Les Fondateurs de l’astronomie moderne/Galilée


GALILÉE
ET
SES TRAVAUX


Lorsque l’extrême lenteur d’un changement dans le ciel laisse les astronomes indécis sur son existence même et sur le sens dans lequel il a lieu, ils comparent deux observations éloignées, et si le doute subsiste, on peut affirmer avec certitude que l’élément mesuré, ne subissant aucune altération régulière et permanente, est invariable, ou que peu s’en faut.

Une telle méthode appliquée à l’histoire de l’esprit humain fournirait de graves motifs de tristesse et de découragement. L’ignorance et l’aveuglement des hommes sont de tous les temps. Toujours même intolérance, mêmes illusions téméraires, mêmes préoccupations opiniâtres :


Toujours mêmes acteurs et même comédie !


Trois siècles avant notre ère, un philosophe, nommé Cléanthe, demandait qu’on appelât Aristarque en justice comme blasphémateur pour avoir cru la terre en mouvement et osé faire du soleil le centre immuable de l’univers. Deux mille ans plus tard, la raison humaine est restée au même point ; le vœu de Cléanthe se réalise, et Galilée, à son tour, est accusé de blasphème et d’impiété. Un tribunal redouté de tous condamne ses écrits, le contraint à un désaveu démenti par sa conscience, et, le jugeant indigne de la liberté dont il a abusé, il la lui ravit en partie et croit faire acte d’indulgence.

Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut juger l’histoire. Les événements sont peu de chose : l’impression qu’ils produisent révèle seule la conscience publique, et jamais peut-être sa généreuse aversion pour l’intolérance n’a éclaté plus fortement qu’autour du nom de Galilée. Le récit de ses malheurs, exagéré comme une pieuse légende, a affermi en le vengeant le triomphe des vérités pour lesquelles il a souffert ; le scandale de sa condamnation troublera à jamais dans leur orgueil ceux qui voudraient encore opposer la force à la raison, et la juste sévérité de l’opinion en conserve le souvenir importun comme un éternel reproche qu’elle leur jette au front pour les confondre. Il faut tout dire : cette grande leçon n’a pas coûté de bien profondes tristesses, et la longue vie de Galilée, prise dans son ensemble, est une des plus douces et des plus enviables que raconte l’histoire de la science »

Galilée naquit à Pise, le 15 février 1564 ; son père, Vincent Galilée, était un homme de grand mérite : il a laissé sur la comparaison de la musique ancienne avec la musique moderne un dialogue estimé des connaisseurs ; sa fortune était modeste, et l’éducation de ses quatre enfants exigea de lourds sacrifices qu’il n’hésita pas à s’imposer. À l’âge de dix-neuf ans, Galilée était versé dans les lettres grecques et latines ; fort habile dans la théorie comme dans la pratique de la musique, il s’était, en outre, exercé aux arts du dessin, et les artistes les plus célèbres estimaient assez la pureté de son goût pour recevoir et rechercher ses conseils. Galilée était, on le voit, comme son compatriote Léonard de Vinci, une de ces belles intelligences sur lesquelles la nature semble avoir répandu ses dons à main ouverte. De tels hommes peuvent librement choisir, aucune voie ne leur est imposée. Léonard, en dirigeant autrement les forces de son grand esprit, aurait pu demander la gloire à la science sans laisser peut-être un nom moins illustre, et Galilée, qui lui ressemble par la solidité du jugement comme par la grâce d’imagination brillante et féconde, aurait pu, s’il l’avait voulu, devenir un grand artiste.

Vincent Galilée habitait Florence ; désireux pour son fils d’une profession lucrative, il l’envoya faire ses études médicales à l’Université de Pise. Accoutumé à exceller en tout, Galilée n’obtint pas d’abord les succès qu’il devait espérer : laissant sa curiosité errer d’objet en objet, il étudiait la philosophie plus assidûment que la médecine, mais les fausses subtilités de l’école ne pouvaient nourrir le feu de son esprit ; traversant les abstractions métaphysiques, il cherchait les idées sous les mots et brisait la chaîne des raisonnements sophistiques et mal fondés, pour interroger curieusement l’expérience et ne céder qu’à elle seule. Ses maîtres, au contraire, enveloppant leur intelligence dans la vague obscurité d’une doctrine qu’ils croyaient fixée à jamais, regardaient comme impossible d’inventer et de perfectionner. Aristote était pour eux un esprit divin et au-dessus de l’humanité, presque une idole ; ils ne s’assuraient qu’en lui seul ; ses écrits, toujours lus et toujours cités, renfermaient la perfection de la science et la plénitude des connaissances humaines. La complète intelligence de son texte était le but où l’on devait tendre et le moyen de se faire un grand nom. Sur les vaines hauteurs où ils se croyaient élevés, les esprits, plongés dans un repos qui semblait un sommeil, demeuraient indifférents aux sujets négligés par le maître, et nul n’osait résoudre ce qu’il n’avait pas tranché.

Galilée cependant, tourmenté déjà des grands secrets de la nature, élevait plus haut son esprit et rêvait de nouvelles conquêtes ; révolté par la stérile tyrannie sous laquelle succombait la raison, il osait signaler irrespectueusement les incertitudes du péripatétisme et en attaquer hautement les chimères : sa libre et judicieuse critique était traitée de folle arrogance et semblait presque un sacrilège. Les péripatéticiens à outrance, se piquant de mépriser les objections, tenaient à honneur de n’y pas répondre ; ils ne consentaient pas même toujours à les écouter, et le dédain outrageux des plus indulgents, regardant l’opposition du jeune philosophe comme le vain prétexte d’un écolier paresseux, ne voulait voir dans la vivacité de son esprit que la présomptueuse singularité d’un indocile ergoteur.

Lorsque Galilée revint à Florence, à l’âge de vingt-deux ans, le hasard le fit assister à une leçon de géométrie. Là enfin il entendit des vérités claires et précises, établies par des raisonnements nets et intelligibles ; comprenant alors que les mathématiques et non la logique enseignent l’art de raisonner, il s’y adonna avec une forte et exclusive application et fit de rapides progrès.

Vincent Galilée avait d’autres vues sur l’avenir de son fils ; il essaya de lutter, mais il avait trop de science et de jugement pour méconnaître et combattre longtemps une vocation aussi prononcée, et lorsque le jeune Galilée, ayant découvert d’élégants théorèmes sur les centres de gravité, reçut des juges les plus célèbres des marques flatteuses d’estime et d’admiration, son père se rendit de bonne grâce et sans regret.

Dans ses premiers travaux, Galilée se montrait l’élève d’Archimède. L’esprit du maître, dont il est pénétré, apparaît dans l’élégance ingénieuse avec laquelle il sait enlever au sophiste le plus subtil la possibilité d’une objection. Sa dissertation sur les centres de gravité suffit pour montrer les qualités d’invention et de jugement qui auraient pu, dans la voie des mathématiques pures, l’élever au rang des plus illustres. Dans ses recherches sur la balance hydrostatique, qui datent de la même époque, il montra comment Archimède a pu peser simplement et avec précision l’or dérobé par l’orfèvre du roi Hiéron. La pratique cette fois est associée à la théorie, qui ne sert qu’à la diriger.

Très-ami de la société, comme il le fut toujours, et très-ardent au plaisir, Galilée fréquentait les jeunes gens de son âge : comme les plus distingués d’entre eux, il tournait spirituellement des vers en langue vulgaire. On possède de lui une invective bouffonne contre l’usage de porter des vêtements. Sa muse, il faut l’avouer, joint l’exemple au précepte ; plus grossière encore que gaie, elle ne laisse rien à deviner. Le sujet de cette plaisanterie, un peu trop prolongée, provoque par malheur un bien dangereux rapprochement : dans les premières strophes de Namouna, notre charmant Alfred de Musset s’est joué des mêmes difficultés avec moins de licence et beaucoup plus de grâce. Galilée en retournant le sujet en tous sens ne trouve pas un seul de ces accents qui, par un brillant contraste avec le reste de la pièce, s’élèvent à l’improviste vers les plus hautes régions et se gravent dans la mémoire ; il ne s’écrie pas, comme Musset :


Tous les cœurs vraiment beaux laissent voir leur beauté.


C’est le corps seul qui l’occupe pendant trois cents vers.

La collection de ses œuvres contient, en outre, un plan de comédie et un sonnet à une dame cruelle dont l’indifférence à regarder brûler son cœur lui rappelle Néron contemplant l’incendie de Rome. Tout cela n’a nulle importance et ne prouve que le zèle impitoyable des éditeurs qui le publient.

Quoique déjà célèbre par ses premiers travaux, Galilée demanda, sans l’obtenir, une place de professeur à Florence ; peu de temps après, on lui accorda la chaire de mathématiques à l’université de Pise. Secouant la poussière de l’école et condamnant tout d’abord le respect de la tradition comme un obstacle au progrès, du haut de sa chaire il éclata de toute sa force contre les impertinences scolastiques, et s’appuyant sur un guide qui ne trompe jamais, je veux dire l’expérience, il osa s’avancer hors des sentiers frayés en contestant à ses collègues, étonnés de tant d’audace, la vérité de leurs doctrines tout ensemble et le titre de disciples d’Aristote. « Aristote, disait-il, nous a laissé les règles immuables du raisonnement, il a enseigné l’art de découvrir, d’argumenter, de tirer des prémisses des conséquences exactes. Celui qui suit avec une fructueuse curiosité la sage direction de ses méthodes ne se montre-t-il pas plus justement son disciple que ceux qui, s’arrêtant lorsqu’il faut marcher toujours, abusent de son glorieux nom pour imposer des erreurs et des illusions ? »

Parmi les théories acceptées alors, et dont le jeune professeur sapait hardiment les fondements, celle de la chute des corps est la plus importante et la plus célèbre. On a raconté bien souvent comment, en laissant tomber du haut de la tour de Pise des corps inégalement pesants, il démontra, à tous ceux qui voulurent bien regarder, que la vitesse acquise n’est pas proportionnelle au poids, et qu’un corps deux fois plus lourd ne tombe pas deux fois plus vite ; mais c’est là une vérité trop facile à constater pour qu’on puisse y attacher grande importance ; et si les savants, sur la foi d’Aristote, s’accordaient obstinément à la nier, beaucoup d’ignorants avaient pu l’apercevoir. Galilée alla beaucoup plus loin, et trouva, dès cette époque, les lois mathématiques de la chute des corps et les propriétés du mouvement uniformément accéléré. Il composa sur ce sujet un dialogue resté inédit jusqu’à ces dernières années, et dans lequel on retrouve une ébauche très-précise et très-ferme des théories qu’il devait exposer cinquante ans plus tard dans le dernier et le plus parfait de ses ouvrages.

