réalité. Pourtant, cessons de plaisanter ; tu peux m’injurier, mais mieux vaut être poli, même avec moi. « Laquais ! valet ! imbécile ! » Quels mots !

— En t’injuriant je m’injurie moi-même, dit Ivan avec un mauvais rire. Tu me parles mes propres pensées, tu ne peux donc rien me dire de neuf. Mais tu ne choisis que mes plus sottes pensées ! Tu es bête et banal, je ne puis plus te supporter.

— Mon ami, je ne cesserai pas d’être un gentleman avec toi, mais je veux être traité comme tel, dit l’hôte avec un reste d’amour-propre bonasse. Je suis pauvre, mais… je ne dirai pas très-honnête, mais… On accepte ordinairement comme un axiome que je suis un ange déchu. Par Dieu ! je ne puis me représenter comment j’ai jamais pu être un ange ! Si je l’ai jamais été, il y a si longtemps de cela, que j’ai pu l’oublier sans pécher. Mais je suis jaloux de ma réputation d’homme comme il faut. Ma destinée est d’être agréable. J’aime sincèrement les hommes. On m’a beaucoup calomnié. Quand je viens chez vous, sur la terre, ma vie revêt des apparences de réalité, — ce qui n’est pas pour me déplaire, loin de là. Le fantastique me fait souffrir comme toi-même, car j’aime le réalisme terrestre. Chez vous, tout est définitions et formules géométriques : chez nous, ce n’est qu’équations à n inconnues ! Ici, je me promène, je rêve (j’aime à rêver). Je deviens même superstitieux !… Ne ris pas, je t’en prie. La superstition me plaît. Je comprends toutes vos habitudes, j’aime particulièrement les bains chauds fréquentés par les gens de commerce. Mon rêve est de m’incarner, sans retour, en quelque grosse marchande afin d’avoir ses croyances. Mon idéal est d’aller à l’église faire brûler, avec une foi sincère, un cierge devant l’icône. Alors mes souffrances prendraient fin. J’aime aussi vos médecins. Cet été, comme il y avait une épidémie de petite vérole, je suis allé me faire vacciner. Si tu savais comme j’étais content ! J’ai même fait une aumône de dix roubles pour mes frères slaves… Tu ne m’écoutes plus ? Tu es très-distrait aujourd’hui. Je sais que tu es allé consulter hier ce médecin… Eh bien, comment vas-tu ? Que t’a dit le médecin ?

— Imbécile !

— Homme d’esprit ! Ce n’est pas par amitié que je te demandais cela ! Tu peux répondre ou ne pas répondre, comme il te plaira. Tiens ! voilà mes douleurs rhumatismales qui me reprennent !

— Imbécile !

— Toujours la même chose ! Je souffre depuis l’année dernière de ces douleurs rhumatismales.

— Un diable, des rhumatismes ?

— Pourquoi pas ? Si je prends un corps il faut que j’en subisse toutes les conséquences. Satan sum et nihil humani a me alienum puto.

— Comment ? comment ? Satan sum et nihil humani… Ce n’est pas bête pour un diable !

— Enfin ! je suis ravi de t’être agréable.

— Mais cela n’est pas de moi ! dit Ivan interloqué. Cela ne m’est jamais venu à l’esprit…

— C’est du nouveau, n’est-ce pas ? Pour une fois, je serai honnête et je t’expliquerai la chose. Écoute. Pendant les rêves, dans les cauchemars qui proviennent d’un trouble d’estomac ou de quelque autre cause physique, l’homme a parfois des visions si belles, des combinaisons d’apparences si réelles et si compliquées, il passe par tant d’événements, ou plutôt par tant d’intrigues si bien enchaînées, avec des détails si imprévus, depuis les phénomènes les plus importants jusqu’aux dernières bagatelles, que, je te le jure, Léon Tolstoï lui-même ne pourrait rien imaginer de tel, et ces rêves visitent des gens qui ne sont pas du tout des écrivains : des tchinovniks, par exemple, des feuilletonnistes et des popes… Un ministre m’a même avoué que ses meilleures idées lui venaient pendant le sommeil. C’est ce qui t’arrive : je te dis des choses qui ne te sont jamais venues à l’esprit, comme font les personnages de tes cauchemars. De cette sorte, je fais un peu plus que te parler ta pensée.

— Tu mens ! Ton but est de me faire croire que tu existes, et voilà que tu prétends être un cauchemar ! Tu mens !

— Mon ami, j’ai une méthode particulière que je t’expliquerai ensuite. Attends un peu… Où en étais-je ? Ah ! oui. J’ai donc pris ces douleurs non pas ici, mais là-bas…

— Où çà, là-bas ? Dis donc, vas-tu rester longtemps encore ? s’écria Ivan désespéré.

Il cessa de marcher, s’assit sur le divan et prit de nouveau sa tête entre ses mains. Il arracha avec dépit la serviette mouillée et la jeta.

