Les Frères Karamazov, traduction Halpérine-Kaminsky et Morice/Livre VIII


LIVRE VIII

L’INSTRUCTION.

I

Cependant, Marfa Ignatievna, la femme de Grigori, malgré le profond sommeil qui la paralysait, se réveilla tout à coup, sans doute gênée par les cris de Smerdiakov qui souffrait dans la chambre voisine. Ces cris de l’épileptique avaient toujours épouvanté Marfa Ignatievna. Encore engourdie de sommeil, elle se leva et entra dans le cabinet de Smerdiakov.

Il faisait sombre ; on entendait les secousses, les hoquets et les cris du malade, mais on ne distinguait rien. Elle se mit à crier elle-même, à appeler son mari. Mais il lui sembla tout à coup que Grigori n’était pas auprès d’elle quand elle s’était levée. Elle rentra dans sa chambre, tâta le lit : vide !

Elle courut au perron et appela :

— Grigori !

Pour toute réponse elle entendit, dans le silence nocturne, une sorte de gémissement lointain. Elle prêta l’oreille. Les gémissements se répétèrent, elle comprit qu’ils venaient du jardin.

« Seigneur ! on dirait les cris de Lizaveta Smerdiachtchaïa ! »

Elle descendit du perron et aperçut la petite porte du jardin ouverte. « Il est peut-être là… » Elle se dirigeait vers cette porte quand elle entendit Grigori l’appeler d’une voix faible et douloureuse :

— Marfa ! Marfa !…

« Seigneur ! protégez-nous ! » murmura Marfa, et elle s’élança dans la direction de Grigori.

Il n’était plus près du mur où il était tombé. Il avait fait une vingtaine de pas en se traînant. Elle vit aussitôt qu’il était tout en sang et se mit à crier. Grigori murmura faiblement et d’une voix entrecoupée :

— Tué… tué son père… Qu’as-tu à crier, sotte ? Cours, appelle !…

Marfa Ignatievna continuait à crier. Soudain, apercevant la fenêtre du barine ouverte et éclairée, elle y courut et se mit à appeler Fédor Pavlovitch. Mais ayant regardé dans la chambre, elle vit le barine étendu sur le dos, par terre, sans mouvement. Sa robe de chambre de couleur claire et sa chemise blanche étaient inondées de sang. La bougie qui brûlait sur la table éclairait le visage du mort. Marfa Ignatievna sortit en courant du jardin, ouvrit la porte cochère et alla frapper chez Maria Kondratievna. Les deux voisines, la mère et la fille, dormaient ; les coups de poing que Marfa Ignatievna frappait sur les volets éveillèrent les deux femmes. Marfa Ignatievna leur dit la chose en paroles incohérentes et les appela au secours. Elles firent lever le gardien, et tous se rendirent sur le lieu du crime. Chemin faisant, Maria Kondratievna se rappela que, vers neuf heures, elle avait entendu un cri aigu. C’était précisément le « Parricide ! » de Grigori. Arrivés sur la place où était étendu Grigori, ils le transportèrent dans sa chambre. On alluma une bougie et l’on s’aperçut que Smerdiakov était toujours en proie à sa crise, les paupières révulsées et l’écume aux lèvres. Après avoir lavé la tête de Grigori avec de l’eau et du vinaigre, les deux femmes et le soldat se rendirent chez le barine et virent en passant que la porte de la maison était grande ouverte. Or, on savait que le barine s’enfermait toujours pour la nuit. Les deux femmes n’osèrent entrer et revinrent chez Grigori, qui leur ordonna d’aller prévenir l’ispravnik.

L’ispravnik prévint aussitôt les autres autorités judiciaires et tous se rendirent dans la maison du mort, où l’instruction commença sur place. Fédor Pavlovitch avait la tête fracassée : mais avec quel instrument ? Sans doute avec la même arme qui avait servi à assommer Grigori et qu’on retrouva dans une allée. Le médecin judiciaire donna les soins nécessaires à Grigori, qui raconta tout ce qui lui était arrivé. Dans la chambre de Fédor Pavlovitch on ne trouva aucun désordre ; sauf que derrière les rideaux de son lit, par terre, on ramassa une grande enveloppe avec l’inscription : « Trois mille roubles pour mon ange Grouschegnka, si elle veut venir. » Plus bas : « À mon petit poulet. » L’enveloppe était déchirée et vide. On trouva aussi par terre la faveur rose qui avait entouré l’enveloppe.

De son côté, Petre Iliitch, à qui Fénia n’avait pu rien apprendre, se rendit chez l’ispravnik. Là, il apprit l’événement et déclara tout ce qu’il savait lui-même. La supposition que Dmitri Fédorovitch se tuerait le lendemain matin attira l’attention du procureur. Il fallait donc aller sans retard à Mokroïe pour saisir le coupable avant qu’il ne se fût fait justice lui-même.

Toutes les formalités de l’instruction terminées, les autorités judiciaires partirent pour Mokroïe. Seul, le médecin resta dans la maison de Fédor Pavlovitch, ayant à faire l’autopsie du cadavre et d’ailleurs très-intéressé par l’état de Smerdiakov.

« Des crises d’épilepsie aussi violentes et aussi longues, de deux jours, sans interruption, sont très-rares, dit-il, et appartiennent à la science. »

Il avait même affirmé au procureur et au juge d’instruction que Smerdiakov n’atteindrait pas le matin.

II

Mitia regardait donc d’un air hagard autour de lui, sans comprendre ce qu’on disait. Tout à coup il se leva, tendit ses mains vers le ciel et s’écria :

— Je ne suis pas coupable ! De ce sang-là, je ne suis pas coupable ! Je n’ai pas versé le sang de mon père… Je voulais le tuer, mais je ne l’ai pas fait… Ce n’est pas moi !

À peine eut-il fini de parler que Grouschegnka parut et tomba aux pieds de l’ispravnik.

— C’est moi ! c’est moi, la maudite, qui suis coupable ! sanglota-t-elle en se tordant les mains. C’est à cause de moi qu’il a tué. C’est moi qui l’ai poussé à bout !… J’ai torturé aussi le vieillard, celui qui n’est plus ! C’est moi qui suis coupable de tout !…

— Oui, c’est toi, toi ! cria l’ispravnik, toi, fille débauchée !

Il la menaça du geste, mais on le maîtrisa aussitôt ; le procureur le saisit même par les mains.

— C’est du désordre ! Mikhaël Makaroritch ! dit-il. Vous gênez l’instruction… Vous gâtez l’affaire…

— Il faut prendre des mesures… Il faut prendre des mesures ! dit à son tour le juge d’instruction. Cela ne se peut tolérer.

— Jugez-nous ensemble ! continuait Grouschegnka toujours à genoux. Condamnez-nous ensemble ! Je le suivrai jusqu’à l’échafaud !…

— Grouscha ! ma vie, mon sang, ma sainte ! dit Mitia s’agenouillant devant elle et la serrant dans ses bras. Ne la croyez pas ! Elle est innocente, absolument innocente !

On l’arracha vivement d’auprès elle, on l’emmena ; il se laissa faire sans s’apercevoir de rien et ne revint à lui qu’assis à table, entouré de gens à plaques de cuivre. En face, sur le divan, siégeait le juge d’instruction, Nicolay Parfenovitch, qui l’invitait constamment, avec beaucoup de courtoisie, à boire un peu d’eau. Mais Mitia s’intéressait surtout aux bagues énormes qui ornaient les mains du juge. Un peu plus loin était un jeune homme en train d’écrire.

— Prenez donc de l’eau, dit doucement, pour la dixième fois, le juge d’instruction.

— J’ai bu, messieurs, j’ai bu… Eh bien ! écrasez-moi ! condamnez-moi ! décidez de mon sort…

— Donc, vous affirmez que vous êtes innocent de la mort de Fédor Pavlovitch, votre père ?

— Innocent ! Je suis coupable pour avoir versé le sang d’un autre, mais non pas celui de mon père. J’ai tué… Mais il est horrible qu’on m’accuse du sang que je n’ai pas versé ! horrible, messieurs ! Mais qui donc a tué mon père ? Qui donc a pu le tuer, si ce n’est moi ? C’est prodigieux ! c’est absurde ! c’est une impossibilité !

— Précisément, qui a pu le tuer ? dit le juge.

Mais le procureur, Hippolyte Kirillovitch, jeta un coup d’œil significatif au juge d’instruction, puis il dit à Mitia :

— Vos inquiétudes au sujet du vieux domestique Grigori Vassilievitch sont vaines. Sachez qu’il est vivant, malgré le coup terrible que vous lui avez asséné comme il vous en accuse et comme vous l’avouez. L’avis du médecin est que Grigori guérira certainement.

— Vivant ! Il est vivant !

Le visage de Mitia se rasséréna.

— Je te remercie, Seigneur, pour la grâce insigne que tu daignes faire au pécheur, au misérable que je suis ! C’est à ma prière que tu accordes ce miracle, car j’ai prié toute la nuit…

Il se signa trois fois.

— Ce même Grigori a fait contre vous une déposition d’une extrême gravité…

Mitia ne laissa pas achever le procureur et se leva vivement.

— Un instant, messieurs ! Par Dieu, un petit instant ! je veux seulement la voir…

— Permettez ! c’est impossible maintenant ! s’exclama Nicolay Parfenovitch.

Les gens aux plaques de cuivre se rapprochèrent de Mitia, qui du reste s’assit sans résistance.

— Tant pis ! Je voulais seulement lui apprendre que le sang qui m’a tant tourmenté est lavé et que je ne suis pas un assassin. Messieurs, vous le savez, c’est ma fiancée ! dit-il solennellement en regardant tous les assistants. Oh ! merci ! vous m’avez ressuscité !… Ce vieillard ! mais il m’a porté dans ses bras ! Il me lavait dans une petite baignoire, quand j’avais trois ans, quand tout le monde m’avait abandonné. Il m’a servi de père !…

— Donc, vous… reprit le juge.

— Permettez, messieurs, encore un instant ! interrompit Mitia, et s’accoudant sur la table, il cacha son visage dans ses mains. Laissez-moi réfléchir ! Laissez-moi respirer, messieurs ! Tout cela est terrible… Vous frappez sur moi… Je ne suis pas un tambour, pourtant ! Je suis un homme, messieurs !

— Vous feriez bien de boire un peu d’eau…

Mitia releva la tête et sourit. Son regard était clair, sa physionomie calme, il regardait les juges sans crainte et comme s’il eût été dans une réunion d’amis.

— Je vois, Nikolay Parfenovitch, que vous êtes un juge d’instruction très-habile, dit-il avec gaieté. D’ailleurs, je vais vous aider. Oh ! messieurs, je suis ressuscité ! Ne vous offensez pas si je vous parle avec franchise, d’autant plus que je suis un peu ivre, je dois en convenir. Il me semble avoir eu l’honneur… l’honneur et le plaisir de vous rencontrer, Nikolay Parfenovitch, chez mon parent Mioussov… Messieurs, messieurs, je ne prétends pas à l’égalité entre nous, je comprends très-bien la situation ; il pèse sur moi, — puisque Grigori m’accuse, — il pèse sur moi une terrible inculpation, je le comprends très-bien. Mais au fait, messieurs, je suis prêt, finissons-en tout de suite, car je ne suis pas coupable et ce ne sera pas long à démontrer, n’est-ce pas ?

— Ainsi, nous noterons en attendant que vous niez radicalement votre culpabilité, dit le juge. Prenez note, dit-il au scribe.

— Prendre note ! prendre note de cela ? Soit, j’y consens, je donne mon plein consentement, messieurs… Seulement, voyez-vous ?… Attendez, écrivez ceci : il est coupable d’avoir fait du désordre, d’avoir donné à un pauvre vieillard des coups violents ; de cela, il est coupable… et aussi, en moi-même, dans ma pensée, je me sens coupable… mais cela il ne faut pas l’écrire, c’est particulier, cela ne vous regarde pas, c’est du for intime… Quant à l’assassinat de mon vieux père, je ne suis pas coupable de ce crime hideux ! Je vous le prouverai, je vous en convaincrai tout de suite. Vous rirez vous-même de votre méprise.

— Tranquillisez-vous, Dmitri Fédorovitch, dit le juge ; avant de continuer l’interrogatoire, je voudrais, si vous consentez à répondre, savoir de vous-même s’il est vrai que vous étiez, le défunt et vous, en mauvais termes, que vous ne l’aimiez pas et que vous aviez des querelles ensemble… Ici même, il y a un quart d’heure, vous avez dit que vous aviez voulu le tuer : « Je ne l’ai pas tué, avez-vous dit, mais j’ai voulu le tuer. »

— L’ai-je dit ? Peut-être bien. Oui, plusieurs fois, j’ai eu l’intention de le tuer… Malheureusement !

