Les Fondateurs de l’astronomie moderne/Isaac Newton


ISAAC NEWTON
ET
SES TRAVAUX


L’auteur, fort oublié aujourd’hui, d’un poème sur l’astronomie, avait pris conseil de M. Poinsot, en lui demandant un avis sincère. Le spirituel et profond géomètre répondit par quelques critiques générales et vagues, qui ne semblent pas avoir exigé une lecture bien attentive de l’œuvre ; puis, à propos d’un passage sur les plus illustres représentants de la science : « Il faut prendre garde, ajoute-t-il, à la proportion qu’on doit observer entre les épithètes appliquées aux grands noms ; cette distinction est très-importante pour la dignité du poème. Illustre confident est une expression qui ne convient qu’au seul Newton ; il est le seul dont on puisse dire qu’il était réellement dans la confidence, car il expose et développe la nature avec la plus grande facilité ; tandis que les autres ont beaucoup de peine à lui arracher quelques secrets particuliers. »

Ces quelques lignes, dans lesquelles les autres signifient Copernic, Képler, Galilée et Huyghens, donnent l’idée la plus haute, comme elle est la plus vraie, de la gloire d’un homme dont le nom défie toutes les louanges. En les écrivant, Poinsot, qui citait souvent Voltaire, s’est sans doute souvenu que l’illustre poête avait dit :


Confidents du Très-Haut, substances éternelles,
Qui brûlez de ses feux, qui couvrez de vos ailes
Le trône où votre maître est assis près de vous,
Parlez : du grand Newton n’étiez-vous pas jaloux ?


Ces beaux vers expriment dignement aussi à quelle incomparable hauteur il est juste de placer le nom illustre de Newton ; devant lui, Voltaire le fait comprendre, nul n’a le droit d’être jaloux, et les plus ambitieux ne peuvent que répéter l’exclamation résignée de Lagrange :

« Newton est bien heureux d’avoir eu un système du monde à expliquer ; malheureusement il n’y a qu’un ciel ! »

Le père de Newton mourut peu de mois après son mariage, et le jeune Isaac naquit le 25 décembre 1642, à Woolstrop, dans le Lincoln’shire, au milieu des tristesses d’un deuil encore récent ; il ne semblait pas destiné à vivre ; deux femmes, que l’on envoya à la ville voisine chercher pour lui quelques médicaments, croyaient le trouver mort au retour, et jugèrent inutile de se hâter. Il vécut pourtant, et ses parents, en soignant son corps avec plus de sollicitude que son intelligence, en firent même un enfant robuste.

Sa mère, qui ne tarda pas à se remarier, le confia à une grand’mère et à une tante, et suivit son nouvel époux, qui demeurait à quelques lieues de la ferme où restait le petit Isaac. On l’envoya à l’école du village ; puis, à l’âge de douze ans, il fut placé en pension chez un apothicaire pour suivre les cours du collège de Grantham. Il était au début et resta pendant quelque temps un des derniers élèves de sa classe ; mais un peu plus d’attention à l’enseignement du maître lui fit tout à coup prendre le premier rang, qu’il ne quitta plus. On a rattaché la supériorité subite du jeune écolier à une aventure dont le souvenir a vécu dans sa famille, mais qui ne semble guère faite pour exercer une telle influence. Un de ses compagnons l’ayant frappé en entrant en classe, Newton l’attendit au sortir de l’école et le provoqua à un duel à coups de poings, dans lequel, quoiqu’il fût moins robuste, sa ténacité lui donna l’avantage ; son adversaire s’avoua vaincu, et usant du droit que lui conférait l’usage. Newton le saisit par l’oreille aux applaudissements de la classe entière, et, à plusieurs reprises, le contraignit à baiser la terre.

C’est alors que honteux, dit-on, de n’avoir pas dans les exercices de la classe la même supériorité qu’au pugilat, Isaac résolut de faire quelques efforts et devint le meilleur élève du collège de Grantham. Mais, vraie ou fausse, cette anecdote ne peut donner aucune idée juste sur le véritable caractère du jeune vainqueur.

Newton fut toujours, par principes, essentiellement pacifique, et sa volonté, soutenue par le sentiment religieux, modéra en toute occasion les explosions de son tempérament irascible.