— Tu as les nerfs détraqués, fit le gentleman avec une nonchalante bienveillance. Tu m’en veux d’avoir attrapé des douleurs ! Quoi de plus naturel pourtant ? Je me dépêchais, j’allais à une soirée diplomatique chez une grande dame pétersbourgeoise qui tâchait d’accaparer un ministère. En frac, en cravate blanche, ganté, j’allais donc et Dieu sait où j’étais ! Il y avait encore loin jusqu’à la terre !… Certes, je vais vite, mais la lumière du soleil elle-même met huit minutes pour parvenir à la terre ! Et en frac, en gilet découvert !… Les esprits ne gèlent pas, il est vrai, mais une fois incarnés, alors… En un mot, j’ai agi un peu légèrement : dans l’espace, dans l’éther, dans l’eau, il fait un froid !… C’est-à-dire qu’on ne peut plus appeler cela du froid : cent cinquante degrés au-dessous de zéro. Tu connais la plaisanterie des babas ? Quand il gèle à trente degrés, elles proposent à quelque niais de lécher la lame d’une hache et la peau du niais reste collée à la hache ! Et ce n’est que trente degrés ! mais cent cinquante degrés ! À cent cinquante degrés, il suffirait de toucher une hache non pas avec la langue, mais avec le doigt pour disparaître complètement… Si seulement il peut y avoir une hache dans l’espace…

— Mais cela se peut-il ? dit distraitement Ivan Fédorovitch.

Il cherchait à rassembler toutes ses forces pour ne pas prendre pour une réalité son hallucination et ne pas achever de devenir fou.

— Une hache ? reprit l’hôte avec étonnement.

— Mais oui ! que ferait-elle dans l’espace ? demanda Ivan avec fureur.

— Eh bien ! quelle idée ! Si elle est très-loin de la terre, je pense qu’elle s’amusera à tourner autour de votre planète en guise de satellite, sans savoir pourquoi. Les astronomes calculeront son lever et son coucher et on la mettra dans les almanachs, voilà tout.

— Tu es bête ! horriblement bête ! Fais-moi des mensonges plus spirituels, ou je ne t’écoute plus. Tu veux me convaincre de ta réalité par des procédés de réaliste ? Je ne te crois pas !

— Mais je ne mens pas : tout cela est vrai. Malheureusement, la vérité n’est jamais spirituelle ! Je crois que tu attends de moi quelque chose de grand, peut-être de beau. Tant pis ! je ne te donne que ce que je peux…

— Ne fais donc pas le philosophe, âne !

— Quelle philosophie ? J’ai tout le côté droit paralysé ! Je ne puis que geindre. J’ai consulté toute la Faculté. Oh ! ils sont très-forts pour diagnostiquer sur la maladie ; mais guérir ? Ils ont un très-joli système : ils envoient le malade chez un spécialiste : nous autres, nous diagnostiquons, lui, il nous guérira. L’ancien système, selon lequel chaque médecin traitait toutes les maladies, a complètement disparu : il n’y a plus que des spécialistes. As-tu mal au nez ? on t’enverra à Paris : il y a un fameux spécialiste européen pour les affections du nez. Tu vas donc à Paris. Le spécialiste examine ton nez : « Je ne puis, dit-il, guérir que votre narine droite, car je ne traite pas les narines gauches, ce n’est pas ma spécialité. Il faut aller à Vienne : il y a un spécialiste pour les narines gauches. » J’ai recouru aux remèdes des bonnes femmes, mais un médecin allemand m’a conseillé de prendre un bain après m’être fait enduire de miel salé. J’ai suivi l’ordonnance en pure perte. En désespoir de cause, je m’adresse au comte Mateï, à Milan, il m’envoie une brochure et des globules… Que Dieu lui pardonne ! Enfin, c’est l’extrait de Hoff qui m’a guéri. Je lui ai signé une attestation comme quoi son remède m’avait réussi. Mais voilà bien une autre affaire : pas un journal n’a voulu de mon attestation. « C’est trop réactionnaire, dit-on, personne ne veut plus croire à l’existence du diable. Publiez cela sous le voile de l’anonyme. Mais une attestation anonyme ! » J’ai ri avec les journalistes. « C’est en Dieu, lui ai-je dit, qu’il est réactionnaire de croire : mais moi, je suis le diable ! — C’est vrai, m’ont-ils répondu, pourtant cela ne rentre pas dans notre programme. À titre de nouvelle à la main, si vous voulez… » Cela m’est resté sur la conscience, vois-tu ! Les meilleurs sentiments, et entre autres la reconnaissance, me sont interdits à cause de ma position sociale.

— Encore de la philosophie ! fit Ivan en grinçant des dents.

— Que Dieu m’en garde ! Je me plains, voilà tout. Je suis calomnié. Tu me traites perpétuellement d’imbécile. Ah ! jeune homme ! l’esprit ne fait pas tout ! J’ai reçu de la nature un cœur bon et gai. J’aime à la folie le vaudeville ! Tu me prends peut-être pour un vieux klestakov[2], et pourtant ma destinée n’est pas drôle. Par une inexplicable erreur de la fortune, je suis condamné à nier et je n’en suis pas moins foncièrement bon, très-mal fait pour la négation. « Non, il faut que tu nies ! Sans négation, pas de critique, et sans critique, comment feraient les revues ? Ôtez la critique, il n’y a plus que des hosannas ! Cela ne suffit pas. Il faut que l’hosanna soit contrebalancée par le doute ! etc… » Du reste, je ne suis pour rien en tout cela : ce n’est pas moi qui ai inventé la critique, je n’ai pas à répondre pour elle. Je n’en suis pas moins le bouc émissaire : il faut que je critique ! — Et voilà l’origine de la vie. Nous comprenons très-bien, nous autres, cette comédie. Moi, je ne demande que le néant. — « Non, m’est-il répondu, il faut que tu vives, car sans toi rien n’existerait, rien ne serait possible sur la terre si tout s’y passait sagement. Sans toi, point d’action : or il faut que l’homme agisse ! » Voilà comment, bien à contrecœur, j’accomplis mon mandat : je suscite des actions humaines, je me discrédite par obéissance. Les gens, même les plus intelligents, prennent au sérieux cette comédie : et prendre au sérieux la comédie de la vie, c’est une tragédie intime et ils en souffrent, mais… en revanche ils vivent, ils vivent réellement et non idéalement ; car la souffrance, c’est la vie. Quel plaisir aurait-on sans la souffrance ? Tout serait comme une interminable cérémonie : c’est saint, mais que c’est ennuyeux ! Or moi, je souffre et pourtant je ne vis pas, je suis l’x : de l’équation à n inconnues. Je suis le spectre de la vie, je n’ai plus d’origine, je n’ai pas de fin, j’ai oublié mon nom ! Tu ris ! Non, tu ne ris pas, tu te fâches encore. Tu te fâches toujours ! Il te faudrait toujours de l’esprit ! Ah ! j’aurais donné toute cette vie supra-terrestre, tous les grades, tous les honneurs pour m’incarner en une grosse et grasse marchande et faire brûler des cierges à l’église !

