Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre X


LIVRE X

UNE MÉPRISE JUDICIAIRE.

I

Le lendemain, à dix heures du matin, la séance du tribunal s’ouvrit et le jugement de Dmitri Fédorovitch Karamazov commença ; cette affaire a eu un grand retentissement dans tout le pays. On est venu, pour la suivre, de Moscou et même de Pétersbourg. Les femmes étaient pour Mitia et souhaitaient son acquittement ; la plupart des hommes étaient contre lui.

Longtemps avant l’heure, la salle était pleine. On se montrait les pièces à conviction, sur une table devant les juges : la robe de chambre ensanglantée de Fédor Pavlovitch, le pilon, la chemise et la redingote de Mitia, son mouchoir, ses pistolets, l’enveloppe des trois mille roubles.

À la droite des juges se tenaient les douze jurés : trois tchinovniks, deux marchands, six moujiks et un mechtchanine. On se demandait comment des gens si simples, surtout ces moujiks, pourraient comprendre une affaire de psychologie si compliquée. Pourtant leur attitude imposait le respect.

Enfin le président ouvrit la séance et ordonna d’introduire l’accusé. Il se fit un grand silence. Mitia produisit une impression défavorable. Il se présenta en gentleman, habillé de neuf, ganté, un linge éblouissant de blancheur. Il entra, roide, marchant à grands pas, et s’assit avec un calme imperturbable. Aussitôt après lui parut son défenseur, le célèbre Fetioukovitch. Une rumeur sourde parcourut la salle. C’était un homme long, sec, avec de grandes jambes fluettes, des doigts pâles et effilés ; le visage glabre, les cheveux courts ; ses lèvres minces étaient plissées par un sourire sardonique ; la physionomie eût été agréable sans les yeux, qui manquaient d’expression et étaient très rapprochés l’un de l’autre. Il y avait de l’oiseau dans cet homme. Il portait le frac et la cravate blanche.

On donna lecture de la liste des témoins. La nouvelle de la mort de Smerdiakov fit sensation.

— À chien mort de chien ! s’écria Mitia.

Son défenseur se jeta aussitôt vers lui pour le faire taire ; le président le menaça de prendre des mesures sévères à sa première incartade.

Ce petit épisode n’était pas de nature à lui concilier la bienveillance du public.

On lut l’acte d’accusation, puis on procéda à l’interrogatoire de l’accusé.

— Accusé, vous reconnaissez-vous coupable ? Mitia se leva.

— Je me reconnais coupable d’ivresse, de débauche et de paresse. Je voulais m’amender à l’heure même où la destinée m’a frappé. Quant à la mort du vieillard qui fut mon ennemi et mon père, je n’en suis point coupable. Je ne l’ai pas volé non plus, non, jamais. Je n’aurais pu voler. Dmitri Karamazov est un vaurien, mais un voleur, non !

Il prononça ces paroles avec emportement et s’assit tout frémissant.

Le président lui fit observer qu’il devait répondre le plus brièvement possible.

On procéda à la formalité du serment des témoins. Les deux frères de Mitia en étaient naturellement exemptés. Après les exhortations du pope et de son président à « dire toute la vérité et seulement la vérité », on fit sortir les témoins pour les rappeler ensuite l’un après l’autre.

II

On interrogea d’abord les témoins à charge, et chacun remarqua toute la gravité de l’accusation. La culpabilité ressortait si évidemment de leurs dépositions, qu’on se rendit aussitôt compte que les débats n’auraient lieu que pour la forme, que l’accusé était réellement coupable.

On commença par interroger Grigori.

Quand il eut répondu au procureur, ce fut au défenseur à l’interroger. Il se mit aussitôt à le questionner au sujet de ce paquet où étaient, « disait-on », cachés trois mille roubles destinés à « une certaine personne ».

— L’avez-vous vu vous-même, vous en qui votre barine avait depuis si longtemps confiance ?

Grigori répondit qu’il ne l’avait jamais vu et qu’il n’en avait même entendu parler que depuis l’événement.

Le défenseur fit, avec une persistance qui fut remarquée, cette même question à tous les témoins : tous répondaient qu’ils n’avaient pas vu le paquet, mais qu’ils en avaient entendu parler.

— Pourrais-je vous demander, reprit Fetioukovitch, en quoi consistait ce baume, cette liqueur que vous absorbez en guise de remède ?

Grigori le regarda d’un air stupide, puis, après un silence, murmura :

— Il y a de la sauge.

— Et rien de plus ?

— Du plantain.

— Et peut-être du poivre aussi ?

— Oui, du poivre aussi.

— Et tout cela avec de la petite vodka ?

— Oui, avec de la vodka pure.

Un léger rire passa dans la salle.

— C’est cela, de la vodka pure. Vous vous êtes d’abord frotté le dos avec la mixture, puis vous avez, après une pieuse prière dont votre épouse garde la secrète formule, bu le reste de la bouteille, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Y en avait-il beaucoup ? un petit verre ou deux ?

— Un grand verre.

— Ah ! un grand verre ! un verre et demi peut-être ? Grigori garda le silence. Il semblait se méfier.

— Un verre et demi de vodka pure, ce n’est pas mal, qu’en pensez-vous ? On peut voir ouvertes les portes du paradis avec un verre et demi de vodka !

Grigori se taisait toujours. Un nouveau rire parcourut l’assistance. Le président fit un mouvement.

— Ne pourriez-vous me dire, reprit Fetioukovitch, si vous étiez « en train de reposer » quand vous avez vu la porte du jardin ouverte ?

— Non, j’étais sur mes jambes.

— Cela ne me prouve pas que, même sur vos jambes, vous ne fussiez pas « en train de reposer ».

(Un nouveau rire.)

— Auriez-vous pu, à ce moment-là, si quelqu’un vous l’avait demandé, dire dans quelle année nous sommes ? Au fait, en quelle année sommes-nous, depuis, bien entendu la naissance de Jésus-Christ ? Le savez-vous ?

Grigori était intimidé et regardait fixement son bourreau. Cela peut paraître étrange, mais il ne savait pas « en quelle année nous sommes ».

— Au moins, pourriez-vous me dire combien vous avez de doigts aux mains ?

— Je suis un humble, dit tout à coup Grigori d’un ton net, et s’il plaît aux autorités de se moquer de moi, je dois le supporter.

Fetioukovitch demeura un peu déconcerté. Le président l’invita à faire des questions plus étroitement liées à l’affaire. Le but du défenseur — dont le système général consistait à discréditer la valeur des témoins à charge — n’en était pas moins atteint. Il procéda tout aussi adroitement avec le témoin Rakitine. (Il est à noter qu’en trois jours, Fetioukovitch s’était mis au fait du caractère de chacun des témoins.) Rakitine, qui avait fait une étude du milieu où étaient nés des types tels que les Karamazov, fut obligé, comme les autres, de répondre à la question : « Avez-vous vu le paquet de trois mille roubles ? » qu’il ne l’avait jamais vu personnellement.

— Permettez-moi de vous demander, continua le défenseur avec un sourire aimable, si vous n’avez pas beaucoup connu madame Svitlova (Grouschegnka) ?

— Je ne suis pas responsable de toutes les personnes que je connais… Je suis un jeune homme… dit Rakitine en rougissant.

— Oh ! je comprends, je comprends à merveille, dit le défenseur en feignant lui-même de regretter sa question indiscrète. Vous avez fort bien pu vous intéresser comme tout le monde à une jeune et belle femme qui recevait chez elle la fleur de la jeunesse de cette ville ; mais je voulais seulement vous demander un renseignement. Vous savez qu’il y a deux mois, madame Svitlova désirait vivement faire la connaissance du plus jeune des Karamazov, Alexey Fédorovitch. Elle vous a promis vingt-cinq roubles, si vous le lui ameniez dans le costume de novice qu’il portait alors. Vous avez conduit Alexey Fédorovitch chez madame Svitlova et vous avez reçu vingt-cinq roubles. Je voulais savoir si le fait est vrai.

— C’était une plaisanterie… Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse… J’ai pris cet argent par plaisanterie, pour le rendre après.

— Par conséquent, vous l’avez pris, mais vous ne l’avez pas encore rendu… ou bien l’auriez-vous déjà rendu ?

— Bagatelles ! murmura Rakitine. Certes, je le rendrai. Le président intervint. Le défenseur déclara qu’il n’avait plus rien à demander à M. Rakitine.

La réputation du penseur Rakitine était quelque peu endommagée.

Mitia, mis hors de lui pa rle ton sur lequel Rakitine avait parlé de Grouschegnka, cria de sa place :

— Bernard !

Et quand, après les dépositions de Rakitine, le président demanda à Mitia s’il n’avait rien à dire, Mitia s’écria :

— Chez moi, dans ma cellule de prisonnier, il venait me chiper de l’argent, ce misérable, cet athée !

On imposa silence à Mitia, mais Rakitine était achevé.

Vint le tour de Trifon Borissitch. Il affirmait avoir vu lui-même jusqu’au dernier kopek les trois mille roubles entre les mains de Mitia.

— Avez-vous remis à l’accusé, demanda Fetioukovitch, les cent roubles qu’il a perdus chez vous lors de son premier voyage à Mokroïe ?

Trifon Borissitch nia d’abord avoir trouvé les cent roubles ; puis, comme il fut prouvé par les témoignages des moujiks que le fait était réel, l’hôtelier affirma les avoir rendus à Mitia.

Les choses se passèrent d’une sorte analogue avec les Polonais, Ils entrèrent la tête haute, en déclarant qu’ils avaient servi la couronne et que Mitia leur avait proposé d’acheter leur honneur pour trois mille roubles. Mais Fetioukovitch rappela sur la sellette Trifon Borissitch et le contraignit, malgré ses hésitations, à déclarer qu’il avait pris les panove en flagrant délit de tricherie, ce qui fut confirmé par Kalganov.