Après deux années d’étude à Grantham, sa mère, devenue veuve une seconde fois, le rappela près d’elle à Woolstrop ; le jeune Newton se montra peu habile au métier de fermier et peu soucieux de le devenir. Méditant sans cesse ou lisant quelques vieux livres, il négligeait les travaux de la ferme. Newton ne savait ni vendre ni acheter, et il était imprudent de l’envoyer au marché. Après quelques années d’attente inutile, ses parents se résignèrent à faire de lui un savant, et pour le préparer aux fortes études de Cambridge, ils l’envoyèrent une seconde fois à Grantham. Lorsqu’à l’âge de dix-huit ans, il quitta pour toujours ce théâtre de ses premiers travaux, son vieux maître adressa publiquement quelques paroles d’adieu et de regret à cet excellent élève, qu’il proposait pour modèle à tous les autres. Il n’en faudrait pas conclure qu’il ait pressenti le glorieux avenir du jeune Newton : les Newtons, lorsqu’on sait les juger, ne se proposent pas pour modèles, et des écoliers de village risqueraient fort de s’égarer sur leurs traces.

De nombreuses constructions mécaniques, pour lesquelles Isaac Newton montrait une très-grande habileté, l’avaient souvent distrait jusque-là de ses études régulières. Un moulin, une horloge à eau, des cerfs-volants, un vélocipède et un cadran solaire tracé pendant les vacances, sur les murs du petit domaine maternel, témoignèrent de son esprit ingénieux et pratique à la fois.

Dédaignant les jeux des enfants de son âge, c’est au milieu des marteaux et des rabots qu’il prenait ses récréations. Les livres quelquefois l’arrachaient cependant à ses chers outils ; mais on ignore quels ils étaient, et la Logique de Sounderson est le seul que les biographes aient cité.

En 1661, à l’âge de dix-neuf ans, Newton fut envoyé à Cambridge ; il y fut admis comme sous-sizar, puis comme sizar.

Les sizars étaient en quelque sorte les serviteurs des écoliers, et un jeune homme destiné à une profession libérale croirait s’abaisser aujourd’hui, dit un auteur anglais, en accomplissant les humbles fonctions dont ils étaient chargés ; mais les écoliers du dix-septième siècle ne s’offensaient pas de ce titre, et Newton le reçut sans aucune répugnance.

Les Universités anglaises laissaient dès cette époque une grande liberté à leurs jeunes étudiants ; loin de les soumettre tous ensemble à l’étude d’un programme obligatoire, on encourageait chacun à entreprendre les travaux et les lectures de son choix ; Newton lut avidement la géométrie d’Euclide, qu’il abandonna bientôt comme trop facile ; celle de Descartes l’arrêta quelque temps, mais il la comprit seul, et étudia ensuite l’optique de Képler et l’arithmétique des infinis de Wallis. Les conseils de ses maîtres lui étaient peu nécessaires, et lorsque, en leur présence, une difficulté se présentait, il la résolvait avant eux.

Son professeur de mathématiques, Barrow, qui était un homme de grand mérite, ne comprit pas cependant tout de suite le génie de son jeune élève. Newton ne savait pas passer un examen. Interrogé une première fois sur les éléments d’Euclide, il obtint le titre de scholar, sans que rien le distinguât de ses camarades ; deux ans après, on le retrouve classé le vingt-quatrième seulement, sur cent quarante concurrents ; il étudiait cependant les mathématiques les plus élevées, et communiquait de temps en temps à son maître des résultats importants et originaux sans montrer aucune inclination à les publier.

Il avait une grande répugnance à faire parler de lui ; et cette aversion pour la publicité, qui fut toujours un des traits de son caractère, contribue à rendre incertaines toutes les dates de ses travaux. Il serait difficile de dire aujourd’hui dans quel ordre se succédèrent ses trois grandes découvertes sur les fluxions, sur la décomposition de la lumière et sur l’attraction universelle ; il faut les rapporter toutes trois, on l’a prouvé très-formellement, aux premières années du séjour de Newton à Cambridge, mais la publication devait en être retardée bien longtemps encore.

