Les Fondateurs de l’astronomie moderne/Tycho Brahé


TYCHO BRAHÉ
ET
SES TRAVAUX


Après avoir lu les vagues et incertaines théories de Descartes sur le système du monde, Pascal écrivait avec découragement : « Il faut dire en gros : Cela se fait par figure et mouvement ; mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule. »

Lorsque l’illustre penseur traçait ces lignes, effacées, il est vrai, aussitôt qu’écrites, il n’estimait plus que « toute la philosophie valût une heure de peine. » Son esprit malade pouvait médire de la science et la condamner, mais l’auteur du traité sur le vide savait mieux que personne cependant qu’il est impossible de lui faire ainsi sa part ; les détails les plus minutieux et les plus humbles en apparence peuvent seuls montrer, même en gros, comment les choses se passent et servir de pierre de touche aux théories ; et si on les néglige, on peut s’enfoncer, comme le craint Pascal, avec une confiance qu’eux seuls peuvent faire disparaître, dans la contemplation de systèmes inexacts ou de conceptions ridicules. À côté, quoique un peu au-dessous, des grands hommes qui ont peu à peu constitué la vraie théorie des mouvements célestes, il est donc juste de placer ceux qui, pénétrés d’avance de la nécessité d’observations précises et nombreuses, ont laborieusement et ingénieusement préparé les matériaux de l’édifice. Leur rôle est aussi indispensable, et leur génie, quoique moins éclatant, est peut-être tout aussi rare.

Par la date comme par le nombre, l’exactitude et l’importance historique de ses travaux, le premier des grands observateurs modernes qui ait accompli cette tâche plus utile qu’illustre, est le danois Tycho Brahé.


Tycho Brahé naquit à Knudstorp, en Danemark, le 15 octobre 1546. Il était le second de dix enfants que sa riche et noble famille éleva sans peine et plaça successivement dans de hautes positions. Dès la naissance de Tycho, son oncle Georges Brahé, qui était resté sans enfants, demanda à se charger complètement de lui ; mais le père et la mère n’y consentirent que plusieurs années après, lorsque la naissance d’un second fils les rendit certains de garder auprès d’eux un représentant du nom de Brahé, pour l’élever suivant leurs vues. Ils regardaient la carrière des armes comme la seule digne d’un gentilhomme, et l’étude des lettres comme absolument superflue. Telles n’étaient pas, heureusement, les idées de Georges Brahé. Après avoir soigneusement instruit l’enfant jusqu’à l’âge de douze ans, il l’envoya à Copenhague pour y faire ses classes de rhétorique et de philosophie. Des vers latins élégants et faciles, fréquemment mêlés dans la suite à ses : productions scientifiques, témoignent du succès de cette première éducation et font honneur à l’université de Copenhague.

Non-seulement Tycho devint savant et lettré en dépit de ses parents, qui trouvaient plus noble de ne rien savoir, mais Sophie Brahé, la plus jeune de ses sœurs, animée du même esprit et surmontant sans doute des obstacles beaucoup plus grands, cultiva aussi les études les plus élevées : elle devint, jeune encore, habile en astronomie, et composa, comme son frère, un grand nombre de vers latins. On a conservé d’elle une pièce de six cents vers adressée à son époux absent, auquel elle demande avec beaucoup de grâce, non une réponse, mais un prompt retour : Urania, dit-elle, c’est le nom qu’elle choisit par allusion à ses études,


Nil sibi rescribi, te sed adesse cupit.


Pendant son séjour à Copenhague, Tycho observa une éclipse de soleil annoncée longtemps à l’avance par les astronomes. L’accomplissement précis de leurs prédictions produisit sur le jeune écolier, alors âgé de treize ans, une forte et durable impression : un secret instinct le poussa à se procurer les éphémérides qui donnaient jour par jour la situation des astres ; et, tournant chaque nuit ses regards vers le ciel, il vérifiait grossièrement leur exactitude avec une muette mais insatiable admiration.

Il acquit ainsi rapidement, quoique avec bien du travail, les premières notions d’astronomie.

Lorsque Tycho eut atteint l’âge de seize ans, son oncle, qui le destinait à l’étude du droit, l’envoya à Leipzig pour y compléter son éducation sous la direction d’un précepteur. Poussé cependant par une curiosité de plus en plus savante, il continua à étudier le ciel en consacrant la plus grande partie de ses épargnes à l’achat de livres d’astronomie.

En 1565, âgé alors de dix-neuf ans, il observa la conjonction, c’est-à-dire la rencontre dans le ciel, des planètes Saturne et Jupiter. Les tables étaient de plusieurs jours en erreur sur la date du phénomène, auquel les idées superstitieuses du temps accordaient une grande et mystérieuse influence. Cela n’était pas tolérable, et Tycho se promit de construire des tables nouvelles plus étendues et plus exactes. Glorieusement fidèle à cette résolution, il fit de sa réalisation la préoccupation constante et l’œuvre laborieuse de toute sa vie. Son assiduité aux observations ne l’éloignait pas des plaisirs de son âge ; Tycho jeune et riche était recherché dans les fêtes, auxquelles il aimait à prendre part. L’une d’elles, dans la petite ville de Rostoch, eut pour lui de fâcheuses conséquences. Il engagea avec un gentilhomme danois une discussion dans laquelle un des deux adversaires, vraisemblablement Tycho, montra beaucoup de dédain pour les connaissances mathématiques de l’autre ; l’amour-propre fut assez vivement froissé pour amener un duel immédiat. À sept heures du soir, au mois de novembre, ils sortirent dans un jardin, et sans prendre le temps de faire apporter des flambeaux, ils se battirent au sabre. Tycho eut le nez coupé. Il le remplaça par un nez d’argent, fabriqué, dit-on, avec assez d’art pour que la difformité fût peu choquante. Cependant cet accident, en diminuant pour lui les attraits du monde, augmenta son ardeur pour les études astronomiques, et lui donna le loisir de s’y appliquer tout entier.