C’est à l’époque de son séjour à Pise qu’il faut également rapporter les premiers travaux de Galilée sur le pendule. Un jour qu’il assistait, peu attentif, il faut le croire, à une cérémonie religieuse dans la cathédrale, ses regards furent frappés par une lampe de bronze, chef-d’œuvre de Benvenuto Cellini, qui, suspendue à une longue corde, oscillait lentement devant l’autel. Peut-être, les yeux fixés sur ce métronome improvisé, mêla-t-il sa voix à celle des officiants : la lampe s’arrêta peu à peu, et, attentif à ses derniers mouvements, il reconnut qu’elle battait toujours la même mesure. La durée de l’oscillation est indépendante de l’amplitude. Galilée s’étonna de cette constante uniformité, dont il entrevit aussitôt les belles et utiles conséquences. La première application à laquelle il songea fut inspirée par ses études de médecine. On tâtait depuis longtemps le pouls aux malades, et pour désigner le résultat de cet examen, la langue médicale, Molière nous l’apprend, était même d’une grande richesse ; mais on ne mesurait pas, faute d’instruments convenables, la durée exacte d’une pulsation. Galilée songea à la comparer à celle des oscillations d’un pendule. Une disposition, facile à imaginer, permettait d’allonger ou de raccourcir le fil de suspension pour obtenir l’accord désiré, et lorsqu’un malade avait la fièvre, au lieu de dire, comme aujourd’hui ; son pouls bat cent quarante pulsations par minute, on disait : il marque six pouces trois lignes au pulsilogue. Plusieurs médecins célèbres s’empressèrent d’adopter cette idée, et quelques-uns lui firent même l’honneur de se l’approprier.

La théorie mathématique du mouvement était trop peu avancée pour conduire à la loi précise de l’oscillation. C’est à Huyghens qu’était réservé l’honneur de la découvrir en la rattachant aux principes de Galilée sur la chute des corps. L’illustre Italien se borna à montrer expérimentalement que la durée de l’oscillation croît comme la racine carrée de la longueur de la corde, et il en conclut la possibilité de mesurer la hauteur d’un édifice d’après le temps de l’oscillation d’une corde suspendue à la partie supérieure. L’importante application à l’horlogerie ne le préoccupa que plus tard et lorsque, vers la fin de sa vie, il y fut ramené par d’autres problèmes.

Les idées nouvelles de Galilée se répandaient peu à peu, et l’éclat de son enseignement semblait lui promettre une facile carrière dans l’Université de Pise, lorsque le grand-duc Ferdinand de Médicis, qui appréciait son mérite, lui donna malheureusement une marque de confiance dont les suites devinrent fâcheuses. Jean de Médicis, fils naturel du duc, avait inventé une machine à draguer qu’il voulait employer au port de Livourne. Avant d’ordonner les dépenses nécessaires, Ferdinand consulta Galilée, qui déclara le projet impraticable. La machine ne fut pas construite, et la puissante inimitié du jeune prince poursuivit en toute occasion l’auteur du judicieux rapport. D’un autre côté, l’aveugle attachement des péripatéticiens à Aristote se tournait en aversion pour son contradicteur, et leur opposition, qui ne cessait de le représenter comme un ennemi de la science, lui suscitait avec un malin plaisir les continuelles difficultés d’une guerre sans trêve. Tant d’injustices lui rendirent le séjour de Pise insupportable, et il demanda la chaire de mathématiques de Padoue, qui, vacante depuis deux ans, lui fut aisément accordée. La lettre dans laquelle le doge de Venise informe l’Université du choix qu’il vient de faire montre quelle était déjà la réputation de Galilée, âgé alors de vingt-huit ans. « Par la mort du professeur Moleti, dit-il, la chaire de mathématiques à l’Université est vacante depuis longtemps. Connaissant toute l’importance de ces études et leur utilité pour les sciences principales, nous avons différé la nomination, faute d’un sujet suffisamment méritant. Aujourd’hui se présente le sieur Galilée, qui professe à Pise avec un grand succès et est justement regardé comme le plus habile en ces matières. Nous l’avons chargé, en conséquence, de la chaire de mathématiques pour quatre années, avec les appointements de 180 florins par an (1,800 francs environ). »

Les succès du jeune professeur dépassèrent toutes les espérances. La salle habituelle fut bientôt trop petite ; on dut la changer deux fois, et deux mille auditeurs firent retentir jusqu’à Venise sa réputation d’éloquence et de grand savoir. Son esprit aimable et gracieux le fit rechercher par les plus illustres patriciens, et c’est un honneur pour le sénat de l’avoir libéralement favorisé en toute circonstance. Son engagement de quatre années fut renouvelé, et ses appointements successivement augmentés jusqu’à la somme de 1,000 florins, qui lui fut assurée pour toute sa vie. Plusieurs de ces augmentations étaient la récompense des découvertes utiles et excellentes par lesquelles son génie inventif marquait pour ainsi dire tous les pas de sa carrière ; l’occasion de l’une d’elles fut cependant toute différente. Une jeune Vénitienne, dont il était éperdument amoureux, avait suivi Galilée à Padoue ; leurs relations étaient publiques. Quoiqu’on, ne se piquât pas alors d’une grande sévérité de mœurs, cette situation irrégulière fut dénoncée au sénat, qui ne crut pas, dit un auteur italien, devoir punir ce crime d’un nouveau genre, et voulant au contraire, dans sa sagesse, couvrir de confusion les envieux délateurs, il tourna en faveur de Galilée le fait allégué pour le perdre, et puisque, n’étant pas seul, il avait double dépense à faire, on doubla ses appointements.

Malgré cet accroissement de revenu, le jeune professeur devait consacrer à des leçons particulières une grande partie de son temps. La mort de son père l’avait fait chef d’une famille nombreuse à laquelle il fallait venir en aide. Ses lettres, sans respirer une grande tendresse, montrent des sentiments généreux et désintéressés ; il fait posément, et sans élan, il est vrai, tout ce qui est utile et nécessaire. C’est ainsi, par exemple, qu’à l’occasion d’un mariage proposé pour Livie, la plus jeune de ses sœurs, il écrit à sa mère que pour le moment, obligé d’aider son frère Michel-Ange, qui vient d’obtenir un emploi en Pologne, il lui serait impossible de faire les dépenses nécessaires. Le parti semble d’ailleurs peu avantageux, et les ressources du futur ne permettraient pas de conduire une maison. « Cependant, ajoute-t-il, lorsque Michel-Ange aura envoyé de l’argent, si Livie veut encore affronter les misères du monde, nous pourrons nous occuper d’elle ; d’ici là, je voudrais seulement qu’on la changeât de couvent. Il est meilleur pour elle d’attendre : on pourrait lui citer, pour l’en convaincre, des dames de la plus haute naissance et même des reines, qui, pour se marier, ont attendu un âge double du sien. »

Lorsque Galilée arriva à Padoue, ses idées sur le système du monde étaient entièrement formées.

C’est à lui-même, sans nul doute, que se rapporte le récit suivant, placé dans la bouche de l’un des interlocuteurs de ses dialogues : « Lorsque, jeune encore, je finissais mon cours de philosophie, un étranger, nommé Christiano Urstino, fit à l’Académie quelques leçons publiques sur le système de Copernic, dont il était partisan. L’affluence fut grande, mais je me dispensai d’aller entendre la défense d’une opinion que peu de personnes approuvaient, et qui me semblait complètement absurde. Urstino, d’ailleurs, eut peu de succès ; ses auditeurs restaient incrédules et concluaient tous contre lui : un seul d’entre eux osa m’affirmer que sa théorie n’était nullement ridicule ; mais, comme celui-là était précisément un homme de grand bon sens, je regrettai de n’avoir pas assisté aux leçons. Interrogeant alors les partisans de Copernic, j’appris que tous d’abord avaient été opposés à sa doctrine, et ne l’avaient adoptée que forcés par des arguments sans réplique. »

Galilée pensa alors qu’en ce point, comme en beaucoup d’autres, il valait mieux suivre le petit que le grand nombre, et cette inclination un peu vague, fortifiée par de continuelles méditations et par la lecture attentive du livre de Copernic, devint bientôt pour lui une inébranlable conviction. Une lettre à Képler, datée du 6 août 1597, montre ses opinions très-arrêtées. Après avoir reçu le Prodrome, dans lequel sont réunis les plus forts arguments qui aient été donnés en faveur de Copernic, il lui écrit : « Je lirai votre livre d’autant plus volontiers que depuis longtemps déjà je suis partisan de Copernic. J’ai trouvé dans ses idées l’explication d’un grand nombre d’effets naturels qui autrement seraient inexplicables. J’ai écrit tout cela, mais je me garde de le publier ; le sort de Copernic m’effraye, je l’avoue : il était digne d’une gloire immortelle, et on l’a mis au nombre des insensés. Je serais plus hardi s’il y avait beaucoup d’hommes tels que vous. » Toujours pressé du désir de propager la vraie doctrine, Képler répondit : « Ayez confiance, Galilée ; peu de mathématiciens, j’en ai la certitude, refuseront de marcher avec nous. Si l’Italie met obstacle à vos publications, l’Allemagne peut-être vous offrira plus de liberté, et si vous ne voulez rien publier, communiquez-moi au moins particulièrement ce que vous aurez trouvé de favorable à Copernic. »

Galilée dans sa chaire jouissait d’ailleurs d’une grande liberté. Les réformateurs vénitiens applaudissaient à des hardiesses qui enrichissaient l’Université en augmentant le nombre de ses élèves. Des princes et des grands seigneurs étaient attirés de toutes les parties de l’Italie et de l’Europe par la réputation croissante de l’illustre professeur, et pendant les vacances mêmes, Galilée était mandé à Florence pour donner des leçons au jeune Cosme, fils du grand-duc de Toscane. Quoiqu’on prît alors, en Italie surtout, de grands soins pour les élever dans les lettres, ces nobles élèves, on le comprend, n’accordaient qu’une partie de leur temps à l’étude ; ils voulaient savoir beaucoup en apprenant peu, et demandaient dans la science, comme le roi Ptolémée à Euclide, des routes royales et faciles. Galilée n’exigeait qu’un peu de confiance pour les conduire sans fatigue jusqu’aux applications utiles qui intéressaient leur curiosité. C’est, comme il le dit lui-même, pour de tels disciples qu’il inventa le compas de proportion, instrument oublié aujourd’hui, et qui, bien que fondé sur des principes tout différents, pourrait, d’après ses usages, être comparé à la règle à calcul. « Il permet, dit Galilée, d’éviter les longues études et d’enseigner en peu de jours ce que l’arithmétique et la géométrie ont de plus utile pour les travaux militaires ou civils ; mais il faut, ajoute-t-il, un enseignement de vive voix. L’instrument est difficile à décrire, et les détails n’en peuvent être aisément saisis par ceux qui ne l’ont pas vu fonctionner. » Nous n’essayerons pas, on le comprend, de lutter contre cette difficulté et d’expliquer par le seul discours une invention ingénieuse, mais éclipsée depuis par tant d’autres plus brillantes. Galilée cependant y a attaché de l’importance. C’est en la réclamant contre un obscur plagiaire qu’il montra, pour la première fois, sa verve de pamphlétaire et la vigueur de sa dialectique. Rien n’égale la véhémence de ses reproches et des flétrissures qu’il inflige à Balthasar Capra. Le public, surabondamment éclairé, prit parti pour Galilée, et le livre de Capra, devenu tristement célèbre, fut prohibé comme diffamatoire.

Parmi les sciences accessoires qu’enseignait Galilée, figurait au premier rang l’art de la fortification et de la défense des places. Galilée composa sur ce sujet un traité complet qui, récemment publié, fait honneur à son esprit sagace et lucide. Il expose très-nettement les principes de cette science naissante, tels qu’ils venaient d’être établis par les ingénieurs italiens pendant la seconde moitié du seizième siècle. La forme bastionnée, les chemins couverts, les tenailles, les cavaliers ou retranchements extérieurs, y sont décrits, avec leurs défectuosités il est vrai ; mais les officiers sont surpris cependant de rencontrer chez Galilée, sur de telles questions, beaucoup plus de sens pratique que chez les autres prédécesseurs de Vauban.