En 1666, Newton étant âgé de vingt-quatre ans, Mercator publia la Logarithmotechnie, où se trouve le premier exemple d’une série infinie employée pour le calcul d’une fonction inconnue : Barrow y reconnut aussitôt une méthode que depuis longtemps déjà Newton lui avait communiquée. La découverte était considérable et devait exciter l’admiration de ceux mêmes qui n’en soupçonnaient pas la généralité. Trop avancé déjà pour en méconnaître les conséquences, Newton remit simplement à Barrow une rédaction de sa méthode qui, sous le titre : Analysis per æquationes numero terminorum infinitas, ne fut publiée qu’en 1704.

L’opuscule fut communiqué à plusieurs géomètres, dont il excita l’admiration ; mais, loin d’être stimulé par de tels suffrages, Newton cessa dès lors de poursuivre ses idées, persuadé que Mercator trouverait aisément le reste avant que lui-même fût d’âge assez mûr pour rien publier.

Après avoir étudié l’optique de Képler, Newton avait lu les écrits de Descartes sur la lumière et prêté son concours à Barrow pour la publication de l’ouvrage intitulé : Lectiones opticæ. Aussi adroit que curieux, il s’était appliqué à répéter les principales expériences, et, suivant sa coutume, n’avait pas tardé à devancer son maître.

Newton fit pénétrer un rayon de lumière solaire dans une chambre obscure, et lui faisant traverser un prisme, il produisit sur un écran les vives et brillantes couleurs dont déjà Grimaldi avait admiré l’éclat ; mais il n’y vit pas seulement, comme ses prédécesseurs, un amusement inutile et un spectacle pour les yeux. Attentif aux détails qui conduisent seuls aux grandes découvertes, il remarqua surtout la forme allongée de l’image, et reconnut que, pour la produire, des rayons primitivement inclinés l’un sur l’autre de 30″ au plus, avaient dû, après leur réfraction, former un angle de 2° 1/2, c’est-à-dire environ cinq fois plus grand. Ces rayons, distincts par leurs couleurs, le sont aussi par leur réfrangibilité ; ce n’est pas, comme on l’avait cru, le verre qui leur communique son éclat ; ils étaient réunis dans la lumière blanche sans y être aperçus ; c’est en les séparant que le prisme les rend visibles. À l’aide d’écrans convenablement placés, on peut les étudier séparément et constater qu’ils se réfractent différemment. Un rayon de la lumière blanche est donc composé de sept rayons différents. Pour en donner une nouvelle et irrécusable preuve, Newton parvint à les réunir par une réfraction nouvelle, en reconstituant la lumière blanche dont il a fait ainsi l’analyse et la synthèse. Cette vérité entièrement nouvelle changeait la face de la dioptrique ; comment espérer, en effet, de faire converger tous ensemble au même foyer des rayons différemment réfrangibles, à chacun desquels conviendrait un verre de forme spéciale ?

Newton pensant alors que les miroirs pouvaient donner des résultats plus satisfaisants, il les étudia avec ardeur et construisit le télescope qui porte son nom. On a répété souvent, à cette occasion, qu’allant plus loin encore il avait affirmé l’impossibilité de construire des lunettes achromatiques, en corrigeant le défaut produit par l’inégale réfrangibilité des rayons. Le contraire paraît très-nettement dans une lettre datée du 11 juillet 1672. J’ai affirmé, dit-il, que le perfectionnement des lunettes par réfraction ne doit pas être cherché, comme l’avaient cru les opticiens, dans le seul perfectionnement de la forme des verres. Ne désespérant pas cependant d’y parvenir par d’autres constructions, j’ai pris soin de ne rien dire qui puisse faire penser le contraire.

« Des réfractions successives, toutes dans le même sens, doivent nécessairement augmenter de plus en plus l’erreur produite par la première, mais il ne me semble pas impossible que des réfractions contraires corrigent les inégalités… J’ai examiné dans ce but ce que l’on peut obtenir non-seulement avec des verres, mais par la réunion successive de divers milieux… Mais j’aurai peut-être une meilleure occasion de donner le résultat de mes travaux et de mes essais. »

Après quelques années de séjour à Cambridge, l’invasion de la peste ayant dispersé les écoliers de l’Université, Newton retourna pendant près de deux ans dans son petit domaine de Woolstrop. C’est là, dit-on, qu’il osa pour la première fois chercher à mesurer les forces qui gouvernent et entretiennent le mouvement des corps célestes.