Après plusieurs années de voyages en Italie, en Suisse, en Allemagne et en Suède, Tycho revint à Copenhague. Ses travaux astronomiques étaient, toujours aux yeux de ses nobles parents, un délassement passager et indigne de son rang dans le monde. Cependant son oncle, vaincu par sa persévérance, s’habitua peu à peu à l’idée d’avoir un astronome dans sa famille, et favorisa même ses goûts en lui faisant construire un observatoire et un laboratoire de chimie, qui, dans sa pensée comme dans celle de Tycho, devait en être le complément nécessaire. Les planètes et les métaux ayant des affinités alors incontestées, leur étude devait se prêter un mutuel secours, La persévérance de Tycho parvint à diminuer les préventions de sa famille contre la culture des sciences, mais les maximes et l’esprit de celle-ci ne restèrent pas non plus sans influence sur le jeune astronome et le firent hésiter longtemps à publier son premier ouvrage.

Riche d’observations nombreuses relatives à une nouvelle étoile subitement apparue dans le ciel et assidûment observée pendant dix-huit mois, il craignait de les publier. Non pas que, comme plus tard Newton, il se trouvât trop jeune encore pour s’adresser au public, mais le titre d’auteur lui paraissait compromettant pour sa dignité de gentilhomme. Pierre Oxonius, allié de sa famille, et qui, chancelier de la couronne, se trouvait revêtu de plus haute dignité à laquelle un sujet pût prétendre en Danemark, l’engagea à se montrer moins scrupuleux et à publier le livre en se bornant à cacher, par convenance, son nom et sa haute naissance. Tycho suivit son conseil ; mais, au dernier moment, content sans doute de son ouvrage, il se décida à inscrire sur la première page le nom illustre des Brahé.

Le ciel, suivant Aristote, a reçu tout d’abord toute sa perfection et les corps célestes ne peuvent ni naître ni périr. Les péripatéticiens refusaient, dit Tycho, toute discussion sur ce point et ne répondaient que par des railleries à leurs contradicteurs. Les exemples d’étoiles subitement apparues sont cependant nombreux dans l’histoire de l’astronomie ; Tycho ne l’ignore pas, et, en rapportant le principe d’Aristote, il fait judicieusement observer que les abîmes de la nature sont insondables. Sans chercher à pénétrer les mystères de la génération des mondes, il croit, par une finesse un peu subtile, tout concilier et éviter tous les inconvénients, en supposant que l’étoile nouvelle soit de nature artificielle, ressemblant aux étoiles qui l’entourent sans partager leur immuable solidité, comme l’or des alchimistes, lorsqu’ils l’auront obtenu, ressemblera à l’or naturel en conservant avec lui de notables différences qu’il a la hardiesse de préciser.

Il se permet également de chercher, mais avec défiance, l’influence qu’un phénomène aussi considérable doit exercer sur les affaires du monde. L’événement, par sa rareté même, échappe malheureusement aux règles de l’art, qui ne permettent que des pronostics timides et douteux. Heureux pourtant ceux qui sont nés au moment de l’apparition de l’étoile ! s’ils atteignent l’âge de quarante-huit ans, l’influence énergique aura sur eux tout son effet, et ils feront de grandes choses. Sans oser rien affirmer de précis, il ne peut enfin se dispenser de citer un passage d’Isaïe qui lui semble relatif à l’astre nouveau :

« Je ferai venir l’or au lieu de l’airain, de l’argent au lieu du fer, de l’airain au lieu de bois, et du fer au lieu de pierre, et je ferai que la paix te gouvernera et que tes exacteurs ne feront que justice. »

L’ouvrage de Tycho est, dans sa partie astronomique, un mélange confus d’observations exactes et d’appréciations erronées. Il affirme, et il a raison, que cette étoile est située bien au delà de notre système planétaire et incomparablement plus loin que Saturne, mais la démonstration qu’il en donne laisse subsister bien des doutes. Il cherche en effet la parallaxe de l’étoile, c’est-à-dire l’angle sous lequel un de ses habitants aperçoit le rayon de notre terre : il trouve cet angle complètement nul, d’où il conclut que la distance est comme infinie ; mais, à l’aide de la même méthode, il obtient pour Saturne une parallaxe de 1/3 de minute. La véritable valeur, bien connue aujourd’hui, est une seconde au plus, et le résultat de Tycho est vingt fois trop grand : cela ne donne pas confiance dans les autres.

L’ouvrage, dans son ensemble, parut excellent et fit la réputation de l’auteur dans l’Europe entière. On y admira surtout l’analyse critique des nombreux écrits publiés sur la même question : Tycho loue, corrige, reprend les plus célèbres astronomes avec beaucoup de finesse et de supériorité, en remuant une foule de difficultés dont le choix découvrait déjà la pénétration de son esprit exact et précis. On vit dans le nouveau livre la révélation d’un talent de premier ordre, et l’on ne se trompa pas.

