Les Fondateurs de l’astronomie moderne/Képler


KÉPLER
ET
SES TRAVAUX


Les plus grandes lois du monde physique ont été démontrées par les géomètres ; les hypothèses sur lesquelles elles s’appuient n’acquièrent d’importance réelle qu’après avoir été soumises à leur contrôle ; et cependant les progrès de la philosophie naturelle auraient été impossibles, si les grands hommes auxquels ils sont dus, pénétrés uniquement de l’esprit géométrique, en avaient toujours respecté l’inflexible rigueur.

Représentons-nous un géomètre initié aux théories les plus élevées de la science abstraite ; je ne dis pas seulement un disciple d’Euclide et d’Archimède, mais un lecteur intelligent de Jacobi et d’Abel ; et supposons que, resté étranger à toute notion d’astronomie, il entreprenne de pénétrer par ses seuls efforts la structure générale de l’univers et la disposition de ses parties. Plaçons-le d’ailleurs dans les conditions les plus favorables ; admettons que, libre d’esprit comme Copernic, il ne s’arrête pas aux trompeuses apparences des sens, qui, nous dérobant le mouvement de la terre, ont fait regarder pendant si longtemps son immobilité comme un axiome : que d’impossibilités se présenteront alors à son imagination ! Emporté par un mouvement inconnu, n’apercevant aucune direction fixe, aucune base immobile où s’appuyer pour déterminer les distances, les données lui manquent pour la solution du problème. Notre géomètre parviendra peut-être à élever sa pensée jusqu’au sentiment de notre inexprimable petitesse ; mais, n’apercevant aucune route assurée, il s’arrêtera tout à coup pour affirmer, au nom d’une science qu’il croit infaillible parce qu’elle ne donne rien au hasard, que, quels que soient le génie de l’homme et la perfection que l’art puisse prêter à ses organes, notre route à travers l’espace lui est aussi impossible à découvrir que, pour les atomes qui l’habitent, celle d’un grain de poussière emporté par le vent.

Heureusement Pascal est allé trop loin en affirmant que ce qui passe la géométrie nous surpasse ; cette appréciation si décourageante ne tient pas compte d’un sentiment puisé dans les profondeurs de l’âme humaine, et qui a soutenu Copernic après avoir inspiré Pythagore. L’homme croit, en effet, en dehors de toute démonstration, à l’harmonie de l’univers et à la simplicité de son mécanisme ; et, quoique l’imagination soit fort opposée à la géométrie, l’histoire de l’astronomie nous les montre unies d’un lien très-étroit ; la première, soutenue par une raison exercée allant en quelque sorte au-devant de la vérité pour révéler, comme par intuition, la beauté et l’ordre général du système du monde ; la seconde s’efforçant ensuite d’éprouver le vrai et le faux et de les discerner l’un de l’autre, en fixant enfin la certitude.

La situation de l’astronome qui cherche à deviner l’ordre symétrique et régulier des corps célestes n’est pas sans analogie avec celle du philologue qui, en présence de caractères inconnus, s’efforce de reconstruire les mots et les idées qu’ils expriment. Pour le philologue comme pour l’astronome, le problème est logiquement indéterminé, et l’on pourrait prouver que la solution en est arbitraire : qui assure, en effet, que ces figures bizarres ne sont pas de simples dessins décoratifs, capricieusement tracés sans ordre et sans but ? Et s’ils ont réellement un sens, aucune suite de déductions rigoureuses ne pourra le révéler, en conduisant du connu à l’inconnu par un enchaînement logique et certain. Il faut, dans une telle recherche, procéder par tâtonnements, accepter des divinations fondées sur de fugitives et lointaines analogies, établir des systèmes que l’étude ultérieure des faits viendra souvent renverser, faire des hypothèses qui seront aussitôt rejetées, mais que l’on remplacera patiemment par d’autres, sans jamais se décourager, parce que la solution vraie, dès qu’on l’aura rencontrée, et de quelque manière qu’elle soit obtenue, offrira, on en est certain d’avance, un tel caractère de certitude qu’elle ne laissera plus place au doute. Il en est de même du véritable système astronomique ; il est impossible de l’établir par une suite de déductions rigoureuses et d’en démontrer successivement les diverses parties suivant la méthode des géomètres. Mais lorsqu’un homme de génie aura, par quelque voie que ce soit, deviné les principes qui concilient la réalité uniforme et simple avec les apparences complexes et variables, les esprits justes l’accepteront tout d’abord comme vraisemblable, sans rechercher quels chemins ont pu y conduire, et sans attendre les preuves solides et lumineuses qui s’accumuleront de siècle en siècle pour y plier les plus rebelles en éclairant les plus aveugles.

Je ne veux pas entreprendre de retracer ici l’histoire des tentatives successivement essayées, qui est celle de l’astronomie. Parmi les grands génies qui, déchirant les voiles qui le cachent, ont peu à peu montré l’univers dans sa « haute et pleine majesté, » j’ai choisi seulement, pour esquisser le rôle qu’il a joué, le plus hardi, le plus persévérant, et le mieux inspiré de tous : j’ai nommé Képler.

Jean Képler naquit à Weil, dans le Wurtemberg, le 27 décembre 1571, vingt-huit ans après la mort de Copernic. Son père, Henri Képler, qui appartenait à la noble famille des Keppel, n’était pas digne d’un tel fils : il abandonna plusieurs fois sa femme, qui avait elle-même fort mauvaise réputation, et ne s’occupa guère de ses quatre enfants. La première éducation de Jean fut donc très-négligée ; sa mère, qui ne savait pas lire, l’envoyait, il est vrai, à l’école, mais en le retenant à la maison chaque fois qu’on pouvait l’y utiliser pour le service de l’auberge que ses revers de fortune l’avaient réduite à diriger. La complexion débile de l’enfant le rendait heureusement peu propre à un tel office, et on le destina à la théologie. Il fut reçu gratuitement, à l’âge de treize ans, au séminaire protestant de Maulbronn. Une telle faveur s’obtenait facilement, et l’instruction, à cette époque, était déjà répandue dans l’Allemagne protestante avec un grand zèle et une extrême libéralité : « C’est la tête et non le bras qui gouverne le monde, disait en 1578 le recteur de l’université de Maulbronn ; il faut donc des hommes instruits, et de tels fruits ne croissent pas sur les arbres. »

Képler fit de brillantes études ; il passa de Maulbronn au séminaire de Tubingue, où il étudia la théologie, sans toutefois s’y dévouer entièrement. C’est là qu’il composa sur l’ubiquité du corps de Jésus-Christ une pièce de vers latins dont le secrétaire des députés nationaux admira l’élégante précision. Cependant, lorsqu’il quitta, à l’âge de vingt-deux ans, l’école de Tubingue, on ne le jugea pas apte à travailler à la gloire de l’Église, et muni seulement d’une attestation flatteuse d’éloquence et de capacité, il fut nommé professeur de mathématiques et de morale au collège de Graetz, en Styrie.

L’archiduc Charles d’Autriche, qui gouvernait alors la Styrie, professait la religion catholique ; mais, chose bien rare et bien peu durable à cette époque, il usait envers les hérétiques d’une tolérance absolue, et les protestants, alors en majorité dans les classes riches et éclairées, avaient toute liberté d’appeler près d’eux, et pour toutes les fonctions, des coreligionnaires instruits à l’étranger. C’est ainsi que Képler avait été appelé à Graetz. L’enseignement de l’astronomie étant au nombre de ses devoirs, il fut chargé de la rédaction d’un almanach ; tout naturellement, en pays catholique, il dut adopter la réforme grégorienne que les protestants repoussaient obstinément, aimant bien mieux, comme on l’a dit, être en désaccord avec le soleil, que d’accord avec le pape. Képler, qui ne consentit jamais, dans les circonstances les plus difficiles, à transiger sur la libre expression de ses sentiments religieux, se sépara cette fois de ses coreligionnaires ; c’est que, suivant lui, la question était purement scientifique. Il la rencontra plusieurs fois dans le cours de sa carrière, et son opinion n’a jamais varié. Seize ans plus tard, en 1613, pour engager l’Allemagne à accepter le nouveau calendrier, il composa, à la prière de l’empereur Mathias, un dialogue entre deux catholiques, deux protestants et un mathématicien qui les éclaire et parvient à les convaincre ; mais Képler fut moins heureux près de la diète à qui la question fut soumise, et, malgré ses efforts, l’adoption de la réforme grégorienne fut encore ajournée pour longtemps.

