Les Forces éternelles/Le jeune mort

Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 64-68).

LE JEUNE MORT



Tu meurs, ces mots sont brefs. Quelques mots pour nous dire
Ce qu’on ne peut pas concevoir !
Ta voix se tait, ton cou jamais plus ne respire.
Tu ne peux entendre ni voir.

Tu fus et tu n’es plus. Rien n’est si court au monde
Que ce pas vers l’immensité.
Le plus étroit fragment des légères secondes
T’a saisi et t’a rejeté.

En quel lieu s’accomplit ce suffocant mystère
Dont s’emparent l’air et le sol ?
Le souffle, quand le corps se mélange à la terre,
Monte-t-il vers les rossignols ?


Mais l’humble effacement de ton être qui cesse
Vient rendre mon cœur défiant !
J’ai peur de la pesante et rigide paresse
Pour qui rien n’est clair ni bruyant !

Où vis-tu désormais ? Étranger et timide
Combles-tu l’air où nous passons ?
Flottes-tu dans les nuits, lorsque la brise humide
À la froide odeur des cressons ?

Quelle fut ta pensée en ce moment terrible
Où tout se défait brusquement ?
As-tu rejoint soudain, comme une heureuse cible,
L’allégresse des éléments ?

L’azur est-il enfin la suave patrie
Où l’être attentif se répand ?
Rêves-tu comme moi, au bruit mol et coupant
Du rouleau qui tond la prairie ?

— Ô mort que j’ai connu, qui parlais avec moi,
Toi qui ne semblais pas étrange,
D’où vient ma sombre horreur lorsque je t’aperçois
Moitié cadavre et moitié ange ?


Les respirants lilas, dans ce matin de mai,
Sont de bleus îlots de délices ;
Jeune instinct dispersé, n’entendras-tu jamais
Le bruit d’un jardin qu’on ratisse ?

Ton âme a-t-elle atteint ces hauteurs de l’éther
Où vibre la chanson des mondes ?
Frôles-tu, dans la paix soleilleuse des mers,
Les poissons amoureux de l’onde ?

Comme tout nous surprend dès qu’un homme est pass(
Dans l’ombre où ne vient pas l’aurore !
Se peut-il que l’on soit, l’un du côté glacé,
L’autre du côté tiède encore ?

Un mort est tout grandi par son puissant dédain,
Par sa réserve et son silence ;
Ah ! que j’aimais ton calme et mon insouciance
Quand tu vivais l’autre matin !

Tu ne comptais pas plus que d’autres jeunes êtres,
Comme toi hardis, fiers et doux :
corps soudain élu, te faut-il disparaître
Pour briller ainsi tout à coup ?


— Le vent impatient, qui toujours appareille
Vers quelque bord réjouissant,
Qui se dépêche ainsi que la source et le sang,
Que la gazelle et que l’abeille,

Le vent, vif compagnon du souffle, gai transport
Qui s’allie avec la poitrine,
Qui fait danser la vie, ainsi que dans les ports
Les bricks sur la vague marine.

Le clair vent printanier qui ressemble à l’espoir,
Vient-il s’attacher comme une aile
À ton corps embué que je ne sais plus voir,
Perdu dans la vie éternelle ?



Ô Mort, secret tout neuf, et l’unique leçon
Que jamais l’esprit n’assimile,
Mendiante aux doigts secs, dont la noire sébile
Fait tinter un lugubre son ;


Ô Mort, unique but, abîme où chacun verse
Sans que jamais nul ne l’aidât ;
Cadavre humain qui fis, dans un jardin de Perse,
Trébucher le jeune Bouddha ;

Ô Mort, dont la cruelle et sordide indécence,
Provocante et s’étalant là,
Rendit sombre à jamais, au sortir de la danse.
L’adolescent de Loyola ;

Figure universelle, et que toujours l’on voile,
Montre-moi bien tes yeux rongés.
Afin que, sous la paix divine des étoiles,
Dans ce parfum des orangers.

Ce soir, le front levé vers la nue qui m’enivre
Par son éclat voluptueux,
J’oppose à la fureur unanime de vivre
Un cœur à jamais dédaigneux !



Avril 1918.