La modestie du gentilhomme astronome fut bientôt soumise à une seconde épreuve : les étudiants de Copenhague lui demandèrent un cours public sur les matières qu’il avait approfondies. Secrètement flatté sans doute d’une telle démarche, il craignait cependant de déroger en y accédant ; mais le roi lui-même ayant joint sa prière à celle de l’université, Tycho se rendit aussitôt et de très-bonne grâce. On nous a conservé sa première leçon : « Hommes illustres et studieux étudiants, dit-il, j’ai été prié, non-seulement par quelques amis, mais par notre sérénissime roi lui-même, de vous faire quelques leçons publiques d’astronomie. Quoique cette tâche convienne mal à ma condition et soit peut-être au-dessus de mes forces, ni je n’ai pu décliner l’honneur de l’invitation royale, ni je n’ai voulu refuser d’accéder à votre demande. » Il entre ensuite en matière en vantant l’importance des études astronomiques et la certitude des renseignements que l’astrologie peut fournir sur les événements de toute nature : « Mais par quelle bizarre injustice cette science si noble et si utile trouve-t-elle tant d’incrédules, lorsque l’arithmétique et la géométrie n’en ont jamais rencontré un seul ? » Tycho se le demande très-sérieusement, et, forcé de reconnaître que la science des pronostics a des adversaires, il s’efforce consciencieusement de les combattre et de les convaincre : « Et d’abord, si les étoiles et les planètes sont sans influence sur nos destinées, à quoi servent-elles ? Peut-on cependant être assez impie pour accuser Dieu d’injustice et d’iniquité en supposant qu’il ait créé en vain le grand et beau spectacle des cieux et l’innombrable armée des étoiles ? Nous pouvons, il est vrai, utiliser leur marche pour la mesure du temps, mais est-il raisonnable de prendre le monde entier pour une gigantesque horloge ? Quoi ! l’herbe la plus humble, la pierre la plus grossière, l’animal le plus vil, auraient toujours ici-bas, pour qui sait la trouver, une propriété utile ou précieuse ; et l’on admettrait que les substances éternelles et incorruptibles qui roulent sur nos têtes sont destituées par la Providence de toute action bienfaisante ? Qui ne connaît d’ailleurs l’influence du soleil sur la substance cérébrale, sur la moelle des os, comme sur celle des arbres et sur la chair des écrevisses ? ignore-t-on l’influence de la lune sur les mouvements de l’Océan ? Qui ne sait que la pluie, le vent, le tonnerre et la foudre accompagnent le rapprochement de Mars et de Vénus ? Que l’on n’objecte pas la variété infinie des phénomènes terrestres qui, causés ainsi par des apparences périodiques, devraient se renouveler, toujours les mêmes et dans le même ordre. Niera-t-on l’influence des parents sur les enfants, parce que les fils du même père et de la même mère ne se ressemblent pas ? Jacob et Ésaü, nés au même moment et soumis aux mêmes influences sidérales, ont eu des destins bien divers ; cela est certain, il serait inutile de dissimuler l’objection, mais la réponse n’appartient pas à la physique : les vues mystérieuses du Créateur ne connaissent pas d’obstacle, et celui à qui la nature est soumise a dit : « J’ai chéri Jacob et j’ai eu de la haine pour Ésaü, « Jacob dilexi, Esau autem odio habui. »

J’abrège beaucoup ces citations, qui sont textuelles, et qui donnent, je crois, une idée suffisante de l’état des esprits en 1574.

Tycho, on le voit, était pénétré de l’importance de sa noble condition et du sentiment de sa supériorité sur les roturiers. Le reste de sa vie, qui ne dément pas ce jugement, permet difficilement de comprendre le mariage qu’il contracta, à cette époque, avec une simple paysanne. Le très-prolixe historien de sa vie, Gassendi, le raconte en termes tellement brefs, qu’il semble partager l’indignation inspirée par cette mésalliance aux nobles parents de son héros.

« Tycho, dit-il, songeait à retourner en Italie et en Allemagne, mais deux empêchements le retinrent, la fièvre d’abord, et son mariage, qui paraît avoir eu lieu à cette époque. » D’autres biographes ajoutent que la plébéienne Christine était d’une grande beauté, et cette conjecture, si c’en est une, est au moins très-vraisemblable.

Moins d’une année après son mariage, nous retrouvons Tycho à Cassel, près du landgrave de Hesse. Ce prince, passionné lui-même pour l’étude du ciel, passa plusieurs nuits à observer avec Tycho, mais leurs relations ne durèrent que peu de jours. Le landgrave perdit une de ses filles, Tycho, pour ne pas troubler sa douleur, quitta Cassel et se rendit à Bâle, où il forma le dessein de se fixer. Mais le landgrave, charmé par sa conversation et par son érudition, écrivit au roi de Danemark pour le féliciter d’avoir un tel homme parmi ses sujets. Le roi Frédéric, animé déjà de sentiments très-bienveillants pour la famille Brahé, résolut de s’attacher définitivement Tycho ; il lui envoya un messager pour hâter son retour à Copenhague, où l’attendait la position la plus brillante et la plus favorable au travail peut-être qui ait jamais été faite à un homme de science.

Le roi Frédéric concéda à Tycho, pour sa vie entière, la libre disposition et la propriété de l’île d’Hueno, située à trois lieues de Copenhague. Cette île, dont la circonférence est de deux lieues environ, est fertile, riche en gibier de toute espèce, et contient un grand nombre d’étangs poissonneux.

