Les Forces éternelles/La Patrie

Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 60-63).

LA PATRIE



Et le printemps revient ! L’éternelle saison
S’est frayé humblement, fortement, un passage
À travers le livide et souterrain carnage ;
Tant de morts engloutis, — obstruante cloison, —
N’ont pas gêné les pas secrets du paysage,
Qui monte, grêle et vert, sur le pâle horizon ;
L’espace est simple et sage.

Accablés, nous voyons ces cieux des soirs plus longs,
Ces jeunes cieux promis aux tendresses humaines !
Quoi ! Si proche des bois, des sources, des vallons
Où des adolescents stoïques se surmènent,
L’éther, qui pénétrait leur cœur, a déserté
Ces compagnons hardis pour accueillir l’été,
Que le fleuve des jours indolemment amène !

Le ciel pensif est doux, il est comme autrefois,
Il est comme plus tard. L’éternité sans âge
N’incline pas son stable et négligent visage
Sur d’épiques regards, sur de sublimes voix.
Et comme un vent joyeux repousse les nuages,
La saison du désir, le groupe heureux des mois,
Des funèbres fossés ont fait un gai rivage.

Il revient simplement, à l’instant attendu,
Ce serviteur exact, ce printemps assidu ;
Les prés sont réjouis, la pervenche est sans tache.
Des rais d’insectes d’or sont dans l’azur tendus,
Tous les vents palpitants ont, rompant leur attache,
Je ne sais quoi de fol, d’inspiré, d’éperdu…

— Ainsi toujours l’année a sa divine enfance,
Et la guerre, effroyable et hideux échanson,
Verse partout le sang, ruisselante démence ;
Et seul, sous le ciel bas d’un printemps qui commence,
Innocent, assuré, certain d’avoir raison,
Opposant son cri neuf aux désastres immenses,
Un oiseaU ; dans un arbre, élance sa chanson…

— Qui dira la tristesse écrasante, infinie.
De ce chant ingénu, invincible, qui nie
Le formidable don nécessaire des corps,
Qui renoncèrent tout, afin que soit bénie,

— Alors qu’eux à jamais seront exclus du sort, —
La Patrie, ineffable et mystique harmonie :
Royauté des vivants, éternité des morts !

Patrie indéniable, exigeante Patrie !
Vaste précision, éparse et sans contour :
Un mot, un long passé d’Histoire, une prairie
Où, enfant, l’on pensait : « C’est ici tout l’amour !
C’est ici l’univers ! » Patrie, un mot qui prie.
Qui enjoint, qui commande, et veut bien expliquer
Lentement, fortement, d’une voix mâle et sûre.
Malgré le grand péril de son sol attaqué,
Qu’elle a dû recevoir, non faire, la blessure.
Qu’à l’humaine bonté elle n’eût point manqué.
Elle qu’un cri plaintif de tout humain arrête
Et qui penche vers lui sa gourde emplie d’azur…

Patrie, âme évidente et pour chacun secrète,
Qui n’est pas seulement le terrain libre et pur,
Mais qui, dimension plus haute et plus sensible,
Étend jusques aux cieux ses sommets invisibles !
— Qui de nous, quand son œil sur la nuit se posait,
N’a cru voir luire un ciel et des astres français ?
Qui de nous, sur le bord des mers orientales.
Quand la beauté des jours pense nous asservir.
N’a langui de désir vers la terre natale
Où même le tombeau semble un long avenir ?

Patrie, un mot, mais qui jusqu’aux moelles résonne,
Un mot, et cependant sainte et grande Personne,
Debout, la face au vent, les cheveux répandus.
Haute comme un brasier que l’ouragan tisonne.
Redoutable d’orgueil, montrant, le doigt tendu.
L’honneur gisant, ainsi qu’un Paradis perdu…

— Vous ne prévaudrez point contre cette Furie,
Contre cette Justice aux yeux exorbités,
Printemps, chant des oiseaux, calme de la prairie,
Suaves matériaux qui formerez l’été !

Nature ! en vain vos cris stridents et volontaires,
Votre panique joie explosent jusqu’aux cieux,
Vous ne troublerez pas ces veilleurs de la terre :
Il n’est pas de plaisir sans un cœur orgueilleux.

Plaisir, fierté, courage, éléments de la vie !
Principe de l’unique et du fécond attrait !
Lueur d’une âme, par l’autre âme poursuivie.
Baiser des animaux dans les sombres forêts !
Accourez, combattez, forces de la Nature,
Avec ces fiers soldats plantés dans vos labours.
— Victoire audacieuse, enlacez leur armure,
Et qu’ils aient plus d’honneur pour avoir plus d’amour !



Avril 1916.