La curiosité de Newton, aiguisée par l’étude et par la méditation, n’avait pu manquer de rencontrer ce grand problème ; et s’il faut même en croire une tradition fort vraisemblable, il y pensait toujours. Assis un jour dans son jardin, il vit une pomme se détacher de l’arbre qui la portait et tomber à terre à ses pieds. Cet incident banal conduisant ses pensées dans la voie qui leur était si familière ; il se demanda la cause, à jamais cachée sans doute, de la puissance mystérieuse qui précipite tous les tous les corps vers le centre de notre terre. Mais cette force, quelle qu’en soit la nature, a-t-elle des limites ? Elle agit sur les plus hautes montagnes, s’exercerait-elle à une hauteur dix, cent, mille fois plus grande ? S’étend-elle jusqu’à la lune ? Telle est la question qu’un penseur moins pénétrant aurait facilement pu se poser pour y répondre aussitôt avec une certitude apparente, que la lune n’étant pas soutenue, si elle pesait vers la terre, rien ne l’empêcherait d’y tomber, et que par conséquent notre sphère d’action ne s’étend pas jusqu’à elle. Newton pensa tout le contraire. Ne sait-on pas par une expérience journalière qu’un projectile lancé horizontalement va retomber d’autant plus loin qu’il est parti de plus haut et avec une plus grande vitesse ? Que l’on se place par la pensée sur le sommet d’une tour de 90,000 lieues de haut, c’est la distance de la lune, pour lancer ce projectile avec une vitesse d’un quart de lieue par seconde, qui est à peu près la vitesse de la lune, n’est-il pas évident qu’il ira retomber à une distance plus grande que le rayon de la terre, qui n’est que de 1,500 lieues ? Comme dans ce mouvement il ne perd rien de sa vitesse, il sera en quelque sorte sans cesse lancé horizontalement, et la même pesanteur qui fait tomber une pierre à la surface de la terre, maintient au contraire la lune à une distance constante sans pouvoir la ramener jamais sur notre globe, dont les dimensions sont trop petites. De telles considérations ne sont que le commencement de la démonstration. La vérité était trouvée, mais, ne pouvant l’assurer d’une certitude infaillible, Newton regarda comme indigne de lui de rien publier, et, confiant dans sa force, ne vit dans sa découverte que le fondement très-solide d’un édifice qu’il mit vingt ans à construire. Il revint à Cambridge concourir pour le grade de fellow, et sur onze places il obtint la onzième.

Peu de temps après, en 1669, à l’âge de vingt-sept ans, il fut nommé professeur. Logé et nourri dans le collège, il avait en outre 100 livres d’appointements ; pour toute obligation une leçon publique d’une heure à faire chaque semaine, et quatre heures d’explications à donner aux écoliers qui viendraient lui en demander. Ces fonctions nouvelles dirigèrent sans doute ses études vers les mathématiques pures, et plus particulièrement vers l’algèbre.

Ses lettres, à cette époque, roulent surtout, en effet, sur la théorie des équations et sur celle des séries. Il autorise, dans l’une d’elles, son correspondant Colin à livrer à l’impression une découverte qu’il lui communique : « Mais gardez-vous, ajoute-t-il, de faire connaître mon nom. Cela pourrait augmenter le nombre de mes relations, ce que je tiens particulièrement à éviter. »

Cependant Newton, sans rien publier, devenait célèbre en quelque sorte malgré lui. En 1672 il fut nommé membre de la Société royale de Londres.

C’est à elle qu’il adressa sa première communication publique. Mais comme un avare qui retient tant qu’il peut son trésor, entre ses belles découvertes, il choisit la moindre, et envoya au président Oldenbourg le télescope qui porte son nom.

L’instrument fut tellement admiré, que Newton en témoigna fort sincèrement sa surprise, mais, ajoute-t-il, comme pour montrer qu’il n’y a pas chez lui parti pris de modestie, « si la Société continue ses séances hebdomadaires, je me propose de lui communiquer la découverte qui m’a donné l’idée de construire un télescope ; elle vous plaira, j’en suis sûr, beaucoup plus que l’instrument lui-même ; car elle est suivant moi la plus inouïe, sinon la plus considérable que l’on ait jamais faite dans l’ordre de la nature. »

La découverte dont Newton donne ainsi une si grande idée était celle de la décomposition de la lumière. Elle produisit une grande sensation, mais tous les physiciens ne l’acceptèrent pas tout de suite. Suivant une habitude qui n’est pas sans inconvénients, la Société renvoya le travail à une commission et donna Robert Hooke pour juge à Newton, Hooke était partisan du système des ondulations, et en cela les progrès de la science lui ont, il faut l’avouer, donné complètement raison. Mais le raisonnement ne peut rien contre des faits constants et bien observés ; et tout en accordant de grandes louanges à leur inventeur, Hooke eut le tort d’admettre ou de rejeter ceux que Newton avait découverts, selon qu’ils lui semblaient ou non s’accommoder à ses opinions anticipées.