L’invention du thermomètre date, comme celle du compas de proportion, des premières années de son séjour à Padoue. Quoique dans les œuvres imprimées de Galilée il ne soit pas question de cet instrument, on a établi très-nettement ses droits de priorité. Le thermomètre de Galilée se composait d’un tube de petit diamètre terminé par une boule grosse environ comme un œuf de poule. Après y avoir introduit de l’eau, on le retournait en le faisant plonger dans un vase plein d’eau lui-même, et de manière à laisser assez d’air dans le tube pour que le liquide s’y élevât de quelques pouces seulement. Contrairement à ce qui a lieu dans les instruments actuels, l’air, en se dilatant, abaissait la colonne liquide. La pression barométrique et la tension variable de la vapeur d’eau troublaient, on le voit, l’instrument, qui, dépourvu de points fixes, ne pouvait donner d’indications comparables. Galilée en construisit un grand nombre, et son enseignement en répandit rapidement l’usage dans les habitudes de la vie commune.

Vers le milieu de l’année 1609, le bruit se répandit à Venise que certains instruments, fabriqués en Hollande, permettaient d’apercevoir distinctement les objets éloignés. Un tel prodige, dont on ne divulguait pas le secret, trouvait beaucoup d’incrédules. Galilée, en s’appliquant à le reproduire, imagina la lunette qui porte son nom. L’art de travailler le verre était alors poussé à Venise plus loin qu’en aucun autre pays. Le précieux instrument fut bien vite offert à l’admiration du sénat et à l’empressement des particuliers. Une lunette, installée sur le sommet du campanile de Saint-Marc, causa une joie publique et universelle ; les Vénitiens, ravis d’étonnement et d’admiration, ne se lassaient pas de chercher et de découvrir au loin des navires complètement invisibles aux yeux les plus perçants. Un tel secret semblait assurer la supériorité des flottes qui pourraient s’en servir, en leur permettant de surprendre à volonté un ennemi ou d’éviter son approche. Le sénat, juste appréciateur du service rendu à la république, doubla les appointements de Galilée en lui en assurant la jouissance pendant sa vie entière.

L’invention n’était pas aussi nouvelle qu’on le croyait à Venise ; on l’avait déjà faite et propagée en Hollande et en France, quoique avec moins d’art et de succès ; mais à Galilée était réservé l’honneur de construire le premier des appareils d’une grande puissance et de les tourner vers le ciel pour en sonder les abîmes. Qui pourrait dire sa joie et son ravissement en présence de ce grand et nouveau spectacle, lorsque, les astres s’abaissant en quelque sorte pour lui révéler le secret de leur splendeur et de leur immensité, il vit les bornes de l’univers se reculer tout à coup en ouvrant à ses pensées, comme à sa vue, une carrière nouvelle et infinie ! Isaïe avait dit : Ecce enim ego créa novos cœlos et gaudebitis et exultabitis. L’heureux Galilée voyait la prédiction réalisée à la lettre : Dieu avait créé pour lui de nouveaux cieux, et son âme nageait dans la joie. Dix mois après l’invention de la lunette, il commençait à faire imprimer le Sidereus Nuntius (Courrier céleste), essayant de choisir parmi les merveilles nouvelles qui s’offraient ensemble à sa vue celles dont il fallait hâter ou différer la révélation. Plus rapprochée et plus accessible à notre vue, la lune devait être le premier objet de son étude. La doctrine des péripatéticiens était alors incontestée : immortelle et inaltérable comme les autres corps célestes, la forme sphérique convenait seule, suivant leurs principes, à la perfection imaginaire de son essence ; l’adversaire persévérant et quelque peu passionné d’Aristote vit avec autant de joie que d’admiration le globe de la lune couvert au contraire, comme celui de la terre, de montagnes et de vallées, qui, diversement éclairées par le soleil, manifestent par leurs ombres portées leur élévation ou leur profondeur. La lumière du soleil, après avoir doré les cimes élevées, se répand graduellement sur les plaines et jusqu’au fond des précipices qui les entourent. Dirigeant ensuite sa lunette vers les étoiles, il aperçut une multitude infinie d’astres brillants, qui, perdus dans les profondeurs du ciel, n’envoient à nos yeux que d’invisibles rayons. Ils devenaient distincts sans acquérir un diamètre appréciable. Celui des étoiles de première grandeur semble à peine augmenté. L’explication de ce fait, qui ne lui échappa point, est dans l’auréole qui les accompagne et les agrandit sans laisser voir de contours précis et de forme nettement définie. Les planètes, au contraire, dont le diamètre apparent est sensible, semblent arrondies comme de petites lunes.

La voie lactée attira particulièrement l’attention de Galilée : au lieu d’un nuage sans forme distincte, formé par une vapeur lumineuse, il y montra l’agglomération irrégulière des groupes confus d’étoiles que le télescope rendait distinctes. Une telle démonstration contrariait la doctrine des astrologues, suivant laquelle ces nébuleuses obscurcissaient les intelligences soumises à leur influence, tandis que les petites étoiles signalées par Galilée ne pouvaient plus jouer aucun rôle ; mais la plus brillante découverte annoncée par le Sidereus Nuntius est celle des satellites de Jupiter. Galilée les prit d’abord pour de petites étoiles auprès desquelles Jupiter était venu fortuitement se placer. Il reconnut bientôt que, tantôt en avant, tantôt en arrière, ils ne quittaient pas la planète et tournaient incessamment autour d’elle. Ces petits astres étaient donc réellement de nouvelles planètes invisibles jusqu’alors à tous les yeux. Il leur donna le nom d’astres de Médicis, que le divin architecte semblait, dit-il, avoir dicté lui-même. La flatterie nous semble innocente, mais un peu forte ; telle n’était pas l’opinion de Belisario Vinta, secrétaire et courtisan du grand-duc, qui trouva l’idée de Galilée généreuse et héroïque et tout à fait digne de son admirable génie.

Toutes ces nouveautés étonnaient les esprits, et la singularité de tels résultats renversait les règles de la tradition. À Padoue, elles étaient reçues avec applaudissement ; la parole nette et pénétrante de l’illustre professeur captivait ses auditeurs et les entraînait ; mais dans le reste de l’Italie de nombreux contradicteurs résistaient avec obstination, en opposant même, pour les nier ensemble, les découvertes les unes aux autres. Comme le télescope faisait apparaître des étoiles en tous les points du ciel, ce sont, disait-on, de fausses images, apparences douteuses ou tout à fait vaines, créées par l’instrument lui-même qui défigure le spectacle des cieux et nous le cache plutôt qu’il ne le montre. Un professeur de Bologne prétendait avoir aperçu trois soleils à la fois : il était aisé de répondre qu’aucune lunette ne montrait de satellites à Mars ou à Vénus, et que toutes s’accordaient à en faire voir autour de Jupiter. Dieu, disait-on encore, ne crée rien en vain, et l’univers, personne n’en doute, a été fait pour l’homme : or à quoi peuvent servir de telles planètes ? Placées hors de la portée de notre vue et condamnées à l’inaction par leur petitesse, elles resteraient oisives et superflues. C’est la faute de la nature, et non la mienne, répondait Galilée ; pourquoi d’ailleurs leur refuser si hardiment un rôle dans la grande machine céleste ? Rien n’est que ce qui doit être : combien les voyageurs ont-ils décrit d’humbles plantes dont l’utilité est inconnue et douteuse ! Osera-t-on en conclure qu’elles n’existent pas ?

L’un des contradicteurs les plus ardents de Galilée fut le Hongrois Horki, dont Képler, son ami et son maître, blâma sévèrement la présomptueuse hardiesse. Son ouvrage hautain et tranchant blessa vivement les amis de Galilée, et vraisemblablement l’illustre philosophe lui-même, qui, cédant néanmoins aux prières de Képler, consentit à n’y pas répondre. « Il n’est pas de votre dignité, écrivait Képler, de faire des frais d’impression pour réfuter un tel adversaire. Voulez-vous, ajoute-t-il, descendre dans la lice, dès que le premier venu a crié comme sur les bancs de l’école : Responde, responde ! De suggestu descende ! »

Antoine Roffîni, de Bologne, disciple et ami de Galilée, songeait à une réplique d’une autre nature. « Horki est bien heureux, écrit-il à Galilée, d’avoir reconnu quelques honnêtes gens qu’il avait vus avec moi et d’avoir su leur profession. S’apercevant qu’ils le suivaient, il s’est enfui. » Nous n’avons pas la réponse de Galilée, et je n’ose prendre sur moi d’en deviner le sens. Tout métier doit nourrir son homme, et pour que les honnêtes gens dont parle Roffini vécussent du leur, il fallait qu’on n’eût pas alors sur l’intervention des arguments qu’ils administraient la même manière de voir qu’aujourd’hui.

Quelques péripatéticiens, en acceptant l’invention nouvelle, la revendiquaient pour leur maître, Aristote, en effet, a dit dans un de ses livres qu’un homme, au fond d’un puits de grande profondeur, peut voir les étoiles en plein jour : l’identité de ce puits avec le télescope leur semblait manifeste. D’autres, moins ingénieux, mais non moins dévoués au maître, refusaient de perdre leur temps à discuter des découvertes qu’ils regardaient comme autant de fables, et détournaient simplement les yeux, dédaignant de voir ce qu’il n’avait pas enseigné. Telle était la conclusion d’un pamphlet de Francesco Sizy, auquel Galilée ne répondit pas, se bornant à écrire en marge ces quatre vers de l’Arioste :


Soggiunse il duca : non sarebbe onesto
Ghe io volessi la ballaglia torre
Di quel che m’offerisco manifeslo,
Quando vi piaccia, innanzi agli occhi porre[1].


Ce pauvre Sizy alla en France chercher d’autres sujets de controverse, et les choisit si malheureusement que, le 19 juillet 1618, il fut pendu et brûlé en place de Grève pour ses erreurs philosophiques.