L’établissement principal, qui reçut le nom d’Uranibourg, fut un véritable château, construit sur le plateau central de l’île, à un quart de lieue de la mer. Avec le luxe d’un grand seigneur et l’intelligence d’un astronome consommé, Tycho réunit aux convenances d’une existence fastueuse toutes les dispositions favorables à l’étude de l’astronomie. Dans les appartements décorés de peintures et de statues, d’ingénieuses inscriptions rappelaient les progrès de la science du ciel et la mémoire des plus illustres astronomes ; c’est dans cette retraite que Tycho, s’élevant au-dessus des plaisirs du monde et du tumulte importun de la cour, devait acquérir une noblesse nouvelle, inconnue à ses illustres ancêtres, et rendre à leur nom plus d’éclat qu’il n’en avait reçu d’eux.

Autour du château s’élevèrent bientôt des ateliers de construction et de réparation, une imprimerie pour la publication des travaux achevés, et des constructions de toutes sortes destinées à recevoir les nombreux instruments dont l’ébranlement du sol des appartements aurait dérangé la rigoureuse précision. Des laboratoires de chimie permettaient enfin, conformément aux idées de l’époque, de mêler à l’étude des astres celle des métaux soumis à leur influence. Une vingtaine de jeunes gens, choisis parmi les plus habiles des universités danoises, étaient employés aux observations et aux calculs. Véritables apprentis astronomes, ils s’instruisaient en voyant travailler leur maître ; guidée par l’esprit ardent et communicatif de son chef, la petite colonie sembla bientôt ne former qu’une seule famille ; sans inquiétude comme sans ambition, ces jeunes gens d’élite, unis par le même lien qui les attachait à la science, préoccupés des mêmes problèmes et attentifs aux mêmes phénomènes, s’animaient les uns les autres en se prêtant une mutuelle et cordiale assistance.

Tout semblait autour d’eux conspirer au même dessein et les inviter au travail ; respirant pour ainsi dire l’amour de l’astronomie, ils s’empressaient d’apporter au trésor commun leur butin de chaque jour, heureux de penser qu’il devait vivre à jamais, et sans se soucier d’y attacher leur nom.

Excitant leurs efforts par l’irrésistible attrait de son exemple, échauffant les tièdes par sa continuelle ardeur, prêtant aux faibles l’appui de sa force, et adoucissant par son équité conciliante les contrariétés des naturels opposés, Tycho faisait régner autour de lui une concorde bien rarement troublée.

Voulant renouveler et réformer l’astronomie tout entière, son premier soin devait être de fixer avec précision la position des cercles fondamentaux de la sphère céleste, en mesurant exactement la hauteur du pôle au-dessus de l’horizon. Il entreprit ce travail par deux méthodes distinctes, suivies toutes deux avec un soin extrême et reposant l’une et l’autre sur de nombreuses observations qui devaient se contrôler mutuellement et conduire au même but par des voies très-différentes. Ce double travail, recommencé avec des soins minutieux dont il rapporte scrupuleusement le détail, donna constamment des résultats discordants. Tourmenté par cette contradiction imprévue qui venait dès le début interrompre tous ses projets, Tycho étudia avec impatience toutes les causes d’erreur ; il accusait les instruments et les corrigeait sans cesse ; aussi adroit qu’ingénieux, et n’épargnant ni la peine, ni la dépense, il en fit construire jusqu’à dix sur des modèles différents. Tout fut inutile, et un écart de quatre minutes, qui subsistait obstinément, lui prouva avec certitude que l’une des méthodes était erronée.

Après bien des tentatives et des conjectures, il chercha la cause de cette erreur dans la réfraction ; les rayons lumineux, lorsqu’ils pénètrent dans notre atmosphère après avoir traversé les espaces vides, sont en effet détournés de leur route, et nous montrent les astres plus haut qu’ils ne le sont réellement.

C’est là un fait de la plus haute importance, dont l’étude attentive est un des grands services que Tycho ait rendus à l’astronomie. Cette découverte, cependant, dut causer tout d’abord un profond découragement dans l’île d’Uranibourg : si, en effet, les rayons envoyés par les astres nous arrivent déviés, et déviés aussi inégalement ; si l’atmosphère qui nous entoure ne nous laisse voir le ciel que défiguré, pour ainsi dire, comme dans un miroir infidèle ; si les apparences diffèrent de la réalité, à quoi bon tant de soin pour les observer avec une minutieuse exactitude ? Comment espérer de fonder solidement sur des bases aussi fragiles ? Tycho vit clairement le danger, et, pour y porter remède, il s’occupa avant tout de construire une table de correction, qui tient dans son livre un quart de page, mais qui lui coûta de longs travaux, et qui, perfectionnée par les plus illustres astronomes, doit être appliquée à toutes les observations astronomiques.

Copernic avait déterminé la hauteur du pôle sans tenir compte des réfractions : il devait donc s’être trompé sur cette première base de toutes les déterminations astronomiques. L’illustre Polonais était une des lumières de la science, et l’autorité de son nom faisait accepter sans contrôle tous résultats inscrits dans son livre. Il fallait nécessairement savoir à quoi s’en tenir sur un point aussi important. Tycho envoya un de ses collaborateurs à Frauenbourg, pour y mesurer directement la latitude de l’observatoire, abandonné depuis la mort de l’illustre chanoine. Les prévisions étaient malheureusement bien fondées, et l’on constata une erreur de quatre minutes.