— Alors tu ne crois plus en Dieu, toi-même ? fit Ivan avec un sourire fielleux.

— Comment donc ? Mais parles-tu sérieusement ?

— Dieu est-il, oui ou non ? cria Ivan avec un entêtement de fou.

— Ah ! c’est donc sérieux ? Eh bien, mon petit pigeon, je te jure par Dieu que je n’en sais rien. Voilà ce que je puis dire de plus sincère.

— Non, tu n’es pas ! Tu es moi-même et pas autre chose !

— Si tu veux, j’ai la même philosophie que toi : je pense, donc je suis, voilà ce dont je suis sûr. Quant au reste, quant à tout ce qui m’entoure, Dieu et Satan lui-même, tout cela ne m’est pas prouvé ! Si tout cela a une existence personnelle ou si ce n’est qu’une émanation de moi, un développement successif de mon moi qui existe temporellement et personnellement… Mais je m’arrête, car je vois que tu vas me battre.

— Si au moins tu me racontais une anecdote !

— Eh bien, en voici une précisément à propos du point qui nous occupe. Plutôt une légende qu’une anecdote. Tu me reproches mon scepticisme ! Mais il n’y a pas que moi de sceptique ! Nous sommes sens dessus dessous, chez nous, à cause de vos sciences. Tant qu’on n’a connu que les atomes, les cinq sens, les quatre éléments, cela allait encore. On parlait déjà d’atomes dans l’antiquité ! Mais vous avez découvert « la molécule chimique », le protoplasma et diable sait encore quoi ! Alors nous avons commencé à baisser la queue. Quel chaos ! Eh bien, cette légende de notre moyen âge — de notre moyen âge, non pas du vôtre, n’a pas de croyants, sauf peut-être les grosses et grasses marchandes — les nôtres, non pas les vôtres. — (Car tout ce qui existe chez vous existe aussi chez nous, je te dévoile ce mystère par amitié, c’est pourtant défendu.) Cette légende parle donc du paradis. La voici. Vous avez eu un certain philosophe qui niait tout, les lois naturelles, la conscience, la foi, surtout la vie future : après sa mort, il croyait aller dans les ténèbres du néant, et voilà qu’il entre dans la vie future. Il se fâche, il s’étonne. « Cela, dit-il, est contre mes convictions ! » Et il fut condamné pour cela… Excuse-moi, je ne t’en raconte que ce qu’on m’en a dit à moi-même… Donc il fut condamné à faire dans les ténèbres, un voyage d’un quatrillion de kilomètres (car nous avons aussi les kilomètres maintenant), et quand il aura fait son quatrillion, les portes du paradis lui seront ouvertes et tout lui sera pardonné…

— Quelles sont les tortures de l’autre monde, outre les quatrillions ? demanda Ivan avec une étrange animation.

— Quelles tortures ? Ah ! ne m’en parle pas ! Auparavant, c’était encore supportable, mais aujourd’hui on a inauguré le système de la torture morale : « les remords de la conscience » et autres balivernes dans ce goût. C’est votre « adoucissement des mœurs » qui nous a valu cette mode ! Et au profit de qui ? au profit de ceux qui n’ont pas de conscience ! En revanche, les gens honnêtes souffrent davantage, les gens encore chargés d’honneur et de vertu. Voilà ce que c’est : on fait des réformes sur un terrain qui n’est pas encore préparé ! Et surtout emprunter des institutions à l’étranger, quelle folie ! Le feu d’autrefois, aujourd’hui démodé, valait mieux !… Notre condamné au quatrillion regarde donc un moment devant lui, puis se couche en travers de la route : « Je refuse, dit-il, je refuse par principe ! » Prends l’âme d’un athée russe de la meilleure éducation et mêle-la avec l’âme du prophète Jonas qui bouda pendant trois jours et trois nuits dans le ventre d’une baleine, et tu obtiendras notre penseur étendu en travers de la route.

— Et sur quoi s’est-il étendu ?

— Il est probable qu’il y avait de quoi s’étendre ! Te moques-tu de moi ?

— Bravo ! cria Ivan.

Il écoutait avec une visible curiosité.

— Eh bien, reprit-il, a-t-il fini par se relever ?

— Il resta ainsi pendant mille ans, puis il se leva et marcha.

— Quel âne !

Ivan éclata de rire nerveusement et se mit à réfléchir.

— Rester couché éternellement ou marcher tout un quatrillion de verstes, n’est-ce pas tout un ? Mais cela fait un billion d’années de marche !

— Et même plus. Si j’avais du papier et un crayon, je ferais le calcul. Mais il y a longtemps qu’il a fait son quatrillion et c’est là que commence l’anecdote.

— Comment ! Mais où a-t-il pris un billion d’années ?