On opposait encore à Galilée des objections d’une autre nature : il n’existe que sept métaux, le chandelier du temple n’avait que sept branches, et la tête n’a que sept ouvertures ; pourquoi y aurait-il plus de sept planètes ? D’autres enfin lui disaient sérieusement : « Est-il croyable que des astres existent au ciel sans que Ptolémée et ses successeurs les aient connus ? » Képler lui-même, préoccupé de ses idées sur l’harmonieux concert des mouvements célestes, devait goûter difficilement les découvertes qui semblaient en troubler la majestueuse simplicité. Un seul regard dans une bonne lunette dissipa ses doutes. Toujours simple et droit, et oubliant par un prompt changement toutes ses idées préconçues, il s’écria plein d’admiration, en empruntant les paroles attribuées à Julien mourant : Vicisti, Galilæe ! Dans son enthousiasme, et sans se préoccuper des questions de propriété littéraire, Képler fit imprimer à Prague le Sidereus Nuntius, en y ajoutant une belle préface que Galilée reproduisit aussitôt. Képler se plaignit. « J’avais, écrit-il à Galilée, imprimé votre livre à mes frais, et voilà que l’éditeur de Florence envoie en Allemagne des exemplaires de son édition. J’avais pourtant un privilège. Si vous reconnaissez à Florence l’autorité de l’empereur, j’ai droit de me plaindre ; » mais il ajoute aussitôt, comme pour marquer le ton de la réclamation : « Votre libraire de Florence devrait bien m’envoyer en dédommagement un bon verre convexe de douze pieds de foyer, car il est difficile de s’en procurer ici. »

Quoique le nombre des opposants diminuât peu à peu, Galilée redoutait toujours les critiques, et plus une découverte était importante, plus il hésitait à la publier. D’un autre côté, l’emploi de la lunette commençait à se répandre, et de nombreux rivaux pouvaient lui ravir les droits de priorité. Il concilia tout en lui exprimant ses résultats par des phrases très-courtes dont les lettres transposées, qu’il livrait seules au public, devaient les cacher, tout en lui en assurant la possession. Deux grandes découvertes furent ainsi annoncées dans les lignes suivantes : Smaismn milne poeta leumi bune leuctavinas : hæc immatura a me jam frustra leguntur oy. De telles énigmes sont impossibles à déchiffrer. Képler cependant essaya de le faire ; la difficulté d’un problème était pour lui un attrait de plus. Il ne fut pas heureux ; de la première ligne il fit sortir ce vers bizarre :


Salve umbistinum Martis geminata proles.


Et, content de sa pénétration, sans s’arrêter à chercher le sens du mot umbistinum, il en conclut que la découverte était relative à la planète Mars. En retournant les lettres de la seconde annonce, il en fit sortir aussi des lambeaux de phrases qui simulent un sens astronomique. L’une d’elles commençait ainsi : Solem gyrari. Il ne put pas continuer ; mais cette fausse et incomplète divination est antérieure de plusieurs mois à la découverte des taches et de la rotation du soleil. Elle semblerait bien remarquable, si l’on ignorait que Képler lui-même était arrivé par ses idées théoriques à croire à la rotation du soleil. La signification véritable des deux lignes de Galilée était :


Altissimum planetam tergeminum observavi.
Cynthiæ figuras æmulalur mater amorum.


La première signifie : « J’ai observé la plus haute planète, c’est-à-dire Saturne, et je l’ai trouvée triple ; » — et la seconde : « Les formes de Vénus rivalisent avec celles de Diane, » c’est-à-dire : la planète Vénus a des phases comme la lune.

L’anneau de Saturne, on le sait aujourd’hui, se présente à nous sous des apparences très-diverses. Galilée, pendant qu’il l’observa, crut à deux satellites situés de part et d’autre de la planète, et qui disparaissaient quelquefois, comme si Saturne dévorait ses enfants. Il ne fit donc qu’entrevoir sans la comprendre cette étrange et unique singularité dont il était réservé à Huyghens de pénétrer le mystère. L’observation des phases de Vénus frappa plus encore les astronomes ; elles étaient la conséquence nécessaire du système de Copernic. Ses adversaires l’avaient remarqué et prenaient avantage de l’absence de ces phases. L’observation nouvelle renversait donc un de leurs forts. Galilée ne manqua pas de le constater, mais sans croire pour cela, avec quelques-uns de ses admirateurs, qu’il avait déraciné les derniers doutes et fermé la bouche aux contradicteurs. « Que mes observations, écrit-il à un ami, fournissent de belles conséquences ! mais vous me faites rire en croyant qu’elles vont dissiper tous les nuages et faire cesser toutes les discussions. La démonstration est depuis longtemps portée à la dernière évidence. Nos adversaires seraient persuadés s’ils pouvaient l’être ; mais ils veulent se tromper eux-mêmes. Leur obstination est aveugle et leur ignorance invincible. Les étoiles, descendant du ciel, proclameraient elles-mêmes la vérité sans les décider à la reconnaître. » :

Les insinuations des envieux, se mêlant aux clameurs des péripatéticiens, ne pouvaient cependant obscurcir la gloire de Galilée et empêcher son nom de grandir ; sa renommée remplissait l’Italie entière. Le grand-duc de Toscane, heureux d’en faire rejaillir l’éclat sur sa patrie, accueillit avec empressement les ouvertures de l’illustre astronome, qui désirait échanger la chaire de Padoue contre une position moins laborieuse. « Pendant les meilleures années de ma vie, écrivait Galilée à un ami, j’ai compté les heures du jour par celles du travail, dissipant sans cesse, pour l’usage d’autrui, ce que la nature et l’étude m’ont donné d’habileté et de science. » Trente ans plus tard, en songeant aux jours d’espérance, de travail et de douce sûreté écoulés dans une ville où, sans crainte et sans inquiétude, il avait contemplé tant de merveilles et proclamé tant de vérités illustres : « C’est à Padoue, écrivait-il, que j’ai passé les meilleures années de ma vie ! » Sous les mêmes mots, quelle différence d’accent !

Galilée n’avait pas la prétention déraisonnable d’obtenir des appointements du grand-duc sans lui rendre aucun service ; sentant en lui une source toujours abondante d’inventions et de vérités nouvelles, il ne désirait pas le repos pour délasser son esprit, mais pour demander à des études plus continuelles et plus libres, des inspirations plus hautes encore et des travaux plus achevés. « Le prince auquel je serai attaché ne regrettera pas, écrivait-il, sa libéralité ; mes inventions lui appartiendront et pourront lui rendre de grands services. » Son ami Sagredo déplorait cependant sa résolution et en prévoyait les suites malheureuses. « Pour retourner, lui écrivait-il, dans votre patrie, vous quittez le lieu qui vous convenait. Vous suivez un prince illustre plein de vertu et de grandes espérances ; mais, commandant ici à ceux qui commandent aux autres, vous n’aviez à obéir qu’à vous seul. La cour est une mer orageuse où nul ne peut se flatter d’éviter toujours les écueils et les naufrages. » Galilée, négligeant ces sages avis, se rendit cependant à Florence. Au titre de mathématicien du grand-duc, Cosme de Médicis joignit, selon son désir, celui de philosophe. Les appointements furent fixés à 1,000 écus (11,000 francs) par an, et deux années gracieusement payées d’avance lui permirent d’acquitter la dot promise à ses sœurs, dont une partie, garantie par son frère Michel-Ange, restait encore due à ses beaux-frères.


II


Galilée était connu depuis longtemps à la cour de Florence. Il s’y était rendu plusieurs fois pendant les vacances de l’Université pour donner des leçons au jeune fils du duc. Les lettres écrites pendant son séjour à Padoue témoignent de ses relations continuelles et intimes avec l’entourage du prince. Quelques-unes sont relatives à l’achat d’une pierre d’aimant très-singulière, dont les propriétés extraordinaires, clairement décrites par Galilée, ont semblé difficiles à expliquer aux physiciens. Cette pierre, que le grand-duc paya 200 écus d’or, attirait le fer à distance et le repoussait de près. Galilée, qui, pendant quatre jours, a pu l’étudier attentivement, déclare qu’elle diffère de tous les autres aimants connus. La pierre a été malheureusement perdue, et du temps de Leibnitz, qui a déploré cette perte, on ignorait déjà ce qu’elle était devenue.

L’illustre astronome aimait l’éclat du monde et la société des grands ; il se trouva fort heureux à Florence : l’intime familiarité du grand-duc et la profusion de ses grâces lui donnaient beaucoup de crédit à la cour, où chacun l’applaudissait et l’entourait de prévenances. Peu de jours après son arrivée, Cosme de Médicis lui offrait, pour la belle saison, celle de ses villas qui lui conviendrait le mieux. Malheureusement le gouvernement de Florence était loin d’avoir, vis-à-vis de la cour de Rome, la même indépendance que celui de Venise : Galilée devait l’apprendre par une triste expérience. Comme s’il prévoyait que les embarras viendraient de ce côté, un des premiers usages qu’il fit de sa liberté fut de se rendre à Rome, désireux d’y établir des amitiés utiles parmi les conseillers du saint-siége et de les faire adhérer à la vérité de ses découvertes. Il fut accueilli avec grande faveur. L’Académie des Lyncei, fondée par le prince Cesi, s’empressa de lui ouvrir ses rangs ; elle doit à son adjonction la plus belle part de sa gloire. Galilée accepta le titre de lynceus, dont il s’est constamment paré depuis en l’inscrivant sur tous ses ouvrages, et vers la fin de sa vie, après avoir perdu la vue, il plaisantait tristement sur la fâcheuse destinée d’un lynx devenu aveugle.

Galilée vit le pape et fut bien reçu de lui. Il lui baisa les pieds, selon la coutume ; mais le saint-père le fit relever immédiatement, et, par une faveur qui fut remarquée, ne souffrit pas qu’il dît une seule parole à genoux. Il laissa à Rome de nombreux amis, et les adversaires mêmes de ses idées ne songèrent nullement à le persécuter. Le cardinal del Monte écrivait au grand-duc : « Galilée a donné une grande satisfaction à ceux qui l’ont vu, et j’espère que lui-même est parti satisfait. Ses découvertes, appréciées par les hommes instruits et éminents de la ville, ont été trouvées aussi exactes que merveilleuses. L’ancienne Rome, reconnaissante de son rare mérite, lui aurait érigé une statue au Capitole. » Le temps de son séjour à Rome ne fut pas perdu pour la science ; c’est là que, pour la première fois, dans les jardins du cardinal Bandini, Galilée montra distinctement les taches du soleil. Déjà, l’année précédente, il les avait aperçues à Padoue ; mais, combattu et dénigré sans cesse, il craignait la contradiction et renfermait en lui-même une vérité aussi nouvelle, tant qu’il n’en avait pas la démonstration plus que certaine. Une erreur lui eût été reprochée comme une impardonnable bévue. L’existence des taches était indubitable : il les apercevait aussi distinctement que de l’encre sur du papier blanc ; c’était sur leur nature véritable et sur les lois de leur mouvement qu’il croyait devoir suspendre son jugement. Cette prudence permit au Hollandais Fabricius et au jésuite allemand Scheiner de le devancer l’un et l’autre dans la publication de la découverte que Galilée regarde, très à tort, à ce qu’il semble, comme le plus grand secret qui soit dans l’ordre de la nature. Scheiner, sous le nom supposé d’Appelles, publia, en 1611 des lettres adressées à Marc Velser d’Augsbourg, dans lesquelles il signale les taches du soleil ; mais, ne pouvant admettre l’obscurité au sein même de la lumière, il les explique par la supposition inadmissible de planètes qui se projettent sur le disque du soleil en circulant au-dessous de lui. Fabricius, plus hardi, dans un ouvrage publié également en 1611, avait osé affirmer que les taches font partie de la substance du soleil, dont leur déplacement continuel et régulier prouve la rotation sur lui-même. C’est en 1613 seulement que Galilée, sans avoir lu Fabricius et pour rectifier les erreurs de Scheiner, écrivit à Marc Velser trois lettres successives dans lesquelles il fait connaître ses propres observations. Il relève avant tout le singulier raisonnement de Scheiner, qui, dans la pure et inaltérable substance du soleil, ne veut rien admettre de ténébreux. « Sa perfection, dit-il, excluant toute nature changeante, la lumière qui réside en lui comme dans sa source doit subsister dans son intégrité et son éclat, sans jamais souffrir de déclin. » Galilée se borne à prouver que les taches s’engendrent et se dissolvent continuellement comme les nuages au-dessus de nos têtes, et que ceux-ci, si la terre était lumineuse, pourraient arrêter les rayons et produire, pour un observateur éloigné, des apparences à peu près semblables. Fabricius, dans l’ouvrage publié en 1611 à Wittemberg, était arrivé aux mêmes conclusions. Il admet la rotation du soleil, dont le mouvement des taches est la preuve. L’importante découverte lui appartient donc sans contestation possible ; mais Képler l’avait devinée, et Galilée, sans la publier, l’avait faite à la même époque, vraisemblablement même quelques mois plus tôt.