Pour augmenter le débit de ses almanachs, Képler ne craignit pas d’y insérer, sur le temps et les événements politiques, des prédictions soi-disant astrologiques dont quelques-unes se réalisèrent à peu près dans le temps marqué, de manière à lui donner un grand crédit. Ses biographes ont cependant affirmé que, supérieur aux préjugés de son siècle, il ne croyait nullement à l’astrologie divinatrice ; mais sa correspondance montre, au contraire, qu’à cette époque, et même plusieurs années après, il était persuadé de l’influence des astres sur les événements de toute nature. Dans une de ses lettres, il applique ses principes au fils de son maître Mœstlin, né depuis peu de mois, et qu’il déclare menacé d’un grand danger. « Je doute, dit-il, qu’il puisse vivre. » L’enfant mourut en effet. Précisément à la même époque, Képler perdit un des siens ; et quand, dans cette rencontre de douleurs, en exprimant à son maître le plus affectueux intérêt, il parle de nouveau des craintes qu’il avait conçues, comment croire qu’il ne soit pas sérieux ? Mais ses prédictions ne s’accomplirent pas toujours aussi exactement, et, souvent déçu, Képler devint de moins en moins crédule. Il en fut donc de l’astrologie comme de beaucoup d’erreurs qui traversèrent son esprit sans y prendre racine. Il disait, il est vrai, que, fille de l’astronomie, l’astrologie doit nourrir sa mère ; et il continua, pendant toute sa vie, à faire pour ceux qui lui en demandaient et moyennant salaire des prédictions et des horoscopes conformes aux règles de l’art. Mais, loin d’abuser de la crédulité de ses clients, il leur déclarait que ces conclusions devaient être tenues, dans son opinion, pour incertaines et suspectes, et il leur disait, comme Tirésias à Ulysse : Quidquid dicam, aut erit, aut non, ce que je dirai adviendra ou n’adviendra point.

Le premier ouvrage scientifique de Képler est intitulé : Mysterium cosmographicum ; il fut composé pendant les premiers temps de son séjour à Graetz : « J’entreprends de prouver, dit-il dans sa préface, que Dieu, en créant l’univers et en réglant la disposition des cieux, a eu en vue les cinq corps réguliers de la géométrie, célèbres depuis Pythagore et Platon, et qu’il a fixé, d’après leurs dimensions, le nombre des cieux, leurs proportions et les rapports de leurs mouvements. »

Il est impossible de n’être pas frappé de l’ardeur confiante du jeune auteur et de son enthousiaste admiration pour la sagesse qui régit le monde et pour la majesté des problèmes auxquels il devait consacrer sa vie : « Bienheureux, dit-il, celui qui étudie les cieux : il apprend à faire moins d’état de ce que le monde admire le plus ; les œuvres de Dieu sont pour lui au-dessus de tout, et leur étude lui fournira la joie la plus pure. Père du monde, ajoute-t-il, la créature que tu as daigné élever à la hauteur de ta gloire est comme le roi d’un vaste empire ; elle est presque semblable à un Dieu, puisqu’elle sait comprendre ta pensée ! »

La théorie qui inspire de tels transports est aujourd’hui désavouée par la science. Ce brillant édifice devait s’écrouler peu à peu, faute de fondements assurés, et Képler, à cette époque, ressemble encore, suivant l’heureuse comparaison de Bacon, à l’alouette qui s’élève jusqu’aux cieux, mais sans rien rapporter de sa course.

Il eut toujours cependant une grande tendresse pour son premier travail ; et quoique, dans une seconde édition, il y ait lui-même signalé de graves erreurs, il déclare que jamais début dans la science fut plus heureux que celui-là. Il ne reste de cet ouvrage que quelques solides et puissants arguments en faveur du système de Copernic ; Képler ne craint pas d’y blâmer énergiquement, dans une note, le tribunal qui a osé mettre à l’index les écrits de l’illustre Polonais. « Quand on a essayé, dit-il, le tranchant d’une hache contre du fer, elle ne peut plus servir même à couper le bois. » Mais c’est à son auteur surtout que le livre de Képler fut utile. Les calculs qu’il exécute à cette occasion servirent, pour ainsi dire, à défricher le champ qui devait lui fournir une si abondante moisson : Le monde savant, non moins charmé par la forme agréable et brillante de son exposition que surpris par la nouveauté de ses idées, devint attentif à ce que le jeune astronome lui soumettrait de nouveau.

Ayant acquis une modeste aisance par son mariage avec la jeune et belle Barbara Muller, déjà veuve d’un premier mari et séparée d’un second par le divorce, Képler semblait fixé pour toujours en Styrie et se livrait, aux applaudissements de tous, à l’étude de la science qu’il chérissait. Sa correspondance le montre à cette époque pleinement satisfait de ses travaux et dans toute la sérénité du bonheur domestique. Cette période de douce tranquillité et de studieux loisirs apparaît dans sa vie comme une paisible oasis où il ne put se reposer que bien peu de temps et qu’il ne retrouva jamais. L’archiduc Charles eut pour successeur son fils Ferdinand, qui, beaucoup meilleur catholique que lui, choisit pour généralissime de ses troupes la sainte Vierge et fit vœu d’éteindre l’hérésie dans ses États : le moyen le plus simple était de chasser les hérétiques, et c’est celui qu’il essaya. Képler, protégé par de savants jésuites qui savaient apprécier son mérite, fut traité avec une indulgence exceptionnelle. Après l’avoir forcé de quitter Graetz, on lui permit d’y revenir, à condition qu’il se montrât prudent et réservé. Il faut croire qu’il ne le fut pas assez ; car, peu de temps après, on le bannissait de nouveau, en lui accordant toutefois quarante-cinq jours pour vendre ou affermer les terres de sa femme. C’est sans doute à de tels actes d’indulgence que songeait un illustre historien en écrivant que, sans bruit et sans cruauté, Ferdinand parvint à supprimer en Styrie le culte protestant.

Quoi qu’il en soit, Képler ruiné, privé de ses moyens d’existence, banni de Styrie, où de nombreux amis l’entouraient déjà, resta inébranlable dans sa croyance. Le conseiller Herwart lui proposa en vain des accommodements ; il ne réussit pas à fléchir sa droiture. Képler, si ingénieux dans ses travaux, ne l’était pas à tromper sa conscience : ne pouvant plier sa raison à la foi catholique, il lui refusa obstinément ses hommages ; les motifs dont il appuya sa résolution, également éloignés de la faiblesse qui cède à la persécution et de l’arrogance qui la brave, sont empreints d’une dignité douce et calme : « Je suis chrétien, écrit-il à Herwart, attaché à la confession d’Augsbourg par un examen approfondi de la doctrine, non moins que par l’instruction reçue de mes parents. C’est là ma foi ; j’ai déjà souffert pour elle, et j’ignore l’art de dissimuler. La religion est pour moi une affaire sérieuse que je ne puis traiter légèrement. » Et il continuait, sans se laisser abattre, à chercher un refuge dans la science, en lui consacrant ses travaux, ses veilles et les élans enthousiastes de son intelligence. Mais à côté des joies et des triomphes passagers de l’invention venaient se placer l’amertume de l’exil et les douleurs incessantes de la pauvreté ; peu touché de ces maux pour lui-même, Képler était plein d’inquiétude pour l’avenir de sa famille. « Je vous en supplie, écrit-il à son maître Mœstlin, si une place est vacante à Tubingue, faites en sorte que je l’obtienne ; faites-moi savoir, ajoute-t-il, le prix du pain, du vin et des choses nécessaires à la vie, car ma femme n’est pas habituée à se nourrir de fèves. » C’est dans ces tristes circonstances que le célèbre Tycho Brahé, instruit des ennuis de Képler, lui proposa de le faire adjoindre aux travaux astronomiques dont il était chargé par l’empereur Rodolphe. Képler n’hésita pas et se rendit à Prague avec sa famille.