— Vous en aviez l’intention ? Voulez-vous consentir à nous expliquer d’où provenait cette haine contre votre père ?

— Mais quelles explications voulez-vous, messieurs ? dit Mitia en haussant les épaules. Je n’ai pas caché mes sentiments, toute la ville les connaît. Il n’y a pas bien longtemps que je les ai encore déclarés dans la cellule du starets Zossima… Le soir du même jour, j’ai frappé et presque assommé mon père et j’ai juré devant témoins que je reviendrais le tuer… Oh ! oui, mille témoins ! J’ai crié cela pendant tout un mois ! Toute la ville en témoignera !… Les faits hurlent ; mais les sentiments, c’est une autre affaire ! Voyez-vous, messieurs, je ne crois pas que vous ayez le droit de me questionner là-dessus. Quoique vous soyez les représentants de l’autorité, mes sentiments intérieurs n’ont rien à démêler avec vous. Mais… puisque je ne les ai pas cachés, puisque je les ai dits à tout le monde, alors… alors je ne vous en ferai pas un mystère. Voyez-vous, messieurs, je comprends à merveille que les charges contre moi sont accablantes : j’ai juré de le tuer, et voilà qu’il est tué ! Qui peut, sinon moi, avoir fait le coup ? Ah ! ah ! Je vous excuse, messieurs, je vous excuse absolument, car je suis moi-même très-étonné : qui peut avoir fait le coup, n’est-ce pas ? Si ce n’est pas moi, qui est-ce donc ? Qui ? Messieurs, je veux le savoir ! J’exige de vous que vous me disiez où il a été tué, comment et avec quelle arme.

Il regarda successivement le procureur et le juge avec lenteur.

— Nous l’avons trouvé gisant à terre, dans son cabinet, la tête fracassée, dit le procureur.

— C’est terrible, messieurs !

Mitia frémit et, s’accoudant de nouveau sur la table, il se cacha les yeux avec sa main droite.

— Continuons, dit Nicolay Parfenovitch. Donc, d’où provenait votre haine ? Vous avez, je crois, déclaré publiquement que cette haine était née de la jalousie.

— Eh ! oui, la jalousie et encore autre chose.

— Des questions d’argent ?

— Eh ! oui, l’argent y était aussi pour quelque chose.

— Il me semble qu’il s’agissait de trois mille roubles que votre père vous redevait sur votre héritage maternel et qu’il avait refusé de vous donner.

— Comment ! trois mille ? Plus de six mille, plus de dix mille peut-être ! Je l’ai crié partout, je l’ai dit à tout le monde. Mais j’étais résolu à faire la paix pour trois mille roubles. Il me les fallait, coûte que coûte… De sorte que ce paquet caché sous un coussin, je le savais, et qu’il destinait à Grouschegnka, je le considérais comme ma propriété ; oui, messieurs, comme mon indiscutable propriété…

Le procureur échangea avec le juge un regard significatif.

— Nous reviendrons là-dessus, dit aussitôt le juge. En attendant, vous nous permettrez de noter ce point : que vous considériez cet argent, lequel était enfermé dans une enveloppe cachetée, comme votre propriété indiscutable.

— Écrivez, messieurs ! Je me rends très-bien compte que c’est encore une charge contre moi, mais cela m’est égal. Je m’accuse moi-même, entendez-vous ? moi-même… Voyez-vous, messieurs, je crois que vous vous méprenez à mon égard ; vous me croyez un tout autre homme que je ne suis. Je vous parle loyalement, noblement, en homme qui a fait une foule de bassesses, mais qui resta toujours un être noble, intérieurement, au fond de lui-même… en un mot… je ne sais comment m’exprimer… J’ai souffert toute ma vie de cette soif de noblesse. J’étais le martyr de cet idéal ; je le recherchais avec une lanterne de Diogène, et pourtant je n’ai fait que des bassesses, comme nous tous, messieurs… C’est-à-dire, non, je me trompe… il n’y a que moi de tel !… Messieurs, j’ai mal à la tête… Son physique me faisait horreur… quelque chose de malhonnête, d’effronté… Il souillait toutes choses… bouffonnerie perpétuelle, cynisme… dégoûtant ! Mais maintenant qu’il est mort, je pense autrement.

— Comment cela, autrement ?

— C’est-à-dire pas autrement, mais je regrette de l’avoir tant détesté.

— Vous avez des remords ?

— Non, je ne dirai pas des remords, n’insinuez pas cela… Je ne suis pas bon moi-même, messieurs, ni bien joli, et je n’avais donc pas le droit de lui en vouloir pour sa laideur et sa méchanceté… Cela, inscrivez-le si vous voulez.

À mesure qu’il parlait, Mitia devenait de plus en plus morne. Mais tout à coup Grouschegnka, qu’on avait éloignée et que gardait un moujik à plaque de cuivre, bousculant Maximov qui était assis auprès d’elle, se précipita sur Mitia d’une manière si inattendue qu’on ne put l’arrêter, Mitia se jeta au-devant d’elle. Mais on la saisit aussitôt et il fallut quatre hommes pour les séparer.

— Que vous a-t-elle fait ? s’écria Mitia. Elle est innocente !

Le procureur et le juge s’efforcèrent de le tranquilliser.

Dix minutes se passèrent ainsi. Puis Mikhaël Makarovitch entra :

— Elle est en bas, dit-il au procureur. Me permettez-vous maintenant, messieurs, de dire à ce malheureux un mot devant vous, messieurs, devant vous ?

— Faites, Mikhaël Makarovitch, nous n’avons rien à dire à cela.

— Dmitri Fédorovitch, écoute, mon petit père.

Sa physionomie exprimait une pitié profonde et quasi paternelle.

— J’ai emmené Agrafeana Alexandrovna en bas et je l’ai confiée aux filles du patron. Le petit Maximov est aussi auprès d’elle. Je l’ai rassurée, je lui ai fait comprendre qu’il faut que tu te justifies, qu’elle ne doit pas se troubler, autrement tu pourrais augmenter les charges contre toi, comprends-tu ? Elle est intelligente et bonne, elle m’a baisé les mains et puis elle a prié pour toi. Elle m’a envoyé te dire d’être calme. Il faut, mon ami, que j’aille lui dire qu’en effet tu es plus calme, n’est-ce pas ? Je suis coupable envers elle, oui, messieurs, c’est une âme chrétienne et bonne, elle est innocente ! Puis-je lui dire que tu es plus calme, Dmitri Fédorovitch ?

Le bonhomme était ému par le spectacle de cette double douleur. Des larmes coulaient sur ses joues ridées. Mitia s’avança vivement vers lui.

— Permettez-moi, messieurs, oh ! permettez ! Vous êtes un ange, Mikhaël Makarovitch, un ange ! Merci pour elle ! Je suis calme, je suis même heureux. Ayez la bonté de le lui dire. Je vais même rire si vous voulez ! Nous allons en finir tout de suite et, aussitôt libre, j’irai chez elle. Qu’elle m’attende. Maintenant, messieurs, je vais vous ouvrir mon cœur afin que nous terminions tout cela joyeusement. Nous finirons par rire ensemble. Mais, messieurs, cette femme, c’est la reine de mon âme, souffrez que je vous le dise… Je vois que j’ai affaire à de nobles cœurs. Elle est la lumière, la pureté de ma vie. Oh ! si vous saviez !… Avez-vous entendu ces cris : « Je te suivrai jusqu’à l’échafaud ! » Que lui ai-je donné, moi qui n’ai rien ? Pourquoi m’aime-t-elle ? Est-ce que je mérite qu’elle m’aime ? Je suis un être ignoble, éhonté… Un tel amour !… Pardonnez-moi tout ce que je vous dis là… Maintenant je suis consolé !…

Des larmes de joie jaillirent de ses yeux. Le vieil ispravnik souriait. Les juges mêmes sentaient que l’instruction entrait dans une phase nouvelle.

Quand l’ispravnik fut parti, Mitia s’écria :

— Eh bien, messieurs, je suis à vous maintenant.

L’interrogatoire recommença.

III

— Nous ne pouvons vous dire assez combien vos bonnes dispositions facilitent notre besogne, dit Nicolay Parfenovitch visiblement satisfait. Cette sorte de confiance mutuelle est indispensable dans les affaires de cette importance, et c’est le meilleur mode de justification que puisse employer l’inculpé. Nous ferons donc tout ce qui dépendra de nous, comme vous faites vous-même… N’est-ce pas votre sentiment, Hippolyte Kirillovitch ? demanda-t-il au procureur.

— Certes, répondit le procureur, toutefois avec une sécheresse accentuée.

— Messieurs, laissez-moi vous faire un récit rapide de tous ces événements. Veuillez ne pas m’interrompre inutilement.

— Très-bien, mais avant de vous entendre, permettez-moi de constater ce petit fait, que vous avez emprunté hier soir dix roubles à votre ami Petre Iliitch, en lui laissant en gage vos pistolets.

— Oui, messieurs, j’ai fait cet emprunt, et puis ?

— Racontez-nous donc avec ordre l’emploi de votre journée d’hier, depuis le matin.

— Il fallait me le demander tout de suite ! dit en riant Mitia. Voulez-vous que je vous dise aussi ce que j’ai fait avant-hier ? Ainsi… Il y a trois jours, je suis allé, dès le matin, chez le marchand Samsonnov pour lui emprunter trois mille roubles, sur gages certains. J’avais un très-pressant besoin de cette somme.

— Permettez… dit avec politesse le procureur. Pourquoi aviez-vous un si pressant besoin de cette somme ?

— Eh ! messieurs, que de détails ! Où ? comment ? pourquoi ? Billevesées !… Il y aura bientôt de quoi remplir trois volumes avec un épilogue, si nous allons de ce train !

Mitia parlait du ton de bonhomie d’un homme déterminé à dire la vérité.

— Messieurs, se reprit-il, ne m’en veuillez pas pour cette brusquerie, croyez que je vous rends tous les respects qui vous sont dus. Je ne suis pas ivre. Je sais que je suis à vos yeux un criminel, il n’y a pas d’égalité entre nous ; votre devoir est de m’étudier, mais convenez que vous embarrasseriez Dieu lui-même avec ces questions : Qu’as-tu fait ? qu’as-tu dit ? où es-tu allé ? comment ? quand ? Je puis dire… je ne sais quoi, vous en prendrez note, et qu’est-ce que cela prouvera ? Rien. Je vous prie donc de ne pas vous en tenir trop étroitement à la procédure classique qui déduit d’un petit fait comme : Qu’a-t-il mangé ? Quand a-t-il craché ? une grosse conclusion, et à l’accusé étourdi de détails pose tout à coup la question terrible : As-tu tué ? Ah ! ah ! voilà toute votre ruse ! Employez ce procédé avec des moujiks : avec moi, non ! J’ai servi, je connais les choses… Ah ! ah ! ah ! Ne vous fâchez pas contre Mitia Karamazov : on peut lui pardonner un peu d’insolence, c’est dans son caractère… Ah ! ah ! ah !

Le juge riait. Le procureur restait grave et suivait attentivement tous les changements de physionomie de Mitia.

— Mais, dit le juge en continuant de rire, vous ne pouvez nous reprocher d’avoir voulu vous entortiller de questions telles que : Comment vous êtes-vous levé ce matin ? Nous avons procédé avec une franchise que je qualifierais d’exagérée.

— Je comprends, j’apprécie toute votre bonté. Vous êtes de nobles âmes, tous trois. Il règne entre nous la confiance réciproque de gens du monde liés par des sentiments communs de noblesse et d’honnêteté. En tout cas, laissez-moi vous considérer comme mes meilleurs amis dans cette pénible occurrence. Je ne vous offense pas en vous parlant ainsi ?

— Au contraire, vous dites très-bien, Dmitri Fédorovitch, répondit sérieusement le juge.

— Donc, pas de futilités, messieurs, allons au fait.

— Rien de plus raisonnable, dit à son tour le procureur. Mais je voudrais que vous eussiez déjà répondu à cette question, pour nous de la dernière importance : Que vouliez-vous faire de ces trois mille roubles ?

— Une chose ou une autre… qu’importe ?… Payer une dette !

— À qui ?

— Cela, je refuse absolument de le dire, messieurs. Non pas que je ne le puisse ou que je ne l’ose, mais c’est pour moi un principe : cela concerne ma vie privée, et je ne permets à personne d’y toucher. Votre question n’a pas trait à l’affaire. Il s’agissait d’une dette d’honneur, je ne dois pas dire envers qui.