De retour à Florence et sans abandonner l’astronomie, Galilée s’occupa, à la demande du grand-duc, de la question, déjà traitée par Archimède, de l’équilibre des corps flottants. Dans l’ouvrage qu’il publia, la puissance de son génie se montre sous une face nouvelle. S’écartant complètement de la méthode expérimentale, il ne demande plus aux expériences la solidité et la consistance des principes, et c’est au nom d’une loi générale admise à priori qu’il démontre et qu’il prévoit au contraire les résultats nécessaires de l’expérience. Cette loi très-heureusement se trouve vraie, et n’est autre que le célèbre principe des vitesses virtuelles. Galilée en avait deviné depuis longtemps l’énoncé et la portée. À Padoue déjà et dans l’arsenal de Venise, en présence de puissantes machines à l’aide desquelles la faiblesse produit les effets de la force, il avait compris que l’on peut transformer, mais non créer la puissance motrice, et qu’aucune invention ne réussit à tromper la nature. Dans un traité, publié pour la première fois en français par le père Mersenne en 1632, il affirme formellement qu’un grand ouvrage exige nécessairement un grand travail, et qu’une petite force, quoi qu’on fasse, ne peut produire que de petits effets. Cette vérité fondamentale est exposée par lui en termes formels. Dans le traité des corps flottants, il invoque le même principe, et l’application ingénieuse qu’il en fait montre toute la géométrie de son esprit. Lagrange, deux cents ans plus tard, devait suivre les mêmes traces. Le principe de son immortel ouvrage sur la mécanique analytique est précisément celui de Galilée, auquel il ajoute de profonds et brillants développements ; mais ces méthodes, en rattachant tous les phénomènes à un principe éloigné, ne donnent, il faut l’avouer, que de vagues clartés sur les causes prochaines et sensibles. Aujourd’hui même que les progrès de la science ont rendu cette règle unique et universelle aussi solide qu’elle est haute et importante par les conséquences, elle ne donne cependant que des explications imparfaites, et démontre la nécessité des résultats sans en faire apercevoir la raison. Galilée a peut-être rencontré ces inconvénients sans s’en rendre un compte bien exact. Il est probable au moins qu’en entrant plus avant dans l’analyse des forces qui sont en jeu et des pressions qu’elles produisent, il aurait enlevé à Toricelli la gloire d’inventer le baromètre. Il raconte, en effet, dans un dialogue publié dix ans plus tard, qu’une pompe aspirante établie chez un de ses amis faisait facilement monter l’eau jusqu’à une certaine hauteur, mais que la colonne, ayant atteint trente-deux pieds, refusait absolument de s’élever plus haut. C’est à l’étude de ce fait, personne ne l’ignore, que l’on doit l’invention du baromètre. Malgré la pénétration de son esprit, Galilée, habitué à éliminer dans l’étude des fluides la considération des forces mises en jeu, a méconnu la véritable cause du phénomène. Il explique l’ascension de l’eau par l’attraction du vide, qui tire la colonne de bas en haut, et se trouve, suivant lui, mesurée par sa hauteur, en sorte que, pour différents liquides, les colonnes seraient en raison inverse des densités ; mais il abandonne bientôt ce sujet sans apercevoir la belle découverte à laquelle il a touché de si près.

Les tentatives de Galilée pour expliquer le phénomène des marées sont de la même époque. Il pensait que la rotation de notre globe produit, en agitant les flots de la mer, leur flux et leur reflux éternel, et leurs agitations si réglées ressemblent, suivant lui, aux oscillations de l’eau dans un vase continuellement en mouvement. Cette théorie ne résiste pas à un examen attentif et sérieux. Galilée la comptait cependant au nombre des preuves décisives du mouvement de la terre, et malgré l’habileté qu’il met à la défendre, on doit regretter qu’il lui ait accordé une place dans l’un de ses plus excellents écrits.

Il faut citer enfin, parmi les recherches qui l’occupaient pendant cette période, l’étude des mouvements apparents de la lune. Quoiqu’elle nous présente toujours à peu près la même face, on peut observer, en y regardant de près, des variations et des oscillations importantes. C’est le phénomène de la libration, étudié depuis avec tant de soin et de succès par Hévelius et par Cassini ; mais Galilée, qui l’a signalé le premier, en a méconnu la portée et la véritable nature. Le phénomène se réduit, suivant lui, à ce que les astronomes nomment un effet de parallaxe, et il est dû à notre position variable par rapport au centre de la terre. Suivant cette explication, la ligne droite qui joint le centre de la terre à celui de la lune perce toujours la surface de la lune au même point, en sorte que, pour un observateur placé au centre de la terre, il n’y aurait aucune oscillation apparente. Lorsque la lune est au zénith, nous la voyons précisément comme cet observateur fictif ; dans tout autre cas, elle se montre dans une direction différente, et ne tourne pas vers nous la même portion de sa surface. C’est là une explication réelle, mais insuffisante, et les travaux de Galilée n’en font pas apercevoir d’autre.

Partisan zélé de la doctrine de Copernic, Galilée la propageait incessamment par ses conversations et par sa correspondance. Les copies de ses lettres avaient circulé dans l’Italie entière et soulevé de puissants contradicteurs. « L’Écriture, disait-il, est toujours véritable, elle a toute autorité sur les questions de foi ; mais sa profondeur mystérieuse est souvent impénétrable à notre faible esprit, et l’on a grand tort d’y chercher des leçons de physique, qui n’y sont pas, ou qu’on ne peut comprendre. Si la vérité se trouve dans les livres sacrés, elle n’y est pas claire pour tous, et il faut se servir, pour l’y apercevoir, de l’intelligence et de la raison que Dieu nous a données. L’Esprit-Saint les a dictés, et il est très-vrai qu’il ne trompe jamais ; mais lorsque nous interrogeons la nature, c’est lui aussi qui nous répond et nous enseigne. — Pourquoi d’ailleurs, disait encore Galilée à ses adversaires, refuser la discussion des faits ? Si vous êtes les plus forts et les mieux fondés sur ces matières, quels avantages n’aurez-vous pas quand nous les étudierons ensemble ! Les ouvrages de Dieu ne se démentent pas les uns les autres, les contrariétés ne sont qu’apparentes ; il faut les concilier, car la science ne peut être un affaiblissement de la foi. »

Galilée lui-même prêche d’exemple ; certain d’être victorieux, il suit ses adversaires sur le terrain où ils s’enferment, et résout toutes leurs objections. Le miracle même de Josué ne l’étonne pas, et il trouve moyen de le tourner à son avantage. « Le soleil, en s’arrêtant, aurait, dit-il, suivant le principe que l’on oppose, diminué et non augmenté la durée du jour. Quel est en effet le mouvement du soleil ? C’est son déplacement annuel dans l’écliptique. La révolution qui fait succéder la nuit au jour est celle de la sphère étoilée qui entraîne, il est vrai, le soleil, mais ne lui appartient pas en propre. Arrêter le soleil, c’est donc l’empêcher de rétrograder dans l’écliptique sans suspendre pour cela son mouvement diurne, et, en obéissant à l’ordre de Josué, il aurait éclairé pendant quelques minutes de moins l’extermination des Amorrhéens. Il est écrit d’ailleurs que Josué arrêta le soleil au milieu du ciel ; que doit-on entendre par là ? Qu’il était au méridien ? La quantité des travaux accomplis ne permet pas de le croire ; on approchait de la nuit, le soleil était près de l’horizon. Si l’Écriture le place au milieu du monde, c’est pour confirmer le système de Copernic, dont elle nous donne ainsi une preuve nouvelle. » Tout cela est dit avec le sérieux que la prudence commande ; lorsque l’ironie apparaît, elle s’adresse aux contradicteurs, jamais aux écrits sacrés, et l’on n’y trouve à aucun degré l’accent qu’en souvenir de Voltaire nous sommes involontairement tentés d’y mettre. Galilée, sa correspondance le fait assez paraître, tenait peu pour sa part à la lettre de l’Écriture ; mais, sans songer nullement à railler, il ne veut qu’acquérir le droit de propager librement sa doctrine.

Les théologiens cependant, loin de l’approuver, le poursuivaient du haut de leurs chaires d’une haine violente et aveugle. Un capucin, prêchant dans l’église de Sainte-Marie-Nouvelle à Florence, prit pour texte ces paroles de l’Évangile : Viri galilæi, quid statis adspicientes in cœlum ? Et, tonnant contre les curiosités vaines et superflues et les subtiles inventions des mathématiciens, il s’éleva avec raillerie contre l’orgueilleuse confiance qu’elles nourrissent. Quoique le chef de l’Ordre lui fît des excuses pour cette insulte publique et se déclarât honteux d’avoir à répondre de toutes les sottises écloses dans le cerveau de trente ou quarante mille moines, Galilée n’était pas tranquille ; tout ce bruit présageait la tempête. Il croyait à une ligue organisée par des ennemis invisibles pour le décrier et lui nuire ; dans l’espoir de connaître leurs forces et de pénétrer leurs machinations, pour en déjouer les trames secrètes, il se rendit à Rome une seconde fois.

Les sentiments des princes de l’Église étaient loin de lui être favorables. La doctrine du mouvement de la terre, agitée dans les sacrés conseils, fut réprouvée solennellement et condamnée sans appel. Après avoir affermi ses convictions par le consentement unanime des théologiens les plus célèbres, Paul V décida, avec son autorité souveraine et infaillible, que l’opinion qui place le soleil au centre du monde est une erreur et une impiété. Soutenir que la terre n’est pas placée au centre du monde et qu’elle n’est pas immobile est aussi, suivant lui, une opinion fausse en elle-même et au moins erronée dans la foi. Une décision aussi formelle imposait silence aux contradicteurs ; il n’était plus permis de douter, bien moins encore de discuter et d’examiner une erreur devenue sacrée et inviolable. Galilée cependant, considérant la vérité comme la cause commune de tous les honnêtes gens, essaya de faire rapporter une sentence aussi absurde que tranchante. L’ambassadeur de Toscane, Guicciardini, engageait prudemment le grand-duc à tempérer un zèle inutile et à hâter le départ de l’ardent astronome. « Le pape, disait-il, est notoirement ennemi de la pensée comme de la science ; on lui fait sa cour en se montrant ignorant, et le moment est mal choisi pour proclamer une idée philosophique. » Mais Galilée ne voulait rien entendre. Sans choisir ses adversaires et sans les craindre, il faisait dans les conversations et dans les cercles nombreux une propagande incessante et parfois efficace. Tout en réfutant avec patience les objections les plus ridicules, il regrettait, pour l’honneur de l’esprit humain, d’avoir à répondre sérieusement à toutes les extravagances qui parvenaient à ses oreilles. « Les animaux, lui disait-on gravement, ont des membres et des articulations pour se mouvoir ; la terre, qui n’en a pas, ne peut se mouvoir comme eux. À chaque planète, on le sait, est attaché un ange spécialement chargé de la conduire ; mais pour la terre, où pourrait habiter son conducteur ? À la surface ? On le verrait bien. Au centre ? C’est la demeure des démons. La course fatigue les animaux ; si la terre se déplaçait du rapide mouvement que l’on suppose, elle serait depuis longtemps fatiguée d’un si grand effort, et se reposerait, »

En écoutant ces objections incroyables et insensées, Galilée ne se contraignait pas toujours de rire et de faire rire aux dépens de ceux qui osaient les produire. Sa manière de discuter était des plus brillantes. Abondant dans le sens de ses adversaires, il les laissait exposer et développer leurs idées avec pleine confiance, en attendant, pour donner cours à ses arguments et à ses railleries, qu’ils lui eussent fourni une proie abondante. Il se faisait ainsi de puissants ennemis ; le grand-duc, plein d’affection et de sollicitude pour lui, lui fit écrire par son secrétaire : « Son Altesse pense qu’en restant plus longtemps à Rome vous pourriez y trouver de graves dégoûts ; puisque vous êtes sorti de votre affaire avec honneur, il vous conseille de revenir à Florence le plus tôt possible, sans réveiller le chat qui dort. » En suivant ce sage conseil, Galilée se fit donner par le célèbre Bellarmin une attestation qui le déchargeait de toute responsabilité dans les questions agitées et souverainement résolues.