Pleine d’égards cependant pour Newton, la Société royale ne voulut pas réfuter, en la publiant, une théorie que peu de jours avant elle avait accueillie avec tant de faveur. Elle refusa l’impression immédiate du rapport de Hooke. Newton répondit d’ailleurs de manière à s’assurer les suffrages des juges compétents. La philosophie la plus sûre et la meilleure est, dit-il, celle qui cherche d’abord curieusement les phénomènes en les établissant sur l’expérience. Les hypothèses viennent plus tard pour expliquer les faits, et il faut qu’elles s’y accommodent sans jamais les devancer.

Les lettres échangées entre les deux adversaires par l’intermédiaire d’Oldenbourg, sans être précisément amicales, montrent, on doit le dire, un égal amour de la science et de la vérité et ne sont nullement offensantes. Mais à ces premières critiques plusieurs autres succédèrent sans laisser de relâche au pauvre inventeur. Le jésuite Pardies adressa d’abord quelques objections dont Newton aurait pu mépriser la faiblesse. Il répondit cependant, et de manière à terminer la discussion. Hallucinatus est reverendus pater, dit-il en débutant. Sa réponse fut tellement décisive que, sans chercher à en éluder la force, son loyal adversaire, acceptant la leçon, se déclara pleinement satisfait. Des savants, aujourd’hui obscurs, Linus, Gascoin, Lucas, l’attaquèrent ensuite ; indifférent à leur orgueilleuse ignorance, Newton dédaigna cette fois de les ramener et de les instruire ; mais lorsque Huyghens vint contester à son tour l’exactitude des faits et de la théorie nouvelle, l’illustre inventeur, impatienté et découragé, oublia que les contradicteurs d’une grande découverte contribuent eux-mêmes à l’affermir, et il se promit d’éviter à l’avenir, en ne publiant rien, l’appréhension de tels ennuis. Ses plaintes témoignent avec des dégoûts exagérés une inquiétude presque maladive. « J’ai été tellement persécuté pour la théorie de la lumière, écrivait-il quelques années plus tard, que j’ai bien regretté l’imprudence avec laquelle j’ai quitté un bien aussi substantiel que le repos pour courir après une ombre. » Et dans une autre lettre : « Je me suis dévoué à la philosophie, mais je veux lui dire un éternel adieu. Si je la cultive désormais, ce sera pour mon propre plaisir, et poussé par le seul attrait de la vérité ; car je vois qu’en publiant une idée nouvelle, on devient incontinent son esclave et obligé à la défendre. » Il écrivait encore à Oldenbourg : « Je ne me soucie plus de matières philosophiques : ne trouvez donc pas mauvais si je ne vous fais plus de communications. Soyez assez bon pour m’éviter à l’avenir les objections et les lettres de science qui pourraient me concerner. » Il demanda enfin à être rayé du nombre des membres de la société royale ; on le dispensa de payer la cotisation, et il n’insista pas davantage.