— Vous jugerez bon que nous en prenions note, dit le procureur.

— Je vous en prie, écrivez que je refuse de le dire et que je ne le dirai pas, car je considère qu’il serait indélicat de ma part de le dire… Oh ! qu’il faut que vous ayez du temps à perdre, messieurs, pour tant écrire !

— Permettez-moi, monsieur, de vous prévenir, de vous rappeler encore une fois, dit d’un ton sévère le procureur, que vous avez tous les droits de ne pas répondre à nos questions, que nous n’avons, nous, nullement le droit d’exiger de vous des réponses qu’il ne vous plaît pas de nous faire pour tel ou tel motif. Mais il est de notre devoir de vous avertir de tout le tort que vous vous causez en refusant d’éclairer la justice. Maintenant, veuillez continuer.

— Messieurs, croyez que je ne me considère pas comme offensé par… murmura Mitia un peu confus de cette observation, et, s’interrompant au milieu de sa phrase, il entama le récit des événements que nous connaissons déjà. Quand il en vint à sa visite chez Fénia, il s’écria malgré lui :

— Si je n’ai pas tué cette femme, messieurs, c’est uniquement que je n’en avais pas le temps alors !

Le scribe consigna soigneusement cette exclamation.

Mitia se tut un instant, puis expliqua comment il était entré dans le jardin de son père. Tout à coup, le juge l’interrompit, et dépliant une grande serviette qui était auprès de lui sur le divan, il en sortit le pilon.

— Connaissez-vous cet objet ?

— Ah ! oui. Donnez donc que je voie… Au diable ! non ! je n’en veux pas.

— Vous avez oublié d’en parler.

— Que diable ! croyez-vous que je voulais le cacher ? Je n’y pensais pas, voilà tout.

— Daignez donc nous expliquer comment vous vous êtes procuré cette arme.

— Je daigne, messieurs…

Et Mitia conta comment il avait pris le pilon chez Fénia et s’était enfui.

— Mais quelle intention aviez-vous en prenant cet objet ?

— Quelle intention ? Aucune. J’ai pris et je me suis sauvé, voilà !

— Mais comment l’auriez-vous pris sans intention ?

La colère commençait à naître en Mitia. Il regarda attentivement le tout jeune juge, « le gamin ! » pensait-il, et il sourit d’un mauvais sourire, se repentant d’avoir parlé avec tant de franchise « à de telles gens ».

— Je me moque de votre pilon ! s’écria-t-il tout à coup.

— Cependant…

— Eh bien ! c’est pour les chiens… il faisait sombre… pour n’importe quoi.

— Auparavant, vous armiez-vous aussi quand vous sortiez la nuit, puisque vous craignez tant l’obscurité ?

— Eh ! que diable ! messieurs, il est impossible, littéralement impossible de parler avec vous ! s’écria Mitia exaspéré. Écris, dit-il au scribe, écris immédiatement, tout de suite : « Il a pris ce pilon pour aller tuer son père… Fédor Pavlovitch… pour lui fracasser la tête. » Êtes-vous contents, messieurs ? dit-il d’un air provocant.

— Il est évident que nous ne pouvons prendre en considération une telle déposition, faite dans la colère qu’excitent en vous nos questions, que vous considérez comme insignifiantes, quoiqu’elles soient très-graves.

— Mais, voyons, messieurs ! J’ai pris ce pilon, pourquoi ? Je ne le sais pas. J’ai pris et je me suis enfui, vous dis-je ! Voilà tout. Soyez donc raisonnables, messieurs, passons ! Autrement, je vous jure que je n’ajouterai pas un mot.

Il était au moment de déclarer que : « Eh bien ! il ne dirait plus rien, dût-on l’envoyer à l’échafaud ! » Mais il se maîtrisa et reprit :

— Voyez-vous, messieurs, en vous écoutant, il me semble faire un certain rêve qui m’est familier : je suis poursuivi par je ne sais qui, un inconnu dont j’ai grand’peur ; c’est la nuit, mon inconnu me cherche, je me cache derrière une porte, derrière une armoire, je suis lâche ; il sait très-bien où je me suis caché, mais il feint de l’ignorer, pour me torturer davantage, pour jouir de mon épouvante… C’est ce que vous faites maintenant, c’est tout à fait cela.

— Vous avez de tels rêves ? observa le procureur.

— Oui, j’ai de tels rêves. Voulez-vous le noter ?

— Non, mais ils sont curieux, vos rêves.

— Maintenant, ce n’est plus un rêve, c’est la réalité, messieurs, c’est le réalisme de la vie réelle. Je suis un loup, vous êtes des chasseurs.

— La comparaison est outrée, dit doucement le juge.

— Non pas, messieurs ! dit Mitia avec une colère soudaine. Vous pouvez refuser de croire à la franchise d’un accusé quelconque que vous torturez avec vos questions, non à celle d’un homme noble, messieurs, qui vous parle dans toute la noblesse de son âme. Messieurs, non, vous n’en avez pas le droit ! Mais

Silence, mon âme !
Patiente, humilie-toi, rentre en toi-même.

Faut-il continuer ? demanda-t-il brusquement.

— Comment donc ? je vous en prie, fit Nikolay Parfenovitch.

IV

Mitia reprit son récit, avec un peu d’irritation, mais il était évidemment résolu à n’omettre aucun détail. Il expliqua comment il avait escaladé la clôture, comment il s’était approché de la fenêtre et tout ce qui alors s’était passé en lui-même. Avec précision, avec lucidité, il analysa les sentiments qui l’avaient envahi en cet instant où il désirait si violemment savoir si Grouchegnka était ou n’était pas chez Fédor Pavlovitch. Chose remarquable, le procureur et le juge l’écoutaient maintenant avec une extrême et presque hostile contention ; ils le regardaient sévèrement et lui posaient le moins de questions possible. Mitia ne pouvait rien lire sur leurs visages. « Sont-ils offensés ? » se demandait-il. « Eh bien, au diable ! » Quand il en vint à dire qu’il avait fait à son père le signal convenu pour l’arrivée de Grouschegnka, le juge et le procureur semblèrent ne point prendre garde au mot signal, comme s’ils ne le comprenaient pas, comme s’ils en ignoraient le sens. Mitia remarqua ce détail.

Après avoir décrit la rage soudaine qui s’était élevée en lui au moment où, apercevant la figure de son père penchée hors de la fenêtre, il avait saisi le pilon, il s’arrêta inopinément, comme exprès. Il regardait la muraille, sentant très-bien, braqués sur lui, les regards perçants de ses juges.

— Eh bien ! dit Nikolay Parfenovitch, vous avez saisi votre arme et… et qu’avez-vous fait ?

— Et… et j’ai tué… J’ai asséné à mon père un coup de pilon et je lui ai fracassé le crâne… N’est-ce pas ? c’est ainsi, d’après vous ?

Ses yeux étincelaient. Toute sa colère, naguère apaisée, se réveillait en lui, se révoltait avec une violence irrésistible.

— D’après nous, approuva Nikolay Parfenovitch. Mais, d’après vous ?

Mitia baissa les yeux et resta assez longtemps sans parler.

— D’après moi, messieurs, d’après moi, voici comment la chose s’est passée, reprit-il doucement. Est-ce ma mère qui en ce moment priait Dieu pour moi ? Est-ce un bon esprit qui me baisa au front en passant ? Je ne sais, mais le diable a été vaincu. Je m’enfuis de la fenêtre et courus vers la barrière… C’est alors que mon père m’aperçut et, prenant peur, se retira vivement de la fenêtre, je l’ai vu au moment de m’enfuir… J’enjambais déjà la clôture quand Grigori me saisit…

Mitia leva enfin les yeux sur ses juges : ils l’écoutaient avec calme. Un frémissement de colère agita de nouveau son âme.

— Messieurs, vous vous riez de moi !

— D’où concluez-vous cela ? demanda Nicolay Parfenovitch.

— Vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis ! Je sens très-bien que je suis arrivé au point capital : le vieillard est là, gisant, la tête fracassée ; je raconte tragiquement que j’ai voulu le tuer, que j’ai même saisi le pilon — et voilà, je me sauve ! Une tragédie à mettre en vers ! Allez croire à la bonne foi d’un tel gaillard ! Ha ! ha !… Eh ! vous autres, messieurs, vous êtes des plaisantins !

Il s’agita sur sa chaise si violemment qu’elle craqua.

— Avez-vous remarqué, dit le procureur, comme s’il ne s’apercevait pas de l’animation de Mitia, en vous enfuyant, si la porte du jardin était ouverte !

— Non, elle n’était pas ouverte !

— Ah ?

— Elle était fermée. Qui aurait pu l’ouvrir ? Bah ? la porte ?… Attendez… continua Mitia en frissonnant, vous avez vu la porte ouverte ?

— Oui.

— Mais qui a pu l’ouvrir, si ce n’est vous-même ?

— La porte était ouverte, et l’assassin de votre père a certainement passé par là pour entrer et pour sortir, dit le procureur d’un ton posé en détachant nettement chaque mot. Cela me paraît très-clair. L’assassinat a été, c’est incontestable, commis dans la chambre, et non pas à travers la fenêtre. Cela résulte évidemment de l’examen que nous avons fait du lieu du crime et de la position du corps. Il n’y a pas de doute à cet égard.

Mitia demeurait abasourdi.

— Mais c’est impossible, messieurs ! Je ne suis pas entré… Je vous dis que la porte est restée fermée durant tout le temps que j’ai passé dans le jardin, je me suis tenu sous la fenêtre, et ce n’est qu’à travers la fenêtre que j’ai vu mon père… Je me rappelle tous les détails. D’ailleurs le signal n’était connu que de lui, de moi et de Smerdiakov, et sans signal mon père n’aurait pas ouvert.

— Quel signal ? demanda le procureur avec une curiosité fiévreuse.

Il perdait tout son sang-froid, il insinuait sa question comme on rampe, pressentant un fait important et encore inconnu et craignant que Mitia refusât de dévoiler ce secret.

— Ah ! vous ne le saviez pas, dit Mitia en clignant de l’œil avec un sourire ironique. Et qu’arriverait-il si je refusais de répondre ? Qui vous dirait la chose à ma place ? Le défunt, moi, Smerdiakov et le bon Dieu sommes seuls à connaître ce mystère. Pour le bon Dieu, il ne vous répondra pas. C’est un point très-intéressant, le diable sait tout ce qu’on en pourra déduire ! Consolez-vous, messieurs, je vais vous le dévoiler, vos craintes sont chimériques. Vous ne me connaissez pas : l’accusé déposera contre lui-même, oui, car il est un chevalier d’honneur ; quant à vous…

Le procureur avala sans faire la grimace ces amères pilules. Il frémissait seulement d’impatience.

Mitia expliqua tous les signaux concertés entre Fédor Pavlovitch et Smerdiakov,

— Maintenant échafaudez là-dessus un nouveau système, conclut-il en se détournant avec mépris.

— Alors votre défunt père, vous et le domestique Smerdiakov, connaissiez seuls ces signaux ? insista le juge.

— Oui, et le bon Dieu. Notez donc le bon Dieu, ça pourra vous servir.

— Donc, puisque vous affirmez que vous êtes innocent, ne serait-ce pas Smerdiakov qui aurait donné le signal pour que votre père ouvrît la fenêtre et qui… aurait fait le coup ?

Mitia jeta sur le procureur un regard ironique, si ironique et si outrageant que Hippolyte Kirillovitch battit involontairement des paupières.

— Vous tendez au renard un nouveau piège, vous lui avez pris la queue dans la porte, hi ! hi ! Je lis dans votre jeu, procureur, vous pensiez que je ne manquerais pas de me lever et de crier à pleins poumons : Eh ! oui, c’est Smerdiakov ! Avouez que vous l’avez pensé, avouez-le si vous voulez que je continue !

Le procureur n’avoua rien, il attendit en silence.

— Vous vous êtes trompé, je ne crierai pas que c’est Smerdiakov.

— Et vous ne le soupçonnez même pas ?

— Et vous, le soupçonnez-vous ?

— Nous le soupçonnions, lui aussi.

Mitia baissa les yeux.

— Parlons sérieusement. Écoutez. Dès le commencement, dès que je suis entré avec vous dans cette chambre, la pensée m’en est venue : c’est Smerdiakov. Je pensais à lui en vous répétant que j’étais innocent de ce crime. Tout à l’heure encore, j’y pensais, j’y ai pensé pendant une seconde, puis aussitôt je me suis dit : « Non, ce n’est pas lui, il en est incapable. »

— Ne soupçonnez-vous pas, alors, quelque autre personne ? dit cauteleusement Nicolay Parfenovitch.