Ainsi Fetioukovitch parvint à déconsidérer chacun des témoins les plus importants aux yeux des juges et du public. Les amateurs et les jurisconsultes l’admirèrent. Mais ils se demandaient à quoi servirait tant d’adresse, puisque la culpabilité de l’accusé n’en restait pas moins évidente. L’assurance « du grand mage » ne laissait pourtant pas d’étonner, et l’on attendait : ce n’était pas pour rien qu’un pareil homme était venu de Saint-Pétersbourg !

III

On passa aux témoins à décharge. Tout d’abord on interrogea Alioscha. Il était visiblement sympathique aux ennemis aussi bien qu’aux amis de l’accusé. Il décrivit le caractère de son frère comme un homme emporté par ses passions, mais noble, orgueilleux, généreux, capable de se sacrifier lui-même. Il accorda pourtant que sa passion pour Grouschegnka l’avait rendu « difficile à vivre ». Mais il nia formellement la culpabilité.

— Votre frère vous a-t-il dit qu’il avait l’intention de tuer son père ? demanda le procureur. Vous pouvez ne pas répondre si cela vous plaît.

— Directement, il ne me l’a pas dit.

— Indirectement, alors ?

— Il m’a parlé un jour de sa haine pour notre père ; il semblait craindre… que, poussé à bout… il pût le tuer.

— L’avez-vous cru ?

— Je ne peux l’affirmer ; j’étais toujours convaincu qu’un bon sentiment le sauverait au moment fatal : c’est ce qui est arrivé en effet, car ce n’est pas lui qui a tué mon père 1 dit Alioscha d’une voix forte et qui résonna dans toute la salle.

Le procureur tressaillit comme un cheval de bataille au son de la trompette.

— Soyez sûr que je ne mets pas en doute votre sincérité ; je ne la crois pas compromise par votre partialité naturelle pour votre malheureux frère. Mais je ne vous cache pas que votre opinion est isolée ; elle est contraire à toutes les dépositions que l’instruction a reçues. Je persiste donc à vous demander sur quelles données est fondée votre conviction et de l’innocence de votre frère et de la culpabilité d’une autre personne que vous avez désignée au cours de l’instruction.

— Pendant l’instruction je n’ai répondu qu’aux questions qui m’ont été posées, répondit tranquillement Alioscha. Je n’ai pas commencé par accuser Smerdiakov.

— Pourtant vous l’avez désigné.

— Oui, d’après les affirmations de mon frère Dmitri. Je crois fermement à l’innocence de mon frère, et si ce n’est pas lui qui a tué, alors…

— C’est Smerdiakov. Mais pourquoi précisément lui ? et pourquoi êtes-vous si convaincu de l’innocence de votre frère ?

— Je ne puis pas douter de lui ; je sais qu’il ne peut me mentir, j’ai lu la vérité sur son visage.

— Seulement sur son visage ! Ce sont là toutes vos preuves ?

— Je n’en ai pas d’autres.

— Et vous n’avez pas d’autres preuves de la culpabilité de Smerdiakov que les paroles de votre frère el l’expression de son visage ?

— Non.

Le procureur se tut.

La déposition d’Alioscha produisit une très-mauvaise impression.

Fetioukovitch prit la parole. Il demanda à Alioscha à quel moment précis l’accusé lui avait parlé de sa haine pour son père. Alioscha tressaillit comme si un souvenir imprévu lui revenait et raconta la scène sur la route du monastère, en insistant sur le geste de Mitia se frappant la poitrine, — geste qu’Alioscha n’avait pas compris alors, mais qui ne pouvait avoir trait, il en était convaincu maintenant, qu’à l’amulette où étaient cachés les quinze cents roubles.

— Précisément, cria Mitia de sa place, c’est cela, Alioscha, c’est cela ! C’est sur elle que je frappais.

Fetioukovitch le supplia de se taire et revint aussitôt avec instance à Alioscha.

— C’est cela ! c’est bien cela ! s’écria Alioscha très animé. Mon frère m’a dit à ce moment qu’il pourrait encore se laver de la moitié de sa honte, mais qu’il était si peu maître de lui qu’il n’en ferait rien…

— Et vous vous rappelez nettement qu’il se frappait à cet endroit de la poitrine ? demandait avidement Fetioukovitch.

— Très-nettement ! Je me demandais même alors : « Pourquoi se frappe-t-il si haut ? le cœur est plus bas ! » C’est à cause de ce détail que ce souvenir m’est resté.

Le procureur se mêla à la lutte pour demander si l’accusé, en se frappant la poitrine avec le poing, avait semblé désigner quelque chose : peut-être se frappait-il au hasard.

— Mais il ne se frappait pas avec le poing, répondit Ahoscha. Il désignait avec son doigt, ici, très-haut. Comment ai-je pu l’oublier jusqu’ici !

Le président demanda à Mitia s’il voulait ajouter quelque chose à cette déposition. Mitia confirma le récit de son frère.

La déposition d’Alioscha était terminée. Elle avait cela de caractéristique qu’elle établissait un fait à la décharge de Mitia, un fait insignifiant en lui-même, il est vrai, mais qui prouvait l’existence des quinze cents roubles et par conséquent la véracité de Mitia. Alioscha était tout rouge de joie. « Comment ai-je pu l’oublier ? Comment ne me le suis-je rappelé que maintenant ? » disait-il en retournant à la place qui lui avait été désignée.

On passa à l’interrogatoire de Katherina Ivanovna.

À son entrée dans la salle, il se fit un mouvement. Les dames saisirent leurs jumelles, les hommes chuchotaient, quelques-uns se levèrent pour mieux voir. Mitia devint pâle « comme un mouchoir ». Toute vêtue de noir, elle s’approcha modestement, presque timidement, du tribunal. Son visage ne trahissait aucune émotion, mais le feu sombre de ses yeux révélait la résolution. Elle était merveilleusement belle. Elle parla d’une voix douce, mais distincte. Le président l’interrogeait avec discrétion, comme s’il eût craint de toucher « certaine corde ». Dès les premiers mots, elle déclara qu’elle avait été fiancée avec l’accusé jusqu’au moment où il l’avait abandonnée lui-même. Quand on l’interrogea au sujet des trois mille roubles qu’elle avait confiés à Mitia pour qu’il les envoyât à Moscou, elle répondit avec fermeté :

— Mon intention réelle n’était pas qu’il fît immédiatement parvenir cette somme à ma famille. Je savais qu’il avait un très-pressant besoin d’argent… à ce moment… Je lui ai donné ces trois mille roubles pour qu’il les envoyât à Moscou quand il voudrait, dans le délai d’un mois. Il avait tort de s’affliger tant à propos de cette dette. J’étais sûre qu’il me rendrait l’argent aussitôt qu’il l’aurait reçu de son père, j’avais confiance en son honneur… son incontestable honneur… relativement aux questions d’argent. Il devait recevoir de son père trois mille roubles. Je savais qu’il était en mauvaises relations avec son père ; je savais que son père l’avait lésé dans ses intérêts. Je ne me rappelle pourtant pas qu’il ait jamais, devant moi, proféré des menaces contre son père. S’il était venu chez moi, je l’aurais aussitôt rassuré quant à ces malheureux trois mille roubles qui l’ont tant fait souffrir. Mais il n’est pas revenu… Et moi-même… j’étais dans une certaine situation… qui ne me permettait pas de l’inviter à venir. D’ailleurs, je n’avais nullement le droit de me montrer exigeante avec lui quant à cette dette, dit-elle tout à coup avec l’accent d’une résolution profonde. J’ai moi-même reçu de lui, un jour, une somme plus considérable que j’ai acceptée, bien qu’il ne me fût pas possible de prévoir alors un temps où je pourrais la lui rendre.

Il y avait quelque chose de provocant dans son accent.

— Non, reprit-elle, jamais je n’oublierai cet instant !

Et elle raconta tout, tout cet épisode, tel que Mitia l’avait confié à Alioscha. Elle omit toutefois de dire que Mitia avait exigé qu’on envoyât Katherina Ivanovna elle-même chez lui pour chercher l’argent. Tous les membres du tribunal écoutaient avec recueillement. Le procureur ne se permit pas une question sur ce thème. Fetioukovitch fit à Katherina un profond salut. Oh ! il triomphait presque : se pouvait-il que l’homme si noble qui avait donné, dans un élan de générosité, ses derniers cinq mille roubles fût le même qui avait tué son père pour lui dérober trois mille roubles ? La sympathie commençait à pencher en faveur de Mitia. Mais lui qui, plusieurs fois, pendant la déposition de Katia, s’était levé et avait couvert son visage de ses mains, s’écria, quand elle eut fini :

— Katia ! pourquoi achèves-tu de me perdre ? Il fondit en larmes, puis il ajouta :

— Maintenant, je suis condamné.

Katherina Ivanovna pâlit, frissonna et s’assit à la place qu’on lui désignait, la tête baissée, tremblant comme dans un accès de fièvre.

Ce fut le tour de Grouschegnka.

Elle était aussi habillée de noir, les épaules entourées d’un superbe châle. Elle s’approcha lentement du tribunal, en regardant fixement le président.

Elle dit n’avoir pas vu le paquet, mais elle en avait entendu parler par le « brigand ».

— Mais tout cela, sottises ! Je ne serais allée chez Fédor Pavlovitch pour rien au monde !

— Qui traitez-vous de « brigand » ? demanda le procureur.

— Eh ! le laquais Smerdiakov qui a tué son bârine et qui s’est pendu hier.

On lui demanda sur quoi elle fondait une accusation si catégorique.