Rien ne pouvait être plus heureux pour l’astronomie que la réunion de Képler avec un tel homme, dont les travaux, moins éclatants peut-être que les siens, se distinguent par une laborieuse précision, à la perfection de laquelle nul autre astronome n’avait pu atteindre avant lui. Képler lui-même semblait en prévoir tous les avantages lorsque, parlant des nombreuses observations accumulées par Tycho, il écrivait, un an avant, à Mœstlin : « Tycho est chargé de richesses dont, comme la plupart des riches, il ne fait pas usage. » Il observait en effet depuis trente-cinq ans, sans aucune idée préconçue, en tenant un registre exact et minutieux des états du ciel. Ce sont ces résultats accumulés qui, sans montrer directement la vérité, devaient préserver Képler de l’erreur, en fournissant un appui solide à l’audace de son esprit inventif et comme une borne posée d’avance pour en arrêter les excès.

Devenu bientôt après, par la mort de Tycho, possesseur des précieux matériaux que devait féconder sa pensée, il comprit que, dans la confusion de ces éléments, qu’il eût pu comparer aux feuillets épars de la sibylle, se cachait un ordre éternel et immuable, et il le chercha pendant neuf années avec la volonté patiente qui triomphe des découragements et la force qui donne le succès.

Mais, pour procéder avec ordre, voulant d’abord écarter une cause d’erreur déjà signalée par Tycho, et dont sont entachées toutes les observations astronomiques, il étudia les lois de la réfraction.

Hipparque rapporte que le même jour il observa deux fois le soleil dans l’équateur, et par conséquent deux équinoxes. Ptolémée en conclut simplement que l’une de ces observations est erronée ; mais la même singularité se présenta plusieurs fois à Tycho, qui, sûr de son habileté et de la précision de ses instruments, ne pouvait admettre une telle explication. Il en signala la véritable cause dans la réfraction des rayons lumineux, qui, nulle au zénith, prend à l’horizon sa plus grande valeur ; lors donc que le soleil est, le matin, un peu au-dessous de l’équateur, la réfraction peut, en relevant ses rayons, faire croire à l’observation de l’équinoxe. Quelques heures plus tard, le soleil se rapprochant du zénith, la réfraction est moindre, et cette cause d’abaissement, compensant le chemin que l’astre parcourt en quelques heures dans son orbite, peut le faire observer de nouveau dans l’équateur.

Pline rapporte une autre contradiction non moins sensible, qui, en montrant également l’importance du phénomène de la réfraction, aurait dû conduire les anciens astronomes à en faire le sujet de leur étude : « On a, dit-il, observé une éclipse de lune, au moment où le soleil était encore visible au-dessus de l’horizon. » La lune disparut par conséquent sans que la ligne droite qui réunit son centre à celui du soleil parût rencontrer la terre. Le fait est constant ; il a été observé notamment par Mœstlin et par Tycho : il est, d’un autre côté, de nécessité évidente que la terre, pour éclipser la lune en la couvrant de son ombre, soit placée entre elle et le soleil dans une même ligne droite. Il faut donc admettre que les trois corps sont réellement en ligne droite au moment de l’éclipse, et expliquer par la réfraction qui relève les deux astres leur présence apparente et simultanée au-dessus de l’horizon.

On doit, on le voit, tenir très-sérieusement compte de cette cause d’erreur dans la discussion des observations. L’astronome arabe Alhazen et le Polonais Vitellion appelèrent les premiers sur ce point l’attention des astronomes, et Tycho, qui en sentait toute l’importance, donna plus tard une table de réfraction relative aux diverses inclinaisons.

Mais on comprend la difficulté d’un tel travail, et d’abord toute détermination directe est impossible. La réfraction est l’angle formé par la ligne droite qui joint réellement un astre à notre œil, avec la direction dans laquelle il est aperçu. Or, de ces deux directions, la seconde seule est accessible à nos observations ; on ne peut donc pas mesurer l’angle qu’elle forme avec l’autre, et il faut le calculer par un procédé indirect. L’observation continue d’une étoile suivie depuis le zénith jusqu’à l’horizon pourrait y conduire ; le mouvement diurne, dont les lois ne sont pas contestées, lui fait en effet décrire un cercle parfait dans le ciel, et, sachant à chaque instant où elle doit être, on peut mettre sur le compte de la réfraction les irrégularités observées.

La marche suivie par Tycho est un peu différente, mais il fut loin d’atteindre le but ; la réfraction de la lumière des étoiles cessait, suivant lui, complètement à 20° de l’horizon ; celle du soleil était plus considérable, et ne devenait nulle qu’à 45°. Tout cela est inexact : la réfraction suit les mêmes lois pour tous les astres, et ne devient nulle qu’au zénith. Kepler reprit donc la question dans son entier, et composa, sous le titre modeste de Paralipomena ad Vitellionem, un traité complet d’optique. Cet ouvrage, qui contient de graves erreurs, est extrêmement remarquable pour le temps où il fut composé. On y trouve la véritable théorie des lunettes, des règles exactes pour déterminer la distance focale des lentilles et le pouvoir grossissant d’un instrument. C’est là que pour la première fois a été donnée la description exacte de l’œil et l’explication de son mécanisme ; on y trouve enfin l’explication de la lumière cendrée de la lune, loyalement attribuée à son maître Mœstlin. Quoiqu’il ait été conduit à une loi élémentaire de réfraction complètement inexacte, Képler calcule enfin une table des réfractions astronomiques, qui depuis le zénith jusqu’à 70° ne diffère pas de plus de 9″ de celle qu’on adopte aujourd’hui ; mais en approchant de l’horizon les écarts deviennent plus considérables. On reconnaît dans ce livre la main d’un grand maître ; la lecture en est agréable et facile, et, quoique l’ivraie y soit abondamment mêlée au bon grain, celui qui voudrait tout éprouver y pourrait trouver encore aujourd’hui une utile moisson à faire. Descartes, qui le cite avec honneur dans sa Dioptrique, reconnaît expressément le parti qu’il en a tiré.

Mais, tout en marchant avec ardeur vers le but qu’il s’était proposé, Képler devait, comme astronome impérial, demeurer attentif aux événements qui survenaient dans le ciel. Il écrivit, en 1606, une longue dissertation sur une étoile apparue dans la constellation du Serpent, et qui, après avoir brillé d’un éclat supérieur à celui de Jupiter, disparut bientôt sans retour. Ce phénomène curieux, mais non sans exemple, causa une grande émotion. « Si l’on me demande : Qu’adviendra-t-il ? Que présage cette apparition ? Je répondrai sans hésiter, dit Képler : Avant tout, une nuée d’écrits, publiés par de nombreux auteurs, et beaucoup de travail pour les imprimeurs. Si l’on se plaint, ajoute-t-il, que ma dissertation glisse trop légèrement sur les conséquences théologiques et politiques, je répondrai que ma charge m’oblige selon mes forces à perfectionner l’astronomie, et non à remplir l’office de prophète public. J’en suis fort aise : si j’avais à parler librement de tout ce qui se passe en Europe et dans l’Église, je serais fort exposé à choquer tout le monde, car, comme dit Horace :


Iliacos intra muros peccatur et extra.


On ne devinerait pas, en lisant ces lignes, qu’elles sont écrites en 1606 !