Malgré la résolution prise et communiquée à ses amis, la correspondance de Newton, pendant les années qui suivirent son premier envoi à la Société royale, montre l’activité de ses travaux et son intérêt pour les découvertes qu’on ne cessait de lui communiquer. Après avoir aperçu dès l’année 1666 l’explication véritable des mouvements planétaires, il n’est pas croyable qu’il ait cessé d’en méditer les conséquences et d’en rechercher les preuves ; mais on ignore à la fois les routes secrètes qu’il a suivies et l’époque précise à laquelle ses idées sur ce point prirent une forme rigoureuse et définitive. Sur un tel sujet, et même au plus grand génie, la connaissance approfondie des principes de la mécanique est absolument indispensable. Une lettre pleine d’erreurs et d’incertitude, que l’on paraît n’avoir pas assez remarquée, montre qu’en 1674 Newton les ignorait encore et d’une façon absolue. À l’occasion de l’envoi d’un ouvrage publié par un auteur nommé Anderson, il écrit à Colin : « Je vous remercie de votre précieux cadeau ; le livre de M. Anderson est très-curieux et deviendra bientôt utile, si les principes qu’il suppose sont vrais ; mais j’ai des doutes sur quelques-uns d’entre eux, et en particulier sur le mouvement parabolique du boulet. Il en serait ainsi si la vitesse horizontale du boulet était constante ; mais je pense que cette vitesse diminue au contraire rapidement, etc. » Celui qui parle ainsi ignore et méconnaît évidemment le principe de l’inertie, car la suite de la lettre montre très-clairement que Newton néglige la résistance de l’air. Or cette vérité, qui nous semble si constante que nous l’avançons aujourd’hui sans alléguer de preuves, est le fondement de toute la mécanique. Newton, dans le livre des Principes, en a fait depuis un continuel usage, et le doute qu’il exprime à Colin aurait ébranlé tout son édifice. Newton était très-capable, par la seule pénétration de son esprit, de trouver en lui-même toutes les lumières ; mais le livre d’Huyghens, De Horologio oscillatorio, dans lequel la mécanique a fait un si grand pas, arriva tout à point pour l’aider. Nous avons là-dessus son propre témoignage dans une lettre à Oldenbourg, écrite en 1673. Il dit en effet : « J’ai reçu le précieux cadeau de M. Huyghens, et je l’ai parcouru avec grand plaisir ; il est plein de belles et utiles spéculations tout à fait dignes de leur auteur. Je suis très-aise qu’il nous promette un autre discours sur la force centrifuge. C’est un sujet de grande conséquence pour la philosophie naturelle, l’astronomie et la mécanique. »

L’influence qu’un pareil témoignage établit d’une façon décisive ne fut pas cependant immédiate : l’énoncé seul des théorèmes sur la force centrifuge avait frappé Newton ; les démonstrations ne sont pas données dans le livre d’Huyghens ; évidemment lorsqu’il écrivit la lettre à Colin, Newton ne les avait ni trouvées ni sans doute cherchées ; mais la difficulté n’était pas faite pour l’arrêter. Une communication de Robert Hooke fut peut-être l’occasion qui le ramena dans cette voie. Il avait proposé en effet, en 1679, c’est-à-dire cinq ans après la lettre à Colin, d’étudier la chute d’un corps tombant d’une grande hauteur, pour y reconnaître l’influence, et par suite la preuve du mouvement de rotation de la terre.

Newton lui écrivit qu’en ayant égard à la rotation de la terre le mouvement doit se faire dans une spirale. Hooke affirmait au contraire, ce qui est exact, qu’en négligeant la résistance de l’air, la trajectoire serait une ellipse. Des admirateurs de Newton, n’admettant pas qu’il ait pu se tromper, ont supposé qu’ayant tracé à la main la forme de la trajectoire, il fit faire par mégarde un trait de trop à sa plume, et que le docteur Hooke, qui en sa qualité d’adversaire de Newton doit toujours avoir tort, aura maladroitement vu le dessin d’une spirale. Cette histoire ne mérite pas qu’on la réfute. Nous devons ajouter pourtant que, dans une lettre à Halley, Newton déclare positivement qu’il a cru d’abord que la courbe était une spirale.

À cette époque, c’est-à-dire six ans après la publication de l’ouvrage d’Huyghens, Newton, qui, en 1674, était tout à fait novice en mécanique, n’y avait pas encore fait de bien grands progrès.

Après avoir conçu, en 1666, l’idée fondamentale de l’attraction, il est resté treize ans incertain dans sa marche ; et ses méditations les plus fructueuses sur la philosophie naturelle sont postérieures à 1679. Le problème proposé par Hooke fut vraisemblablement l’étincelle qui alluma ce grand flambeau.

Des inadvertances commises dans un premier aperçu, et confiées dans l’abandon d’une correspondance familière, ne diminuent en rien sa gloire. Newton montra toujours, ne l’oublions pas, une excessive sévérité pour ses propres travaux ; et les écrits scientifiques qu’il a volontairement livrés au public portent sans exception le caractère de perfection et de force où Bernouilli voyait la griffe du lion ; nul jusqu’ici ne les a sérieusement repris d’erreur.