C’est peu de temps après son retour à Florence qu’il envoya au prince Cesi un microscope. La lettre d’envoi et celle qu’il reçut en réponse sont les seules traces de cette invention, que cependant on ne lui conteste pas. Toujours attentif aux événements du ciel, l’apparition simultanée de trois comètes ne pouvait manquer de le préoccuper. Très souffrant à cette époque et obligé de ménager ses forces, il ne put les observer régulièrement ; mais ses amis, qui le tinrent minutieusement au courant de leurs apparences, recueillirent avec soin ses idées sur la nature du mystérieux phénomène. Le résumé de ces conversations, publié par Mario Guiducci, donna lieu à une polémique devenue célèbre. Des jésuites du collège romain, se trouvant implicitement attaqués par Guiducci, répondirent dans un long pamphlet, intitulé la Bilancetta, publié, sous le pseudonyme de Fossario Sarsi, et qui leur attira la vigoureuse réplique intitulée par Galilée il Saggiatore. Il Saggiatore contient des remarques d’un grand sens sur la physique et sur la méthode expérimentale. Les Italiens le considèrent en outre comme un modèle de bonne plaisanterie. C’est un ouvrage classique, et malgré la sécheresse du sujet, de bons juges n’ont pas craint de le placer à côté des chefs-d’œuvre de Pascal et de Moliëre. Il me faudrait, pour les contredire, une connaissance plus profonde de la langue italienne. Je dois dire cependant qu’à une première lecture le Saggiatore paraît un peu long. Galilée, qui veut tout dire, manque souvent de vivacité et de précision, il balance trop longtemps le trait avant de le lancer ; loin de resserrer sa pensée, il l’étend, la développe et refroidit ses plaisanteries en les prolongeant. Citons un exemple : Guiducci a fait remarquer que certaines étoiles invisibles à l’œil s’aperçoivent très-nettement dans la lunette, et pour celles-là, dit-il, l’accroissement de dimension est infini. L’auteur de la Bilancetta critique ce langage. D’après les principes de Galilée, l’accroissement, dit-il, est le même pour tous les astres. Il doit donc être infini dans tous les cas, et l’extravagance manifeste de cette conclusion lui assure un triomphe facile. Galilée lui répond : « Lorsque Guiducci a parlé d’un accroissement infini, il n’a pas supposé qu’un lecteur pût se trouver assez pointilleux pour prendre l’expression à la lettre et l’attaquer là-dessus. Personne n’est étonné de cette façon de parler ni ne la trouve obscure, et l’on dit à chaque instant infini au lieu de très-grand. Mais, je vous prie, seigneur Sarsi, si le sage se levait pour vous dire : Le nombre des sots est infini, que lui répondriez-vous ? » Le trait est plus vif que délicat, et, même à un jésuite, Pascal eût peut-être hésité à le lancer. On peut affirmer au moins qu’il s’en serait tenu là, sans ajouter, comme Galilée, que, la terre étant limitée, le nombre de ses habitants l’est nécessairement et par conséquent aussi celui des sots, quelque grande que l’on en veuille supposer la proportion.

Au moment où le Saggiatore était livré au public, le cardinal Barberini venait d’être appelé au trône pontifical sous le nom d’Urbain VIII. Il connaissait et aimait depuis longtemps Galilée, qui s’empressa de lui dédier son ouvrage et se rendit à Rome pour le féliciter de son avènement. Il obtint plusieurs audiences intimes dans lesquelles il fut très-content du saint-père et le saint-père de lui. Son crédit et sa faveur furent remarqués et enviés. Urbain VIII lui fit force caresses, accorda une pension à son fils Vincent, en y joignant pour lui-même un grand nombre d’agnus Dei. Leurs entretiens roulèrent sur le mouvement de la terre ; le saint-père daigna lui démontrer ses erreurs. Tout en gardant une attitude soumise et respectueuse, Galilée opposa ses raisonnements des objections modestes dont Urbain VIII ne parut nullement blessé ; le déclarant au contraire aussi savant que pieux, il lui conserva son affection et son estime. Lors de son départ, il écrivit au grand-duc : « C’est avec une affection paternelle que nous avons reçu notre cher fils Galilée. Sa gloire brille dans le ciel et sa réputation remplit la terre ; au mérite des lettres il réunit le zèle d’une piété sincère. L’abondance de nos vœux l’accompagne dans sa patrie, où, rappelé par vous, il retourne aujourd’hui. »

Sans se préoccuper des empêchements et des dangers, Galilée, toujours pressé du même zèle pour le véritable système du monde, travaillait sans relâche à l’éclaircir et à le prouver ; d’irrésistibles arguments fermentaient dans sa pensée, et il souffrait impatiemment la loi du silence imposée par Paul V. Rassuré par l’amitié d’Urbain VIII, il osa pour la première fois, dans un ouvrage imprimé, traiter ces dangereuses questions, et publia ses dialogues sur le système de Copernic et de Ptolémée. La malicieuse finesse de sa préface est extrêmement habile, et l’on s’explique qu’elle ait pu tromper la prudence de censeurs inattentifs ou inintelligents qui approuvèrent le livre au nom de la cour de Rome. « On a, dit-il, promulgué à Rome, il y a quelques années, un édit salutaire, qui, pour obvier au scandale dangereux de notre siècle, a imposé silence aux partisans de l’opinion pythagoricienne du mouvement de la terre. Plusieurs personnes ont témérairement avancé que le décret est le résultat d’une passion mal informée et non d’un examen judicieux. On a prétendu que des théologiens ignorants des observations astronomiques ne devaient pas couper les ailes aux esprits spéculatifs. De telles plaintes ont excité mon zèle ; pleinement instruit de cette prudente détermination, je veux rendre témoignage à la vérité. Lorsque la décision fut prise, j’étais à Rome, où je fus applaudi par les plus éminents prélats. Le décret ne parut pas sans que j’en fusse informé. Mon dessein, dans cet ouvrage, est de montrer aux nations étrangères que sur cette matière on en sait, en Italie, autant qu’il est possible d’en imaginer ailleurs. En réunissant mes spéculations sur le système de Copernic, je veux faire savoir qu’elles étaient toutes connues avant la condamnation et que l’on doit à cette contrée non-seulement des dogmes pour le salut de l’âme, mais encore des découvertes ingénieuses pour les délices de l’esprit. »

Quoique les dialogues de Galilée soient composés avec un grand art et que l’on y retrouve à chaque page la netteté tout ensemble et la grâce de son esprit, les progrès des lumières et de la raison en ont rendu, il faut l’avouer, la lecture un peu difficile et fatigante : Galilée n’omet rien et se complaît à tout dire, La cause est gagnée depuis trop longtemps pour qu’un si long plaidoyer puisse intéresser encore, et souvent le lecteur trouve que pour appuyer autant il faut compter bien peu sur son intelligence. Les longueurs sont excusées, il est vrai, par le cadre même du livre ; Galilée donne à ses dialogues le mouvement et la vie d’une conversation piquante et variée. Les demandes et les réflexions du péripatéticien Simplicio justifient les deux interlocuteurs Sagredo et Salviati, dont l’inaltérable patience accumule d’aussi minutieux détails. Mêlant les comparaisons les plus familières aux arguments les plus nets et à des raisons invincibles, redressant leurs vues ou les confirmant mutuellement, ils se mettent judicieusement d’accord sur toutes les questions débattues. De temps en temps ils se réunissent pour presser Simplicio avec une force irrésistible. Ils l’accablent gaiement et le poussent à bout, mais ne le convainquent pas. Lorsque enfin leur adversaire, immolé à la risée du lecteur, semble n’avoir plus aucun refuge, les deux philosophes n’osent cependant pas conclure. Le niais Simplicio, obstiné jusqu’au bout à fermer les yeux, admire plus que jamais Aristote et croit toujours la terre immobile. L’ouvrage finit comme il a commencé, par une acte de prudence. Et en réponse au dernier argument de Salviati : « Vos raisonnements, dit Simplicio, sont les plus ingénieux du monde, mais je ne les crois ni vrais ni concluants. » Et songeant à une réflexion qu’il trouve très-sage, faite autrefois devant lui par une personne éminente devant laquelle il faut s’incliner : « Nous n’observons, dit-il, que des apparences : de quel droit prétendez-vous limiter la puissance de Dieu en assignant les voies par lesquelles il lui a plu de les produire ? — Vous avez raison, répondent les deux autres, admirons ensemble la sagesse infinie qui a tout créé, et n’essayons pas d’en pénétrer les abîmes. »

C’est sur cette prudente réflexion que les trois amis se séparent, et l’auteur lui-même, sans rien assurer ni rien nier, remet, comme il a eu le soin de le dire, la décision à de plus habiles. Toutefois un tel ménagement ne pouvait désarmer ses adversaires. Ces déguisements ne peuvent cacher un mépris manifeste pour la théorie de Ptolémée, et l’ironie perce à chaque page du livre. Il y avait d’ailleurs témérité évidente à agiter des questions déjà jugées, et insolence inouïe chez un laïque à reproduire des objections tranchées depuis longtemps avec une autorité infaillible. L’exposition détaillée et complaisante d’une doctrine frappée déjà par les foudres de Rome était un désordre qui nourrissait l’esprit d’indépendance. Les ennemis de Galilée firent retentir l’Italie de leurs murmures et de leurs accusations ; théologiens et péripatéticiens s’élevaient à l’envi contre lui. Les premiers, appuyés sur la parole de Dieu, méprisaient les difficultés fondées sur le simple raisonnement, et l’accablaient avec un zèle amer sous les foudres de l’Écriture. Il a été dit par exemple : Le ciel est en haut et la terre en bas. — Si la terre tournait dans un cercle qui embrasse Mercure, Vénus et le soleil, serait-elle réellement située en bas ? — Lorsque Josué a défendu au soleil de se mouvoir vers Gabaon, Dieu, obéissant à sa voix, l’a arrêté au milieu du ciel ; on ne peut ni l’ignorer ni l’oublier. — C’est donc le soleil qui se meut ; arrête-t-on ce qui est immobile ? Quand l’ombre rétrograda sur le cadran d’Achias, le soleil remonta de dix degrés ; suivant les partisans de Copernic, la terre a rétrogradé et non le soleil ; l’embarras d’une telle interprétation est manifeste. Isaïe, inspiré de Dieu, était pénétré de la sagesse à laquelle rien n’est caché ; il savait la vérité. Que lui eût-il coûté de la dire nettement ? Tous ces arguments, mêlés d’invectives et d’outrages, étaient puisés dans le livre dont il faut observer et croire les paroles sous peine d’être maudit. Imprimés de plus avec approbation de la cour de Rome, dont l’examinateur, qui les avait lus avec beaucoup d’attention et de plaisir, les déclarait solides et bien appuyés sur l’Écriture, ils paraissaient d’ailleurs sous la protection personnelle d’Urbain VIII. On voit en effet, sur le frontispice de l’ouvrage qui les résume, les trois abeilles des Barberini appuyer avec force leurs antennes sur le globe de la terre, et on lit au-dessus : His fixa quiescit (fixé par elles, il repose).