— C’est Dmitri Fédorovitch qui me l’a dit, répondit-elle, et vous pouvez l’en croire. C’est cette dame qui l’a perdu, c’est elle qui a fait tout le mal, ajouta-t-elle avec un tremblement haineux.

— De qui parlez-vous ? demanda le procureur.

— Mais de cette barichnia, cette Katherina Ivanovna qui m’a appelée chez elle et voulait me séduire…

Le président l’interrompit en la priant de contenir ses ressentiments.

— Mais, dit le procureur, quand on a arrêté l’accusé, à Mokroïe, vous avez crié : « C’est moi qui suis coupable ! je le suivrai au bagne !… » Vous le croyiez donc parricide ?

— Je ne me rappelle pas ce que j’ai cru à ce moment. Mais dès qu’il m’a déclaré qu’il n’était pas coupable, je n’ai point douté de sa parole.

IV

On introduisit Ivan. Il avait été appelé avant Alioscha ; mais l’huissier informa le président qu’une indisposition subite empêchait le témoin de se présenter devant le tribunal et qu’il viendrait aussitôt qu’il le pourrait. Son entrée fut à peine remarquée. La curiosité avait été presque satisfaite par l’interrogatoire des deux rivales.

Il s’approcha du tribunal avec une lenteur étrange, sans regarder personne, le front penché, comme perdu en ses pensées. Il était vêtu correctement, mais son visage portait les traces de sa maladie : il y avait la pâleur du sépulcre sur ce visage, c’était le visage d’un homme qui se meurt ; les yeux se voilaient. Il leva la tête et regarda circulairement la salle.

Alioscha se dressa et laissa échapper un « Ha ! » mais personne n’y prit garde.

Le président rappela à Ivan qu’il était témoin non assermenté, qu’il pouvait taire ou dire ce que bon lui semblerait, etc. Ivan Fédorovitch écoutait, les yeux vagues. Tout à coup, ses traits se détendirent dans un sourire, et aussitôt que le président, qui le regardait avec étonnement, eut fini, Ivan éclata de rire.

— Et puis quoi encore ? demanda-t-il à haute voix. Il se fit un silence. Le président s’agita.

— Vous… peut-être êtes-vous encore indisposé ? dit-il en cherchant du regard l’huissier,

— Ne vous inquiétez pas, Votre Excellence, je me sens suffisamment bien et puis vous raconter quelque chose de très-curieux, dit Ivan d’un ton tranquille et décent.

— Vous avez une communication particulière à nous faire ? demanda le président avec une certaine méfiance.

Ivan Fédorovitch baissa la tête et garda le silence durant quelques secondes, puis, se redressant, répondit :

— Non… je n’ai rien à dire de particulier.

On l’interrogea. Il parlait à peine, laconiquement, avec une sorte de dégoût, mais sans incohérence. Il dit ne rien savoir sur les comptes pécuniaires qui faisaient le fond des différends de Fédor Pavlovitch et de Dmitri.

— Toujours la même chose ! interrompit-il tout à coup d’un air fatigué. Je n’ai rien à dire aux juges.

— Je vois que vous êtes indisposé, reprit le président.

Il consulta le procureur et le défenseur pour leur demander s’il avaient des questions à faire au témoin. Tout à coup, Ivan dit, de sa voix brisée :

— Permettez-moi de me retirer, Votre Excellence. Je ne suis pas bien.

Là-dessus, sans attendre l’autorisation, il se retourna et se dirigea vers la sortie. Mais après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, parut réfléchir, sourit et revint à sa place.

— Voilà, dit-il en tirant de sa poche une liasse de billets de banque, voilà l’argent : c’est le même qui était dans cette enveloppe. (Il la désignait parmi les pièces à conviction.) C’est celui pour lequel on a tué mon père. Où faut-il le déposer ? Monsieur l’huissier, veuillez le remettre à Son Excellence.

L’huissier prit la liasse et la donna au président.

— Comment cet argent peut-il être entre vos mains, si c’est bien le même ? demanda le président étonné.

— Je l’ai reçu de Smerdiakov, de l’assassin, hier. J’étais chez lui avant qu’il se pendît. C’est lui qui a tué mon père. Ce n’est pas Dmitri. C’est lui qui a tué, c’est moi qui l’y ai poussé. Qui ne désire pas la mort de son père ?

— Avez-vous… votre raison ?

— Parfaitement… j’ai toute ma présence d’esprit, de cet esprit vil, comme le vôtre, comme celui de tous ces museaux ! Ils ont tué leurs pères et feignent la terreur !… dit-il avec dégoût et en grinçant des dents. Les menteurs ! Tous désirent la mort de leurs pères ! Un reptile dévore un autre reptile… S’il n’y avait pas de parricide, il n’y aurait pas de spectacle… Le spectacle ! Panem et circenses ! Eh ! je suis joli aussi, moi ! Avez-vous de l’eau ? donnezmoi de l’eau au nom du Christ ! dit-il en étreignant tout à coup sa tête.

L’huissier s’approcha de lui aussitôt.

Alioscha se leva et cria :

— Il est malade ! ne le croyez pas ! il a la fièvre chaude !

Katherina Ivanovana se leva à son tour, blême de terreur et considérant Ivan Fédorovitch. Mitia le regardait avec un sourire qui le défigurait.

— Tranquillisez-vous ! je ne suis pas un fou, reprit Ivan, je ne suis qu’un assassin. On ne peut exiger d’un assassin l’éloquence… dit-il en riant.

Le procureur, visiblement agité, se pencha vers le président. Les juges chuchotaient entre eux. Fétioukovitch dressa l’oreille. La salle était anxieuse.

— Témoin, votre langage est incompréhensible et vous tenez des discours qui ne sont pas de mise ici. Tâchez de vous contenir, et parlez si vous avez quelque chose à nous dire. Par quoi pouvez-vous confirmer votre aveu, si ce n’est pas un effet du délire ?

— Mais je n’ai pas de témoin ! Ce chien de Smerdiakov ne reviendra pas de l’autre monde pour faire sa déposition… dans une enveloppe. Vous voudriez toujours des enveloppes ! Vous en avez assez d’une. Je n’ai pas de témoins, sauf un seul… peut-être, dit-il, d’un air réfléchi.

— Qui donc ?

— Il a une grande queue. Votre Excellence : cela n’est point prévu par la procédure. Le diable n’existe point. Ne faites pas attention, c’est un tout petit diable, ajoutat-il sur un ton de confidence, en cessant de rire. Il doit être quelque part ici, sous la table des pièces à conviction. Où serait-il, sinon là ? Écoutez-moi ! Je lui ai dit : « Je ne veux pas me taire ! » et il me répond de cataclysmes géologiques ! Sottises ! Mettez le fauve en liberté… Il a chanté son hymne ; il le pouvait, lui, il a le cœur léger ! Moi, pour deux secondes de joie je donnerais un quatrillion de quatrillions ! Vous ne me connaissez pas… Oh ! que tout est bête parmi vous ! Eh bien ! saisissez-moi donc à sa place ! Je ne suis pas venu ici pour rien… Pourquoi tout ce qui existe est-il si bête !…

Il se tut et regarda la salle, très-absorbé. Tout le monde était ému, Alioscha courait vers Ivan, mais l’huissier l’avait déjà saisi par le bras.

— Qu’est-ce encore ? s’écria Ivan Fédorovitch et regardant fixement le visage de l’huissier.

Et tout à coup il le prit par les épaules et le renversa par terre. Les soldats de service au tribunal accoururent et s’emparèrent d’Ivan. Il se mit à hurler de toutes ses forces, on l’emporta sans parvenir à le faire taire.

Une grande agitation régnait dans la salle, et le public n’était pas encore calmé, quand à cette scène une autre succéda. Katherina Ivanovna avait une crise de nerfs.

Elle pleurait et sanglotait avec violence, sans vouloir s’en aller ; elle suppliait qu’on lui permît de rester. Tout à coup, elle cria au président :

— J’ai encore quelque chose à dire, tout de suite ! tout de suite ! Voici un papier, une lettre… Lisez vite ! C’est la lettre du fauve, celui-là ! celui-là ! criait-elle, en désignant Mitia. C’est lui qui a tué son père ! Il m’a écrit comment il le tuerait ! L’autre est malade… il a la fièvre chaude, depuis trois jours…

L’huissier prit le papier et le tendit au président. Katherina Ivanovna retomba sur sa chaise et, cachant son visage entre ses mains, elle sanglota sans bruit, étouffant ses moindres gémissements, de crainte qu’on la fît sortir.

Cette lettre était celle que Mitia lui avait écrite et que Ivan avait considérée comme une « preuve matérielle ». Elle parut telle aux juges. Sans cette lettre, Mitia n’eût peut-être pas été condamnée.

Le président demanda à Katherina Ivanovna si elle était remise.

— Je suis prête ! répondit-elle vivement, je suis prête ! Je suis tout à fait en état de vous répondre.

Sa plus grande crainte était qu’on ne l’écoutât pas. On la pria d’expliquer en détail dans quelles circonstances cette lettre avait été écrite.

— Je l’ai reçue la veille de l’assassinat. Il me haïssait au moment où il me l’écrivait, il m’abandonnait pour cette créature… Il me haïssait aussi parce qu’il me devait ces trois mille roubles. Voici la vérité là-dessus… Je vous conjure de m’écouter… Trois semaines avant de tuer son père, il était venu chez moi, un matin. Je savais qu’il avait besoin d’argent et dans quel but : c’était précisément pour séduire cette femme et l’emmener avec lui. Je savais déjà qu’il me trahissait, et pourtant je lui donnai cet argent sous prétexte de l’envoyer à Moscou par son entremise, et en le lui donnant je l’ai regardé en face et je lui ai dit qu’il pourrait l’envoyer quand bon lui semblerait, fût-ce dans un mois. Pouvait-il ne pas comprendre que c’était lui dire : « Il te faut de l’argent pour me trahir ? En voici, c’est moi qui te le donne : prends, si tu en as le cœur ! » Je voulais lui faire honte, mais il l’a pris, cet argent, il l’a emporté et l’a dépensé en une nuit ! Il avait pourtant compris que je savais tout, je vous assure ! Il avait compris que c’était une épreuve !