C’est pendant les années 1684 et 1685, que Newton paraît avoir composé son admirable ouvrage sur les principes mathématiques de la philosophie naturelle et recueilli le fruit d’une préparation si longue et si forte. Son esprit, affermi par la pratique assidue de la géométrie la plus profonde, osa chercher les forces qui régissent le système du monde avec une si délicate précision. Jamais, dans la suite des siècles, il ne fut donné à un autre homme de pénétrer le premier une mine plus abondante et plus riche. Deux siècles de travaux persévérants n’en ont pas épuisé le trésor. Pendant deux ans entiers ces grandes découvertes, qui semblaient s’appeler l’une l’autre comme les abîmes dont parle l’Écriture, captivèrent et charmèrent l’imagination et la raison de Newton ; enivré des hautes pensées qu’il appliquait de toute sa force à des difficultés toujours croissantes toujours heureusement surmontées, on le voyait comme ébloui par l’excès de la lumière intérieure, n’ayant conscience ni des heures qui s’écoulaient toujours trop vite, ni des jours qui finissaient toujours trop tôt. Ses besoins corporels constamment oubliés ne pouvaient le distraire ; l’homme avait disparu, et c’est sans aucune exagération qu’en songeant à cette extase continue et sans exemple, Halley a pu s’écrier magnifiquement :


Nec propius fas est mortalem attingere divos.


La grande découverte exposée et démontrée dans le livre des Principes avec la plus lumineuse clarté est celle de l’attraction universelle ; le soleil attire les planètes, qui s’attirent elles-mêmes mutuellement. Cette secrète et mystérieuse vertu pénètre les profondeurs de la matière en établissant une dépendance mutuelle et comme un lien que rien ne peut rompre entre tous les éléments de ce vaste univers. Chaque partie réagit sur le tout, et le moindre atome attire indistinctement tous les autres, sans en préférer ni en choisir aucun. Mais, parmi la divergence et la contrariété de tant de forces, comment découvrir la loi qui les dirige ? Comment démêler dans cette confusion le rôle et la grandeur de chacune d’elles, et séparer enfin, par des déductions rigoureuses, ce qui est si étroitement uni ?

C’eût été tenter l’impossible que de vouloir résoudre un tel problème ; et Newton devait avant tout le simplifier. Il remplaça d’abord les orbites des planètes par des cercles ayant pour centre le soleil, et celle de la lune par un cercle décrit autour de la terre, et fixe par rapport à elle. Les théorèmes de Huyghens permettent de calculer la force dirigée vers le soleil capable de perpétuer ces mouvements simples, et la troisième loi de Képler montre dans quelle proportion elle doit s’affaiblir avec la distance.

Ce premier pas offrait peu de difficulté.