Les chanoines polonais furent pleins d’égards pour l’envoyé de Tycho : ils le chargèrent, lorsqu’il les quitta, de rapporter à Uranibourg un présent bien précieux et qui y causa une grande joie : ils envoyèrent à Tycho les règles de bois, grossièrement divisées à l’encre, qui, construites par Copernic, avaient suffi à toutes ses observations. Pieusement conservées jusque-là, ces précieuses reliques se trouvaient exposées à périr par la négligence d’un successeur oublieux ou indifférent. Tycho fut jugé digne d’en être le dépositaire : leur arrivée fut une fête pour tous les habitants de l’île. Tycho les suspendit comme un trophée dans la salle d’honneur, secrètement flatté peut-être d’opposer à leur simplicité grossière la délicate précision des instruments qui les entouraient.

Il composa, pour célébrer leur possession, une pièce de vers latins où respire pour Copernic une vive et légitime admiration.

« En entassant montagnes sur montagnes, dit-il, les géants ne purent escalader les cieux. Confiant dans les ressources de son esprit, Copernic, guidé par ces légers bâtons, a su pénétrer les voûtes célestes. Ils sont de bois, mais l’or lui-même envierait leur gloire, s’il pouvait la connaître. »

Malgré son admiration pour l’illustre Polonais, Tycho n’admettait pas le système de Copernic, la doctrine du mouvement de la terre lui semblait contredite par les expériences de chaque jour.

Les objections que Tycho croit les plus fortes contre le mouvement de la terre sont empruntées la mécanique. Elles s’évanouissent devant les premiers principes de cette science, qui n’existait pas alors et qui, créée par Galilée, devait fournir, au contraire, des arguments irrésistibles en faveur du système de Copernic et convaincre les plus opiniâtres, longtemps avant que, de nos jours, M. Léon Foucault vînt, par ses belles et ingénieuses expériences, en montrer enfin l’évidence égale à la certitude.

La grandeur qu’il faudrait supposer aux étoiles avait également préoccupé Tycho comme un argument très-sérieux contre le mouvement de la terre. Si nous tournons, en effet, autour du soleil, ce déplacement, dont nous n’avons pas conscience, doit donner naissance à un mouvement apparent, égal et contraire, de tous les astres que nous observons ; et comme les instruments les plus précis ne révèlent chez les étoiles aucun mouvement de ce genre, il faut supposer leur distance assez grande pour rendre ce déplacement imperceptible. On doit donc admettre, suivant l’expression d’Archimède reproduite par Pascal, que le vaste tour de la terre n’est qu’un point très-délicat à l’égard du tour que les astres qui roulent dans le firmament embrassent.

Malgré cette immense distance, Tycho, trompé par l’imperfection de ses instruments, croyait apercevoir aux étoiles de première grandeur un diamètre apparent de 3′, et il concluait que, contrairement à toute vraisemblance, leurs dimensions devraient surpasser de beaucoup la distance du soleil à la terre. Ce résultat est fondé sur une illusion : loin de soutendre un angle de trois minutes, les étoiles ne sont pour nous que des points brillants dont le diamètre apparent semble diminuer sans limite avec la perfection des instruments qui nous le montrent ; mais, fussent-elles plus immenses encore que ne le supposait Tycho, on doit s’étonner qu’il y ait vu une difficulté ; habitué à contempler tant de merveilles incompréhensibles, il aurait dû, moins que tout autre, conserver l’audace d’assigner des limites à l’immensité de la nature.

Malgré son désaccord avec Copernic sur le mouvement de la terre, le livre des révolutions avait éclairé Tycho, et les objections du judicieux chanoine contre le système de Ptolémée lui semblaient décisives.

Tourmenté par les raisons invincibles qui détruisaient à ses yeux la vérité de l’un et de l’autre système, il prit, après bien des hésitations, le parti de se partager entre eux, en adoptant dans chacun ce qui lui semblait clairement démontré.

Les planètes tournent, suivant lui, autour du soleil, et il a adopté en cela le système de Copernic ; mais en soustrayant la terre à la loi commune et nous laissant immobiles pour faire tourner autour de nous non-seulement le soleil, mais l’univers tout entier, il détruit l’unité qui en faisait la beauté et la force. À côté de cette hypothèse rétrograde dans laquelle il s’égare, et que, pour sa gloire, il faudrait oublier, viennent se placer des théories importantes et des travaux à jamais illustres.

La plus célèbre découverte de Tycho est celle de la variation de la lune. Pour l’exposer en détail il faudrait entrer dans de longues explications qui ne seraient pas ici à leur place, et je dois me borner à essayer de donner seulement une idée claire de la question.

Le soleil et la lune tournent, dans les idées de Tycho comme dans celles de Ptolémée, autour de la terre, qu’ils regardent tous deux comme immobile ; et les lois précises de cette double révolution sont l’un des résultats les plus importants que l’astronomie ait à nous apprendre.

Hipparque avait aisément reconnu que les deux mouvements ne sont pas uniformes : il croyait néanmoins expliquer les inégalités en supposant que chacun des deux astres se meut en réalité sur un cercle uniformément parcouru dont la terre n’occupe pas le centre. Ils sont alors alternativement plus éloignés et plus rapprochés de nous, et c’est pour cela que, sans changer de vitesse, ils nous semblent aller plus lentement ou plus vite.

Cette théorie satisfait grossièrement aux apparences et conduit à des positions à très-peu près exactes lors des pleines lunes et des nouvelles lunes, et, par conséquent, au moment des éclipses, sur l’observation desquelles devait surtout porter la vérification.