— C’est vrai, Katia, s’écria Mitia. Je t’avais comprise, et j’ai pourtant pris ton argent. Méprisez tous un misérable, je l’ai mérité !

— Accusé, encore un mot, et je vous fais sortir de la salle ! dit sévèrement le président,

— Cet argent a été pour lui, dans la suite, une cause de tortures, reprit Katia avec précipitation. Il voulait me le rendre, mais il lui en fallait pour sa maîtresse. C’est pourquoi il a tué son père, mais il ne m’a rien rendu ; il a dépensé avec elle l’argent volé, dans le village où on l’a arrêté. Un jour avant l’assassinat, il m’a écrit cette lettre, étant ivre. J’avais deviné aussitôt qu’il l’avait écrite en état d’ivresse ; il pensait que je ne la montrerais à personne, même s’il accomplissait le crime : autrement, il ne me l’aurait pas écrite. Mais lisez, lisez attentivement, je vous prie ! Vous verrez qu’il décrit tout à l’avance : comment il tuera son père et où est caché l’argent. Remarquez surtout cette phrase : « Je tuerai dès qu’Ivan sera parti. »

Le président demanda à Mitia s’il reconnaissait cette lettre.

— Oui, oui ! et je ne l’aurais pas écrite si je n’avais pas été ivre… Nous nous haïssons pour beaucoup de causes, Katia et moi. Mais je te jure, Katia, qu’à travers ma haine je t’aimais : tu ne m’aimais pas !

Il retomba sur son banc en se tordant les mains.

Le procureur et le défenseur se mirent à la fois à demander à Katia pourquoi elle avait d’abord caché ce document et déposé dans un autre esprit.

— J’ai menti, tout à l’heure, contre mon honneur et ma conscience, mais je voulais le sauver, précisément parce qu’il me haïssait et me méprisait. Oh ! oui, il me méprisait. Il m’a toujours méprisée ! Il m’a méprisée dès l’instant où je l’ai salué jusqu’à terre pour le remercier de son argent. Je l’ai senti aussitôt, mais je fus longtemps sans pouvoir le croire. Que de fois j’ai lu dans ses yeux : « Tu n’en es pas moins venue toi-même chercher l’argent » ! Oh ! il n’avait pas compris pourquoi j’étais venue, il ne peut rien comprendre de noble, de pur ! Il juge tous les hommes selon lui-même ! Il ne voulait m’épouser que pour mon héritage, pour cela seulement, je m’en suis toujours doutée ! C’est un fauve ! Il savait que, toute ma vie, je tremblerais de honte devant lui, qu’il aurait toujours le dessus avec moi, voilà pourquoi il voulait m’épouser ! J’ai essayé de le vaincre par un amour infini. Je voulais même supporter sa trahison : il n’a rien compris, rien, rien ! Peut-il rien comprendre ? C’est un misérable !… Je n’ai reçu cette lettre que le lendemain soir… Le matin encore, j’étais résolue à lui pardonner tout, même sa trahison…

Le président et le procureur s’efforçaient de la calmer. Ils semblaient avoir honte eux-mêmes de profiter de son exaltation pour recevoir de tels aveux. Mais elle continua et décrivit nettement comment l’esprit d’Ivan Fédorovitch avait commencé à se troubler durant ces deux derniers mois, perdu par cette idée fixe de sauver le fauve, l’assassin, son frère !

— Qu’il a souffert ! s’exclamait-elle. Il voulait atténuer la faute, il avait résolu d’avouer que lui-même n’aimait pas son père et avait peut-être désiré sa mort. Oh ! c’est une conscience merveilleuse, il en meurt !… Il venait chez moi tous les jours, comme chez son unique amie, — car j’ai l’honneur d’être son unique amie ! s’écria-t-elle avec un éclair dans les yeux. Il est allé chez Smerdiakov deux fois. Une fois, il m’a dit : « Si ce n’est pas mon frère qui a tué, si c’est Smerdiakov, je suis peut-être aussi coupable que lui, car Smerdiakov savait que je n’aimais pas mon père et pensait peut-être que je désirais sa mort. » C’est alors que je lui ai montré cette lettre, et il a été convaincu de la culpabilité de son frère. Il en était consterné. Il ne pouvait supporter la pensée que son propre frère fût un meurtrier. Il y a huit jours qu’il est malade de cette pensée ; il était comme dans un délire ; on l’a entendu parler tout seul dans les rues. Le médecin que j’ai fait venir de Moscou l’a examiné avant hier et m’a dit qu’un accès de fièvre chaude était imminent. Et tout cela à cause de ce misérable !… La mort de Smerdiakov l’a achevé… Tout cela, à cause de ce misérable !

Elle eut une nouvelle crise de nerfs. On l’emporta. À ce moment, Grouschegnka se jeta vers Dmitri en criant, et cela si précipitamment qu’on n’eut pas le temps de la retenir :

— Mitia ! s’écria-t-elle, elle t’a perdu ! Vous la connaissez, maintenant ! ajouta-t-elle avec rage en s’adressant au tribunal.

Sur un signe du président, on la saisit et on l’emmena ; elle se débattait et tendait les bras à Mitia. Mitia jeta un cri et voulut s’élancer vers elle. On eut de la peine à le maîtriser.

Le médecin de Moscou, que le président avait envoyé chercher pour soigner Ivan, entra dans la salle et déclara que le malade avait un accès de folie furieuse.

La lettre de Katherina Ivanovna fut ajoutée aux pièces à conviction.

Le président déclara la séance suspendue.

V

Ce fut le procureur qui rouvrit la séance par son réquisitoire. Hippolyte Kirillovitch commença son discours avec une étrange émotion. Il disait plus tard qu’il considérait ce réquisitoire comme son chef-d’œuvre, et ce fut, en effet, si l’on peut dire, son chant du cygne, car il mourut poitrinaire huit mois après. Il était sincèrement convaincu de la culpabilité de l’accusé.

« Messieurs les jurés, cette affaire a ému la Russie tout entière. Au fait, qu’y a-t-il de si étonnant ? Nous devrions être habitués à ces sortes d’affaires. Mais c’est précisément là le symptôme redoutable : ces affaires horribles n’ont plus d’horreur pour nous, tant nous sommes blasés. Or, pourquoi restons-nous indifférents devant de tels phénomènes qui nous présagent un si sombre avenir ? Est-ce cynisme de notre part ? épuisement prématuré de la raison et de l’imagination de notre société si jeune encore et déjà sénile ? Les fondements de la morale sont-ils ébranlés à ce point en Russie ? seraient-ils même définitivement ruinés ? Je ne sais, mais il y a là, pour tout citoyen digne de ce nom, une cause profonde de souffrance. Notre presse, dont l’essor est si timide encore, a rendu déjà de grands services, car sans elle nous ne pourrions connaître ces débordements de nos volontés effrénées et la profondeur de notre chute morale. Que lisons-nous, en effet, dans nos journaux ? Oh ! des atrocités auprès desquelles notre cause pâlit et pourrait passer pour banale. La plupart de nos causes criminelles témoignent d’une funeste disposition générale des esprits, d’une sorte de naufrage national, d’une de ces plaies sociales qu’il est si difficile de guérir. Ici, un jeune et brillant officier, né dans la plus haute société, assassine sans remords quelque infime tchenovnik à qui, dans une certaine mesure, il devait quelque reconnaissance. Il assassine aussi la servante de son bienfaiteur pour s’emparer d’un billet jadis signé, et, en même temps, il vole le tchenovnik. Là un héros, jeune officier aussi, tout chamarré de décorations qui attestent ses exploits sur le champ de bataille, tue en simple brigand, sur la grande route, la mère de son général en chef et, pour séduire ses complices, leur affirme que cette femme l’aime comme un fils et par conséquent ne prendra pas de précautions contre eux. Eh bien, je n’ose dire que ces deux exemples ne soient que des cas isolés. Un autre s’abstiendra d’agir ; il ne tuera pas, mais il souhaitera la mort : — dans son âme, il est assassin. Peut-être dira-t-on que je calomnie notre société. Soit, soit ! Dieu sait que je ne souhaite rien tant que de me tromper en ceci. Considérez-moi donc comme un malade, comme un fou, mais souvenez-vous de mes paroles : que seulement un vingtième de mes affirmations soit vrai, il y a déjà de quoi trembler ! Regardez combien fréquent est le suicide parmi nos jeunes gens ! Et ils se tuent sans songeries d’Hamlet, sans se demander ce qu’il y a ensuite. Voyez nos débauchés, nos sensuels ! Fédor Pavlovitch, au près d’eux, pourrait passer pour un enfant innocent : et pourtant nous l’avons tous connu, il vivait parmi nous !… Oui, la psychologie du crime, en Russie, aura de quoi occuper un jour les plus éminents esprits de notre pays et même de toute l’Europe. Pour nous, soit, nous feignons de nous effrayer, de nous indigner devant ces crimes : au fond nous les aimons comme des spectacles qui aiguillonnent notre paresse, notre cynique oisiveté : c’est tout au plus si, comme des enfants, nous cachons nos yeux sous notre oreiller pour oublier le fantôme qui passe… Le jour de la réflexion vient pourtant ! Il faut nous connaître et la société où nous sommes. Un de nos grands écrivains, à la fin d’une de ses principales œuvres, représente toute la Russie comme une troïka emportée vers un but inconnu : « Ah, Troïka ! s’écrie-t-il, oiseau troïka, où vas-tu ? » Et dans un élan d’enthousiasme et d’orgueil il ajoute que, devant cette troïka emportée, tous les peuples s’écartent respectueusement. Soit, ils s’écartent, respectueusement ou non, mais, à mon humble avis, le grand écrivain s’est laissé exalter par les mirages de son imagination si belle, mais si puérile, ou peut-être craignait-il la censure de son temps : car on n’attelle à cette troïka que les propres héros de Gogol, Sobakovitch, Nozdrov et Tchitchikov, elle n’ira pas loin avec de tels chevaux, quel que soit son yamstchik. Et ceux-là pourtant sont les chevaux de la vieille race… »

Ici le discours de Hippolyte Kirillovitch fut interrompu par de vifs applaudissements. Il reprit.