— Je ne sais qui, Dieu, le diable peut-être, je ne sais… Mais Smerdiakov, non ! dit d’un air décidé Mitia.

— Pourquoi affirmez-vous avec tant d’insistance que ce n’est pas lui ?

— Par conviction. C’est mon sentiment. Smerdiakov est d’une nature basse et lâche… et lâche, c’est trop peu dire, c’est un tas de lâchetés, toutes les lâchetés du monde mises debout sur deux pieds. Il est né d’une poule. Chaque fois qu’il avait à me parler, il tremblait de frayeur, s’imaginant que j’allais le tuer, alors que je ne pensais même pas à lever la main. Il tombait à mes genoux en pleurant, il baisait mes bottes en me suppliant de ne pas lui faire peur. Entendez-vous ? de-ne-pas-lui-faire peur ! et je lui ai même offert des cadeaux. C’est une poule épileptique, d’une intelligence très-médiocre ; un gamin de huit ans pourrait le battre. Non, ce n’est pas Smerdiakov ! il n’aime même pas l’argent, il a toujours refusé mes cadeaux…

D’ailleurs, pourquoi aurait-il tué le vieillard ? Il est peut-être le fils naturel de Fédor Pavlovitch, savez-vous cela ?

— Nous connaissons cette légende. Mais n’êtes-vous pas aussi le fils de Fédor Pavlovitch ? Pourtant vous avez dit vous-même que vous vouliez le tuer.

— Encore une pierre dans mon jardin ! Quel ignoble procédé ! Vous ne réussirez pas à m’effrayer. Ô messieurs, n’est-ce pas indigne à vous de me dire cela, quand c’est moi-même qui vous ai confié cette secrète pensée ? Non-seulement j’ai voulu, mais j’ai pu le tuer et j’ai même déclaré tout à l’heure que j’ai failli, un jour, le tuer. Mais je ne l’ai pas tué ! mon ange gardien m’a sauvé ! Pourquoi ne pouvez-vous pas comprendre ? C’est ignoble, ignoble ! Je n’ai pas tué ! je n’ai pas tué ! je n’ai pas tué ! Entendez-vous, procureur, pas tué !

Il étouffait.

— Et que vous a dit Smerdiakov ? reprit-il après un silence. Puis-je vous le demander ?

— Vous pouvez nous demander tout ce qu’il vous plaira, dit le procureur sévèrement et froidement, tout ce qui concerne l’affaire, et je vous répète qu’il est de notre devoir de répondre à toutes vos questions. Nous avons trouvé le domestique Smerdiakov sans connaissance, dans son lit, en proie à une forte crise d’épilepsie, la dixième peut-être qu’il avait eue depuis la veille. Le médecin qui nous accompagnait pense que le malade ne passera pas la nuit.

— Alors c’est le diable qui a tué mon père !

— Nous reviendrons là-dessus, dit Nicolay Parfenovitch ; voulez-vous continuer votre déposition ?

Mitia demanda quelques minutes de répit, qui lui furent accordées avec courtoisie.

Après un long silence il reprit son récit, mais on voyait que cela lui était pénible ; il était las, blessé, troublé jusqu’au fond de l’âme. Le procureur, comme exprès, se mit à l’irriter avec des « futilités ». À peine Mitia eut-il fini d’expliquer comment, étant à cheval sur le mur, il avait asséné un coup de pilon sur la tête de Grigori, puis était redescendu dans le jardin pour examiner le blessé, le procureur l’arrêta et le pria d’expliquer avec plus de détail comment il était assis sur le mur. Mitia fit un mouvement de surprise.

— Mais… à cheval ! une jambe d’un côté, l’autre de l’autre…

— Et le pilon ?

— Je l’avais à la main.

— Il n’était pas dans votre poche ? Vous en êtes sûr ? et avez-vous dû faire un très-grand geste ?

— C’est probable. Pourquoi ?

— Si vous vous placiez sur votre chaise comme vous étiez sur le mur, pour nous bien faire comprendre comment et de quel côté vous avez frappé ?

— Est-ce que vous vous moquez de moi ? demanda Mitia en regardant avec hauteur Hippolyte Kirillovitch qui resta impassible.

Puis il se mit à cheval sur sa chaise, fit un geste convulsif et dit :

— Voilà comment j’ai frappé ! Voilà comment j’ai tué ! cela vous suffit-il ?

— Je vous remercie. Seriez-vous assez aimable pour nous expliquer pourquoi vous êtes redescendu dans le jardin, dans quel but ?

— Eh ! diable !… C’est pour voir le blessé que je suis redescendu… je ne sais pas pourquoi !…

— Malgré votre trouble ? en pleine fuite ?

— Oui, malgré mon trouble et en pleine fuite !

— Vous vouliez lui venir en aide ?

— Quoi ? Oui, peut-être… en aide… je ne me rappelle plus.

— Vous ne saviez plus ce que vous faisiez.

— Pardon, je le savais très-bien. Maintenant encore je me rappelle les plus minces détails. Je suis redescendu pour voir… j’ai essuyé son sang avec mon mouchoir.

— Nous avons vu votre mouchoir. Vous espériez ramener le blessé à la vie ?

— Je ne sais pas… Je voulais tout simplement savoir s’il vivait encore.

— Ah ! vous vouliez savoir ? Eh bien ?

— Je ne suis pas médecin, je n’ai pu me faire aucune conviction et je suis parti en craignant de l’avoir tué.

— Très-bien, je vous remercie, c’est tout ce qu’il me fallait. Veuillez continuer.

Le procureur était satisfait de lui-même. « J’ai poussé à bout cet homme irritable, pensait-il, je l’ai houspillé avec des « futilités » et il a donné dans le panneau. »

Mitia se disposait à continuer, quand Nikolay Parfenovitch l’interrompit :

— Comment avez-vous pu aller chez Petre Iliitch avec votre visage et vos mains souillés de sang.

— Mais je n’en savais rien !

— C’est vraisemblable.

Mitia allait s’étendre sur son dessein de « laisser le chemin libre », mais il ne pouvait se résoudre à parler devant ces hommes de la « reine de son cœur ». Aux questions qu’on lui faisait, il répondait maintenant avec une netteté et une sécheresse imprévues.

— Eh bien, j’étais résolu à me tuer. Que faire désormais ? L’ancien amant de Grouschegnka venait réparer le tort qu’il lui avait fait, derrière moi la honte et puis ce sang, ce sang de Grigori : pourquoi vivre ? Je suis allé dégager mes pistolets pour pouvoir, dès le matin, me loger une balle dans la tête.

— Et, cette nuit, une fête à tout casser ?

— Et cette nuit une fête à tout casser… Que diable ! messieurs, finissons-en plus vite… J’étais décidé à me tuer à cinq heures du matin. J’avais même écrit un petit billet… Il est encore dans ma poche… Je l’ai écrit chez Perkhotine. Le voici, lisez.

Il jeta sur la table le billet plié en quatre. Les juges le lurent avec curiosité, et, comme il va sans dire, l’ajoutèrent au dossier.

— Et vous n’aviez même pas pensé à laver vos mains avant d’entrer chez Perkotine ? vous ne craigniez aucun soupçon ?

— Oh ! quel soupçon ? Qu’on me soupçonnât ou non, ça m’était bien égal. Comme je devais me tuer demain matin à cinq heures, on n’aurait eu le temps de rien faire contre moi. Sans la mort de mon père, vous n’auriez rien su et vous ne seriez pas venus ici ! C’est le diable qui s’est mêlé de tout cela ; c’est lui qui a tué mon père, et c’est lui qui vous a si vite amenés ici ! Car, comment avez-vous pu venir si vite ? C’est un prodige !

— M. Perkhotine nous a informés qu’en entrant chez lui vous teniez dans vos mains… dans vos mains ensanglantées, votre argent… une grosse somme… une liasse de billets de mille roubles. Son groom aussi vous a vu.

— En effet, messieurs, c’est vrai.

— Une petite question, dit très-doucement Nicolay Parfenovitch : Où aviez-vous pris tant d’argent, alors qu’il ressort de l’instruction que vous n’êtes même pas entré chez vous ?

Le procureur fronça les sourcils. Ce système d’interrogatoire direct lui déplaisait.

— Non, je ne suis pas entré chez moi, dit Mitia tranquillement.

— Permettez-moi dans ce cas de vous répéter ma question, insinua le juge : Où avez-vous trouvé une pareille somme, puisque, d’après vos propres aveux, à cinq heures du soir de la même journée… ?

— … J’avais besoin de dix roubles, et que j’avais engagé mes pistolets chez Perkhotine pour avoir ces dix roubles ? Eh bien… je me suis rendu chez madame Khokhlakov pour lui demander trois mille roubles que, d’ailleurs, elle ne m’a pas donnés… Eh ! oui, messieurs, j’étais dans le dénûment le plus complet, et tout à coup… des milliers ! Eh, eh ! messieurs, savez-vous ? je suis sûr que vous avez peur tous les deux maintenant : « Qu’arrivera-t-il, s’il refuse de dire où il a pris cet argent ? » Eh bien, je ne vous le dirai pas, messieurs, vous avez deviné juste : « vous-ne-le-sau-rez-pas », dit Mitia en marquant nettement chaque syllabe.

Un silence.

— Comprenez, Dmitri Fédorovitch Karamazov, qu’il nous est très-nécessaire de savoir… dit doucement Nikolay Parfenovitch.

— Je le comprends, mais je ne le dirai pas.

Le procureur, à son tour, répéta à l’accusé qu’il avait le droit de ne pas répondre, s’il le jugeait utile, mais que, vu le tort qu’il se faisait à lui-même, vu surtout l’importance de cette question…

— Et ainsi de suite, messieurs, et ainsi de suite ! Assez ! j’en ai assez ! s’écria Mitia. Je comprends très-bien l’importance de cette question : c’est le point capital. Pourtant je ne répondrai pas.

— Mais quel intérêt pouvons-nous avoir ici ? dit avec irritation Nikolay Parfenovitch. C’est à vous-même que vous nuisez.

— Voyez-vous, messieurs, j’ai pressenti dès les premiers mots que nous devions nous heurter sur ce point. Mais au commencement de cet interrogatoire tout était devant moi comme dans un brouillard, tout allait de soi-même, au point que j’ai eu la simplicité de vous proposer une confiance mutuelle. Maintenant, je vois que cette confiance était impossible, puisque nous devions arriver à ce mur : et nous y voici, à ce mur maudit ! Du reste, je ne vous reproche rien, vous ne pouvez, et je m’en rends très-bien compte, me croire sur parole.

Mitia se tut. Il était accablé.

— Mais vous serait-il impossible, — sans renoncer à votre décision de ne pas toucher à ce point capital, — de nous parler des circonstances adjacentes, de nous dire, par exemple, les motifs qui vous obligent au silence en un tel moment ?

Mitia sourit tristement.

— Je suis meilleur que vous ne pensez, messieurs. Je vous dirai ces motifs, quoique vous ne valiez guère un si grand sacrifice. Je me tais là-dessus, parce qu’il serait honteux pour moi d’en parler. Cette question, cette question : Où a-t-il pris cet argent ? implique pour moi une honte pire que l’assassinat, pire que le parricide compliqué de vol. Voilà pourquoi je me tais. Quoi ! vous notez cela ?

— Oui, nous en prendrons note, répondit d’un air confus Nicolay Parfenovitch.

— Vous ferez pourtant bien de ne pas mentionner ce que j’ai dit à propos de la « honte »… Je n’ai parlé de cela que par complaisance… Pourtant… écrivez si bon vous semble, ajouta Dmitri d’un air dégoûté, je ne vous crains pas et… je n’abdique pas ma fierté devant vous.

— Ne nous expliquerez-vous pas de quel ordre est cette honte ? demanda Nicolay Parfenovitch avec une sorte de timidité.

Le procureur fronça les sourcils, laissant voir une extrême irritation.

— N-i ni, c’est fini, ne prenez pas la peine d’insister. Je ne me suis que trop avili déjà, c’est assez. J’ai fini.

Mitia prononça ces paroles d’un ton décidé. Nicolay Parfenovitch n’insista plus, mais il comprit aux regards d’Hippolyte Kirillovitch qu’il n’avait pas encore tout à fait renoncé.

— Ne pourriez-vous pas au moins nous dire la somme que vous aviez entre les mains quand vous êtes entré chez Perkotine, c’est-à-dire combien de roubles ?

— Je ne puis pas le dire non plus.

— Je crois que vous avez parlé à M. Perkhotine de trois mille roubles que vous aviez reçus de madame Khokhlakov.

— Peut-être ai-je dit cela, mais n’insistez pas, vous ne saurez pas la somme.