Il se demande plus loin comment a pu naître cette étoile et de quelle matière elle est formée ; mais il ne parvient pas à le découvrir, et conclut seulement que la force aveugle des atomes fortuitement accrochés n’y est pour rien. C’était aussi l’opinion de sa femme Barbara ; Képler nous l’apprend dans une de ces digressions personnelles, si vives et si animées qu’en les lisant on s’imagine l’entendre et le voir, et si naturelles en même temps que l’on ne s’étonne pas de les trouver mêlées aux sérieuses pensées qui l’absorbent. « Hier, dit-il, fatigué d’écrire et l’esprit troublé par des méditations sur les atomes, je fus appelé pour dîner, et celle que je viens de nommer apporta sur la table une salade. — Penses-tu, lui dis-je, que si, depuis la création, des plats d’étain, des feuilles de laitue, des grains de sel, des gouttes d’huile et de vinaigre et des fragments d’œufs durs flottaient dans l’espace en tous sens et sans ordre, le hasard pût les rapprocher aujourd’hui pour former une salade ? — Pas si bonne, à coup sûr, répondit ma belle épouse, ni si bien faite que celle-ci. »

Le traité sur la nouvelle étoile, qui a trente chapitres, laisse le lecteur aussi ignorant qu’il l’était et que nous le sommes aujourd’hui sur la nature et les causes de la catastrophe qui, d’après la distance présumée des étoiles, a pu s’accomplir dans le ciel et troubler des systèmes de mondes plusieurs siècles avant les observations de Képler.

Après neuf années d’efforts poursuivis avec une application infatigable et une contention d’esprit qui parfois « le tourmenta, dit-il, presque jusqu’à la démence, diu nos torserat pene ad insaniam, » Képler parvint à représenter exactement le mouvement de Mars par deux des lois reconnues ensuite applicables aux autres planètes, et qui ont immortalisé son nom.

Son ouvrage est intitulé : Astronomie nouvelle, ou Physique céleste, fondée sur l’étude du mouvement de Mars, déduite des observations de Tycho Brahé. La préface, adressée à l’empereur Rodolphe, est fort remarquable, comme signe de l’esprit de l’époque, bien plus encore que du caractère de Képler :

« J’amène à Votre Majesté, dit-il à l’empereur, un noble prisonnier, fruit d’une guerre laborieuse et difficile, entreprise sous ses auspices. Et je ne crains pas qu’il refuse le nom de captif ou qu’il s’en indigne ; ce n’est pas la première fois qu’il le porte ; déjà autrefois le terrible dieu de la guerre, déposant joyeusement son bouclier et ses armes, s’est laissé prendre aux filets de Vulcain.

« Nul n’avait jusqu’ici plus complètement triomphé de toutes les inventions humaines ; en vain les astronomes ont tout préparé pour la lutte ; en vain Ils ont mis leurs ressources en œuvre et leurs troupes en campagne. Mars, se jouant de leurs tentatives, a détruit leurs machines et ruiné leurs espérances ; tranquille, il s’est retranché dans l’impénétrable secret de son empire et a dérobé ses marches savantes aux recherches de l’ennemi. Les anciens s’en sont plaints plus d’une fois, et l’infatigable explorateur des mystères de la nature, Pline, a déclaré Mars inobservable à l’œil humain. « Pour moi, je dois avant tout louer l’activité et le dévouement du vaillant capitaine Tycho Brahé, qui, sous les auspices des souverains de Danemark, Frédéric et Christian, a, pendant vingt années successives, étudié chaque nuit et presque sans relâche toutes les habitudes de l’ennemi, dévoilé ses plans de campagne et découvert les mystères de ses marches. Ses observations, qu’il m’a léguées, m’ont aidé à bannir cette crainte vague et indéfinie qu’on éprouve tout d’abord pour un ennemi inconnu.

« Pendant les incertitudes de la lutte, quel désastre, quel fléau n’a pas désolé notre camp ? La perte d’un chef illustre, la sédition des troupes, les maladies contagieuses, tout contribuait à augmenter notre détresse. Les bonheurs, comme les malheurs domestiques, ravissaient aux affaires un temps qui leur était dû ; un nouvel ennemi, comme je le rapporte dans mon livre sur la nouvelle étoile, venait fondre sur les derrières de notre armée. Les soldats, privés de tout, désertaient en foule ; les nouvelles recrues n’étaient pas au fait des manœuvres, et, pour comble de misère, les vivres manquaient.

« Enfin l’ennemi se résigna à la paix, et par l’intermédiaire de sa mère, la Nature, il m’envoya l’aveu de sa défaite, se rendit prisonnier sur parole, et l’arithmétique et la géométrie l’escortèrent sans résistance jusque dans notre camp.

« Depuis lors il a montré qu’on peut se fier à sa parole ; il ne demande qu’une grâce à Votre Majesté : toute sa famille est dans le ciel ; Jupiter est son père, Saturne son aïeul, Mercure son frère, et Vénus son amie et sa sœur. Habitué à leur auguste société, il les regrette, il brûle de les retrouver, et voudrait les voir avec lui, jouissant comme il le fait aujourd’hui de votre hospitalité. Il faut pour cela profiter de nos succès et poursuivre la guerre avec vigueur ; elle n’offre plus de périls, puisque Mars est en notre pouvoir. Mais je supplie Votre Majesté de songer que l’argent est le nerf de la guerre, et de vouloir bien commander à son trésorier de livrer à votre général les sommes nécessaires pour la levée de nouvelle troupes. »

Képler, en commençant l’étude du mouvement de Mars, dut chercher avec précision la durée de sa révolution, qui, bien connue d’ailleurs de Tycho, l’avait été presque aussi exactement de Ptolémée ; c’est un problème dont, malgré les difficultés apparentes, la solution est des plus faciles. On peut, en effet, comparer la ligne droite nommée rayon vecteur qui réunit le centre fixe du soleil au centre mobile de Mars, à l’aiguille d’une horloge, et le temps qu’elle met à parcourir son immense cadran est le temps de la révolution de Mars ; nous pouvons regarder le rayon vecteur qui réunit la terre au soleil comme une aiguille plus courte que la précédente et tournant dans le même sens. Le mouvement de celle-là est bien connu ; elle fait son tour en une année. Supposons maintenant, quoique cela ne soit pas absolument exact, que les plans des deux orbites coïncident, en d’autres termes que les deux aiguilles, de longueur inégale, marchent sur le même cadran. Placés comme nous le sommes à l’extrémité de la plus petite, il nous sera facile de signaler ses rencontres avec la plus grande, et les astronomes qui observent attentivement le soleil et la planète Mars sauront dire à quel moment nous nous trouvons sur la ligne qui les joint ; ils ont trouvé depuis longtemps que ces oppositions de Mars au soleil, ou, ce qui revient au même, les rencontres des deux aiguilles, ont lieu en moyenne tous les 795 jours. La plus grande fait donc, en 795 jours, un tour de moins que la plus petite, et comme le mouvement de celle-ci nous est connu, le plus simple écolier en déduira le mouvement supposé uniforme, c’est-à-dire le mouvement moyen de l’autre. C’est ainsi que l’on a trouvé la durée de la révolution de Mars égale à 687 jours.

Ce résultat étant bien connu de Képler, il eut l’idée de rapprocher, dans les observations de Tycho, celles qui différaient précisément de ce nombre de jours, et pour lesquelles, par conséquent, Mars, après avoir fait un tour, était revenu au même point de sa course. Il éludait ainsi très ingénieusement la difficulté, en apparence insurmontable, qui résulte de son continuel déplacement dans l’espace. Les deux positions de la terre dans son orbite étant connues par l’étude préalable qui a été faite de son mouvement, la ligne qui les joint devient la base aux deux extrémités de laquelle on se trouve placé pour observer une planète, qui, revenue à la même position, peut être considérée comme immobile. On trouvera ainsi une des positions de Mars, avec la date des deux époques séparées par 687 jours d’intervalle, auxquelles il est venu s’y placer. En faisant intervenir d’autres observations, séparées de la première par une période de deux ou trois révolutions de la planète, on devra obtenir le même résultat, ce qui fournit, en même temps qu’un moyen de vérifier les calculs, une confirmation bien plus précieuse encore de l’hypothèse adoptée pour la loi du mouvement de la terre.