La théorie d’Hipparque fut donc admise sans difficulté jusqu’à l’époque où Ptolémée voulut la soumettre à un examen plus sévère : il détermina avec soin l’époque des quadratures, c’est-à-dire l’instant où le rayon vecteur qui réunit la terre à la lune est perpendiculaire à celui qui se dirige vers le soleil ; mais la théorie s’accordait mal avec les observations, et la différence entre l’époque calculée et celle qu’il déterminait directement s’élevait quelquefois à cinq heures : il fallait donc modifier la théorie, et c’est ce qu’il fit en y introduisant une inégalité qui a été depuis nommée évection, et dont le caractère principal est de s’annuler lors des conjonctions, en acquérant sa plus grande valeur à l’époque des quadratures.

Tycho, reprenant à son tour la théorie de Ptolémée, lui fit subir une épreuve nouvelle en étudiant particulièrement les octants, c’est-à-dire l’époque où les deux rayons vecteurs font un angle de 45° ou de 135°. La différence entre l’époque observée et l’époque calculée s’éleva jusqu’à 1 heure 20 minutes. Corrigeant en conséquence la loi du mouvement, il plia la règle aux observations nouvelles en introduisant dans la théorie l’inégalité nommée variation, qui dépend non-seulement de la distance de la lune au soleil, mais de leur position par rapport au point variable de l’orbite lunaire que l’on nomme le périgée, et qui est celui où la lune s’approche le plus de la terre.

Toutes ces corrections successivement apportées à la théorie du mouvement de la lune ne représentent pas la loi mathématique du phénomène, et deviennent insuffisantes dès que des observations plus précises permettent un contrôle plus rigoureux.

La correction apportée par Tycho ne satisfaisait pas complètement encore à la précision de ses observations et laissait subsister une erreur variable, qu’il trouvait, dans certains cas, égale à quatre minutes et demie, et qui, indépendante de la position de la lune dans son orbite, dépend uniquement de celle du soleil ; la lune est retardée lorsque le soleil va du périgée à l’apogée ; elle avance au contraire pendant l’autre moitié de l’année : cette inégalité, entrevue seulement par Tycho, se nomme équation annuelle.

À celle-là sont venues depuis s’en joindre bien d’autres, dont le nombre semble devoir s’augmenter sans limite. La lune a échappé jusqu’ici aux tables les plus exactes, mais les inégalités, il faut bien le remarquer, ne sont nullement des dérangements ; plus heureux que Tycho, nous en connaissons aujourd’hui les principes ; les lois du phénomène, quelque compliquées qu’elles soient, n’en sont pas moins absolues et immuables, et l’accord de plus en plus parfait de la théorie avec l’observation est une des preuves les plus décisives de la perfection de l’une et de l’autre.

Le plan de l’orbite de la lune forme, comme on sait, un angle de 5 degrés environ avec celui de l’orbite terrestre, habituellement nommé écliptique. Mais, en conservant une inclinaison à peu près constante, cette orbite tourne avec une vitesse telle, que son intersection avec l’orbite terrestre, que l’on nomme la ligne des nœuds, accomplit une révolution complète en dix-huit années et huit mois.

Telles étaient les lois simples découvertes par Hipparque et acceptées par ses successeurs.

Tycho, en voulant les vérifier, fut conduit à les corriger ; l’inclinaison de l’orbite de la lune sur l’écliptique, mesurée par sa plus grande latitude, n’est pas constante comme Hipparque l’avait cru : elle varie de 5° 17′ l/2 à 4° 58′. L’inclinaison la plus grande a lieu lorsque le nœud correspond à la syzygie, c’est-à-dire à la pleine ou à la nouvelle lune et la plus petite lorsque le nœud correspond aux quadratures.

Tycho trouva enfin que le mouvement rétrograde du nœud s’accomplit en 18 ans 2/3, comme Hipparque l’a reconnu, mais que, pendant cette période, il est loin d’être uniforme. En calculant les positions successives dans l’hypothèse d’une rotation uniforme, l’erreur commise peut s’élever à près de deux degrés : elle acquiert sa plus grande valeur lorsque, en passant à son nœud, la lune dans un octant ; elle est nulle, au contraire, quand le nœud est en syzygie, et, comme c’est sur cette époque qu’Hipparque, préoccupé des éclipses, portait surtout son attention, on s’explique que l’inégalité lui ait échappé.

Les travaux de Tycho sur la lune lui assurent une place parmi les inventeurs, mais c’est surtout par son application patiente et son assiduité sans relâche au détail des opérations régulières de chaque jour, qu’il a bien mérité de l’astronomie. Sa plus chère ambition était la formation de tables exactes des mouvements planétaires, et sa vie entière fut une longue préparation à cette œuvre immense, qu’il ne put achever, mais dont il a laissé tous les éléments.

Il a apporté dans la construction et dans l’emploi des instruments une perfection inconnue avant lui, et qui reste un de ses principaux titres, malgré les progrès immenses accomplis par ses successeurs. Comprenant le premier toute l’importance des circonstances dans lesquelles les mesures étaient prises, il ne craignait pas de recourir à des déterminations indirectes en demandant au calcul les grandeurs dont l’observation directe lui semblait peu précise ; à la sphère armillaire de Ptolémée et du roi Alphonse il a substitué le cercle mural pour déterminer directement la déclinaison des astres. L’imperfection de ses instruments d’horlogerie ne lui permettait pas, il est vrai, de mesurer directement les ascensions droites ; il devait les obtenir par la résolution d’un triangle sphérique, et les valeurs trouvées, quoique peu précises, dépassaient de beaucoup par leur exactitude toutes celles que l’on avait obtenues jusque-là.