— Soit, passons… Ayez donc l’obligeance de nous dire

comment vous êtes venu ici et tout ce que vous y avez fait.

Mitia hésita, puis consentit et raconta rapidement comment il avait renoncé à se brûler la cervelle « à cause d’événements imprévus ». Ce point intéressait médiocrement les juges.

— Nous reviendrons là-dessus quand se feront les dépositions des témoins, lesquels parleront en votre présence. Pour l’instant, veuillez mettre sur la table tout ce que vous avez sur vous, et surtout votre argent.

— L’argent ? Très-bien, je comprends ; je m’étonne même que vous ne me l’ayez pas encore demandé. Le voici, mon argent, comptez, prenez : tout y est, je crois.

Il retira de sa poche même la menue monnaie, jusqu’à deux dvougrivennik qu’il prit dans le gousset de son gilet. Il y avait en tout huit cent trenfe-six roubles et quarante kopeks.

— C’est tout ? demanda le juge.

— Tout.

— Vous avez dit, tout à l’heure, que vous aviez donné trois cents roubles aux Plotnikov, dix à M. Perkhotine, au yamstchik vingt, — puis ?…

Nicolay Parfenovitch refit le compte, Mitia l’aida, ou se rappela jusqu’aux kopeks dépensés.

— Avec ces deux cents, cela fait près de quinze cents roubles, par conséquent.

— Par conséquent.

— Tout le monde affirme que vous aviez beaucoup plus.

— Soit, qu’on l’affirme !

— Mais vous-même l’avez affirmé.

— Moi-même aussi.

— Nous contrôlerons votre déclaration par les dépositions des témoins. Soyez sans inquiétude quant à votre argent ; il est sous la sauvegarde de la justice et vous sera rendu quand tout… sera fini… s’il est démontré qu’il vous appartient. Maintenant…

Nikolay Parfenovitch se leva et déclara à Mitia qu’il était « forcé et obligé de faire un examen détaillé de vos habits, dit-il, et du reste »…

— Soit, messieurs, je vais retourner mes poches.

— Il faudra aussi que vous ôtiez vos habits.

— Comment ? me déshabiller ? Que diable ! n’est-il pas possible de faire autrement ?

— Impossible, Dmitri Fédorovitch, il faut ôter vos habits.

— Comme vous voudrez, dit Mitia d’un air las ; seulement, pas ici, je vous en prie,… derrière le rideau… Et qui procédera à l’examen ?

— Certainement, derrière le rideau, dit le juge avec solennité.

V

Quelque chose d’inattendu se passa. Mitia n’aurait jamais cru qu’on osât le traiter de la sorte, lui, Dmitri Karamazov : on lui ordonna de se déshabiller complètement. Il obéit par orgueil, avec dégoût.

Outre le juge et le procureur, quelques moujiks avaient suivi Mitia derrière les rideaux.

— Faudra-t-il ôter même ma chemise ? demanda-t-il sèchement à Nicolay Parfenovitch.

Le juge ne répondit pas, tant il était intéressé par l’examen des habits.

— Je vous demande pour la seconde fois s’il faut ôter ma chemise, oui ou non ? répéta Mitia.

— Ne vous inquiétez pas, nous vous informerons à temps, dit Nicolay Parfenovitch d’un ton qui parut impérieux à Mitia.

Les juges causaient entre eux tout en palpant les habits, y cherchant de l’argent. « Comme s’ils avaient affaire à un voleur, et non à un officier ! » grommela Mitia.

On prit note des taches de sang de la redingote.

— Permettez, s’écria tout à coup Nicolay Parfenovitch en apercevant la manche de la chemise de Mitia tachée de sang et retroussée, permettez ! c’est du sang ?

— Du sang.

— Quel sang ? Pourquoi votre manche est-elle retroussée ?

Mitia expliqua que Perkhotine lui avait conseillé de retrousser la manche de sa chemise.

— Il faut ôter aussi votre chemise, elle constitue une importante pièce à conviction.

Mitia rougit de rage.

— Alors je vais rester tout nu ?

— Ne vous inquiétez pas, nous arrangerons cela. Ayez aussi l’obligeance d’ôter vos chaussettes.

— Vous ne plaisantez pas ? Est-ce donc nécessaire ?

— Nous ne sommes pas ici pour plaisanter, dit sévèrement Nikolay Parfenovitch,

— Eh bien… si c’est nécessaire… je… murmura Mitia. Il s’assit sur le lit et se mit à retirer ses chaussettes. Il se sentait affreusement humilié : « nu devant ces gens vêtus ! » Chose étrange : nu, il se sentit comme coupable devant ces gens vêtus ; il se semblait à lui-même dégradé par le fait de sa nudité, dégradé, méprisable.

« lime semble que c’est un rêve, songeait-il ; j’ai vu de telles choses dans mes cauchemars. »

Il lui était particulièrement pénible d’ôter ses chaussettes : elles n’étaient pas très-propres, son linge non plus n’était pas très-propre, et tout le monde l’avait vu ! Surtout, surtout, il n’aimait pas lui-même la forme de ses pieds ; les orteils, on ne sait pourquoi, lui avaient toujours paru monstrueux ; l’un particulièrement lui semblait mal fait, plat, l’ongle recourbé. Et tous le voyaient ! Le sentiment de sa honte le rendit plus grossier : il enleva violemment sa chemise.

— Ne voudrez-vous pas chercher ailleurs encore ? vous n’êtes pas gens à vous effrayer pour si peu !

— Non, c’est inutile pour le moment.

— Alors je vais rester comme cela, nu ?

— Oui, c’est nécessaire… Veuillez, en attendant, vous asseoir ici, enveloppez-vous avec une couverture du lit, et moi… je vais m’occuper tout de suite de cela…

Les juges sortirent, emportant les vêtements de Mitia qui, sous la garde des moujiks, resta là, grelottant sous sa couverture. Il n’avait pu couvrir ses pieds. « Comme ils restent longtemps » ! pensait-il en grinçant des dents. « Ils

me traitent comme un chien ! » Sa colère redoubla quand il vit revenir Nikolay Parfenovitch avec un moujik portant, non pas les habits de Mitia comme il l’avait espéré, mais d’autres habits.

— Voici des vêtements, dit Nicolay Parfenovitch. C’est M. Kalganov qui vous les offre, la chemise est propre. Il avait par bonheur tout cela dans sa malle. Quant à vos chaussettes, vous pouvez les reprendre.

— Je ne veux pas des habits des autres, dit-il avec rage. Rendez-moi les miens !

— Cela ne se peut.

— Donnez-moi les miens, vous dis-je ! Au diable Kalganov et ses habits !

On eut de la peine à lui faire entendre raison.

Enfin, tant bien que mal, on réussit à lui faire comprendre que ses habits tachés de sang devaient être consignés parmi les pièces à conviction. Mitia, morne, se vêtit en silence. Il fit seulement remarquer que l’habit qu’on lui donnait était plus riche que le sien et ridiculement étroit :

— Me voilà mis comme un bouffon : êtes-vous contents ? On le pria de rentrer dans la salle. Il était sombre et évitait tous les regards, se sentant humilié par ces vêtements étrangers. Il reprit sa place en face des juges.

— Maintenant, allez-vous me fouetter avec des verges ? II ne vous reste plus que cela à faire, dit-il au procureur.

Il ne daignait plus adresser la parole à Nicolay Parfenovitch. « Il a trop minutieusement examiné mes chaussettes ! Il les a même fait retourner, le vaurien ! Pour que tout le monde voie qu’elles sont sales ! »

— Maintenant nous allons passer à l’interrogatoire des témoins, dit Nikolay Parfenovitch pour toute réponse à la question de Mitia.

— Oui, dit le procureur d’un air absorbé.

— Nous avons fait, Dmitri Fedorovitch, tout ce que nous avons pu dans votre intérêt, reprit le juge ; mais votre refus si net de nous expliquer l’origine de la somme dont vous étiez porteur nous a obligés…

— En quoi est votre bague ? interrompit tout à coup Mitia, désignant une des bagues qui ornaient la main de Nicolay Parfenovltch.

— Ma bague ?

— Oui, celle-ci, qui porte une pierre veinée, insista Mitia comme un enfant entêté.

— C’est une topaze fumée, dit Nikolay Parfenovltch en souriant… Voulez-vous ? je vais l’ôter…

— Non, gardez-la, dit Mitia furieux, ne l’ôtez pas, c’est inutile… Au diable !… Messieurs, vous avez déchiré mon âme, mais croyez-vous vraiment que j’oserais mentir si j’avais tué mon père ? Mentir, non ! Dmitri Fédorovitch n’est pas de cette trempe. Si j’étais coupable, je vous jure que je n’aurais pas attendu votre arrivée, je n’aurais pas attendu le lever du soleil pour me tuer, je le sens bien maintenant ! Vingt années me donneraient moins d’expérience que n’a fait cette seule nuit, cette nuit maudite ! Aurais-je pu parler comme j’ai parlé ? aurais-je pu vous regarder en face, si j’étais un parricide ? Mais cette mort de Grigori, car je le croyais mort, a suffi pour me troubler ! Pourtant je ne craignais rien. Ce n’est pas de votre châtiment que j’ai peur, messieurs ! Je n’avais pas peur, j avais honte ! honte ! et vous voudriez que, pour vous, aveugles railleurs qui fouillez les faits comme les taupes fouillent la terre, je me couvrisse d’une honte nouvelle en vous révélant encore une de mes vilenies ? Je ne l’aurais pas fait, quand bien même cet aveu eût dû me dérober à vos soupçons ! Non ! mieux vaut le bagne !… C’est celui qui a ouvert la porte de la maison de mon père, c’est celui-là qui a tué et qui a volé. Qui est-ce ? Je me perds dans les conjectures : ce n’est pas Dmitri Karamazov, voilà tout ce que je puis vous dire, et maintenant laissez-moi… Envoyez-moi au bagne ou à l’échafaud, mais cessez de me torturer avec vos questions ! Je me tais, appelez vos témoins.

Le procureur examinait de son regard froid le visage de Mitia. Tout à coup il lui dit, du ton le plus calme, comme s’il s’agissait de choses toutes naturelles :

— Nous avons reçu, précisément à ce sujet, une déposition très-intéressante du vieux Grigori, qui affirme que cette porte était déjà ouverte avant qu’il vous eût vu courir dans le jardin.

Mitia se leva vivement.

— Mensonge ! mensonge ! Il n’a pas pu voir cette porte ouverte, car elle était fermée ! il ment !

— Je dois vous répéter que sa déposition est très-catégorique.

— C’est faux ! c’est faux ! C’est une calomnie ou l’hallucination d’un fou. Sa blessure lui aura donné le délire et il se sera imaginé cela.

— Mais il l’avait remarqué avant d’être blessé, au moment où il était descendu dans le jardin.

— Ce n’est pas vrai, cela ne se peut ! C’est par méchanceté qu’il invente cela… Il n’a pas pu le voir… Je n’ai pas passé par cette porte, dit Mitia haletant.

Le procureur se tourna vers Nikolay Parfenovitch.

— Montrez donc…

— Connaissez-vous cet objet ? dit Nikolay Parfenovitch en montrant à Mitia une grande enveloppe vide et déchirée qui portait encore les trois cachets.

Mitia la considéra avec stupéfaction.

— C’est… c’est l’enveloppe de mon père, murmura-t-il, celle qui contenait les trois mille… Permettez, il doit y avoir une inscription : « À mon petit poulet », c’est cela « trois mille », voyez-vous ? « trois mille… »

— Certainement, nous le voyons, mais nous n’avons pas trouvé l’argent. L’enveloppe était à terre auprès du lit.

Pendant quelques secondes Mitia resta comme abasourdi.

— Messieurs, c’est Smerdiakov ! cria-t-il tout à coup de toutes ses forces. C’est lui qui a tué ! C’est lui qui a volé. Lui seul savait où était cachée cette enveloppe… C’est lui, il n’y a pas de doute.

— Mais vous saviez aussi que cette enveloppe était cachée sous l’oreiller ?

— Je ne l’ai jamais su. Je n’avais même jamais vu cette enveloppe. Je la vois aujourd’hui pour la première fois. Je ne la connaissais jusqu’ici que par Smerdiakov… Lui seul savait où le vieillard la tenait cachée, moi, je l’ignorais…

— Et pourtant, vous-même avez déposé tout à l’heure que l’enveloppe était cachée sous l’oreille du défunt : « sous l’oreiller ». Vous saviez donc où elle était.

— Et nous l’avons noté, confirma Nikolay Parfenovitch.