— Tu fais toujours des raisonnements terrestres et de ton temps ! La terre a peut-être elle-même subi un billion de transformations ! Elle s’est gelée, puis fondue ; elle s’est décomposée en ses éléments premiers « et de nouveau les eaux ont recouvert la terre ». Elle a passé comète, elle est devenue soleil, puis terre. Une série infinie de transformations selon des lois immuables… Et de tout cela résulte un ennui tel qu’il en est inconvenant…

— Eh bien ! eh bien ! Qu’est-ce qui arriva ensuite ?

— Eh bien, aussitôt qu’on lui eut ouvert la porte du paradis, il entra, mais il n’y resta pas deux secondes, montre en main (quoique, selon moi, sa montre ait dû se décomposer en ses éléments premiers durant le voyage), et s’écria que, pour ces deux secondes, il subirait encore un voyage, non pas d’un quatrillion de kilomètres, mais d’un quatrillion de quatrillions au quatrillionnième degré. Et il chanta : Hosanna ! Mais il chanta trop… Je te le répète, c’est une légende : je te la donne pour ce qu’elle m’a coûté. Tu peux voir par là les idées qui ont cours chez nous.

— Je te tiens ! s’écria Ivan avec une joie enfantine, comme s’il se rappelait subitement quelque chose. C’est moi-même qui ai inventé cette histoire du quatrillion de kilomètres ! J’avais alors dix-sept ans et j’étais au gymnase. Je l’ai contée à un de mes camarades. Elle est très-caractéristique ; je l’avais oubliée, mais je me la suis rappelée inconsciemment, ce n’est pas toi qui me l’as dite… Tu n’es donc décidément qu’un rêve.

— La fougue même que tu mets à me nier me prouve que malgré tout tu crois en moi, dit le gentleman avec gaieté.

— Pas du tout ! Je n’ai pas un centième de fraction de croyance en toi !

— Et un millième ? Les doses homœpathiques sont souvent les plus fortes. Avoue que tu crois en moi au moins au dix-millième.

— Non ! cria Ivan. D’ailleurs je voudrais bien croire en toi.

— Hi ! hi ! voilà un aveu ! Mais je suis bon, je vais t’aider. C’est moi qui te tiens ! Je t’ai conté exprès ton anecdote pour que tu ne croies pas en moi.

— Tu mens ! Ton but évident est de me convaincre de ta réalité !

— Précisément, mais les hésitations et l’inquiétude, le duel entre la négation et l’affirmation constituent, pour un homme conscient comme toi, une telle souffrance qu’il y a de quoi se pendre. Je sais que tu crois en moi un peu, et c’est pour augmenter ton scepticisme que je t’ai fait ce conte. C’est ma nouvelle méthode. Quand tu seras convaincu que je ne suis pas réel, tu te mettras à m’assurer que j’existe vraiment, que je ne suis pas un rêve, et mon but sera atteint. Or, en lui-même, mon but est noble. Je vais semer en toi une légère semence de foi : il en naîtra tout un chêne, un si grand chêne qu’à son ombre tu rêveras de te faire ermite, car, au fond de toi-même, tu as le goût des solitudes sacrées où l’on se repaît de racines sauvages !

— Alors, misérable, c’est pour mon salut que tu fais tout cela ?

— Mais il faut bien faire, une fois, une bonne action ! Pourquoi t’irriter si fort ?

— Bouffon ! As-tu jamais tenté les solitaires qui passent dix-sept ans au désert et qui sont envahis par les mousses ?

— Mon petit pigeon, je n’ai jamais fait que cela. On néglige le monde entier pour une âme aussi précieuse que la tienne : une étoile comme toi fait oublier toutes les constellations. (Nous avons un calcul particulier.) Or, il y en a, parmi les solitaires, qui te valent pour le développement intellectuel, malgré que tu en aies. Ils peuvent concevoir simultanément de tels abîmes de doute et de foi, que, parole ! il me semble parfois qu’il s’en faut d’un cheveu qu’ils soient à nous.

— Et, malgré tout, tu t’en vas toujours avec un nez long d’une aune.

— Mon ami, mieux vaut un long nez que pas de nez du tout, comme le disait naguère encore un marquis malade (il devait être soigné par quelque spécialiste) dans sa confession à un Père Jésuite. J’ai tout entendu, c’était charmant. « Rendez-moi mon nez ! » cria-t-il en se frappant la poitrine. « Mon fils, insinuait le pater, toutes choses sont réglées par les desseins de la Providence ; un malheur évident engendre parfois un bonheur caché ! Si les cruautés du sort vous ont privé de votre nez, consolez-vous en pensant que personne ne pourra jamais vous dire que vous l’avez trop long… »

— Fi ! que c’est bête !

— Mon ami, je voulais te faire rire… Vois-tu, il n’y a rien de tel pour vous distraire des ennuis de la vie que ces petites boîtes surnommées par les Jésuites des confessionnaux. Voici une historiette toute récente. Arrive chez un vieux pater une petite blonde, une Normande, une jeune fille de vingt ans. Quelle beauté ! Un corps !… Ça faisait venir l’eau à la bouche. Elle s’agenouille et murmure son péché dans le guichet du pater. « Que dites-vous là, ma fille ? Vous êtes retombée encore une fois ! s’écrie le pater. O sancta Maria ! qu’entends-je ? Et déjà plus avec le même ! Mais jusqu’à quand cela va-t-il durer ? N’avez-vous pas de honte ? — Ah ! mon Père, répond la jeune fille tout en larmes, ça lui fait tant de plaisir et à moi si peu de peine[3] ! » Que dis-tu de cette réponse ? C’est le cri de la nature elle-même ! Pour moi, je lui ai donné l’absolution. Je me retournais déjà pour m’en aller, quand j’entendis le pater lui fixer à travers le petit trou un rendez-vous. Un vieillard ! c’est-à-dire, presque un vieillard. Il a succombé en un instant ! la nature, ah ! la nature a repris le dessus ! Quoi ? tu es encore fâché ? Je ne sais plus comment faire pour t’être agréable.