Après treize années de travaux poursuivis sans relâche avec une infatigable patience, la mort du roi Frédéric vint inquiéter la petite colonie astronomique et troubler sa laborieuse et douce tranquillité. L’héritier du trône fut le jeune Christian IV, qui témoigna d’abord à Tycho une affectueuse estime ; mais, tout en conservant leurs avantages officiels, les habitants d’Uranibourg, tourmentés par de cruelles inquiétudes, n’avaient plus toute la liberté d’esprit nécessaire à leurs travaux. Tycho avait conservé toute la fierté de sa race ; en consacrant sa vie à la science, il croyait n’avoir amoindri ni sa valeur ni sa dignité ; quoique naturellement cordial et plein de courtoisie, il savait à l’occasion rappeler aux seigneurs les plus hautains que la volonté du roi l’avait fait tout-puissant dans son île, et leur rendre dédain pour dédain. Il s’était fait beaucoup d’ennemis. Les médecins, d’un autre côté, ne lui pardonnaient ni les conseils souvent heureux qu’il donnait aux malades, ni les remèdes secrets qu’il préparait et répandait généreusement bien au delà des limites de son île. Ces redoutables inimitiés ne se produisirent pas immédiatement au grand jour. On se bornait, en mêlant artificieusement le vrai avec le faux, à le décrier dans l’esprit du roi par la vague expression d’une malveillance presque générale : on relevait les petites faiblesses de son orgueil, l’accusant d’affecter une complète indépendance et de s’arroger dans son île une autorité excessive et sans limites. On énumérait les grâces et les libéralités non interrompues, reçues depuis quinze ans ; on additionnait les sommes dépensées pour satisfaire une vaine ostentation et une inutile curiosité ; on insinuait qu’il serait temps de mettre un terme à tant de profusion et de prodigalité ; on critiquait avec amertume le faste et l’esprit de grandeur de Tycho, l’éclat et l’ordonnance de ses bâtiments, la richesse de son mobilier, et jusqu’à la somptuosité de sa table hospitalière. Après huit années de tracasseries et d’inquiétudes continuelles, l’opinion publique se déclarant contre lui, une commission fut nommée pour décider si l’établissement d’Uranibourg, dont l’éclat attirait les regards de l’Europe entière, avait fait faire à l’astronomie des progrès suffisants pour justifier la générosité du feu roi. Tycho, dédaignant une lutte inutile, ne donna ni apologie ni réponse à ses ennemis, La commission, complètement ignorante de l’astronomie et incapable de comprendre les découvertes faites à Uranibourg, l’était plus encore d’en pénétrer les conséquences. Elle les déclara, sans hésiter, complètement stériles et infructueuses pour l’État : on retira à Tycho la pension royale. C’était le chasser de son île, où les dépenses obligées dépassaient de beaucoup les ressources qui lui restaient : Tycho, insouciant de ses intérêts et peu attentif à ses affaires, avait mêlé sans compter ses propres richesses à l’abondance des bienfaits du roi, et vendu peu à peu son patrimoine pour l’absorber dans le trésor commun ; il était donc menacé d’une ruine complète ; cependant, plein de dignité dans sa douleur et s’enveloppant dans un profond silence, il fit immédiatement ses préparatifs de départ. Protégé par sa renommée et comme un roi chassé de ses États, il se tenait pour assuré de trouver partout un asile et une honorable hospitalité. Ses misères étaient d’ailleurs des misères de grand seigneur ; il équipa un vaisseau pour lui et les siens, et, s’embarquant avec sa femme, ses neuf enfants et quelques disciples dévoués, il quitta pour toujours ce temple de l’astronomie où il ne lui était plus permis de finir ses jours ; il se rendit chez son ami le comte de Rantzau, gouverneur du Holstein, emportant avec lui sa consolation et sa gloire, je veux dire les précieux instruments et les manuscrits accumulés pendant vingt et une années d’observations assidues et de laborieux calculs.

La célébrité d’Uranibourg attira pendant quelque temps encore dans l’île d’Hueno de rares visiteurs, mais les marques de sa grandeur passée disparurent rapidement : les constructions ne tardèrent pas à tomber en ruines, les matériaux furent emportés par les pêcheurs, et lorsque, en 1671, l’Académie des sciences de Paris envoya Picard déterminer la latitude de l’observatoire de Tycho, comme Tycho lui-même avait envoyé déterminer celle de Frauenbourg, on ne voyait plus dans l’île les moindres vestiges du château, et il fallut fouiller le sol pour en retrouver les fondations.

Le duc de Rantzau offrit à la petite colonie une affectueuse et large hospitalité. L’empereur d’Allemagne, Rodolphe, était alors pour les savants un protecteur généreux et éclairé. Rantzau connaissait sa passion pour la science des astres, il eut l’idée d’invoquer son appui. Tycho, d’après le conseil de son ami, lui dédia son ouvrage sur les instruments astronomiques en lui envoyant, avec le manuscrit, le catalogue de mille étoiles. Il lui fit connaître en même temps sa triste position en exprimant le désir d’entrer à son service. Rodolphe accueillit cette ouverture non-seulement avec bonté, mais avec joie. Il engagea Tycho à se rendre immédiatement près de lui, lui offrant toute facilité pour ses travaux et des avantages égaux à ceux dont il avait joui en Danemark.