— C’est une absurdité. Je ne le savais pas du tout. Peut-être d’ailleurs n’était-ce pas sous son oreiller… Je l’ai dit sans y prendre garde… Mais que dit Smerdiakov ? Vous l’avez interrogé ? Que dit-il ? C’est là l’important… J’ai dit cela exprès… j’ai menti sans y songer, et maintenant… Vous savez bien qu’on laisse échapper des mots comme cela, sans intention… Je vous dis que Smerdiakov seul savait cela, lui seul ! C’est lui qui m’en a parlé. Mais c’est lui, c’est lui, c’est incontestablement lui qui a tué ! C’est clair comme le jour ! Arrêtez-le le plus vite possible !… C’est lui qui a tué pendant que Grigori était sans connaissance, c’est clair… Il a fait le signal et mon père lui a ouvert… car il connaissait le signal et sans le signal mon père n’aurait pas ouvert…

— Vous oubliez encore, dit le procureur avec une visible satisfaction, qu’il était inutile de faire le signal, puisque la porte était déjà ouverte quand vous étiez encore dans le jardin.

— La porte, la porte… murmurait Mitia.

Il considéra le procureur silencieusement durant quelques secondes, puis il s’affaissa sur sa chaise. Tous se turent.

— Oui, la porte… C’est fantastique, Dieu est contre moi ! reprit-il les yeux hagards.

— Vous voyez ! dit le procureur. Jugez vous-même, Dmitri Fédorovitch. D’un côté, cette porte ouverte par laquelle vous seriez sorti, — déposition écrasante pour vous ; — de l’autre côté, votre silence incompréhensible, obstiné, relativement à la provenance de votre argent, alors que trois heures auparavant vous aviez engagé vos pistolets pour dix roubles : tous ces éléments de preuve réunis vous permettent de comprendre vous-même à quelle conviction nous devions nous arrêter ? Ne dites pas que nous sommes de cyniques et froids railleurs incapables de comprendre les nobles élans de votre âme… Entrez dans notre rôle… Mitia éprouvait une émotion indescriptible. Il pâlit.

— C’est bien ! s’écria-t-il tout à coup. Je vais vous dire où j’ai pris cet argent… Je vous dévoilerai ma honte, afin que nous ne soyons, ni vous, ni moi, coupables d’un mal pire.

— Et croyez, Dmitri Fédorovitch, s’empressa de dire Nikolay Parfenovitch, que votre sincérité en cet instant peut diminuer de beaucoup le poids des charges qui pèsent sur vous. Et même…

À ce moment, le procureur toucha légèrement le juge sous la table. Nikolay Parfenovitch s’arrêta.

D’ailleurs Mitia ne l’écoutait pas.

VI

— Messieurs, commença-t-il avec émotion, cet argent… je le déclare, cet argent est à moi.

Le procureur et le juge restaient bouches bées, ils ne s’attendaient pas à cela.

— Comment, à vous ? fit Nikolay Parfenovitch. Mais jusqu’à cinq heures du même jour, d’après votre propre aveu…

— Au diable ces cinq heures du même jour et mon propre aveu ! Il ne s’agit plus de cela : cet argent était à moi, à moi, c’est-à-dire… que je l’avais volé… Pas à moi, eneflet, mais volé par moi. Il y avait quinze cents roubles. Je les portais sur moi depuis longtemps…

— Mais d’où vous venaient-ils ?

— Je les portais sur ma poitrine, ici, suspendus, cousus dans un chiffon. Je les portais depuis tout un mois, comme un palpable témoignage de mon ignominie.

— Mais à qui était cet argent que vous avez… que vous vous êtes approprié ?

— Vous alliez dire : volé. Parlez donc franchement ! D’ailleurs je l’ai volé, en effet, — ce que vous traduisez élégamment par « approprié ». Je l’ai volé, mais c’est hier soir seulement que le vol est devenu définitif.

— Hier soir ? Mais vous venez de dire qu’il y a déjà un mois que vous… vous l’êtes procuré ?

— Oui, mais il ne venait pas de mon père. Il venait d’elle. Laissez-moi vous raconter… ne m’interrompez pas… Il m’est pénible… Voyez-vous, il y a un mois, Katherina Ivanovna Verkhovtseva, mon ancienne fiancée, m’appela… Vous la connaissez ?

— Comment donc !

— Je sais que vous la connaissez, une âme noble entre toutes, mais elle me hait depuis très-longtemps, et non sans raison.

— Katherina Ivanovna ? demanda Nikolay Parfenovitch.

Les juges s’étonnèrent.

— Oh ! ne jetez pas son nom dans le flot des noms vulgaires. Je suis un misérable d’oser vous parler d’elle… Oui, je voyais bien qu’elle me haïssait… il y a longtemps… dès le premier jour, dès ce jour… chez moi, dans ma chambre… Mais assez ! assez ! vous n’êtes pas dignes d’entendre cela, c’est inutile. Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est qu’il y a un mois elle m’a remis trois mille roubles en me priant de les envoyer à sa mère qui vit à Moscou. Et moi… C’était précisément à cette heure fatale de ma vie, quand je… En un mot, quand je me suis épris d’une autre, d’elle, de Grouschegnka. Je l’emmenai ici, à Mokroïe, je dépensai avec elle la moitié de ces terribles roubles, c’est-à-dire quinze cents. Mais l’autre moitié je l’ai gardée sur moi. Eh bien, ce sont ces quinze cents roubles que je portais sur ma poitrine comme une amulette. C’est hier que j’ai déchiré l’enveloppe et entamé la somme. Les huit cents roubles qui restent sont maintenant entre vos mains, Nikolay Parfenovitch.

— Permettez, mais c’est trois mille, et non pas quinze cents roubles, que vous avez dépensés ici, il y a un mois ! Tout le monde le sait.

— Qui, tout le monde ? Qui a compté mon argent ?

— Mais vous-même l’avez dit ! Vous avez dit que vous aviez dépensé juste trois mille roubles.

— C’est vrai, je l’ai dit à qui a voulu l’entendre, et toute la ville l’a cru, tout le monde l’a répété. Mais je n’ai réellement dépensé que quinze cents roubles, et voilà d’où vient cet argent…

— C’est presque un miracle… murmura Nikolay Parfenovitch.

— N’avez-vous pas parlé de cela, auparavant, à quelqu’un ?… demanda le procureur. N’avez-vous dit à personne que vous aviez gardé quinze cents roubles ?

— Non, à personne.

— C’est étrange ! Vraiment, à personne ?

— À personne ! à personne ! à personne !

— Mais pourquoi ce mutisme ? Qu’est-ce qui vous forçait à faire de cela un mystère ? Ce secret, que vous jugiez si honteux, n’est comparativement qu’une peccadille, car cette appropriation n’était pas définitive. D’ailleurs, la chose s’explique, étant donné votre caractère… C’est une légèreté plutôt qu’une faute… Quoi qu’il en soit, vous n’aviez pas caché que l’argent dépensé ici fût celui de madame Verskhovtseva ; pourquoi donc donner cette allure de mystère au fait d’avoir gardé une partie de la somme ? Il est impossible de croire qu’une telle chose vous coûte tant à dire, au point que vous vous écriiez : plutôt le bagne !

Le procureur se tut. Il s’était échauffé, sans chercher à cacher son dépit, sans même s’occuper de « soigner son style ».

— Ce n’est pas en les quinze cents roubles eux-mêmes que gît la honte, dit avec fermeté Mitia : c’est dans le fait d’avoir divisé la somme.

— Mais qu’est-ce que cela fait ? s’écria le procureur avec irritation. Qu’y a-t-il de honteux dans le fait d’avoir divisé une somme volée ?… Mais à propos, pourquoi avez-vous fait cette division ? Dans quel but ? Pouvez-vous nous l’expliquer ?

— Oh ! messieurs ! mais c’est précisément dans ce but que gît toute l’affaire. J’ai fait cette division par calcul, par bassesse, — car ici le calcul est une bassesse. Et cette bassesse a duré tout un mois.

— C’est incompréhensible.

— Vous m’étonnez… Du reste, je vais m’expliquer davantage ; peut-être, en effet, est-ce incompréhensible… Suivez-moi bien. Je m’approprie trois mille roubles confiés à mon honneur, je fais la noce avec, je dépense toute la somme, le matin je vais chez elle et je lui dis : « Katia, je suis coupable, j’ai dépensé les trois mille roubles. » Est-ce bien, cela ? Non, c’est malhonnête, c’est une faiblesse, une sottise poussée jusqu’à la bestialité, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas un vol, vous devez en convenir, ce n’est pas un vol proprement dit. J’ai gaspillé la somme, je ne l’ai pas volée. Mais voici mieux encore… Suivez-moi toujours ; j’ai peine à fixer mes idées, la tête me tourne… Je dépense quinze cents roubles seulement, c’est-à-dire la moitié du tout. Le lendemain, je vais chez elle, je lui rapporte l’autre moitié : « Katia, je suis un vaurien, prends ces quinze cents roubles, car j’ai dépensé les autres et je suis capable d’en faire autant de ceux-ci. Épargne-moi cette tentation. » Dans ce cas, je suis tout ce que vous voudrez, un animal, un scélérat : pas un voleur, pas un voleur ! Car un voleur se serait nécessairement approprié toute la somme.

— Soit, il y a en effet une nuance, approuva le procureur avec un froid sourire. Il n’en est pas moins étrange que cette nuance devienne à vos yeux une différence aussi considérable.

— En effet, j’y vois une différence énorme, fatale. Tout le monde peut être malhonnête, — et je crois qu’en effet tout le monde est malhonnête, — mais être un voleur, non !… Quoi qu’il en soit, le vol est le dernier degré de la malhonnêteté. Voyez : pendant tout un mois je garde

�� � cet argent, je puis du jour au lendemain me décider à le rendre, et, dès lors, je cesse d’être un malhonnête homme. Mais je ne puis m’y décider, je ne cesse d’y penser et je n’arrive pas à prendre un parti : est-ce bien, cela ?

— J’admets que ce n’est pas tout à fait bien. D’ailleurs, coupons là cette discussion sur ces subtilités ; venez au fait, je vous prie. Vous ne nous avez pas encore expliqué les motifs qui vous ont poussé à diviser en deux parts ces trois mille roubles. À quoi vouliez-vous consacrer la part que vous gardiez ? J’insiste là-dessus, non sans dessein, Dmitri Fédorovitch.

— Ah ! oui, pardon de vous faire languir, car c’est là le principal, et vous allez bientôt comprendre que c’est le but même de mon action qui en fait la honte. Voyez-vous, le défunt ne cessait de tourmenter Agrafeana Alexandrovna, et moi, jaloux, je croyais qu’elle hésitait entre lui et moi. Mais que serait-il arrivé si, un jour, elle m’avait dit : « C’est toi que j’aime, emmène-moi au bout du monde » ? Je ne possédais pas vingt kopeks ; qu’aurais-je fait ? Car je ne la connaissais pas encore, je croyais qu’il lui fallait de l’argent, qu’elle ne me pardonnerait pas ma pauvreté. Alors, de sang-froid, je compte la somme, j’en cache la moitié sous mon linge, et je vais faire la noce avec l’autre moitié : comprenez-vous ? Avouez que c’est ignoble.

Les juges se mirent à rire.

— Il serait au contraire, d’après moi, très-moral que vous n’eussiez pas dépensé toute la somme, que vous vous fussiez retenu à ce point, dit Nikolay Parfenovitch. Qu’y a-t-il donc là de si grave ?

— Mais alors c’est un vol ! je suis effrayé de voir que vous ne me comprenez pas ! Mais, chaque jour, depuis que je portais ces quinze cents roubles sur ma poitrine, je me disais : « Tu es un voleur ! tu es un voleur ! » Cette pensée est l’origine de toutes mes violences pendant tout ce mois ; c’est à cause d’elle que j’ai battu le capitaine dans le traktir et mon père chez lui. Je n’ai pas osé dévoiler ce secret à mon frère Alioscha lui-même, tant j’avais honte ! Et pourtant, je songeais : « Je pourrais encore cesser d’être un voleur… Je pourrais aller dès demain rendre à Katia ses quinze cents roubles. » Et c’est hier soir seulement que je me suis décidé à déchirer mon amulette : c’est alors seulement que je suis devenu un voleur accompli… Avez-vous enfin compris ?

— Et pourquoi avez-vous pris cette décision hier seulement ? demanda Nikolay Parfenovitch.