Galilée ne répondit rien. Il fut plus hardi vis-à-vis des péripatéticiens, qui lui opposaient l’autorité d’Aristote. La réfutation était facile, et leur ignorance, égale à leur emportement, semblait plus digne de mépris que d’une réponse sérieuse. On peut en juger par les annotations équitables, quoique un peu vives, écrites de sa main en marge du traité du péripatéticien Rocco : O elefante, dit-il en s’adressant à l’auteur ; puis il le nomme successivement pezzo di bue, animalaccio, ignorantissimo, castrone, meschino, capo grosso, animale, balordone, ignorantissimo bue, capo durissimo, grandissimo bue, sopra gli ignoranti ignorantissimo, arcibue, bue, tout cela pour lui-même bien entendu, et écrit à la main en marge de son exemplaire. Un tel livre serait tombé de lui-même ; Galilée prit cependant la peine de le combattre ; un peu ironique, mais courtois, il nomma cette fois l’auteur mio dolce et mio bello, et, s’il se laisse aller à montrer toute sa pensée, il en atténue l’expression. « Dieu veuille, dit-il, que l’obstination soit la seule cause de vos erreurs ! On en peut guérir, tandis que la stupidité et la faiblesse sont incurables. »

Tout cela n’était pas fait pour calmer les oppositions furieuses soulevées de tous côtés par la publication de ses Dialogues, Menacé par tant d’ennemis, Galilée avait pour refuge la protection du saint-père, dont la molle condescendance faisait murmurer tous les cardinaux. Se fiant par malheur sans réserve à son amitié, il prenait peu de soin de la ménager. Sa piquante raillerie suivait ses adversaires sur toutes les voies où ils s’égaraient, et, passant en revue toutes leurs mauvaises raisons sans en dédaigner aucune, il n’avait eu garde d’oublier celles que le pape lui avait opposées lors de son voyage à Rome. Les traits dirigés avec tant d’art contre le niais Simplicio tombaient donc en partie sur l’amour-propre chatouilleux du saint-père. Urbain VIII se crut méprisé ; sa colère, irritée contre tant d’irrévérence, lui fit oublier, qu’inaccessible aux injures, il devait les remettre et les pardonner. Personne ne le lui rappela, et, lâchant la bride à la fureur des ennemis de Galilée, il le poussa vers l’abîme.


III


Galilée fut mandé à Rome ; en vain le grand-duc fit-il représenter au saint-père que le livre dont on venait blâmer et inquiéter tout à coup l’auteur était publié depuis deux ans avec l’approbation expresse des censeurs romains, qui avaient corrigé le texte en divers endroits et exigé la suppression de plusieurs passages. À Florence en outre, un nouvel examen ecclésiastique avait précédé l’impression, qui offrait ainsi toute garantie. Galilée semblait donc devoir être hors d’atteinte ; il proposait d’ailleurs de rendre compte de sa conduite et de ses écrits devant un envoyé du saint-siège, soumettant avec humilité au jugement de ses supérieurs tout ce qu’il avait dit, écrit ou enseigné, et renonçant à toute erreur dont il se serait rendu coupable, comme à toute opinion reconnue dangereuse ou suspecte. Les médecins alléguaient enfin sa santé languissante et presque désespérée. À l’âge de soixante-dix ans, dans son état de souffrance et de faiblesse, il ne pouvait entreprendre sans danger le voyage de Rome. Urbain VIII fut inexorable ; Galilée dut partir au cœur de l’hiver. Une maladie contagieuse qui régnait alors en Toscane l’obligea à une quarantaine de vingt jours : il arriva le 19 février à Rome. Affectueusement reçu chez l’ambassadeur de Toscane, il y resta jusqu’au mois d’avril. Entouré de soins assidus, il était là parfaitement libre ; mais il jugeait prudent de ne pas sortir, et plusieurs cardinaux dont il recevait les visites officieuses le confirmèrent dans cette idée. Il avait hâte d’en finir, et pressait ses amis de faire terminer son affaire : il reçut l’ordre de se rendre dans le palais de l’inquisition, où il resta dix-neuf jours, fort bien traité d’ailleurs, logé dans le propre appartement du fiscal, libre d’aller et de venir dans ce vaste palais, et faisant bonne chère, grâce à la courtoisie de l’ambassadeur, qui chaque jour lui envoyait ses repas. On le renvoya bientôt à l’ambassade en lui défendant, sous peine d’excommunication, de rien révéler sur les interrogatoires. Sa santé était d’ailleurs fort bonne, meilleure même qu’auparavant. Pendant sept semaines il n’entendit plus parler du saint-office ; l’ambassadeur pressait le pape et les cardinaux, qui promettaient une solution prochaine. Trois jours avant la conclusion du procès, cet ambassadeur rend compte au grand-duc d’une importante entrevue qu’il vient d’avoir avec Urbain VIII. « J’ai de nouveau, dit-il, sollicité l’expédition de la cause de Galilée. Sa Sainteté m’a appris que, dans le cours de la semaine prochaine, il sera mandé un matin au saint-office pour y entendre prononcer la décision ou la sentence. Sur cela je suppliai Sa Sainteté de vouloir bien, en considération de Son Altesse Sérénissime, notre souverain, mitiger la rigueur dont la sainte congrégation aurait cru devoir user dans cette affaire, pour laquelle Son Altesse avait déjà reçu d’elle tant de faveurs, dont elle lui témoignait personnellement sa reconnaissance, » Le pape répondit que l’on avait accordé toutes les facilités possibles. « Quant à la cause, ajoutait-il, on ne peut faire moins que de prohiber cette opinion, parce qu’elle est erronée et contraire aux saintes Écritures, qui ont été dictées par la bouche de Dieu même, ex ore Dei. »

Le lundi 20 juin, Galilée fut mandé au saint-office et s’y rendit le lendemain matin seulement ; on le retint, et le mercredi 22, on le mena à l’église de la Minerve, par-devant les cardinaux et les prélats de la congrégation, pour lui lire la sentence et lui faire abjurer son opinion. La sentence porte la prohibition de son livre et sa propre condamnation à la prison du saint-office pendant un temps limité par le bon plaisir de Sa Sainteté. Il lui fallut en outre prononcer l’abjuration qu’on lui dicta. — « Moi, Galilée, dit-il à haute voix, dans la soixante-dixième année de mon âge, à genoux devant vos Éminences, ayant devant mes yeux les saints Évangiles, que je touche de mes propres mains, j’abjure, je maudis et je déteste l’erreur et l’hérésie du mouvement de la terre. » On prétend qu’après avoir prononcé ces paroles, Galilée, poussé à bout, frappa la terre du pied en laissant éclater son impatience et son mépris dans une exclamation devenue célèbre : E pur si muove. Il le pensa sans aucun doute, mais il n’ignorait pas qu’il y a le temps de se taire et le temps de parler. Tant de franchise l’eût exposé à de grands périls, et le caractère de Galilée permet difficilement de croire à un tel élan. On ne trouve en lui ni cette noble vigueur que les épreuves fortifient, ni la généreuse ardeur que la menace excite et soutient. La crainte au contraire abattait les forces de son âme : il redoutait le martyre, le jugeait fort inutile à affronter, et ne s’en cachait pas. C’est la pensée qui devant le tribunal a dirigé toute sa conduite. Humblement soumis en paroles, il avait affecté et promis en toute occasion une parfaite obéissance, et aucun de ses interrogatoires n’accuse le moindre dessein de résistance. Après avoir satisfait à l’examen rigoureux de ses juges, il n’y a nulle apparence que, par une dernière parole de raillerie, il ait osé les braver. Plusieurs biographes ont affirmé que ce rigoureux examen du saint-office n’était autre chose que la torture, et qu’on exerça sur Galilée les dernières rigueurs : cette supposition n’a pas de fondements sérieux. Tout prouve au contraire que les tortures morales sont les seules dont il ait souffert, et en interdisant sévèrement le compte rendu du procès on a voulu, comme l’a supposé avec beaucoup de vraisemblance M. Trouessard, cacher non la sévérité, mais l’indulgence. Le saint-office, qui avait pour mission de maîtriser les esprits par la crainte, ne pouvait renoncer à sa réputation d’inexorable rigueur. Si l’amitié vigilante du grand-duc de Toscane obtint que Galilée fût traité avec douceur, il était utile de laisser croire le contraire. Lorsque d’ailleurs, conformément aux habitudes qu’il fallait bien suivre, comme l’a dit récemment, M. le préfet des archives secrètes du saint-siége, Galilée fut menacé de la torture s’il ne disait pas la vérité : « Je ne tiens pas, répondit-il avec terreur, je n’ai pas tenu à cette opinion de Copernic depuis que l’on m’a signifié l’ordre de l’abandonner, au surplus, je suis dans vos mains ; faites de moi ce que vous voudrez : je suis ici pour vous faire ma soumission, je n’ai pas tenu à cette opinion depuis qu’elle a été condamnée. » Pourquoi aurait-on usé de violence envers celui qui, protestant contre toute idée de rébellion, se déclarait très-haut l’enfant soumis et obéissant de l’Église et fléchissait avec résignation devant le tribunal dont il n’implorait que la clémence ? Malgré ces raisons décisives, je me sens troublé, je l’avoue, par un souvenir déjà ancien. Très-jeune encore, je me trouvais à Rome avec l’aimable et savant M. Ampère. Plein de confiance alors dans le raisonnement, il m’arrivait souvent de lui démontrer que certaines choses devaient être ou avaient dû être de telle manière et non autrement ; mais lui, par une seule phrase, renversait toute ma dialectique. « Vous oubliez, me disait-il, que nous ne sommes pas dans le pays de la logique. » Vérification faite, il avait souvent raison, et comme ma confiance dans les démonstrations renaissait sans cesse, sa maxime devint bientôt entre nous d’un usage assez commun pour être réduite sans inconvénient à un seul mot, prononcé sur le ton de l’avertissement : — La logique !