— Laisse-moi. Tu es un cauchemar insupportable ! fit Ivan en soupirant.

Il se sentait vaincu par la persistance de sa vision.

— Tu m’ennuies terriblement ! Je donnerais beaucoup pour te chasser d’ici.

— Modère tes exigences, je t’en prie. N’exige pas de moi « le grand et le beau », et tu verras comme nous serons bons amis, dit le gentleman d’un ton persuasif. Au fond, tu m’en veux de n’être pas venu à toi dans une lueur rouge, « dans le tonnerre et les éclairs », les ailes entamées par le feu. Tu m’en veux de m’être présenté à toi avec des dehors si modestes. Tu es blessé par là dans tes sentiments esthétiques d’abord, et puis dans ton orgueil. Comment un diable si banal ose-t-il aborder un si grand homme ? Tu as encore ces prétentions romantiques si bafouées par Bielinsky[4]. Qu’y faire, jeune homme ? Je pensais, en me préparant à venir chez toi, à prendre les apparences d’un conseiller d’État en activité, décoré des Ordres du Lion et du Soleil : mais j’y ai renoncé, tu m’aurais battu ! Comment ? mettre à ma boutonnière les crachats du Lion et du Soleil au lieu de l’étoile polaire ou de Sirius ! Et tu me reproches ma bêtise ? Mais, bon Dieu ! je ne prétends pas avoir ton intelligence ! Méphistophélès, en abordant Faust, annonce qu’il fera le mal et ne fait que le bien. C’est son affaire : moi, je suis tout le contraire. Je suis peut-être le seul homme du monde qui aime la vérité et veuille sincèrement le bien. J’étais là quand le Verbe s’est crucifié, s’est élevé aux cieux, emportant avec lui l’âme du bon larron ; j’ai entendu l’acclamation joyeuse des chérubins qui chantaient Hosanna et les hymnes des séraphins, ces hymnes qui faisaient trembler tout l’univers : eh bien, je te jure par tout ce qui est saint que j’aurais voulu me joindre à ces chœurs et crier, moi aussi : Hosanna ! Ce cri allait déjà sortir de ma poitrine… Tu sais que je suis très-sentimental, très-accessible aux émotions esthétiques. Mais le bon sens — oh ! la plus désastreuse de mes vertus ! — m’a retenu dans les limites nécessaires et j’ai laissé passer l’heure irréparable. « Car, pensai-je, qu’arriverait-il si je criais : Hosanna ? Tout s’éteindrait dans le monde, plus personne n’agirait. » Voilà comment mon devoir professionnel, ma condition sociale m’ont forcé à refouler en moi les bons instincts et à rester dans mon ignominie. D’autres accaparent la gloire du bien ; on ne me laisse que l’ignominie. Mais je ne suis pas jaloux de cette gloire volée, je ne suis pas vaniteux. Pourquoi suis-je, seul entre toutes les créatures, voué aux malédictions des honnêtes gens ? Il y a ici un mystère qu’on ne peut pas me révéler, de peur que je ne hurle : Hosanna ! et qu’alors disparaisse de l’univers la négation nécessaire, et que ce soit le règne de la sagesse, c’est-à-dire que tout disparaisse, même les journaux et les revues : car qui s’abonnerait alors ? Je sais bien qu’à la fin de tout je finirai par deviner cette énigme : je ferai mon quatrillion et je me réconcilierai avec Dieu. Mais d’ici là je boude, et, le cœur serré, j’accomplis ma destinée : perdre des milliers, pour en sauver un ! Combien, par exemple, a-t-il fallu perdre d’âmes et souiller de réputations pour obtenir un juste, un Job, au nom de qui l’on s’est si méchamment joué de moi, jadis ! Non, tant que l’énigme ne me sera pas expliquée, il y a pour moi deux vérités : l’une, — la leur, — que j’ignore ; l’autre, la mienne. Reste à savoir quelle est la meilleure… Tu dors ?

— Je crois bien, gémit rageusement Ivan. Tout ce qu’il y a de plus bête en moi, tout ce que j’ai moulu depuis longtemps et rejeté de mon esprit, tu me l’apportes comme une nouveauté !

— Allons ! je n’ai pas encore réussi. Moi qui pensais te séduire en faisant un morceau de littérature ! Cet Hosanna des anges, vraiment, ce n’était pas mal. Pourquoi ce ton sarcastique à la Heine ? Hé ?

— Non ! jamais je n’ai eu ces idées de laquais ! Comment mon âme a-t-elle pu produire l’image de laquais que tu es ?

— Mon ami, je connais un charmant petit barine, tout jeune, un penseur, un amateur de littérature et d’art. Il est l’auteur d’un poëme non sans mérite intitulé : le Grand Inquisiteur ! … C’est lui que j’avais en vue tout à l’heure.

— Je te défends de parler du Grand Inquisiteur ! s’écria Ivan tout rouge de honte.

— Et le cataclysme géologique, te le rappelles-tu ? Voilà un poëme !

— Tais-toi, ou je te tue !