— Quelle question ridicule ! Mais parce que je m’étais condamné à mort et qu’il m’était indifférent de mourir honnête ou malhonnête. Ce qui me faisait le plus souffrir cette nuit, ce n’était pas le souvenir de mon crime, — quoique je crusse Grigori mort, — ce n’était pas la Sibérie, et cela au moment où mon amour allait être couronné ! Sans doute, j’en souffrais, mais pas autant que de cette pensée : « Je suis désormais et à perpétuité un voleur… » Ô messieurs ! j’ai beaucoup appris pendant cette nuit ! J’ai appris que non-seulement il est impossible de vivre avec ce sentiment qu’on est un malhonnête homme, mais encore ai-je appris qu’il est bien difficile de mourir avec ce sentiment-là… Oh ! non, il faut pouvoir se rendre le témoignage qu’on est honnête pour avoir le courage de bien mourir !…

Mitia était blême.

— Je commence à vous comprendre, Dmitri Fédorovitch, dit le procureur avec sympathie. Mais tout cela… excusez-moi… tout cela vient des nerfs… Vous avez les nerfs malades. Pourquoi, par exemple, pour mettre fin à vos souffrances, nêtes-vous pas allé rendre ces quinze cents roubles ? Pourquoi, ensuite, n’avez-vous pas tenté une combinaison qui me semble toute naturelle ? Vous auriez noblement fait l’aveu de votre faiblesse à cette personne et vous lui auriez demandé à elle-même la somme dont vous aviez besoin ; vu votre situation et surtout le noble cœur de cette dame, elle ne vous aurait certainement pas refusé. N’auriez-vous pas pu lui proposer les gages dont vous parliez à madame Khokhlakov ou au marchand Samsonnov ? Ne considérez-vous pas, maintenant encore, les garanties dont vous parliez alors, comme bonnes et suffisantes ?

Mitia rougit de colère.

— Il est impossible que vous me disiez cela sérieusement ! Me croyez-vous donc descendu si bas ?

— Mais je parle très-sérieusement… Pourquoi ?…

— Mais, c’est ignoble ! Ah ! messieurs, que vous me faites souffrir ! Mais soit, lisez donc au fond de mon âme et soyez-en honteux vous-mêmes : car vous allez voir jusqu’où les sentiments humains peuvent descendre. Sachez donc, monsieur le procureur, que j’avais pensé à cette « combinaison » dont vous me parlez. J’étais résolu à aller chez Katia, tant j’étais malhonnête. Mais lui parler de ma trahison, lui demander à elle-même de l’argent et m’enfuir ensuite avec sa rivale qui l’avait offensée ? Voyons, procureur, vous êtes fou !

— Fou ou non, je n’ai pas tout d’abord pensé… à cette jalousie de femme… Si elle existait comme vous l’affirmez…

— Mais c’eût été une telle bassesse, s’écria Mitia en frappant sur la table, que c’eût été à se boucher le nez ! Elle me l’aurait donné, cet argent, par vengeance, par mépris, car elle a aussi une âme infernale et de grandes colères ! Moi, j’aurais pris l’argent, oh ! certes, je l’aurais pris, et alors toute ma vie… Grand Dieu ! Pardonnez-moi, messieurs, de crier si fort, mais il n’y a pas longtemps que j’avais encore cette pensée… relative à cette combinaison… il y a trois jours… hier encore… jusqu’à cet événement…

— Jusqu’à quel événement ? demanda Nikolay Parfenovitch.

Mitia n’entendit pas.

— Je vous ai fait un aveu terrible ; sachez l’apprécier, messieurs, sachez-en le prix. Si vous n’êtes pas capables de me comprendre, je mourrai de honte d’avoir pu dévoiler de telles choses à de telles gens ! Oh ! je me tuerai… Et je vois déjà, je vois déjà que vous ne me croyez pas… Comment ! Vous voulez le noter ? s’écria-t-il avec effroi.

— Mais oui, dit Nikolay Parfenovitch étonné. Nous notons que, jusqu’à la dernière heure, vous pensiez à aller chez madame Verkhovtseva pour lui demander cette somme… Je vous assure que c’est là un point très-important, Dmitri Fédorovitch, pour nous et surtout pour vous.

— Mais voyons ! messieurs, ayez donc la pudeur de ne pas inscrire au moins cela ! J’ai déchiré devant vous mon âme en lambeaux, vous abusez de ma confiance !

Il se couvrit le visage de ses deux mains.

— Ne vous inquiétez pas tant, Dmitri Fédorovitch, dit le procureur. On lira devant vous tout ce qu’on vient d’écrire et l’on fera au rapport tous les changements qu’il vous plaira. Permettez-moi, pour l’instant, de vous répéter pour la troisième fois une certaine question : Est-il bien vrai que vous n’ayez parlé à personne absolument de votre amulette ? C’est bien incroyable !

— À personne ! je vous l’ai dit, à personne ! Cette question me prouve que vous ne m’avez pas compris. Laissez-moi tranquille.

— Soit, mais réfléchissez. Nous avons peut-être des dizaines de témoins qui affirment vous avoir entendu dire à vous-même que vous avez dépensé — trois mille roubles et non pas quinze cents. Et en revenant ici, vous avez déclaré que vous apportiez encore — trois mille roubles…

— Vous avez entre les mains des centaines de témoignages de ce genre, des milliers ! cria Mitia.

— Vous le voyez par conséquent, on est unanime sur ce point. Et c’est quelque chose qu’un témoignage unanime !

— Ce n’est rien du tout. J’ai menti et tous ont dit comme moi.

— Mais pourquoi avez-vous menti ?

— Le diable sait pourquoi ! Par vanité peut-être… que sais-je ! par gloriole… peut-être pour me faire oublier à moi-même l’argent que je gardais caché… oui, précisément pour me faire oublier… Et diable… Combien de fois m’avez-vous déjà posé cette question… J’ai menti, voilà tout, et, parce que j’avais menti une fois, je n’ai pas voulu me reprendre. Pourquoi ment-on ?

— C’est bien difficile à dire, Dmitri Fédorovitch, répondit le procureur. Mais dites-moi, cette amulette, comme vous dites, faisait-elle un gros paquet ?

— Non.

— Mais, de quelle grandeur, par exemple ?

— Un billet de cent roubles plié en deux, à peu près.

— Vous feriez mieux de nous montrer le chiffon qui entourait les billets : vous l’avez probablement sur vous ?

— Que diable !… Quelle bêtise ! Je ne sais pas où il est.

— Permettez : où avez-vous tiré le paquet de votre linge ? Vous avez affirmé vous-même que vous n’êtes pas entré chez vous.

— C’est en route : en allant de chez Fénia chez Perkotine.

— Dans l’obscurité ?

— A-t-on besoin de lumière pour cela ? J’ai eu bientôt fait de déchirer ce chiffon !

— Sans ciseaux ? dans la rue ?

— Sur la place, je crois.

— Et qu’en avez-vous fait ?

— Je l’ai jeté aussitôt.

— Où ?

— Sur la place, par là, le diable sait où. Mais pourquoi cette question ?

— C’est très-important, Dmitri Fédorovitch. Ce chiffon constituerait une pièce à conviction à votre décharge : ne le comprenez-vous pas ? Qui vous a aidé à le coudre, il y a un mois ?

— Personne.

— Vous savez coudre ?

— Un soldat doit savoir coudre. D’ailleurs, il n’y a pas besoin d’en savoir long pour cela.

— Et où avez-vous pris ce chiffon ?

— Vous voulez rire ?

— Non pas, Dmitri Fédorovitch, ce n’est pas le moment de rire.

— Je ne me rappelle pas où.

— Il est pourtant facile de se rappeler ces détails !

— Je vous jure que je ne me rappelle pas. J’ai dû déchirer quelque linge.

— C’est pourtant très-intéressant : on pourrait retrouver chez vous cet objet, cette chemise peut-être dont vous auriez coupé un morceau… En quoi était ce chiffon ? en coton ou en fil ?

— Diable sait… Attendez ! Il me semble que je n’ai rien déchiré. C’était du calicot… Je crois que j’avais pris le bonnet de ma logeuse.

— Le bonnet de votre logeuse ?

— Mais oui, je le lui ai chipé.

— Comment, chipé ?

— Oui, je me rappelle qu’un jour je lui avais pris son bonnet pour essuyer une plume. Je le lui avais pris en cachette, c’était un chiffon sans valeur… et c’est dans cela que j’ai enveloppé l’argent : un vieux morceau de calicot mille fois lavé.

— Vous êtes certain de ce souvenir ?

— Oh ! je ne sais pas, il me semble… D’ailleurs je m’en moque.

— Dans ce cas, votre propriétaire pourrait peut-être avoir remarqué la disparition de cet objet ?

— Non, elle ne l’a pas remarqué : c’est un vieux chiffon, vous dis-je, un chiffon sans valeur.

— Et l’aiguille et le fil, où les aviez-vous pris ?

— Assez ! dit Mitia furieux. Je vois clairement que vous ne m’avez cru en rien. C’est ma faute, non la vôtre : je n’aurais pas dû me laisser aller à ces épanchements, car vous vous moquez de moi. C’est vous, procureur, qui m’avez forcé à parler, bourreau ! Soyez maudit !

Il pencha la tête d’un air accablé.

Les juges se taisaient.

Un instant après, il se redressa, ses yeux étaient d’un insensé, son visage exprimait le désespoir.

Sept heures du matin venaient de sonner. Les juges étaient fatigués. Mitia regardait, sans penser, à travers les vitres.

Il pleuvait à verse.

— M’est-il permis de regarder par la fenêtre ? demanda-t-il tout à coup à Nicolay Parfenovitch.

— Tant que voudrez.

— Mitia se leva et s’approcha de la fenêtre.

La pluie battait les vitres ternies. On voyait la route boueuse et, plus loin, à travers le rideau brumeux de la pluie, les rangées d’izbas noires, pauvres, que le temps faisait paraître plus noires et plus pauvres encore. Mitia se rappela le Phébus aux cheveux d’or qui devait, par ses premiers rayons, lui donner le signal du suicide. « Peut-être serait-ce mieux encore par une pareille matinée… » Il sourit amèrement et se retourna vers ses « bourreaux ».

— Messieurs, s’écria-t-il, je vois bien que je suis perdu, mais elle ? Dites-moi, je vous en supplie, est-elle compromise avec moi ? Elle est innocente ! Elle ne savait pas ce qu’elle disait quand elle criait que c’était elle qui avait tout fait ! Ne voulez-vous pas me dire ce que vous ferez d’elle ?

— Tranquillisez-vous à ce propos, Dmitri Fédorovitch, s’empressa de dire le procureur. Nous n’avons, pour le moment, aucun motif pour inquiéter en rien la personne qui vous intéresse tant. Ultérieurement, je ne vois rien qui puisse changer nos dispositions à son égard. Nous ferons d’ailleurs, en sa faveur, tout ce que nous pourrons.

— Messieurs, je vous remercie, je savais malgré tout que vous êtes honnêtes et justes. Vous m’ôtez un lourd fardeau de l’âme… Qu’exigez-vous de moi, maintenant ? Je suis prêt.

— Nous allons passer à l’interrogatoire des témoins, devant vous…

— Si nous prenions du thé ? interrompit Nicolay Parfenovitch. Nous l’avons bien mérité, je crois.

On apporta du thé. Mitia, qui avait d’abord refusé la tasse que lui offrait Nicolay Parfenovitch, la prit ensuite de lui-même et but avec avidité. Il était exténué. « Encore un peu, pensait-il, je perdrais la raison. »

VII

L’interrogatoire des témoins commença.

Le point sur lequel Nicolay Parfenovitch attirait particulièrement l’attention des témoins était celui de savoir si, chaque fois qu’il était venu à Mokroïe, Dmitri Fédorovitch avait dépensé trois mille ou quinze cents roubles. Il est inutile de dire que tous les témoignages démentaient l’affirmation de Mitia.

Pendant tout ce temps, Mitia restait silencieux et sa physionomie exprimait la plus complète indifférence.

Après avoir interrogé Trifon Borissitch, le yamtschik Andrey, Kalganov et quelques moujiks, on en vint à l’interrogatoire des Polonais. Le pane à la pipe, qui déclara s’appeler Moussialovitch, venant à parler de ses relations avec Grouschegnka, étala tant de vanité, tant de fatuité, que Mitia bondit et lui cria :

— Misérable !

Moussialovitch demanda aussitôt qu’on prît note de cette injure.

— Eh bien, misérable ! misérable ! Notez-le tant qu’il vous plaira ! vous ne m’empêcherez pas de répéter qu’il est un misérable.