Encouragé par ce premier succès, Képler recommença l’opération un grand nombre de fois, en suivant, pour ainsi dire, pas à pas la planète pour jalonner sa route dans l’espace ; mais combien faut-il de points pour déterminer la nature géométrique d’une courbe ? La géométrie rigoureuse répond que, quel qu’en soit le nombre, il ne peut être suffisant, et que par des points donnés on peut toujours faire passer un nombre infini de courbes distinctes et de propriétés très-diverses ; c’est pour cela que tant de tables admirablement précises obtenues par les physiciens n’ont jamais pu, malgré leurs efforts, être converties en lois mathématiques. L’incertitude et l’impuissance de la science en présence d’un tel problème forcent la patience à venir en aide au génie. Képler essaya d’abord la vérification des hypothèses admises jusque-là, en cherchant à placer tous ses points sur un même cercle ; mais ses efforts furent inutiles ; ses calculs laissaient subsister des erreurs de sept à huit minutes, et il prouvait que l’on ne peut faire mieux. Huit minutes, c’est bien peu ! C’est environ le quart du diamètre apparent du soleil, mais c’est en astronomie surtout qu’il est vrai de dire : « Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu. » Képler le savait, et cette petite erreur, qu’il ne voulut pas accepter, devint considérable par les conséquences.

« La bonté divine, dit-il, nous a donné en Tycho un observateur tellement exact qu’une erreur de huit minutes est impossible. » L’hypothèse d’une orbite circulaire était donc inacceptable ; mais Képler ne désespère pas pour cela de vaincre, et sa confiance n’est pas même ébranlée. Il pense que, comme la folâtre Galatée, Mars s’enfuit et se cache tout en désirant être aperçu :


Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.


C’est la première ligne du cinquante-huitième chapitre.

Après de nombreux essais et de pénibles calculs, Képler trouva enfin qu’une orbite elliptique satisfait à toutes les observations de Tycho ; c’est alors que, comme il le dit dans sa préface, il regarda Mars comme prisonnier sur parole. Bien fort alors pour l’interroger à loisir, il continua à le serrer de près, en marquant les lieux que la théorie nouvelle lui imposait dans l’avenir, et il eut la joie de voir la planète, exacte au rendez-vous qu’il lui avait fixé, répondre pour ainsi dire à son appel, comme les étoiles au Seigneur dans le livre de Baruch, que la Fontaine admirait tant : « Vous m’avez appelé : me voilà ! »

Cette complète et persistante obéissance était l’éclatant témoignage de l’exactitude des deux célèbres lois qu’il put enfin énoncer avec certitude :

Mars décrit une ellipse dont le soleil occupe un foyer.

Les aires décrites par le rayon vecteur sont proportionnelles au temps.

Mais cette exposition de la grande découverte de Képler serait trop incomplète si nous n’insistions pas sur deux circonstances remarquables qui, venant fortuitement en aide à la pénétration de son esprit, l’ont conduit plus facilement au but dont elles auraient pu l’éloigner.

Le mouvement de la terre, dont la connaissance présumée a servi de base à tous ses calculs, était théoriquement aussi mal connu que celui de Mars. Le cercle dans lequel il fait mouvoir notre planète doit être remplacé par une ellipse ; mais cette ellipse, fort heureusement, diffère assez peu d’un cercle pour que la substitution de l’une à l’autre soit indifférente au degré d’approximation qu’il fallait adopter. S’il en eût été autrement, la méthode devenait inexacte, et les chiffres, en se contredisant, auraient averti et découragé le judicieux et sincère inventeur.

La seconde circonstance, plus remarquable encore peut-être, est l’imperfection des méthodes d’observation et des instruments de Tycho.

Képler a pu affirmer, il est vrai, qu’une erreur de huit minutes était impossible, et cette confiance a tout sauvé ; s’il avait pu en dire autant d’une erreur de huit secondes, tout était perdu. L’organe intérieur du jugement aurait cessé, suivant une expression de Gœthe, d’être en harmonie avec l’organe extérieur de la vue, devenu trop délicat et trop précis.

Képler se trompait, en effet, en regardant l’important avantage obtenu sur la planète rebelle et opiniâtre, comme une de ces victoires décisives qui terminent à jamais la lutte ; ces grandes lois, éternellement vraies dans de justes limites, ne sont pas rigoureuses et mathématiques. De nombreuses perturbations écartent incessamment Mars de sa route, en l’affranchissant peu à peu des liens délicats dans lesquels l’heureux calculateur avait cru l’enlacer à jamais. Pour qui pénètre plus au fond, des irrégularités expliquées et prévues confirment, il est vrai, avec éclat la théorie de l’attraction qu’elles agrandissent en l’éclairant ; mais la connaissance prématurée de ces perturbations, conséquence nécessaire d’observations plus précises, en enveloppant la vérité dans d’inextricables embarras, aurait retardé pour bien longtemps peut-être les progrès de la mécanique du ciel. Képler, rejetant alors l’orbite elliptique aussi bien et au même titre que l’orbite circulaire, eût été forcé de chercher directement les lois du mouvement perturbé, au risque d’épuiser, contre d’invincibles obstacles, toutes les ressources de sa pénétration et l’opiniâtreté de sa patience.

Képler voulut pénétrer plus avant dans les mystères de la nature, et découvrir la cause des mouvements dont il avait révélé les lois. Après avoir détruit à jamais la vieille erreur des orbites circulaires obligatoires, il énonça le principe simple et vrai sur lequel repose aujourd’hui toute la mécanique rationnelle : le mouvement naturel d’un corps est toujours rectiligne ; mais il ajoute malheureusement : « S’il n’a pas une âme qui le dirige, » et cette restriction gâte tout. Nego ullum motum perennem non rectum a Deo conditum esse, præsidio mentali destitutum. Il faut, d’après ce principe, une force incessante pour conduire la planète dans son orbite courbe, et cette force réside dans le soleil. Képler l’affirme expressément : Solis igitur corpus esse fontem virtutis quæ planetas omnes circumagit.

C’est la doctrine de Newton, ou, pour parler mieux, c’est la vérité.

Des admirateurs de Képler ont vu dans les deux phrases que nous venons de citer un de ses plus beaux titres de gloire. Je ne puis sur ce point m’accorder avec eux. Képler, impatient du mystère des mouvements planétaires, ne s’en est pas tenu à ces idées de génie ; incertain et irrésolu, il a essayé, au contraire, toutes les explications sans en adopter et sans en justifier aucune, et quand l’idée vraie a traversé son esprit, il n’a su ni la saisir ni l’exploiter.