— Moi ! me tuer ? Attends, il faut que je te dise tout ce que je pense. Je ne suis venu que pour me procurer ce plaisir. Oh ! que j’aime les rêves de mes jeunes amis, fougueux, âpres à la vie ! « Là, disais-tu l’an dernier quand tu te disposais à venir ici, vivent des gens nouveaux. Ils veulent tout détruire et en revenir à l’anthropophagie. Les sots ! Ils ne sont pas venus me demander conseil ! À mon avis, il ne faut rien détruire, excepté l’idée de Dieu, dans l’esprit de l’homme : c’est par là qu’il faut commencer. Ô les aveugles ! ils ne comprennent rien ! Une fois que toute l’humanité en sera venue à nier Dieu (et je crois que l’époque de l’athéisme universel arrivera, comme telle époque géologique, à son rang), alors, d’eux-mêmes, sans anthropophagie, disparaîtront les anciens systèmes et surtout l’ancienne morale. Les hommes se réuniront pour demander à la vie tout ce qu’elle peut donner, mais seulement et absolument à cette vie présente et terrestre. L’esprit humain grandira, s’élèvera jusqu’à un orgueil satanique, et ce seront les temps du dieu-humanité. Sans cesse triomphant de la nature par la science et par la volonté, et sans limites, cette fois, l’homme, par cela même, éprouvera une joie si intense qu’elle remplacera en lui les espérances des joies célestes. Chacun saura qu’il est mortel, qu’il n’a à compter sur aucune résurrection, et acceptera la mort avec orgueil, tranquillement, comme un dieu. Son orgueil même empêchera l’homme de se révolter contre la dure loi qui limite si vite la durée de sa vie, et il aimera ses frères sans exiger de retour. L’amour cherchera sa satisfaction dans cette vie passagère et le sentiment même de la brièveté compensera en intensité les jouissances disséminées dans les espérances illimitées d’un amour d’outre-tombe… » Et ainsi de suite, ainsi de suite… C’est charmant.

Ivan se bouchait les oreilles de ses deux mains, regardant la terre et tremblant de tout son corps. La voix continuait :

— La question gît en ceci, pensait mon jeune rêveur : Est-il possible que cette époque vienne jamais ? Si elle vient, tout est décidé, l’humanité sera définitivement ordonnée. Mais comme, vu la bêtise innée de l’espèce humaine, il se peut que rien de tout cela n’arrive avant mille ans, il est permis à ceux qui ont la conscience de cette vérité d’ordonner leur vie selon ces principes nouveaux : dans ce sens tout est permis. Plus encore : si cette époque ne doit jamais arriver, comme Dieu et l’immortalité n’existent pas, il est permis à l’homme qui se règle selon les principes nouveaux de devenir l’homme-dieu, fût-il seul dans l’univers à vivre ainsi. Il pourrait, dès lors, d’un cœur léger, franchir tous les obstacles de la morale ancienne qui réduisait l’homme en esclavage. Pour Dieu il n’y a pas de lois ! Dieu est partout à sa place ! Tout est permis, ce mot résume toute la loi. Tout ça est très-charmant : seulement, pour tricher, quel besoin a-t-on de la sanction de la vérité ? Mais tel est notre Russe contemporain : il ne peut tricher sans la sanction de la vérité, tant il l’aime, cette VÉRITÉ…

L’hôte était entraîné par sa propre éloquence. Il haussait de plus en plus la voix et regardait avec ironie le maître de céans. Mais il ne put finir : Ivan prit tout à coup sur la table un verre de thé et le jeta à la face de l’orateur.

— Ah ! mais… c’est bête, enfin ! s’écria l’autre en se levant vivement et en épongeant avec son mouchoir les gouttes de thé sur ses habits. — Il s’est souvenu de l’encrier de Luther ! Et il prétend me considérer comme un rêve ! On jette donc des verres à la tête des fantômes ? C’est agir en femme ! Eh ! je soupçonnais bien que tu faisais seulement semblant de te boucher les oreilles : tu écoutais !…

En ce moment on frappa aux vitres avec persistance.

Ivan Fédorovitch se leva.

— Tu entends ? Ouvre donc, s’écria l’hôte : c’est ton frère Alioscha. Il t’apporte la plus inattendue des nouvelles, tu peux me croire.

— Tais-toi, hypocrite ! Je savais avant toi que c’est Alioscha. Je l’avais pressenti, et certes il ne vient pas pour rien, il apporte évidemment une « nouvelle » ! s’écria Ivan au paroxysme de l’exaspération.

— Ouvre donc ! ouvre-lui ! Il fait une tourmente de neige dehors, et c’est ton frère. Monsieur sait-il le temps qu’il fait ? C’est à ne pas mettre un chien dehors…

On frappait toujours. Ivan voulait courir à la fenêtre, mais quelque chose le paralysait. Il s’efforçait de briser les liens qui le retenaient, mais vainement. On frappait de plus en plus fort. Enfin, les liens se rompirent et Ivan Fédorovitch se redressa. Il regarda d’un air effaré autour de lui. Les deux bougies étaient presque consumées ; le verre dont il venait de jeter le contenu à son hôte était sur la table. Sur le divan, personne. On frappait encore à la fenêtre, mais beaucoup moins fort qu’il ne lui avait paru tout à l’heure, avec beaucoup de discrétion même.

— Ce n’est pas un rêve ! Non, je jure que ce n’était pas un rêve ! Tout cela vient d’arriver.

Ivan courut à la fenêtre.

— Alioscha ! je t’ai défendu de venir ! cria-t-il avec rage. En deux mots, que me veux-tu ? En deux mots, entends-tu ?

— Il y a une heure que Smerdiakov s’est pendu, répondit Alioscha.