Nikolay Parfenovitch essaya de calmer Mitia et cessa d’interroger le Polonais sur ses relations avec Grouschegnka. Ce qui intéressa le plus les juges dans la déposition du pane, ce fut la somme de trois mille roubles que Mitia lui avait proposée pour renoncer à Grouschegnka, lui en offrant sept cents tout de suite et le reste le lendemain. À la question du procureur : où Mitia pensait se procurer ces deux mille trois cents roubles, Mitia répondit d’abord en niant le fait, puis se reprit et dit qu’il avait pu dire cela dans l’exaltation de l’instant, comptant s’acquitter au moyen d’un acte par-devant notaire, un acte de renon dation à ses biens de Theremachnia ; comme il l’avait déjà proposé à Samsonnov et à madame Khokhlakov.

— Vous pensez qu’il se serait contenté de cette renonciation ? demanda le procureur avec un sourire ironique.

— Certainement, car il y aurait gagné non-seulement deux mille roubles, mais quatre mille, mais six mille peut-être. Il n’aurait eu qu’à mettre en mouvement tous les hommes d’affaires polonais, ses amis, et les Juifs : ils auraient extorqué du vieillard des sommes considérables.

On consigna soigneusement ces détails, mais on omit de noter que les Polonais avaient triché au jeu, comme les en avait pourtant accusés Trifon Borissitch.

Vint le tour de Maximov.

Nikolay Parfenovitch lui demanda directement combien d’argent il pensait que Dmitri Fédorovitch avait entre les mains.

— Vingt mille roubles, répondit Maximov d’un ton décidé.

— Avez-vous jamais vu auparavant vingt mille roubles ? demanda Nikolay Parfenovitch en souriant.

— Comment donc ! Certainement… Pas vingt mille roubles, mais sept mille, quand mon épouse engagea ma propriété. Il est vrai qu’elle ne me les laissa voir que de loin. C’était une forte liasse de billets de cent roubles. Dmitri Fédorovitch avait aussi des billets de cent roubles…

On passa à l’interrogatoire de Grouschegnka. Mikhaïl Makarovitch l’avait amenée lui-même. Elle était calme, comme rigide. Elle s’assit sur la chaise que lui indiqua Nikolay Parfenovitch. Elle semblait avoir froid et se pelotonnait dans son beau châle noir. Elle produisit sur les juges une très-bonne impression.

En entrant, elle avait jeté sur Mitia un regard furtif : Mitia lui avait répondu par un regard d’inquiétude, mais s’était aussitôt tranquillisé.

Après les questions d’usage, Nikolay Parfenovitch lui demanda quelles étaient ses relations avec le lieutenant en retraite Dmitri Fédorovitch Karamazov.

— C’est mon ami.

Elle expliqua avec franchise que, par moments, il lui avait plu, mais que, jusqu’à ce jour, elle ne l’avait jamais aimé et qu’elle ne l’avait séduit que par méchanceté, comme son père Fédor Pavlovitch.

— D’ailleurs, depuis un mois, je ne m’occupais guère d’eux… J’attendais un autre homme, coupable envers moi… Mais je crois inutile de vous parler de cela, c’est une affaire particulière,

Le juge passa aussitôt à cette question qui l’intéressait tant.

— Combien Dmitri Fédorovitch avait-il d’argent ?

À quoi Grouschegnka répondit qu’elle n’avait pas compté elle-même les billets, mais qu’elle avait souvent entendu Dmitri dire qu’il avait trois mille roubles.

— Mais ne l’avez-vous pas aussi entendu dire, au moins une fois, qu’il avait, à son premier voyage ici, dépensé non pas trois mille roubles, mais une somme moindre, et qu’il avait caché le reste ? demanda le procureur.

— Non, jamais.

— N’a-t-il jamais dit devant vous, demanda tout à coup Nikolay Parfenovitch, qu’il avait l’intention d’attenter aux jours de son père ?

— Oui, dit Grouschegnka, en soupirant, je l’ai entendu.

— Une fois ou plusieurs ?

— Plusieurs fois, mais toujours dans des accès de colère.

— Croyiez-vous qu’il donnerait suite à ce projet ?

— Non, jamais, dit-elle avec fermeté.

— Messieurs, un instant ! s’écria tout à coup Mitia, me permettez-vous de dire, en votre présence, un mot seulement à Agrafeana Alexandrovna ?

— Faites.

— Agrafeana Alexandrovna, dit Mitia en se levant, crois en Dieu et en moi : je n’ai pas versé le sang de mon père.

Mitia s’assit de nouveau. Grouschegnka se leva, fit pieusement un signe de croix devant l’icône.

— Que Dieu soit loué ! dit-elle d’une voix chaude et pénétrante.

Puis s’adressant à Nikolay Parfenovitch, elle ajouta :

— Croyez ce qu’il dit ! Je le connais : il peut, par entêtement, dire je ne sais quoi, mais il ne parle jamais contre sa conscience ; croyez-le quand il affirme qu’il dit vrai.

— Merci, Agrafeana Alexandrovna, tu as relevé mon âme ! dit d’une voix vibrante Mitia.

Nikolay Parfenovitch dit à Grouschegnka que l’interrogatoire était fini, qu’elle était libre et que s’il pouvait lui être agréable en quelque chose, soit en lui procurant des chevaux, soit en l’accompagnant, il était à sa disposition.

— Merci, dit Grouschegnka en le saluant. Je partirai avec le pomiestchik Maximov. Mais si vous le permettez, j’attendrai de savoir ce que vous aurez décidé au sujet de Dmitri Fédorovitch.

Elle sortit.

L’interrogatoire des témoins était fini.

Mitia se leva et se coucha derrière les rideaux, sur une grande malle recouverte d’un tapis. Il s’endormit aussitôt.

Il eut un rêve étrange, sans rapport avec l’heure et le lieu : il voyageait dans les steppes, dans un pays qu’il avait jadis traversé avec son régiment ; un moujik le conduisait à travers l’étendue boueuse… Il fait froid, on est aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flocons fondus aussitôt que tombés. Le moujik fouette ses chevaux avec énergie ; il porte une longue barbe rousse, c’est un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un cafetan gris. Ils aperçoivent un hameau, de noires, très noires izbas à demi brûlées : ce ne sont que poutres enfumées et débris de toutes sortes. Sur la route, à l’entrée du village, une foule de babas, toutes maigres, affamées, au visage tanné ; une entre autres, osseuse, haute de taille qui paraît quarante ans, — peut-être n’en a-t-elle que vingt : sa figure est longue, émaciée ; elle porte sur ses bras un petit enfant qui pleure ; ses seins sont probablement taris, ils semblent desséchés et l’enfant pleure, pleure toujours, tendant ses petits bras nus, ses petits poings bleus de froid.

— Pourquoi pleure-t-il ? demande Mitia en passant au grand galop de ses chevaux.

— C’est le petiot, répond le yamstchik, c’est le petiot qui pleure.

Et Mitia s’étonne que le moujik ait dit le petiot et non pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus miséricordieux.

— Mais pourquoi pleure-t-il ? s’entête à demander Mitia. Pourquoi ses petits bras sont-ils nus ? Pourquoi ne le couvre-t-on pas ?

— Oui, il a froid, le petiot ; mais le froid percerait ses langes, c’est pourquoi il est inutile de le couvrir.

— Comment cela ? demande Mitia sottement.

— Mais ils sont pauvres, leurs izbas sont brûlées, ils manquent de pain…

— Et, répète Mitia comme s’il ne comprenait pas, pourquoi les izbas ont-elles brûlé ? Pourquoi toute cette misère ? Pourquoi le petiot est-il pauvre ? Pourquoi la steppe est-elle aride ? Pourquoi ne tombent-ils pas dans les bras les uns des autres ? Pourquoi ne chantent-ils pas des chansons joyeuses ? Pourquoi sont-ils si noirs ? Pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot ?

Il sent bien que ses questions sont ridicules, il insiste pourtant, et il sent aussi qu’il a raison d’insister, et il sent encore qu’un attendrissement le gagne, qu’il va pleurer, qu’il voudrait consoler le petiot et sa mère aux mamelles taries, qu’il voudrait consoler tout le monde, tout de suite, sans compter, selon sa nature de Karamazov.

— Je suis avec toi, je ne te quitterai plus, lui dit tout à coup Grouschegnka.

Son cœur s’embrase, il s’élance vers une lumière qui vibre au loin, il voudrait vivre, marcher dans ce chemin que voici, large, suret qui mène à cette lumière lointaine, cette lumière qui l’appelle.

— Quoi ? où ? s’écrie-t-il en ouvrant les yeux.

Et il se dresse sur son séant, un sourire serein détend son visage…

Nikolay Parfenovitch était là, qui priait Mitia de lire et de signer le libellé des dépositions.

À ce moment, Mitia s’aperçut qu’on avait, pendant son sommeil, glissé un oreiller sous sa tête.

— Qui a mis là cet oreiller ? s’écria-t-il avec exaltation ; qui a eu tant de bonté ?

On eût dit que cette attention avait pour lui la valeur d’un réel bienfait.

Il s’approcha de la table et déclara qu’il était prêt à signer tout ce qu’on voudrait.

— J’ai eu un beau rêve, messieurs, dit-il d’une voix étrange.

VIII

Quand Mitia eut signé, on lui apprit qu’il était désormais en état d’arrestation et qu’on allait le ramener à la ville et le mettre en prison. Mitia leva les épaules.

— C’est bien, messieurs, je ne vous en veux pas, je suis prêt… je comprends très-bien que vous faites votre devoir… Mais attendez… Messieurs, nous sommes tous mauvais, c’est à cause de nous que pleurent les mères et les enfants qu’elles portent dans leurs bras. Qu’il soit entendu que je suis le pire de tous ; chaque jour de ma vie je me jurais de me corriger, et chaque jour me voyait faire les mêmes actions infâmes. Je comprends maintenant qu’il faut, aux êtres tels que moi, les coups de foudre de la destinée, et son lasso, une force extérieure qui les maîtrise. Jamais de moi-même je n’aurais pu me corriger, me relever : la foudre a éclaté, j’accepte… J’accepte les tortures de l’accusation, la honte publique : je vais souffrir et me racheter par la souffrance. Croyez-vous que je parviendrai à me racheter, là ? Entendez-moi pourtant pour la dernière fois : je n’ai pas versé le sang de mon père. J’accepte le châtiment, non pas parce que j’ai tué, mais parce que j’ai voulu tuer, — et peut-être aurais-je tué… Je n’en suis pas moins résolu à lutter contre vous, je vous en avertis. Je lutterai jusqu’au bout, et ensuite à la grâce de Dieu ! Adieu, messieurs, ne m’en veuillez pas pour mes violences au cours de l’interrogatoire : je n’avais pas alors toute ma conscience… Dans un instant je serai un prisonnier : que pour la dernière fois Dmitri Karamazov, comme un homme libre, vous tende encore la main. En vous disant adieu je prends congé du monde entier.

Sa voix tremblait. Il tendit la main à Nicolay Parfenovitch qui, d’un geste convulsif, cacha la sienne. Mitia s’en aperçut et tressaillit. Il laissa retomber son bras.

— L’instruction n’est pas encore terminée, dit le juge un peu confus. Elle va se continuer à la ville. Je souhaite qu’elle tourne… à votre justification… En ce qui me concerne personnellement, Dmitri Fédorovitch, je vous ai toujours considéré comme plus malheureux que coupable. Tous ici, et j’espère n’être démenti par personne, nous sommes disposés à voir en vous un homme noble au fond, mais, hélas ! entraîné par ses passions à des actes excessifs…

Le petit juge prononça ces derniers mots d’un ton très-solennel.

— Messieurs, vous êtes bons, humains, voulez-vous me la laisser revoir, lui dire un dernier adieu ?

— Sans doute, mais… en notre présence.

— Soit.

On amena Grouschegnka. L’adieu fut court. Ils parlèrent peu, au grand regret de Nikolay Parfenovitch. Grouschegnka fit à Mitia un profond salut.

— Je t’ai dit que je suis à toi, que je t’appartiens pour toujours, que je te suivrai partout où l’on t’enverra. Adieu, toi qui souffres injustement !…

Ses lèvres frémissaient, elle pleurait.

— Pardonne-moi, Grouscha, de t’aimer, mon amour te fait tant souffrir !

Il voulait parler encore, mais il se tut et sortit. Aussitôt s’empressèrent autour de lui des gens qui ne le perdaient pas de vue.

Deux télègues l’attendaient au bas du perron. Près de la porte cochère s’étaient amassés des moujiks et des babas pour le regarder passer.

— Adieu, gens de Dieu ! pardonnez-moi, leur cria Mitia déjà monté en télègue.

— Pardonne-nous toi-même ! lui répondirent deux ou trois voix.

Les télègues s’ébranlèrent, la sonnette tinta : Mitia était parti.