Les Forces éternelles/À Jean Moréas (I)

Comtesse de Noailles ()
Arthème Fayard & Cie, éditeurs (p. 290-291).

À JEAN MORÉAS


En souvenir de la première lettre que j’ai reçue de lui.

I

 
À l’âge où l’innocence et la fierté permettent
Qu’on ignore le prix des mots les plus touchants,
Et qu’on soit sans piété devant les plus beaux chants
Vous m’aviez appelée « Abeille de l’Hymette » ;

Et je lisais ces mots, que votre encre d’azur
Traçait sur un papier couleur de jaune aurore,
Et, sans me retourner vers votre cœur sonore,
Je m’en allais, d’un pas plus dansant et plus sûr.

Ainsi l’adolescence étourdie et joyeuse
Ne distingue pas bien les fronts essentiels ;
Mais je parlais de vous d’une voix orgueilleuse,
Ayant un même sang et sous un même ciel.


Et puis, un jour, la Parque, en sa calme inconstance,
Détourna de mes yeux son clair regard qui rit,
Alors, ô fils des Grecs, ô pâtre de Paris,
Je me suis appuyée au marbre de vos stances.

En vain l’ample cité dont la nuit s’emparait
Voilait vos pas errants que l’ombre facilite,
Mon esprit poursuivait, ô mon sombre Hippolyte,
Votre stoïque ennui et ses amers secrets,

À présent, je vous dois la songeuse habitude
De mêler à mon sort vos poèmes hautains,
Et de n’être jamais seule en ma solitude
Quand je bois la ciguë horrible du Destin…