Ce prince faible et bientôt malheureux était encore en position de satisfaire ses goûts pour la science. Plus soucieux d’ailleurs d’exécuter les engagements pris envers un grand seigneur comme Tycho qu’il ne le fut plus tard de surveiller la réalisation des grâces accordées à l’humble Kepler, Rodolphe tint toutes ses promesses. Tycho arriva à Prague en 1599 ; on lui avait préparé à la ville une riche résidence en lui laissant le choix entre plusieurs châteaux pour établir à la campagne son observatoire. Il choisit le château de Renach et s’y installa presque aussitôt. Ses appointements furent fixés à 3,000 écus d’or. Mécontent bientôt de son séjour dans un pays dont il ignorait la langue, il désira revenir à Prague et y transporter ses instruments ; ordre fut donné immédiatement de mettre à sa disposition les jardins royaux et les bâtiments adjacents, en même temps qu’une maison voisine était achetée par l’empereur pour y loger Tycho et sa famille.

Lorsque, après tant de libéralités et de bienfaits, l’empereur voulut le recevoir en personne, on raconte que, ne sachant comment exprimer toute sa reconnaissance et s’identifiant avec la science qu’il avait si fortement et si constamment aimée, Tycho chargea, dans quelques paroles émues, l’astronomie elle-même d’acquitter sa dette envers lui.

Tycho fit un noble usage de son crédit auprès de Rodolphe ; fidèle à l’astronomie, il convoqua à Prague, pour les associer à ses travaux, les astronomes les plus éminents de l’époque : Muller, Fabricius, tous deux excellents dans l’art d’observer, et l’illustre Képler, qui, persécuté par les catholiques de Styrie, était alors dans une grande gêne et dans de vives inquiétudes.

Toujours passionné pour la science, Tycho favorisait sans arrière-pensée ceux qui, comme lui, la cultivaient avec ardeur. Son talent personnel le garantissait de toute mesquine jalousie, et sa haute extraction établissait dans sa pensée une ligne de démarcation infranchissable, qui n’aurait pas permis au mérite d’autrui de lui porter ombrage.

Peut-être cependant la nouvelle association aurait-elle amené des difficultés : Tycho ne pouvait trouver chez ses nouveaux adjoints la docilité ponctuelle et volontaire à laquelle il était habitué. À Uranibourg, nulle entreprise n’était commencée que par son ordre et nul résultat n’était publié que sous son nom. Les observations peuvent se diriger ainsi, mais non les idées, et des savants déjà célèbres, qui n’approuvaient pas ses vues théoriques, ne pouvaient manquer de les discuter et de traiter bientôt d’égal avec lui. Képler surtout n’était pas homme à se renfermer dans l’obéissance et à se laisser détourner de sa voie en renonçant à la direction de son propre génie. Mais Tycho n’eut pas le temps d’établir à Prague l’ordre et la discipline de l’observatoire d’Uranibourg. Par une étrange faiblesse de notre nature, la tristesse et l’inquiétude, qu’il avait su maîtriser pendant ses disgrâces, triomphèrent de lui dans la prospérité : Tycho ne s’habituait pas à l’exil ; il ne pouvait détacher son souvenir de sa patrie d’adoption, qu’il avait nommée l’île du ciel. Son âme, abattue et distraite, tourmentée d’un dégoût invincible, conservait à peine quelques étincelles du grand feu qui suffisait pour animer Uranibourg. Une maladie cruelle de la vessie le rendit bientôt incapable de continuer ses travaux. Forcé de s’arrêter dans la carrière où depuis trente-huit ans il marchait sans relâche, il comprit que sa fin approchait ; il s’y prépara avec courage et mourut, le 24 octobre 1600, quinze mois après son arrivée à Prague, en faisant promettre à Képler de terminer ses tables et de veiller à leur publication.

Képler a tenu parole ; il a fait plus encore : en recueillant les fruits de l’œuvre, il a loyalement associé Tycho au partage de sa gloire. Avant de publier les chiffres, il voulut les ordonner et les comparer en s’élevant assez haut pour les contempler d’une seule vue. Une table, si parfaite qu’elle fut, n’était en effet pour Képler qu’une énigme dont il faut trouver le mot, un fleuve dont il faut découvrir la source, une lettre morte à laquelle il faut donner la vie. Il a trouvé dans ces recherches l’emploi le plus utile de son génie, et lorsque, après neuf années de travail, il en déduisit la démonstration de ses lois immortelles, le premier nom inscrit en tête de son livre fut celui de Tycho Brahé. Tycho cependant n’avait jamais eu de telles aspirations ; ses registres ont aidé Képler sans l’inspirer. Une si haute entreprise lui eût sans doute semblé chimérique et stérile. Quand il possédait les chiffres précis, il n’y avait plus, suivant lui, de mystère à découvrir. Absorbé par l’observation des mouvements célestes, il n’avait ni le loisir d’en contempler les harmonies, ni la hardiesse d’en chercher l’invisible ressort. Ces sublimes rêveries ne troublèrent jamais sa tranquillité ; portant une minutieuse et patiente attention sur les détails de l’édifice, il laissait au temps et à l’accumulation des documents le soin d’en révéler l’ordonnance et le plan. Plus curieux de faits exacts que de théories ingénieuses, il a passé sa vie à recueillir des observations, et lorsque, justement fier de leur nombre et de leur précision, il s’écria, dans sa douloureuse agonie, en présence de ses disciples désolés : Non frustra vixisse videor, « Je ne crois pas avoir vécu inutile, » il leur sembla qu’il se rendait justice, et la postérité a ratifié ce jugement.