Laissons donc de côté les raisonnements et ne nous piquons pas d’invoquer la logique, qui ne peut rien prouver lorsqu’il s’agit de Rome. Répétons seulement qu’aucun document positif ou même vraisemblable ne nous oblige à croire qu’on ait torturé Galilée. L’abjuration honteuse qu’on lui imposa fut son seul martyre ; c’est le sentiment commun de tous ceux qui ont étudié et discuté les faits avec impartialité. La sentence ne fut pas exécutée dans sa dernière rigueur : Urbain VIII ne poussa pas la vengeance jusqu’à cette cruauté ; le soleil s’était couché bien des fois sur sa colère. En voyant Galilée abattu et humilié, il se souvint qu’il avait été son ami, et il eut pitié de ses angoisses ; au lieu d’une prison, il lui assigna pour résidence le palais de Piccolomini, archevêque de Sienne. Galilée resta cinq mois à Sienne. Vers les premiers jours de décembre, l’ambassadeur de Toscane, toujours ardent à le servir, obtint pour lui la permission de résider à sa maison de campagne d’Arcetri, près de Florence, sous la seule condition d’y recevoir peu de monde et de n’y pas tenir d’assemblée académique. Aidé et animé cependant dans sa retraite par l’amitié persévérante du grand-duc et de son digne frère Léopold, entouré sans cesse de disciples studieux et dévoués, il reprit pour les perfectionner les grandes idées auxquelles l’avaient préparé les méditations de toute sa vie. Il avait depuis longtemps formé le projet d’utiliser l’observation des satellites de Jupiter pour la détermination des longitudes en mer. Tel était le but de tant d’études assidues et scrupuleuses qui lui révélaient enfin, il le croyait du moins, la loi de leur inconstance et de leurs irrégularités, en lui permettant de prédire leurs fréquentes éclipses au moyen des lois immuables qui règlent leurs mouvements. Il espérait, à l’aide de ces quatre petits corps, indiquer avec la dernière précision le moment d’une observation. Le roi d’Espagne et les états de Hollande avaient accueilli successivement ses propositions, et jusque dans l’extrémité de la vieillesse, il s’occupa sans relâche d’apporter les améliorations suggérées par l’expérience des navigateurs les plus habiles et les plus pénétrants.

La détermination de l’heure exacte du lieu de l’observation étant un des éléments essentiels de la méthode, il fallait perfectionner l’horlogerie, encore très-imparfaite : Galilée reprit donc les observations sur le pendule, et décrivit avec précision le mécanisme propre à entretenir le mouvement en le transmettant aux aiguilles sans en altérer l’uniformité, La question, longtemps discutée, est aujourd’hui complètement éclaircie, et l’on peut voir à Paris, au Conservatoire des Arts et Métiers, une horloge construite d’après les indications données par Galilée à Viviani, et publiées par lui plusieurs années avant les travaux d’Huyghens sur le même sujet. Galilée se croyait toujours à la veille de résoudre définitivement et pratiquement le célèbre et important problème des longitudes : il s’en occupa sans relâche, et avec une confiance persévérante, jusqu’au jour où la perte de sa vue, arrêtant douloureusement ses efforts, lui enleva à la fois toutes ses espérances et le fruit de tant de travaux.

Tout en poursuivant la solution du problème des longitudes, Galilée avait repris avec ardeur, comme un souvenir embelli de sa jeunesse, les travaux sur la pesanteur, qui à Pise, cinquante ans auparavant, avaient excité l’admiration de ses disciples. Il rédigea cinq Dialogues sur deux sciences nouvelles, publiés pour la première fois à Leyde en 1638, trois ans avant sa mort. Le livre tient ce que promet le titre. Les deux premiers dialogues, relatifs à la résistance des matériaux, n’ont pas, il est vrai, toute la rigueur à laquelle ils semblent prétendre : plusieurs des résultats s’éloignent de la vérité, et l’expérience le lui aurait facilement démontré ; mais, dans les derniers dialogues, le raisonnement seul est invoqué, et le créateur de la physique expérimentale se montre un théoricien hardi et novateur. Les erreurs, inévitables dans de telles questions abordées pour la première fois, n’amoindrissent pas la grande importance de l’ensemble. Galilée a vu le premier que ces phénomènes si complexes sont soumis à des lois certaines et précises ; il a ouvert et montré la voie, et c’est en suivant ses principes que l’on est parvenu à le corriger.

Le troisième et le quatrième dialogue sont relatifs au mouvement des corps pesants. Galilée y pose les véritables fondements de la science du mouvement, et des juges illustres les ont considérés comme son œuvre capitale. Dans le dialogue sur le mouvement comme dans l’étude de la résistance des matériaux et dans le traité sur l’équilibre des corps flottants, l’expérience est rarement invoquée. Quoique dans l’esprit de Galilée elle domine tout et doive prononcer en dernier ressort, la théorie tout entière est construite sans elle. « Les lois de la nature sont, dit-il, les plus simples qu’il se puisse ; il n’est pas possible de nager mieux que les poissons ou de voler mieux que les oiseaux. Élevons donc notre pensée jusqu’à la règle la plus parfaite et la plus simple : nous formerons la plus vraisemblable des hypothèses. Suivons-en curieusement les conséquences ; que les mathématiques les transforment sans scrupule en théorèmes élégants : nous ne risquons rien. La géométrie a étudié déjà bien des courbes inconnues à la nature, et dont les propriétés ne sont pas moins admirables : c’est à elle seule aussi qu’appartiendront nos résultats, si l’expérience ne les confirme pas. » Cette bonne foi envers soi-même, qui subordonne tout à l’expérience, est le trait distinctif de la méthode de Galilée. Mais pourquoi, dira-t-on, suivre laborieusement les doctrines d’un principe encore douteux ? La véritable philosophie naturelle ne demanderait-elle pas au contraire qu’on le vérifiât tout d’abord par l’étude directe de la nature ? — Galilée a répondu, nous venons de le dire, à cette objection qu’il prévoit en réclamant pour le physicien les droits accordés au géomètre de s’exercer sur les créations de son esprit, sans exiger que la nature les lui présente elle-même. Cette réponse excuse sa méthode sans en faire comprendre toute la portée. La vérification directe d’un principe est, il faut le remarquer, presque toujours inaccessible à l’observation comme à l’expérience. Comment vérifier par exemple que la vitesse d’un corps pesant est proportionnelle au temps de la chute ? Où prendre pour la mesurer à chaque instant cette abstraction que nous nommons vitesse, et qui n’a de réalité que dans la pensée ? Il faut nécessairement transformer le principe, et dans la longue suite de ses conséquences en trouver enfin qui soient accessibles à l’observation. Quand Galilée a montré que cette loi de vitesse posée à priori exige que les espaces parcourus soient proportionnels au carré du temps, et que la même loi doit s’étendre à la chute sur un plan incliné, il lui reste à constater qu’un trajet quatre fois plus long est accompli en un temps double, et les raisonnements ont transformé en épreuve décisive une expérience qui, faite à priori, n’aurait fourni au contraire qu’un fait curieux, mais sans portée. Il en est de même du mouvement parabolique : un projectile dans l’air ne laisse pas de trace, et la détermination graphique de la courbe qu’il décrit serait difficile. Galilée ne s’en préoccupe nullement : ses raisonnements, fondés sur des principes qui lui semblent plausibles, mais qu’il sait douteux, le conduisent à trouver que la trajectoire est parabolique et révèlent en même temps les lois précises suivant lesquelles elle est parcourue. Ces lois une fois posées, il en résulte de nombreuses conséquences, parmi lesquelles on en trouve certaines dont la vérification facile sert de démonstration tout aussi rigoureuse que l’impraticable relevé direct de la trajectoire. Juger les principes par la vérification expérimentale des conséquences les plus éloignées, telle est, on le voit, la méthode constante de Galilée et le fondement solide de la science moderne.

Parmi les jeunes gens qui, admis dans son intime familiarité, aidaient aux derniers travaux de Galilée en s’efforçant de lui tenir lieu des yeux qui lui manquaient, Viviani se distingue surtout par sa vive tendresse pour l’illustre vieillard. Il se glorifia toute sa vie d’avoir été le dernier disciple d’un si grand maître, et Galilée, de son côté, rendant à la fois témoignage à son aimable caractère et à la distinction de son esprit, écrivait à un ami que les soins donnés à un tel élève étaient pour lui un plaisir sans fatigue. Une intimité de quatre années donne une grande valeur aux documents qu’il a été soigneux de recueillir et qu’il nous a transmis. « Galilée, dit-il, avait l’air enjoué, surtout dans sa vieillesse ; d’une complexion naturellement très-forte, il s’était affaibli par les travaux de l’esprit et les fatigues du corps. La jouissance du grand air lui semblait le meilleur allégement des passions de l’âme et le meilleur préservatif de la santé. Aussi, depuis son retour de Padoue, il habita presque toujours loin des bruits de Florence, La ville lui paraissait en quelque sorte la prison des esprits spéculatifs, et il regardait la campagne, au contraire, comme le livre de la nature toujours ouvert à ceux qui aiment à le lire et à l’étudier ; aussi avait-il peu de livres, mais seulement les plus excellents. Son goût pour la solitude et le calme de la campagne ne l’empêchait pas de goûter le commerce de ses amis. Il aimait à se trouver à table avec eux et appréciait particulièrement l’excellence et la variété des vins de tous pays, dont il avait toujours une provision venant de la cave même du grand-duc. C’était lui-même qui taillait et liait les vignes avec un soin et une adresse plus qu’ordinaires ; il se plaisait à l’agriculture et y voyait à la fois un passe-temps et une occasion de philosopher sur la végétation et la nutrition des plantes et autres merveilles de la création. Ennemi de l’avarice, il dépensait largement pour faire des expériences, soulager des malheureux, recevoir et honorer les étrangers et venir en aide à ceux qui excellaient dans un art ou une profession quelconque Il les gardait dans sa propre maison jusqu’à ce qu’il eût assuré leur existence. J’y ai vu un grand nombre de jeunes gens, Allemands, Flamands et autres, sculpteurs, peintres, mathématiciens. » Je n’ajouterai qu’un mot à ce portrait si nettement tracé : Lorsque Viviani a connu Galilée, l’illustre vieillard, accablé de douleurs et d’infirmités, avait conservé la sérénité de son esprit et l’affabilité de ses manières. Un caractère est bien fortement trempé lorsqu’il reste aimable et charmant malgré tant de motifs de tristesse et d’impatience.

En étudiant la vie et le caractère d’un grand homme du passé, j’ai quelquefois aperçu parmi nos contemporains quelque figure qui se rapprochait de la sienne, et lorsqu’une étude attentive, en multipliant les analogies, vient confirmer cette première vue, en l’absence de documents complets et précis il semble permis de l’accepter comme le guide le moins incertain que l’on puisse suivre pour compléter le portrait. C’est ainsi que, malgré la différence des sujets d’étude, la physionomie de Képler se rapproche pour moi de celle de l’illustre physicien anglais Faraday ; mais, pour trouver une ressemblance à Galilée, j’ai besoin de me représenter Ampère gardant toute la profondeur et toute la solidité de son génie, et doué par surabondance de l’esprit lucide et brillant d’Arago.


  1. Il n’est pas nécessaire, répondit le duc, d’exposer au hasard d’une bataille une vérité que je puis, quand il vous plaira, mettre sous vos yeux. » Orlando, etc., canto v, st. 40.