— Monte, je vais t’ouvrir, dit Ivan. Et il alla ouvrir la porte.

VIII

Alioscha apprit à Ivan qu’une heure auparavant Maria Kondratievna était venue lui apprendre que Smerdiakov s’était tué. Elle l’avait trouvé pendu à un clou fiché dans le mur, et, avant d’aller faire sa déclaration aux autorités, elle était accourue tout droit chez Alioscha. Il s’était rendu avec elle dans le logis de Smerdiakov ; il était encore comme Maria Kondratievna l’avait vu. Sur la table on trouva un papier qui portait ces mots : « Je meurs par ma propre volonté ; qu’on n’accuse personne de ma mort. » Alioscha laissa ce billet sur la table et alla chez l’ispravnik :

— Et de là je suis venu chez toi, dit Alioscha en regardant fixement Ivan, dont le visage le surprenait.

— Frère, dit-il tout à coup, tu es probablement très-malade. Tu me regardes comme si tu ne comprenais pas ce que je te dis.

— C’est bien d’être venu, dit Ivan d’un air absorbé et comme s’il n’avait pas entendu l’exclamation d’Alioscha. Je savais qu’il se pendrait.

— Par qui le savais-tu ?

— Je ne sais pas par qui, mais je le savais… Le savais-je ? Oui, c’est lui qui me l’a dit, il vient justement de me le dire…

Ivan se tenait au milieu de la chambre, l’air toujours absorbé, regardant la terre.

— Qui, lui ? demanda Alioscha en regardant involontairement tout autour.

Il vient de se sauver.

Ivan leva la tête et sourit avec douceur.

— C’est de toi qu’il a eu peur, toi, la colombe. Tu es un « pur chérubin ». C’est Dmitri qui t’appelle ainsi chérubin… Le cri formidable des séraphins… Qu’est-ce qu’un séraphin ? Toute une constellation peut-être, et peut-être cette constellation n’est-elle qu’une molécule chimique… Existe-t-il une constellation du Lion et du Soleil ? Sais-tu ?

— Frère, assieds-toi, dit Alioscha effrayé, assieds-toi sur le divan, je t’en prie. Tu as le délire. Appuie-toi sur le coussin… C’est cela. Veux-tu une serviette mouillée sur la tête ? Ça te ferait du bien.

— Oui, donne-moi la serviette, ici sur la chaise… je viens de l’y jeter.

— Non, elle n’y est pas. Ne t’inquiète pas, la voici, dit Alioscha en ramassant dans un coin de la chambre, auprès de la table à toilette, une serviette propre et encore sèche.

Ivan considéra cette serviette avec un regard étrange.

— Attends, dit-il en se dressant sur le divan. Il y a une heure, cette même serviette, je l’ai prise, mouillée, appliquée sur ma tête et puis jetée… Comment donc est-elle sèche ? Il n’y en avait pas d’autre.

— Tu as appliqué cette serviette sur ta tête ?

— Mais oui, il y a une heure, quand je marchais à travers la chambre… et pourquoi ces bougies sont-elles consumées ? Quelle heure est-il ?

— Bientôt minuit.

— Non, non, non ! cria Ivan, ce n’était pas un rêve, il était ici, sur ce divan. Quand tu as frappé à la fenêtre, je lui ai jeté un verre, celui-ci… Attends un peu. Cela m’est déjà arrivé… Alioscha, j’ai maintenant des rêves… Mais ce ne sont pas des rêves, c’est réel ! Je marche, je parle, je vois… et pourtant, je dors !… Il était ici, assis sur ce divan… Il était terriblement bête, Alioscha, terriblement bête !

Il éclata de rire et se mit à marcher dans la chambre.

— Qui ? de qui parles-tu, frère ? demanda anxieusement Alioscha,

— Du diable. Il vient chez moi. Il est venu deux, trois fois. Il m’exaspère, il me reproche de lui en vouloir parce qu’il n’est que le diable, au lieu du Satan traditionnel, aux ailes entamées par le feu et qui arrive dans le tonnerre et les éclairs. Ce n’est qu’un imposteur, un diable de la dernière classe ! Il prend des bains. S’il ôtait ses habits, tu lui verrais certainement une queue longue, lisse comme celle d’un chien danois, longue d’une arschine, couleur d’argile. Alioscha ! tu as froid, tu as reçu la neige, veux-tu du thé ? Tiens, il est froid ! on va faire bouillir le samovar… C’est à ne pas mettre un chien dehors

Alioscha courut à la table à toilette, mouilla la serviette, persuada Ivan de s’asseoir de nouveau et lui enveloppa la tête, puis il s’assit auprès de lui.

— J’ai peur, demain, de Katia. Je la crains plus que tout au monde dans l’avenir. Elle me trahira demain, elle me foulera aux pieds. Elle croit que je perds Mitia par jalousie, à cause d’elle, oui, elle croit cela ! Eh bien, non, demain… ce sera la croix et non pas le gibet. Non, je ne me pendrai pas. Sais-tu que je ne pourrais jamais me tuer, Alioscha ? Est-ce par lâcheté ? Non, je ne suis pas lâche. C’est par amour de la vie ! Comment savais-je que Smerdiakov s’était pendu ! Oui, c’est lui qui me l’a dit…

— Tu es bien sûr que quelqu’un est entré ici ? demanda Alioscha.