« Qu’est-ce donc que cette famille des Karamazov qui s’est fait tout à coup une si triste célébrité ? Il me semble que cette famille synthétise notre société contemporaine, du moins dans certains de ses éléments. Voyez ce vieillard débauché, ce « père de famille » qui finit si tragiquement sa carrière ; c’est un gentilhomme qui a débuté en pique-assiette : il a fait un mariage d’argent ; un bouffon et de plus un usurier. En vieillissant il s’enrichit, et en s’enrichissant il devient arrogant, cynique, railleur, méchant et reste toujours sensuel. Nul sens moral, et voilà l’exemple qu’il donne à ses enfants. Il se rit de ses devoirs de père et laisse ses enfants grandir avec les domestiques. Toute sa morale est résumée en ce mot : « Après moi le déluge. »

Hippolyte Kirillovitch relata les démêlés de Fédor Pavlovitch et de son fils.

« Et avec l’argent de son fils il voulait acheter la maîtresse de son fils ! Non, je ne veux pas laisser d’arguments à l’orateur de grand talent qui est venu pour défendre Dmitri Fédorovitch ! Je dirai moi-même toute la vérité. Je comprends toute la colère qui s’était amassée dans le cœur de ce jeune homme… Mais assez sur ce malheureux vieillard : il a expié ! Rappelons-nous cependant, que c’était un père, un père « moderne ». Et sera-ce calomnier notre société, que de dire qu’il était un de nos nombreux pères modernes, avec seulement plus de cynisme peut-être ?… Voyez maintenant les fils de cet homme. L’un est devant vous sur le banc des accusés ; des autres, l’aîné, d’une intelligence rare, d’une instruction profonde, ne croit plus à rien et nie tout, précisément comme faisait son père. — Le plus jeune, encore un adolescent, est pieux et modeste ; mais il a les yeux pleins de ce désespoir où tombent ceux des nôtres qui attribuent tous nos maux au progrès de l’influence occidentale et ne veulent plus rien voir, plus rien aimer que les choses de leur propre pays : comme des enfants effrayés par les fantômes de leurs rêves se rejettent sur le sein tari de leur mère et voudraient y dormir, toute la nuit durant, s’ils pouvaient à ce prix échapper aux visions qui les épouvantent. »

Le procureur parla ensuite de l’influence des idées d’Ivan sur Smerdiakov, et surtout de ce Tout est permis que le laquais avait lui-même répété durant son interrogatoire. Il estimait que jusqu’à ces derniers événements, Smerdiakov avait été idiot, mais que, sous l’influence d’Ivan, l’idiot était devenu fou.

« Le troisième fils de cette famille moderne est sur le banc des accusés. Vous connaissez sa vie et ses exploits. Ivan Fédorovitch est un occidental, Alexey Fédorovitch est un moujikolâtre ; l’accusé représente la Russie naturelle… Non pas toute la Russie, Dieu nous en garde ! Et pourtant la voici, notre petite Russie, elle se reconnaît en lui, notre petite mère ! Il y a en nous un si étonnant mélange de mal et de bien ! Nous aimons la civilisation et Schiller, et en même temps nous faisons du bruit dans le traktir ! Nous nous enthousiasmons parfois pour le plus noble des idéals, mais nous ne voulons rien souffrir pour lui. « Donnez-nous le bonheur et ne nous demandez rien ! Nous ne sommes pas avares : donnez-nous beaucoup d’argent et vous verrez avec quel mépris pour le vil métal nous le prodiguerons en une nuit de débauche ! Mais si l’on ne nous donne pas d’argent, nous montrerons comment nous savons nous en procurer quand nous le voulons bien… »

Le procureur résuma l’enfance et la jeunesse de Mitia. Puis il s’arrêta sur les deux dépositions contradictoires de Katherina Ivanovna, se demandant laquelle il fallait croire.

« Dans les cas ordinaires, c’est en faisant la moyenne de deux affirmations contraires qu’on trouve la vérité. Il n’en va pas de même dans notre cas. Pourquoi ? Parce que nous sommes en présence d’un Karamazov, d’une nature large, capable de réunir des instincts contradictoires, capable de voir à la fois deux abîmes : l’un en haut, l’abîme de l’idéal ; l’autre en bas, l’abîme de la plus ignoble dégradation. Deux abîmes dans un regard, messieurs ! Et sans l’un de ces abîmes, l’existence ne nous est pas possible. Nous sommes larges, larges, comme notre mère la Russie ! »

Hippolyte Kirillovitch établit l’impossibilité pour Mitia de garder sur lui les quinze cents roubles, dont il n’aurait pas manqué de se servir, s’il les avait possédés, pour contre-balancer les séductions de son père et emmener Grouschegnka quelque part au loin : car le même homme, assez faible pour accepter trois mille roubles offerts dans des conditions humiliantes, aurait-il eu la force de conserver si longtemps, sans y toucher, une somme qui lui était nécessaire ?

« Voici comment le vrai Karamazov a dû procéder : à la première tentation, par exemple, pour procurer quelque plaisir à sa bien-aimée, il aura pris une centaine de roubles, — car pourquoi garder absolument la moitié des trois mille roubles ? quatorze cents, c’est tout de même : « Je suis un misérable, mais non pas un voleur ! car je rendrai quatorze cents roubles, ce dont un voleur est incapable. » Et ce raisonnement l’aura conduit jusqu’au dernier billet de cent roubles : « Un misérable, non pas un voleur ! j’ai dépensé vingt-neuf billets, je rendrai le trentième. Un voleur ne le ferait pas ! » Mais devant le dernier billet, il se sera dit : « Ce n’est plus la peine ! Dépensons celui-là comme les autres !… »

VI

« L’expertise médicale a voulu nous prouver que l’accusé n’a pas l’usage de toutes ses facultés. J’affirme le contraire. Il n’y a pas d’autre folie en lui que celle de la jalousie. »

Hippolyte Kirillovitch entra dans l’analyse des tortures morales qu’avait souffertes Dmitri par jalousie. Il parla de la rivalité du père et du fils dans un tel amour, un véritable amour de Karamazov ! Il expliqua comment Grouschegnka, ainsi qu’elle l’avait avoué elle-même à Mokroïe, avait conduit à leur perte le vieillard et son fils. Il montra Dmitri se livrant à la débauche dans les traktirs et relata tous les faits déjà connus du lecteur, lesquels avaient de plus en plus affermi Dmitri dans le dessein de tuer son père.

« Je vous avoue, messieurs les jurés, que je doutais jusqu’à ce jour qu’il y eût de la préméditation dans la pensée de l’accusé. J’étais convaincu qu’il n’avait prévu le crime que comme une possibilité vague et sans date : le document fatal que nous a présenté tout à l’heure madame Verkhovtseva, a dissipé mes doutes. C’est un plan précis de l’assassinat. Cette lettre en a, en effet, toute cette signification. Elle a été écrite quarante-huit heures avant l’événement et nous prouve que, quarante-huit heures avant son crime, l’accusé était résolu à l’accomplir pour dévaliser son père, pour prendre l’argent « dans le paquet ficelé d’une faveur rose « dès qu’Ivan serait parti ». Entendez-vous ? « Dès qu’Ivan « serait parti ». Tout est calculé, toutes les circonstances sont prévues : et tout s’est passé comme l’assassin l’avait décidé. La préméditation et le calcul sont évidents. Le vol était le mobile de l’assassinat, comme cela ressort de la lettre que l’accusé ne nie pas ; et quand cette lettre aurait été écrite en état d’ivresse, qu’est-ce que cela prouverait ? Il n’en a pas moins dit la vérité, seulement il ne l’aurait peut-être pas dite de sang-froid. »

À l’objection que la défense pourrait tirer du fait que l’accusé avait crié partout son projet, le procureur répondit d’avance que Dmitri avait cessé de se vanter de son projet à partir du moment où sa détermination avait été irrévocable.

Hippolyte Kiriilovitch insista ensuite sur l’instrument du crime, ce pilon dont Dmitri ne s’était pas emparé pour rien. Puis il écarta tous les soupçons que l’accusé, ses frères et Grouschegnka avaient voulu faire peser sur Smerdiakov, contre qui on ne pouvait alléguer aucune preuve. Alioscha et Grouschegnka ne l’accusant que sur la parole de Dmitri, et d’Ivan en état de folie furieuse. La mort de Smerdiakov ne s’expliquait que trop facilement par sa folie constatée. Et longuement, en amassant toutes les preuves en un faisceau infrangible, le procureur démontra que le crime n’avait pu être commis par Smerdiakov, dont les naïvetés mêmes, l’aveu qu’il avait fait de son adresse à feindre l’épilepsie et de la connaissance qu’il avait des signaux convenus entre Grouschegnka et Fédor Pavlovitch, établissaient l’innocence. Il ne pouvait même pas être accusé de complicité.