Après avoir dit que la cause du mouvement est dans le corps du soleil, il suppose que la rotation de cet astre se transmet aux planètes et les entraîne ; il admet plus loin une force magnétique dépendant de l’orientation de l’axe du corps attiré. Des vues extrêmement vagues sur la nature de l’attraction le portent ailleurs à croire qu’elle est inversement proportionnelle à la distance, et l’on a remarqué qu’avec une bien légère modification son raisonnement, qui n’en serait pas meilleur, conduirait à la loi véritable. Cela ne l’empêche pas de croire que la planète, étant tantôt plus près et tantôt plus loin du soleil, doit en être alternativement attirée et repoussée. Par une contradiction qui montre mieux que tout le reste l’incertitude de ses idées, il se demande encore si la planète, renfermant sa force en elle-même, n’est pas douée d’un principe actif qui la meut en même temps qu’il la gouverne, et, sans aller jusqu’à lui accorder le raisonnement, il lui prête une âme qui, instruite du chemin qu’elle doit suivre pour conserver l’ordre éternel de l’univers, l’y dirige continuellement et l’y maintient sans relâche avec une immortelle puissance et une inépuisable vigueur. Mais comment comprendre, dans cette hypothèse, qu’elle parvienne à reconnaître sa route ? L’expression de sa vitesse renferme, quoi qu’on fasse, des sinus et, en admettant à la rigueur, ce qui déjà semble difficile, que cette âme ait le sentiment des angles, par quelle mystérieuse opération pourrait-elle, demande-t-il, calculer leurs sinus ? Revenant enfin à l’idée d’une attraction magnétique, il redoute un conflit entre la puissance magnétique et la puissance animale, qui cependant doit prévaloir. Ces rêveries confuses, dans lesquelles s’embarrasse le génie de Képler, font songer involontairement aux paroles que nous avons citées : Torquebar pene ad insaniam ; elles n’ajoutent rien à sa gloire ; peu importe que, partagé entre ces opinions, qui sont autant d’erreurs, il ait une fois énoncé la vérité sans la fonder sur des raisons solides. Lorsqu’un voyageur cherche sa route dans les ténèbres d’une nuit sans lumière, et que, chancelant dans toutes ses démarches, il s’écrie à chaque instant avec inquiétude : C’est peut-être là ! parce qu’il lui arrivera une fois de rencontrer juste et de passer outre, vantera-t-on sa perspicacité ?

Il serait donc injuste de revendiquer pour Képler la découverte de l’attraction universelle, mais il n’y a pas lieu de s’en étonner. La mécanique, à peine dans l’enfance, ne lui permettait pas, quelque clairvoyant qu’il fut, d’éprouver ses idées sur les forces motrices et de les transformer en théories précises et calculées ; les travaux de Galilée et d’Huyghens étaient nécessaires pour y préparer Newton, dont ce fut l’œuvre immortelle.

Les études et les méditations de Képler furent souvent interrompues et constamment troublées par des chagrins et des embarras sans nombre.

Les héritiers de Tycho devaient partager la propriété des tables astronomiques que Képler avait promises ; ils se plaignirent qu’il en différât la publication en occupant son temps à des recherches de physique et à de vaines spéculations ; le célèbre astronome Longomontanus se fit même l’interprète de leurs reproches et de leurs injurieux soupçons. Dans une lettre, au début de laquelle il le traite pourtant d’homme très-docte et de vieil ami, il l’accuse de porter un zèle exagéré dans la réfutation des théories de Tycho, de se laisser distraire des occupations de sa charge par la passion de tout critiquer, et de briser, en attaquant les travaux de ses amis, les liens d’affection qui les unissaient à lui. Si mes occupations me l’avaient permis, j’aurais été à Prague, dit Longomontanus, exprès pour m’en expliquer avec toi ; mais, ajoute-t-il avec une aigreur croissante, de quoi donc t’applaudis-tu tant, mon cher Képler ?… Tout ton travail repose sur les bases établies par Tycho et auxquelles tu n’as rien changé. Cherche à persuader les ignorants ; mais cesse de soutenir des absurdités devant ceux qui savent le fond des choses.

« Tu ne crains pas de comparer les travaux de Tycho au fumier des étables d’Augias, et tu déclares te mettre, comme un nouvel Hercule, en mesure de les nettoyer ; mais personne ne s’y trompera et ne te préfère à notre grand astronome. Ton impudence dégoûte tous les gens sensés. »

Des accusations si éloignées de la vérité ne pouvaient blesser Képler. Il méprisait tout ce vain fracas que sans droit ni raison on faisait retentir autour de lui. Quelques notes jetées en marge de la lettre de Longomontanus montrent le cas qu’il en faisait : « Charmante injure, » écrit-il ; et, plus loin : « Enveloppe ton fiel de belles phrases. » Sa réponse, dans laquelle il refuse une discussion inutile, est d’une incomparable bonté ; on y voit toute la sérénité de son âme et la modération de son caractère.

« Au moment où je recevais ton épître militante, la paix était faite, dit-il, depuis longtemps avec le gendre de Tycho. Nous ressemblerions, en nous querellant, à des vaisseaux portugais et anglais qui se battraient dans l’Inde quand la paix serait déjà signée… Tu blâmes ma manière d’accuser et de réfuter. Je me rends, quoique je ne pense pas avoir mérité tes reproches. De toi, ami, il n’est pas de réprimande que je n’accepte. Je regrette que tu n’aies pu venir à Prague ; je t’aurais expliqué mes théories et tu serais, j’espère, parti content. Tu me railles. Soit ; rions ensemble. Mais pourquoi m’accuses-tu de comparer les travaux de Tycho au fumier des écuries d’Augias ? Tu n’avais pas mes lettres sous les yeux : tu aurais vu qu’elles ne contenaient rien de semblable. Le nom d’Augias est resté seul dans ton esprit. Je ne déshonore pas mes travaux astronomiques par des injures. »

Et en finissant : « Adieu, dit-il ; écris-moi le plus tôt possible pour que je puisse constater que ma lettre a changé tes dispositions à mon égard. » La paix avec les héritiers de Tycho ne fut qu’une courte trêve ; ils s’adressèrent à l’empereur lui-même ; Rodolphe, quoique très-incapable comme empereur et comme roi, avait pour les sciences un amour éclairé et sincère ; il écarta toutes ces difficultés tracassières ; mais, entouré sans cesse d’ennemis et de rebelles, l’empereur d’Allemagne pouvait à peine faire donner à son astronome de légers à-compte sur la somme considérable qu’il avait fixée pour ses appointements, et Képler, pour nourrir sa famille, devait accepter des travaux de toute sorte, faire des almanachs, calculer des horoscopes et mettre son érudition au service de quiconque pouvait la payer.

Après la mort de Rodolphe, son successeur Mathias, moins dévoué à la science, et non moins embarrassé par les irrémédiables divisions qui bouleversaient l’empire, délaissa complètement l’observatoire de Prague, dont les travaux furent interrompus faute des ressources les plus indispensables. Képler dut renoncer à un emploi qui ne lui donnait pas même de pain et accepter les fonctions de professeur au gymnase de Linz. C’est dans cette ville qu’il perdit sa femme Barbara. Peu de temps après, pour donner, dit-il, une mère à ses trois enfants, il se remaria, sans prétendre d’ailleurs leur faire par là un très-grand sacrifice. Après avoir soigneusement comparé avec beaucoup d’esprit et de finesse, comme on le voit dans une de ses lettres, les mérites et les beautés de onze jeunes personnes auxquelles ses amis avaient songé pour lui, il épousa Suzanne Reutlinger, fille orpheline d’un simple artisan, qui avait reçu dans le plus célèbre pensionnat du pays une éducation distinguée : « Sa beauté, ses habitudes, sa taille, écrit-il, tout en elle me convient. Patiente au travail, elle saura diriger une maison modeste, et, sans être dans la première jeunesse, elle est d’âge d’apprendre tout ce qui pourrait lui manquer. »

Ce mariage fut l’occasion d’un travail important dans lequel Képler montre par un nouvel exemple que, dominant toute la science, son génie en embrassait également toutes les parties : « Comme je venais de me marier, dit-il dans la préface, la vendange étant abondante et le vin à bon marché, il était du devoir d’un bon père de famille d’en faire provision et de garnir ma cave. Ayant donc acheté plusieurs tonneaux, quelques jours après je vis arriver mon vendeur pour fixer le prix en mesurant leur capacité : sans exécuter aucun calcul, il plongeait une baguette de fer dans chaque tonneau et déclarait immédiatement son contenu. » Képler se rappelle alors que sur les bords du Rhin, parce que sans doute le vin y a plus de prix, on prend la peine de vider la barrique pour compter exactement le nombre des pots qu’elle contient. La méthode autrichienne, beaucoup plus expéditive, est-elle suffisamment exacte ? « C’est là une question dont l’étude ne disconvient pas, dit-il, à un géomètre nouvellement marié ; » et pour la résoudre, il traite des problèmes de géométrie qui peuvent être comptés parmi les plus difficiles que l’on eût abordés jusque-là ; il arrive à cette conséquence singulière :

« Sous l’influence d’un bon génie qui sans doute était géomètre, les constructeurs de tonneaux leur ont précisément donné la forme qui, pour une même longueur de la ligne mesurée par les jaugeurs, leur assure la plus grande capacité possible ; et comme aux environs du maximum les variations sont insensibles, les petits écarts accidentels n’exercent aucune influence appréciable sur la capacité, dont la mesure expéditive est par suite suffisamment exacte. »

Cette idée sur les maxima, jetée en passant, mais en termes si assurés, par Képler, devait être développée vingt ans plus tard par Fermat, dont elle est un des titres de gloire.