— Sur ce divan, dans le coin. Tu l’aurais mis à la porte… D’ailleurs, c’est toi qui l’as fait partir. J’aime ton visage, Alioscha. Le sais-tu ? Et lui, c’est moi, Alioscha, c’est moi-même. Tout ce qu’il y a en moi de vil, de bas, d’humiliant, c’est lui ! Oui, je suis un romantique, il l’a bien dit. Pourtant, quelle calomnie ! Il est terriblement bête, mais c’est là sa force. Il est rusé, bestialement rusé. Il sait très-bien me mettre hors de moi. Il m’irritait en me disant que je crois en lui ; c’est comme cela qu’il m’a forcé à l’écouter. Il m’a trompé comme un gamin. D’ailleurs, il m’a dit sur mon propre compte beaucoup de vérités, des choses que je ne me serais jamais dites. Sais-tu, Alioscha, sais-tu, ajouta Ivan d’un air confidentiel, je voudrais bien que ce fût réellement lui et non pas moi.

— Il t’a fatigué, dit Alioscha avec pitié.

— Il m’a exaspéré, et très-adroitement, sais-tu bien : « La conscience qu’est-ce que cela ? C’est moi qui l’ai inventée : pourquoi donc le remords ? Par habitude ! par cette habitude humaine qui date de sept mille ans 1 Échappons à l’habitude et nous serons des dieux ! » C’est lui qui disait cela.

— Et pas toi ? pas toi ? s’écria malgré lui Alioscha en le regardant d’un air serein. Oublie-le donc ! qu’il emporte avec lui tout le mal qui était en toi et qu’il ne revienne plus !

— Il est méchant, Alioscha, il se moque de moi ! C’est un insolent, Alioscha ! dit Ivan en tremblant de rage. Il m’a calomnié, il m’a calomnié devant moi-même ! Oh ! tu vas accomplir une grande action ! Tu vas déclarer que tu es le véritable assassin, que ce laquais n’a tué ton père qu’à ton instigation… »

— Frère, ce n’est pas toi qui as tué, ce n’est pas vrai.

— C’est lui qui l’a dit et il le sait ! « Tu vas accomplir une action vertueuse et pourtant tu ne crois pas à la vertu : voilà ce qui t’exaspère ! » Il l’a dit et il sait ce qu’il dit.

— C’est toi qui l’as dit, ce n’est pas lui. Tu as le délire.

— Non, il sait ce qu’il dit. « C’est par orgueil que tu iras dire, c’est moi qui ai tué ! Pourquoi avez-vous peur de moi ? Vous mentez, je méprise votre jugement et je me ris de votre peur. » Il disait encore : « Sais-tu ce que tu veux ? Tu veux qu’on t’admire. C’est un assassin, dira-t-on, un grand criminel, mais quel noble cœur ! Il a voulu sauver son frère, il s’est accusé… » Mais cela est faux, Alioscha, je ne veux pas de l’admiration des smerdes ! Je te jure qu’il mentait. Je lui ai pour cela jeté un verre qui lui a fracassé le museau !

— Frère, calme-toi, cesse…

— Non ! c’est un savant bourreau ! Et quelle cruauté ! Je sais bien pourquoi il vient ! « Soit, disait-il, tu iras par orgueil, mais tu garderas l’espoir qu’on envoie Smerdiakov au bagne, qu’on absolve Mitia et qu’on te condamne moralement seulement. » Mais Smerdiakov est mort ! Qui donc voudra consentir à me croire ? Je suis pourtant résolu à y aller, à dire… Mais pourquoi faire, maintenant ? C’est affreux, Alioscha !

— Frère !… Mais comment a-t-il pu te parler de la mort de Smerdiakov avant mon arrivée ? Personne encore ne savait cela…

— C’est lui qui me l’a dit, dit Ivan d’un ton péremptoire. « Mais sais-tu toi-même pourquoi tu y vas ? Tu n’en sais rien, et tu donnerais beaucoup pour le savoir. D’ailleurs, es-tu bien décidé à y aller ? Tu iras par lâcheté, parce que tu n’oseras pas ne pas y aller. Et pourquoi n’oseras-tu pas ? Devine toi-même !… » Là-dessus, tu es entré et il est parti. Il m’a traité de lâche. Smerdiakov aussi. Il faut les tuer. Katia me méprise, je le vois depuis un mois. Et toi aussi, tu me méprises, Alioscha ! Je te détesterai désormais ! Je hais aussi le fauve, l’autre : qu’il pourrisse au bagne ! J’irai demain leur cracher au visage à tous !

Ivan se leva avec violence, arracha la serviette et se mit à courir à travers la chambre. Alioscha n’osa le laisser seul pour aller chercher le médecin. Et peu à peu Ivan achevait de perdre la raison. Il ne cessait de proférer des phrases incohérentes. Tout à coup, il chancela, Alioscha le saisit, le conduisit à son lit et le coucha. Le malade tomba dans un profond sommeil. Alioscha resta pendant deux heures auprès de son chevet, puis s’étendit sur le divan après avoir prié pour ses deux frères. Il commençait à comprendre la maladie d’Ivan. « Trop d’orgueil, trop de conscience. » Dieu et la Vérité, que repoussait Ivan, assiégeaient son cœur révolté. « Oui, pensait Alioscha, puisque Smerdiakov est déjà mort, personne ne croira Ivan. Il ira pourtant. Il déposera. Dieu vaincra, se dit Alioscha avec un doux sourire. Ou Ivan se redressera dans la lumière de la vérité, ou bien… il périra dans la haine, en se vengeant de lui-même et des autres et pour s’être asservi à une foi dont il n’était pas convaincu.

  1. Smerde, littéralement, puant. Même radical que celui du nom de Smerdiakov.
  2. Klestakov, homme qui se vante à tout propos et finit par croire lui-même aux histoires qu’il invente.
  3. En français dans le texte.
  4. Célèbre critique russe.