« Mais, continua Hippolyte Kiriilovitch, supposons qu’il soit coupable : n’eût-il pas alors, en se tuant, racheté sa faute ? N’eût-il pas consigné cet aveu dans le billet par lequel il déclare se donner volontairement la mort ? Ivan Fédorovitch dit n’avoir reçu qu’hier les aveux de Smerdiakov, et en témoignage il apporte trois mille roubles. Vous comprenez assez, messieurs les jurés, que cette preuve ne supporte pas la critique : Ivan Fédorovitch a pris la somme dans sa bourse. Et pourquoi, comment ne serait-il pas venu les déposer entre nos mains hier même, hier, après avoir vu et entendu Smerdiakov ? Mais vous savez vous-mêmes dans quel état est Ivan Fédorovitch ! »

VII

Après avoir décrit les divers états psychologiques qui avaient fatalement poussé au crime l’accusé, Hippolyte Kirillovitch montra comment la pensée du suicide était née dans l’esprit de Dmitri, après qu’il eut vu son crime rendu inutile par le retour du premier amant de Grouschegnka.

« Il court dégager ses pistolets chez le tchinovnik Perkotine, tire de sa poche l’argent dont il vient d’ensanglanter ses mains. Oh ! cet argent lui est plus nécessaire que jamais ! Karamazov va mourir, Karamazov se tue, on s’en souviendra ! Ce n’est pas pour rien que nous sommes poëte ! Ce n’est pas pour rien que nous avons brûlé notre vie comme une chandelle par les deux bouts. « Vers elle ! vers elle ! Et là-bas une fête ! une fête telle qu’on n’en a pas encore vue de semblable ! Oh ! on s’en souviendra longtemps ! Au milieu des cris sauvages, des folles chansons des tziganes, dans les danses, nous lèverons notre verre et nous boirons au nouveau bonheur de la bien-aimée ! Et là, là, devant elle, à ses pieds, nous nous fracasserons le crâne, nous expierons tout en un instant ! Elle se souviendra de Mitia Karamazov, elle saura qu’il l’a aimée, elle aura pitié de Mitia ! » Quel tableau romantique ! Voilà bien l’emportement sauvage, la sensualité tragique des Karamazov ! Mais il y a quelque chose de plus, messieurs les jurés, qui crie dans l’âme, qui frappe l’esprit sans cesse et empoisonne le cœur jusqu’à la mort : ce quelque chose, c’est la conscience, messieurs les jurés, c’est son verdict, c’est le remords ! Les pistolets le feront taire ! c’est l’unique issue. Quant à là-bas, je ne sais si Karamazov peut penser comme Hamlet aux choses de là-bas. Non, messieurs les jurés ; l’Occident possède Hamlet, nous n’avons encore que des Karamazov !…

« C’est dans ces dispositions qu’il arrive à Mokroïe. Mais il s’aperçoit que Grouschegnka l’aime : alors commence pour lui une crise terrible, la plus terrible, messieurs, de toutes celles qu’il a traversées. Ah ! la nature outragée et le cœur criminel ont des peines plus redoutables que celles de la justice humaine. On peut même dire que la justice humaine apporte un allégement aux expiations de la nature : la justice humaine est nécessaire au coupable, car elle seule peut le sauver du désespoir. Oh ! pouvez-vous vous imaginer ce que dut souffrir Karamazov en apprenant qu’il était aimé, qu’on écartait pour lui l’ancien amant, qu’on l’appelait, lui, lui, Mitia !… Une vie nouvelle, le bonheur, et cela quand ? Quand tout est fini pour lui, quand plus rien n’est possible ! Il se rattache à la vie : vous savez qu’il a le don de voir à la fois deux abîmes ! Il songea tromper la justice, il cache quelque part la moitié de son argent, il le cache bien, car nous ne l’avons pu retrouver. Il est arrêté devant sa maîtresse, auprès d’elle, d’elle couchée sur un lit. Il est pris au dépourvu. Le voici devant ses juges, devant ceux qui doivent disposer de son sort. Messieurs les jurés, il y a, dans l’exercice de nos fonctions, des moments où nous avons, nous-mêmes, peur de l’humanité ; c’est surtout quand nous observons chez le criminel cette terreur animale qui l’accable, sans toutefois l’empêcher de lutter pour se sauver : c’est quand se lèvent en lui les instincts de la conservation et qu’il fait peser sur son juge son regard fixe, interrogateur et douloureux ; il épie les mouvements, il étudie le visage, se tient en garde contre une attaque indirecte et crée en un instant dans son esprit en désarroi des milliers de plans, mais craint de se trahir… Moment humiliant pour l’âme humaine ! C’est une chose horrible que cette bestiale avidité du salut ; elle émeut de pitié le juge d’instruction lui-même. Karamazov nous a donné ce spectacle. Il fut d’abord ahuri, et laissa échapper dans les terreurs du premier moment des paroles qui le compromettaient gravement : « Le sang… j’ai mérité… » Mais aussitôt il se retint. Que dire ? que répondre ? Il n’avait rien préparé ; il ne pouvait encore que nier sans preuve : « Je ne suis pas coupable ! » C’est le premier mur derrière lequel on se cache, avec l’espérance de construire derrière ce mur d’autres travaux de défense. Il tâche de pallier ses premières exclamations si compromettantes, il devance nos questions, explique qu’il se croit coupable de la mort du domestique Grigori. « Je suis coupable de ce sang ! Mais qui a tué mon père, qui l’a tué si ce n’est pas moi ? » Entendez-vous ? Il nous le demande, à nous qui venons précisément pour lui poser cette question ! Comprenez-vous cette ruse bestiale, cette naïveté, cette impatience de Karamazov ? Il prend les devants, il avoue qu’il voulait tuer, il a hâte de l’avouer : « Mais je suis innocent, pourtant, je n’ai pas tué. » Il nous fait une concession : il a voulu tuer. « Voyez comme je suis sincère ! Il faut donc me croire quand je vous dis que je n’ai pas accompli mon dessein ! » Oh ! dans ces moments, les criminels sont quelquefois très-puérils !… Comme par hasard, l’instruction lui fait la question la plus naïve : « Ne serait-ce pas Smerdiakov qui aurait tué ? » Et il arrive ce que nous avions prévu : il se fâche d’être devancé, d’avoir été pris à l’improviste, avant qu’il eût pu se préparer à choisir le moment propice pour mettre en avant Smerdiakov. Son tempérament l’emporte aussitôt dans une autre extrémité, il nous soutient que Smerdiakov est incapable d’assassiner. Mais ce n’était qu’une ruse. Il ne veut pas du tout se priver de ce moyen de défense, il nous opposera tout à l’heure encore Smerdiakov ; mais plus tard, car pour l’instant l’affaire est gâtée ; demain, dans plusieurs jours peut-être : « Vous voyez, je niais que ce fût Smerdiakov, vous vous en souvenez : mais maintenant j’en suis convaincu ! C’est Smerdiakov qui a tué ! » Il s’irrite, il s’impatiente et sa colère lui suggère l’explication la plus invraisemblable : il a vu son père à la fenêtre et s’en est éloigné doucement ! Il ne savait pas encore toute l’importance de la déposition de Grigori. Nous faisons une perquisition dans ses vêtements, cela le met hors de lui, mais lui rend courage ; car nous ne trouvons sur lui que cent cinquante roubles au lieu de trois mille. C’est alors que l’idée de l’amulette lui vient à l’esprit. Il invente tout un roman et s’efforce de nous y faire croire. Nous lui opposons le témoignage de Grigori, qui a vu ouverte la porte par laquelle est sorti l’assassin. Il n’eût pu s’imaginer que le fait fût connu de Grigori. L’effet est colossal : Karamazov se lève et crie : « C’est Smerdiakov qui a tué ! C’est Smerdiaicov ! » Or, Smerdiakov n’aurait pu assassiner qu’après que Karamazov avait terrassé Grigori, et Grigori avait vu la porte ouverte avant de rencontrer Karamazov ! On lui fait cette observation. Il reste atterré. Alors, comme dans un élan de sincérité, il se décide, soi-disant, à nous avouer tout et parle de son amulette. Nous l’interrogeons sur les détails, — toujours les points faibles dans ces sortes d’inventions. Nous lui demandons où il a pris les matériaux de cette amulette. Il se fâche sans pouvoir nous répondre : c’est là, selon lui, chose sans importance. Et pourtant, s’il pouvait établir qu’il a réellement, avec quelque linge qu’on pût retrouver, fabriqué cette amulette, ce serait un fait, un fait positif en sa faveur. Mais, à ses yeux, tout cela n’est que futilité, il faudrait le croire sur sa parole d’honneur ! Oh ! nous le voudrions ; nous désirerions vivement le croire ! Sommes-nous des chacals altérés de sang humain ? Établissez un seul fait favorable à l’accusé, nous nous réjouirons ! Mais il nous faut un fait palpable, réel ; l’opinion de son frère ne nous suffit pas : il ne nous suffit pas de savoir que Karamazov s’est frappé la poitrine, un soir, dans l’obscurité, pour nous convaincre de l’existence de cette amulette ! La vérité crie, pour l’instant, nous ne pouvons nous refuser à l’attester : nous accusons ! Quoi que puisse nous dire le défenseur célèbre de l’accusé, malgré toute l’éloquence que vous allez admirer et qui, certes, agira sur votre sensibilité, n’oubliez pas que vous êtes dans le sanctuaire de la justice. Rappelez-vous que vous êtes les serviteurs de la vérité, les défenseurs de notre sainte Russie et de la famille ! Car vous représentez ici la Russie tout entière, et ce n’est pas dans cette salle seulement que retentira votre verdict : toute la Russie vous écoute, vous, ses apôtres et ses juges, l’arrêt que vous allez rendre va l’attrister ou lui donner courage ! Ne trompez pas son attente ! Notre troïka vole au galop — peut-être vers l’abîme. Il y a longtemps que beaucoup des nôtres lèvent les bras et voudraient arrêter cette course folle. Eh ! si les autres peuples s’écartent sur son passage, ce n’est peut-être pas par déférence, comme l’ont voulu les poëtes, c’est peut-être par terreur, c’est peut-être par dégoût. Eh ! il est heureux qu’ils s’écartent ; craignez qu’ils ne dressent sur la route un mur solide devant ce fantôme, et qu’ils n’arrêtent cet emportement effréné de notre licence pour en préserver leur société et la civilisation. Elles nous sont déjà venues d’Europe, les voix inquiétantes : ne tentez donc pas nos ennemis ! N’accumulez pas les haines qui vont croissant ; ne les augmentez pas par l’acquittement d’un parricide !… »

La péroraison de Hippolyte Kirillovitch produisit un grand effet. Il l’avait dite avec beaucoup de pathétique.