Képler ajoute : « Qui peut nier que la nature seule, sans aucun raisonnement, puisse enseigner la géométrie, lorsqu’on voit nos tonneliers, conduits par leurs yeux et par l’instinct du beau, deviner la forme qui se prête le mieux à une mesure exacte ? »

Fidèle à l’habitude de mêler à tous ses travaux les souvenirs des poètes classiques, Képler termine cet ouvrage sur l’Art de mesurer les tonneaux, par deux vers imités de Catulle, qui, librement interprétés, signifient que, quand il s’agit de boire, on ne doit pas compter les verres :


Et quum pocula mille mensi erîmus
Conturbabimus illa, ne sciamus.


Cet ouvrage très-savant ne devait pas l’aider à soutenir sa famille, chaque année plus nombreuse : Képler vivait donc avec une grande économie et dans de continuelles inquiétudes pour l’avenir, lorsque des douleurs plus poignantes encore vinrent empoisonner ses dernières années. Une lettre de sa sœur lui apprit que leur vieille mère, âgée de soixante-dix ans, venait d’être jetée en prison, accusée du crime de sorcellerie ; outrée de l’impertinente absurdité des questions qui lui avaient été adressées par le juge d’instruction, Catherine Képler avait aggravé sa position en se faisant accusatrice à son tour, et en lui reprochant avec un injurieux mépris sa fortune trop rapidement acquise depuis qu’il était magistrat. Malheureusement l’opinion publique la condamnait ; sans alléguer aucun fait précis, elle lui demandait compte de toutes les calamités privées ou publiques, et s’élevait contre elle de toutes parts avec une implacable fureur. On établissait qu’elle ne regardait jamais les gens en face et qu’on ne lui avait jamais vu verser de larmes. Ces indices n’étaient pas suffisants, mais, comme envers de tels accusés le juge n’avait aucune mesure à garder et ne craignait rien plus que de paraître manquer de zèle en les épargnant, l’usage était alors d’arracher par la torture des aveux qui conduisaient la victime au bûcher. Képler accourut, et, pendant cinq années remplies des plus cruelles appréhensions, il lutta sans relâche pour sauver sa mère. En démontrant avec l’ascendant d’une renommée déjà imposante que « ces épreuves de patience plus que de vérité, » comme avait dit notre Montaigne, exposent le juge à des condamnations plus criminelles que le crime, il ne put empêcher que l’on montrât à la vieille Catherine les instruments du supplice en lui expliquant leur usage et la menaçant de les employer pour vaincre l’obstination de son silence. On ne parvint pas cependant à ébranler sa constance ; elle se déclara prête à tout souffrir, et son attitude hautaine et résignée la sauva du supplice, mais non pas de la honte qui rejaillit tristement sur son fils.

Pendant ces temps de trouble et d’angoisse, l’Allemagne entière, pleine de désordre et de confusion, et comme agitée par un violent orage, n’était plus, suivant l’expression de Schiller, qu’un magasin de vivres pour les armées. L’une des plus terribles guerres qui furent jamais, la guerre de Trente-Ans, promenait dans toutes les provinces la misère et la contagion des plus horribles maladies. Dans ces cruelles extrémités, Képler, qui pour assister sa mère avait renoncé aux fonctions de professeur, était plongé dans une misère croissante, contre laquelle son ardente volonté luttait sans relâche. Mais une dernière affliction lui était réservée : il perdit une fille âgée de dix-sept ans. Se raidissant alors contre la douleur, et se réfugiant dans ces régions sereines où les chagrins de la terre n’ont pas d’accès, il rejeta le poids importun des travaux obligatoires ou lucratifs pour absorber toutes ses pensées dans la composition d’un ouvrage qui lui a, dit-il, causé plus de plaisir que la lecture n’en fera à tous les lecteurs réunis. C’est que ces espaces infinis qui nous enferment, et dont le silence éternel effrayait la raison sceptique de Pascal, charmaient par l’harmonieuse diversité des mouvements qui s’y accomplissent l’imagination mystique de Képler, et comme il croyait depuis longtemps entendre au fond de son âme le chœur permanent des voix mystérieuses de la nature, il essaya de le noter dans l’étrange ouvrage intitulé Harmonices mundi libri quinque les cinq livres de l’Harmonie du monde.

Képler étudia d’abord géométriquement plusieurs figures régulières, et les aperçus analytiques auxquels il est conduit auraient suffi, comme l’a dit un de nos plus illustres confrères[1], pour préserver l’ouvrage de l’oubli. Il met le problème en équation et interprète exactement toutes les solutions ; c’est encore tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui. Mais un tel résultat ne satisfait pas Képler. « Il est prouvé, dit-il, que les côtés des polygones réguliers doivent rester inconnus et sont de leur nature introuvables. Et il n’y a rien d’étonnant en ceci, que ce qui peut se rencontrer dans l’archétype du monde ne puisse être exprimé dans la conformation de ses parties. » S’occupant ensuite de la musique humaine, et reprenant l’idée de Pythagore, qui comparait, dit-on, les planètes aux sept cordes de la lyre, il veut montrer comment l’homme, imitant le Créateur par un instinct naturel, sait, dans les notes de sa voix, faire le même choix et observer la même proportion que Dieu a voulu mettre dans l’harmonie générale des mouvements célestes ; la même pensée du Créateur se traduisant ainsi dans tous ses desseins, dont l’un peut servir d’interprète et de figure à l’autre.

Cherchant des harmonies partout où elles sont possibles, Képler consacre un chapitre à la politique :

« Cyrus, dit-il, vit dans son enfance un homme de haute taille, vêtu d’une courte-tunique, et près de lui un nain avec une robe longue et traînante. Il fut d’avis qu’ils échangeassent leurs robes, afin que chacun eût celle qui convenait à sa taille ; mais son maître déclara qu’on devait laisser à chacun ce qui lui appartenait. On aurait pu concilier les deux avis, en ordonnant au premier de donner au nain, après l’échange, une certaine somme d’argent.

« Tout le monde, ajoute Képler, voit clairement par cet exemple qu’une proportion géométrique peut être aussi harmonique : telle est 1, 2, 4, ou encore l’heureux arrangement qui donne au plus grand la robe la plus longue. Une proportion arithmétique peut aussi être harmonique : telle est 2, 3, 4, ou encore l’utile échange qui permet au nain, possesseur d’une longue robe, de ne pas perdre son bien, mais de le changer en argent qu’il pourra appliquer à un meilleur usage.

Ce passage, que je traduis de mon mieux, et je n’ai pas besoin de le dire, sans en bien pénétrer le sens, suffit, je crois, pour donner une idée du chapitre sur la politique.

Le dernier chapitre enfin précise la nature des accords planétaires : Saturne et Jupiter font la basse, Mars le ténor, Vénus le contralto, et Mercure le fausset.

Ces idées obscures et chimériques, dans lesquelles l’esprit de Képler se fatigue et s’égare, semblent l’inutile et vain amusement d’une imagination affranchie du joug de la raison ; on s’avance avec tristesse, sans oser sonder la mystérieuse profondeur de cette grande intelligence conduite, par une inspiration sans lumière, dans le pur domaine de la fantaisie.