VIII

Tout se tut dans la salle quand le défenseur se leva. Toute l’assistance avait les yeux vers lui.

Messieurs les jurés, commença-t-il, je suis ici un homme nouveau. Je ne pouvais avoir sur cette affaire une opinion préconçue avant mon arrivée. Le caractère violent de l’accusé n’avait pu me blesser auparavant, comme il est arrivé déjà pour beaucoup de personnes, dans cette ville. Certes, j’avoue que la révolte de la morale publique semble, en l’espèce, justement provoquée. Cependant, mon client était reçu partout, et même dans la famille de mon honorable contradicteur, avant les récents événements. Néanmoins, M. le procureur pouvait avoir sur Dmitri Fédorovitch une opinion qui l’a rendu sévère à son endroit. D’ailleurs le malheureux a bien mérité cette sévérité. Mon contradicteur, dans son admirable discours, a scrupuleusement analysé le caractère et l’action de l’accusé ; il nous a expliqué l’essence de l’affaire avec une psychologie si profonde qu’on ne peut, pourtant, prétendre qu’il soit de parti pris contre mon client. Mais il y a pis qu’un parti pris : il y a l’enthousiasme artistique des romans qu’on peut inventer quand on a de si riches dons « d’imagination psychologique ». La psychologie est en elle-même une science merveilleuse ; mais c’est, pour ainsi dire, une arme à deux tranchants. Par exemple, et je choisis au hasard ce trait dans le réquisitoire, — l’accusé, la nuit, dans le jardin, en se sauvant, escalade un mur, terrasse le domestique Grigori ; aussitôt après il saute par terre, dans le jardin et, pendant cinq longues minutes, il se débat autour de sa victime pour se rendre compte de son état : l’accusateur ne voudra pour rien au monde croire à la sincérité de l’accusé qui affirme avoir été mû, en cet instant, par un sentiment de pitié. Servons-nous donc à notre tour de cette psychologie, mais par l’autre tranchant, et vous allez voir comme la thèse de M. le procureur est invraisemblable. Selon lui. Karamazov ne serait descendu dans le jardin que pour s’assurer que son unique témoin est bien réellement mort. Mais comment un homme si avisé, si calme en un tel moment, serait-il le même qui a eu l’imprudence de laisser dans la chambre de son père l’enveloppe déchirée des trois mille roubles, une si importante pièce à conviction ! Ou il calcule tout, ou il ne calcule rien. S’il était si cruel, d’ailleurs, n’aurait-il pas du achever sa victime au lieu de la laisser vivante, et même, au hasard, lui donner plusieurs coups ! Loin de là, il s’agenouille auprès du vieux domestique, étanche avec son mouchoir le sang qui lui inonde la tête et rejette le pilon avec lequel il vient de frapper. Évidemment, il était désespéré de l’action qu’il avait commise, et c’est certes avec une malédiction qu’il a jeté loin de lui l’instrument fatal ! Or, quand on a déjà tué son père, on ne doit être guère accessible à la compassion pour un vieux domestique indifférent ! Il n’y avait de place dans ce cœur pour la pitié et pour les bons sentiments, que parce qu’il était pur. Voilà toute une autre psychologie, messieurs. Vous voyez qu’on peut, par ce moyen, atteindre où l’on veut : tout dépend du point de vue. »

Le défenseur discuta les faits. Il nia l’existence des trois mille roubles, laquelle ne résultait avec certitude d’aucune des dépositions : par conséquent le vol était imaginaire. Seul, Smerdiakov avait vu ces trois mille roubles, mais, à supposer qu’il n’ait pas menti, on ne savait à quelle époque il les avait vus. Smerdiakov affirmait que l’argent se trouvait sous le matelas ; or le lit était intact, comme l’avait démontré la perquisition au domicile du défunt. Le seul fait évident à la charge de l’accusé était la découverte de l’enveloppe déchirée : mais nous ne savons pas si l’argent y était. Fédor Pavlovitch, dans l’anxiété de l’attente, n’avaitil pas pu déchirer lui-même l’enveloppe pour s’assurer que le compte y était toujours ? Dans ce cas, n’aurait-il pas pu jeter cette enveloppe n’importe où ? Il n’y a là rien d’impossible, le pour et le contre sont également plausibles. « Il ne faut pas imaginer des romans à plaisir, il s’agit de la vie et de la mort, des destinées d’un homme ! On parle de l’argent dépensé par l’accusé si prodiguement : pourquoi s’obstiner à croire que ce soit l’argent de son père ? Il n’y a rien de plus probable, étant donné le caractère de l’accusé, que l’affirmation qu’il vous a faite, à savoir qu’il avait depuis longtemps sur lui l’argent qu’il a dépensé. Le roman de l’accusation suppose un autre personnage, un homme de volonté faible qui accepte dans des circonstances humiliantes l’argent d’une femme et le dépense peu à peu. Les choses ont pu se passer autrement. Il y a des témoins qui affirment l’avoir vu dépenser deux fois trois mille roubles : quels sont ces témoins ? Vous venez de voir vous-mêmes quelle confiance vous pouvez leur accorder. Un gâteau dans la main d’un autre paraît toujours plus grand qu’il n’est. Aucun de ces témoins n’a compté les billets, il les ont tous jugés approximativement. Le témoin Maximov a bien vu dans les mains de l’accusé vingt mille roubles ! Quant à la déposition de madame Verkhovtseva, nous en avons eu deux versions. M. le procureur a respecté ce roman, j’imiterai sa délicatesse. Mais je me permettrai toutefois d’observer que si une personne aussi pure, aussi honorable que madame Verkhovtseva se permet, devant un tribunal, de changer tout à coup sa déposition dans le but évident de perdre l’accusé, il est évident aussi que ce revirement lui est dicté par un parti pris. On ne peut donc nous défendre de conclure que le désir de la vengeance a pu lui faire outre-passer les bornes de la vérité. Elle a donc pu exagérer les conditions humiliantes dans lesquelles elle avait offert l’argent accepté par l’accusé. Cet argent a peut-être, au contraire, été offert dans des circonstances qui permettaient à un homme léger comme notre client de l’accepter, surtout avec la pensée — que sa légèreté encore rendrait plausible — qu’il pourrait le rendre avec les trois mille roubles que lui devait son père. L’accusation ne veut pas admettre les parts que l’accusé a faites de cette somme et cette histoire d’amulette. « Le caractère de Karamazov, a dit M. le procureur, est incompatible avec de tels sentiments. » Et pourtant, vous nous parliez vous-même des deux abîmes qu’un Karamazov peut envisager à la fois ! Eh bien, vous aviez raison ! Un Karamazov peut se laisser à la fois entraîner aux prodigalités de la débauche et se laisser influencer par une autre force : cette autre force, c’est l’amour, c’est ce nouvel amour qui s’est enflammé en lui comme la poudre. Et pour cet amour, il faut de l’argent, il en faut plus encore que pour faire la fête avec la même bien-aimée. Qu’elle lui dise : « Je suis à toi ! je ne veux pas de Fédor Pavlovitch ! » Il la saisira, il l’emmènera au loin. Comment pouvez-vous croire Karamazov incapable de comprendre cela ? Qu’y a-t-il donc d’invraisemblable dans cette division de la somme prêtée dont il aurait gardé une part pour pouvoir enlever la femme qu’il aimait ? Mais le temps passe, Fédor Pavlovitch ne donne pas à l’accusé l’argent qu’il lui doit, et l’accusé songe : « Si mon père ne me donne pas cet argent, je suis un voleur aux yeux de Katherina Ivanovna ! » Et c’est un motif de plus pour garder l’argent : « Je suis un misérable, mais je ne suis pas un voleur. » Pourquoi refuser à l’assassin ces sentiments d’honneur ? L’honneur est évident en lui, mal compris, peut-être, mais évident, poussé jusqu’à la passion, il l’a prouvé. Quant à la lettre que madame Verkhovtseva vous a montrée et où l’accusation veut voir tout un programme d’assassinat, elle a été écrite en état d’ivresse, et ne signifie rien ; qui nous prouvera que l’intention réelle de Karamazov fût de s’emparer du paquet de billets de roubles, qu’il voulait aller chez son père ? Ne savons-nous pas qu’il était exaspéré et guidé par la jalousie ?