Mais, aux dernières pages du livre, le génie du rêveur inspiré se réveille tout à coup pour lui dicter de fiers et magnifiques accents, devenus non moins immortels que la découverte qu’ils annoncent : « Depuis huit mois, dit-il, j’ai vu le premier rayon de lumière ; depuis trois mois, j’ai vu le jour ; enfin, depuis peu de jours, j’ai vu le soleil de la plus admirable contemplation. Je me livre à mon enthousiasme, je veux braver les mortels par l’aveu ingénu que j’ai dérobé les vases d’or des Égyptiens, pour en former à mon Dieu un tabernacle loin des confins de l’Égypte. Si vous me pardonnez, je m’en réjouirai ; si vous m’en faites un reproche, je le supporterai ; le sort en est jeté. J’écris mon livre ; il sera lu par l’âge présent ou par la postérité, peu importe ; il pourra attendre son lecteur : Dieu n’a-t-il pas attendu six mille ans un contemplateur de ses œuvres ? »

Puis, revenant au langage précis de la science, il révèle la célèbre loi qui, reliant tous les éléments de notre système, rattache les grands axes des orbites planétaires à la durée des révolutions : rien de plus inattendu que cette vive lumière qui semble s’élancer du chaos. Le lecteur étonné se demande comment ces règles précises et ces proportions mathématiques apparaissent tout à coup dans un monde où Képler semblait entrer en rêvant ; comment tant de clarté subite après des obscurités si profondes ? comment cette pure mélodie après les harmonies douteuses qui précèdent ? Nul aujourd’hui ne saurait le dire. Képler énonce sa loi, la vérifie sans songer à faire connaître comme d’habitude l’histoire de ses idées ; puis, charmé par la pleine et entière possession de l’un des secrets les plus longtemps et les plus ardemment désirés, la joie le pénètre avec trop d’abondance pour qu’il se contente des expressions humaines ; toutes les puissances de son âme éclatent en actions de grâces, et le pieux Képler, empruntant les paroles majestueuses de l’Écriture, s’écrie avec le Psalmiste : « La sagesse du Seigneur est infinie, ainsi que sa gloire et sa puissance. Cieux, chantez ses louanges ! Soleil, lune et planètes, glorifiez-le dans votre ineffable langage ! Harmonies célestes, et vous tous qui savez les comprendre, louez-le ? Et toi, mon âme, loue ton Créateur ! c’est par lui et en lui que tout existe. Ce que nous ignorons est renfermé en lui, aussi bien que notre vaine science. À lui, louange, honneur et gloire dans l’éternité ! »

Et dans une note non moins émue, et plus touchante peut-être que le texte, il ajoute « Gloire aussi à mon vieux maître Mœstlin ! »

L’empereur Mathias était mort. Son successeur à l’empire fut son neveu Ferdinand d’Autriche, dont la pieuse énergie, voulant anéantir en Styrie le culte protestant, avait déjà, vingt ans avant, troublé la vie de Képler. Son zèle n’était pas ralenti, et la persécution s’alluma de plus en plus violente : « Où me réfugier ? écrivait Képler à un ami. Dois-je chercher une province déjà dévastée ou une de celles qui ne tarderont pas à l’être. » Il avait heureusement conservé d’amicales relations avec les jésuites les plus distingués, et comme leur influence sur l’esprit de Ferdinand était toute-puissante, ils obtinrent, lorsque Wallenstein fut nommé duc de Friedland, qu’un article du décret assurât l’avenir de Képler en l’attachant à son service et stipulant que l’arriéré de sa solde comme astronome impérial serait payé sur les revenus du duché. Mais de nouvelles difficultés vinrent bientôt le jeter dans de nouveaux embarras : le tendre et doux Képler, séparé à regret de sa femme et de ses enfants, ne pouvait s’accoutumer au tumulte et au désordre des camps. Peu propre au métier de courtisan, il n’avait pas d’ailleurs assez d’empressement et de souplesse pour obtenir les faveurs et mériter les grâces d’un maître impérieux et hautain, dont la protection était un joug déguisé. Wallenstein, voyant avec une extrême impatience le peu de foi au langage des astres de celui qu’il considérait comme son astrologue, ne tarda pas à congédier Képler et le remplaça par le Vénitien Séni, dont la science trompeuse et accommodante caressa, jusqu’au dernier jour, l’imprudente ambition d’un maître « qui voulait, dit Schiller, faire prévaloir sa volonté jusque dans le ciel. »

Képler ne craignit pas d’affronter dans sa faiblesse le ressentiment de l’homme tout-puissant qui avait imposé ses lois à l’empereur lui-même : il réclama avec insistance le payement de la somme stipulée dans le décret impérial ; mais il épuisa en vain ses forces dans les nombreux voyages qu’entraînaient ses incessantes démarches, et il mourut à Ratisbonne, le 15 novembre 1630, à l’âge de cinquante-neuf ans.

Par la réunion des qualités les plus opposées, Képler occupe dans l’histoire de la science une place tout exceptionnelle. En montrant, dès ses premiers pas dans l’étude de l’astronomie, le présomptueux espoir de déchiffrer l’énigme de la nature et de s’élever par le pur raisonnement à la connaissance des vues esthétiques du Créateur, il sembla d’abord s’égarer avec une audace insensée, et sans trouver fond ni rives, sur cette mer si vaste et si agitée où Descartes, poursuivant le même but, devait bientôt se perdre sans retour ; mais, dans l’ardent et sincère élan de son âme vers la vérité, la curiosité de Képler l’agite et l’entraîne sans que l’orgueil l’aveugle jamais ; ne regardant comme certain que ce qui était démontré, il était toujours prêt à réformer ses jugements en sacrifiant les plus chères inventions de son esprit, aussitôt qu’un laborieux et sévère examen refusait de les confirmer : mais quelles sublimes émotions, quels accents d’enthousiasme et de joyeuse ivresse, lorsque le succès justifie ses témérités, et qu’après tant d’efforts il atteint enfin le but ! Le noble orgueil qui élève et enfle parfois son langage n’a rien de commun avec la vaniteuse satisfaction d’un inventeur vulgaire. Superbe et audacieux quand il cherche, Képler redevient modeste et simple dès qu’il a trouvé, et, dans la joie de son triomphe, c’est Dieu seul qu’il en glorifie. Son urne, aussi grande qu’elle était haute, fut sans ambition comme sans vanité ; il ne désira ni les honneurs ni les applaudissements des hommes ; n’affectant aucune supériorité sur les savants, aujourd’hui obscurs, auxquels sa correspondance est adressée, il montra constamment la même déférence respectueuse pour le vieux Mœstlin, dont la seule gloire, à nos yeux, est d’avoir formé un tel disciple. Lorsque, maître déjà de ses plus grandes découvertes, il lui fallait chaque jour descendre des hauteurs de sa pensée pour lutter avec les vulgaires nécessités de la vie, il ne se plaignit jamais de voir son mérite méconnu ou contesté, et toujours enfin il accepta simplement, sans murmure ni chagrin, les travaux ou les emplois, quels qu’ils fussent, qui pouvaient l’aider à nourrir sa famille.

Les lois de Képler sont le fondement solide et inébranlable de l’astronomie moderne, la règle immuable et éternelle du déplacement des astres dans l’espace ; aucune autre découverte peut-être n’a enfanté de plus nombreux travaux et de plus grandes découvertes ; mais la longue et pénible route qui l’y a conduit n’est connue que du petit nombre. Aucun des nombreux écrits de Képler n’est considéré comme classique, ses ouvrages sont bien peu lus aujourd’hui ; sa gloire seule sera immortelle : elle est écrite dans le ciel ; les progrès de la science ne peuvent ni la diminuer ni l’obscurcir, et les planètes, par la succession toujours constante de leurs mouvements réguliers, la raconteront de siècle en siècle.


  1. M. Chasles, dans son admirable Aperçu historique sur l’origine et le développement des méthodes en géométrie.