IX

« N’oubliez pas, messieurs les jurés, qu’il s’agit de la vie d’un homme, soyez prudents. Jusqu’ici l’accusation mettait encore en doute la préméditation : sa conviction ne date que de cette lettre… Le procureur vous a fait remarquer que tout est arrivé comme l’accusé l’avait décrit d’avance dans cette lettre. Mais veuillez observer qu’il n’est venu chez son père que pour voir si madame Svietlova était chez lui. S’il l’avait rencontrée chez elle, rien d’anormal ne se serait passé. Ce n’est pas dans son propre domicile, c’est chez elle qu’il a pris le pilon qui a tant servi à l’échafaudage psychologique que vous savez. Pourtant, si ce pilon n’avait pas été à la portée de sa main, il serait parti sans arme. Quelle preuve de préméditation veut-on donc voir ici ? Quant à ces projets d’assassinat qu’il vociférait dans les traktirs, ils me semblent précisément établir l’absence de préméditation : car, et non même par calcul, mais par pur instinct, ceux qui projettent un crime se gardent d’en parler. Que de fois avons-nous entendu deux ivrognes, au sortir du cabaret, se menacer de mort l’un l’autre ! Pourtant ils ne se tuent pas. Cette fatale lettre, est-ce autre chose que ce cri d’ivrogne ? Elle est ridicule, cette lettre, et voilà tout ! Mais le père de l’accusé a été assassiné, l’accusé lui-même a été vu pendant cette même nuit dans le jardin de son père : par conséquent, tout s’est passé comme il l’avait lui-même annoncé. « Puisqu’il était dans le jardin, donc il a tué. » Toute l’accusation est dans ces deux mots : puisque et donc. Et si ce donc n’avait pas raison d’être ? Oh ! je conviens que l’ensemble des circonstances est accablant. Mais examinez les faits en détail, sans vous laisser aveugler par cet ensemble. Pourquoi, par exemple, l’accusation ne veut-elle pas croire à la véracité de mon client quand il déclare s’être enfui en voyant apparaître son père ? »

Le défenseur établit longuement qu’il était en effet très-vraisemblable que l’accusé fût parti après avoir constaté que Grouschegnka n’était pas là.

« Mais alors qui a tué ? Je conviens que ce n’est ni Grigori ni sa femme. Restent donc Karamazov et Smerdiakov.

« M. le procureur s’écrie pathétiquement que l’accusé ne désigne Smerdlakov qu’en désespoir de cause. Pourquoi ne supposerais-je pas le contraire ? Pourquoi, des deux assassins possibles, le procureur préfère-t-il accuser mon client plutôt que Smerdiakov ? Il est vrai que Smerdiakov n’est désigné que par mon client, ses deux frères et madame Svietlova. Mais il y a un autre témoignage, c’est cette vague rumeur, cette atmosphère de mystère qui accompagne toute notre affaire : car elle n’est pas si claire ! Le doute est possible, messieurs. Et qu’est-ce que cette inexplicable crise d’épilepsie qui survient juste au jour de la catastrophe ? Qu’est-ce surtout que ce suicide de Smerdiakov à la veille du jugement ? Qu’est-ce encore que cette déposition soudaine du frère de l’accusé, cette déposition accablante pour Smerdiakov ? Je sais que le déposant est malade, mais convenez que c’est un énigmatique personnage, ce Smerdiakov ! »

L’avocat s’arrêta à étudier le caractère de Smerdiakov et prouva qu’il n’était ni aussi lâche ni aussi sot que le procureur voulait le croire. C’était au contraire un homme méchant, vaniteux, haineux et vindicatif. Il souffrait de son inavouable origine, et certes cette grosse somme en billets neufs avait pu tenter cette âme basse.

« Pourquoi ne se serait-il pas levé au moment où Dmitri se sauvait ? Chacun sait qu’après la crise l’épileptique est pris de sommeil : Smerdiakov a pu être réveillé par le cri de « Parricide ! » de Grigori. On dit que la femme de Grigori a entendu Smerdiakov gémir toute la nuit. Mais vous savez comme on s’imagine volontiers n’avoir pas dormi de toute la nuit quand on s’est éveillé plusieurs fois.

« Pourquoi, s’écrie le procureur, Smerdiakov n’avoue-t-il pas son crime dans le billet qu’il a écrit avant son suicide ? Lui qui se faisait scrupule de laisser accuser de sa mort un innocent, comment, s’il avait été coupable, aurait-il laissé accuser un autre innocent de la mort de Fédor Pavlovitch ? » Mais permettez. Le scrupule, c’est déjà du repentir. Or, le suicidé a pu agir par désespoir et non par repentir. Le désespoir est souvent méchant. Le suicidé, au moment même où il se faisait justice et surtout à ce moment, pouvait haïr plus que jamais ceux dont il avait été jaloux durant toute sa vie. Prenez-y garde, messieurs les jurés, vous êtes au moment de commettre une erreur judiciaire. Oui, cet ensemble de circonstances est écrasant : ces taches de sang sur les mains de l’accusé, cette nuit obscure où retentit le cri de « Parricide ! » ce domestique qui tombe assommé lui-même en jetant ce cri, et toutes ces dépositions, oh ! tout cela peut égarer une conviction, mais non pas la vôtre, messieurs les jurés ! Rappelez-vous que vous êtes dépositaires d’un pouvoir illimité : plus grand est ce pouvoir, plus dangereux en est l’exercice. À vrai dire, le plus désastreux pour nous, c’est ce fait qu’on a trouvé le cadavre d’un père assassiné. Vous hésiteriez, sur des dépositions, en somme, peu concluantes, à condamner un homme : mais le parricide vous en impose, vous craignez de laisser un tel crime impuni et, malgré votre sincérité, vous vous exagérez l’importance des faits. »

Le défenseur fit alors le portrait de Fédor Pavlovitch.

« Il est terrible de penser qu’un fils peut tuer son père : supposons pourtant que ce soit l’espèce. Karamazov a tué son père, — mais voyons, quel était ce père ? »

Et il examina les relations du père et du fils.

« L’amour filial non justifié est absurde. L’amour ne vit pas de rien, et il n’y a que Dieu qui de rien fasse quelque chose.

« Cette tribune m’est accordée par la volonté divine. Toute la Russie m’entend, et c’est aux pères du monde entier que je m’adresse : « Pères, ne contristez pas vos enfants. » Suivons d’abord ce conseil du Christ, c’est alors seulement que nous pourrons exiger l’amour filial. Jusque-là, nous serons moins des pères que les ennemis de nos enfants !

« Messieurs les jurés ! Cette terrible nuit, dont on a tant parlé aujourd’hui, vous est présente, durant laquelle le fils escalada le mur du jardin de son père et se vit face à face avec l’ennemi qui lui avait donné le jour. Il est certain que, s’il ne s’était pas agi de son père, s’il s’était agi d’un rival étranger, Karamazov se serait enfui après lui avoir peut-être donné quelque coup. Tout ce qui lui importait, à cette heure, était de savoir où était sa maîtresse. Mais un père ! un père ! Oh ! l’aspect seul de son éternel persécuteur, de son ennemi, — car c’était un monstrueux rival qu’il voyait devant lui ! — le jetait dans une exaspération de haine irrésistible, il n’était plus maître de lui, il cédait à un accès de démence, il allait inconsciemment se venger au nom des lois naturelles et toutefois contre elles-mêmes, une âme d’assassin naissait en lui… Eh bien, messieurs les jurés, malgré tout, l’assassin n’a pas tué, je l’affirme ! Il a fait un geste d’indignation et de dégoût, rien de plus. Peut-être, s’il n’avait pas eu ce fatal pilon dans les mains, il aurait pu frapper son père, mais il ne l’aurait pas tué ! Pourtant, un tel assassinat n’eût pas été un parricide. On ne pourrait le considérer comme tel que par préjugé. Supposons même qu’il ait été commis : voulez-vous punir l’accusé terriblement ? Écrasez-le de votre pitié ! Vous verrez alors, vous entendrez son âme tressaillir ! Oh ! vous pouvez m’en croire, il y a de la noblesse, messieurs, dans cette âme sauvage. Votre sentence l’humiliera, il maudira son action, son âme en sera élargie, il adorera la miséricorde divine, il vénérera la justice humaine. Le repentir l’accablera, il comprendra l’immense devoir que sa vie passée impose à son avenir. Il ne dira pas, comme il pourrait faire si vous le condamniez : « Je suis quitte ! » Il dira au contraire : « Je suis coupable devant les hommes ! » Oh ! cet acte de pitié vous sera si facile, dans cette absence de preuves irréfutables ! Et en eussiez-vous, de ces preuves qui font l’évidence, il vous serait pénible encore de répondre à la redoutable question qui va vous être faite : « Oui, coupable. » Mieux vaut acquitter dix coupables que punir un seul innocent. Entendez-vous la grande voix du siècle passé de notre histoire nationale ? Est-ce à moi, humble devant vous, de vous rappeler que la justice russe n’a pas pour unique rôle de châtier ? Elle sait aussi relever et sauver un homme perdu. Que chez les autres peuples la lettre de la loi règne ! Mais nous, servons l’essence, l’esprit de la loi, régénérons les déchus et vive la Russie, alors !

« Ne nous effrayez pas, vous autres, ne nous effrayez pas avec votre troïka emportée devant laquelle s’écartent les nations ! Il n’y a plus ici de troïka emportée : c’est un char majestueux, qui marche solennellement et tranquillement vers son but ! Car ce ne sont pas seulement les destinées de mon client qui sont entre vos mains : vous détenez aussi les destinées du génie russe. Sauvez les unes et les autres, affermissez le génie national, prouvez qu’une si grande mission est entre de dignes mains ! »

Le discours du défenseur avait été interrompu par de fréquents applaudissements.

Après la réponse du procureur, les jurés se retirèrent dans la salle des délibérations.

On était sûr de l’acquittement.

Les jurés restèrent absents durant juste une heure.

La sonnette retentit. Un silence morne régnait dans la salle. À toutes les questions du président, et à cette première comme aux autres : « Le prévenu est-il coupable d’avoir tué avec préméditation son père et de l’avoir volé ? » le starschina des jurés répondit d’une voix nette :

— Oui, coupable.

Mitia fut condamné à vingt ans de travaux forcés.