Trois savants éminents de Londres, Hooke, Wrenn et Halley, qui l’avaient heureusement tenté. étaient arrivés à des conclusions semblables ; tous trois avaient aperçu l’importance du principe et la grandeur de l’édifice dont il devait être le fondement, mais tous trois l’avaient soulevé dans leur tête sans pouvoir en soutenir le poids. Ils eurent occasion de se rencontrer et de causer de leur commune découverte. Le jeune Halley, passionné pour la science, désirait surtout obtenir des deux autres des éclaircissements et des développements. L’esprit exact et prudent de Wrenn n’osait pas s’aventurer sur un terrain aussi inconnu que difficile. Hooke, au contraire, déguisant pour un temps son impuissance sous l’exagération de ses promesses, se donnait un air de grand savoir en esquissant avec complaisance les belles conséquences du principe ; mais ses démonstrations ne prouvaient malheureusement que la stérilité de ses laborieux efforts. Halley n’en fut pas ébloui, et sa vive et sérieuse attention les réduisit bien vite à leur juste valeur. Quoique Newton, satisfait de sa vie tranquille et retirée, ne communiquât rien au public, l’éclat de ses travaux ne pouvait rester complètement caché. Apprenant qu’il s’occupait du même problème, et désespérant des promesses de Hooke, Halley se rendit à Cambridge. Il s’exposait fort à être rebuté, et Newton était peu disposé d’habitude à faire ainsi largesse de ses trésors ; mais, touché par cet ardent désir de la vérité, et sensible peut-être à une admiration si bien méritée qui venait le trouver comme d’elle-même, il dépassa au contraire les espérances de Halley, et lui ouvrant avec une magnifique profusion la source intarissable de ces secrets d’une grandeur jusque-là sans exemple, il déchira tous les voiles et l’introduisit le premier dans le sanctuaire. Halley put contempler dans leur splendeur première et originale ces belles démonstrations, qui montrent dans l’attraction le ressort si simple de cette machine si composée, je veux dire l’univers, dont elle explique les mystérieuses complications sans en affaiblir le prodige. Il apprit avec une admiration toujours croissante comment, en faisant rouler les astres dans leur route accoutumée et leur enseignant où ils doivent se coucher chaque jour, elle assure à jamais leur bon ordre et leur juste harmonie ; comment elle soulève et abaisse alternativement la masse immense de l’Océan, en maintenant dans d’inflexibles limites les agitations réglées de ses flots asservis. C’est par elle que Newton explique avec une science accomplie les marches inégales de la lune dans son orbite toujours changeante, et qu’on en peut prévoir aujourd’hui jusqu’aux plus imperceptibles particularités. C’est elle enfin qui règle seule avec une exacte discipline le déplacement séculaire des plans où se meuvent les planètes, l’altération insensible mais constante de leurs orbites, et le mouvement lent et régulier de l’axe de la terre, qu’elle rattache si distinctement, par une relation immédiate et nécessaire, à la forme aplatie de sa surface. Tous les grands phénomènes enfin du système du monde se trouvent ainsi enchaînés avec une admirable unité, et la théorie physique de l’univers est ramenée à un seul principe.

Mais, fidèle à la résolution qu’il avait prise, Newton ne voulait rien publier. Il n’était pas de ceux que l’on mène où l’on veut par les louanges ; la respectueuse et pressante insistance de Halley l’emporta cependant. Newton promit de lui confier l’impression de son livre, et le jeune initié, transporté de reconnaissance et de joie, revint à Londres, tout plein de l’esprit nouveau, annoncer et répandre la bonne nouvelle, en se comparant lui-même à Ulysse ramenant Achille au combat.

La Société royale, animée par son enthousiasme, vota les fonds nécessaires pour l’impression de l’ouvrage dont il vantait avec tant de force les savantes merveilles ; mais quand arriva le précieux manuscrit, la caisse était vide. Ne voulant accepter aucun retard, Halley commença immédiatement l’impression et la termina à ses frais, en ajoutant une préface en vers latins qui ne manquent ni de précision ni d’harmonie, et dont quelques-uns sont restés célèbres.

L’ouvrage parut en 1687 ; on ne connaît pas la date plus précise, qui devrait cependant rester éternellement mémorable dans l’histoire de la science.

Tous les yeux ne s’ouvrirent pas à la lumière. Newton ignorait l’art d’instruire les esprits communs en descendant à leur niveau. Il professa trente ans à Cambridge sans y former un disciple digne de lui ; la salle du cours restait souvent déserte le jour de sa leçon, et Newton retournait alors tranquillement à ses travaux. C’est dans une autre enceinte que le livre des principes devait pour la première fois servir de texte à d’éloquents et solides discours. Le célèbre chimiste Boyle avait légué une rente de 50 livres pour rétribuer chaque année des prédications sur l’existence de Dieu. Le docte et éloquent Bentley, à qui cette tâche fut d’abord confiée, choisissant pour texte le célèbre et majestueux verset : Cœli enarrant gloriam Dei, en montra, dans la théorie de l’attraction, le plus magnifique commentaire ; et la bouche d’un prédicateur protestant, ajoutant l’autorité de la chaire à la certitude des démonstrations, exposa publiquement le système de Newton cent ans avant l’époque où le père Boscowich, à Rome, n’osait pas même s’avouer partisan de Copernic. Le livre des principes fit une grande impression sur le célèbre philosophe Locke ; il le lut avidement. Mais Newton, dans son vol si ferme et si haut, ne songe pas toujours au lecteur qui l’accompagne et qu’il faudrait soutenir, et Locke ne put suivre tous les détails des démonstrations. Sans se laisser décourager ni rebuter, il dut se contenter de comparer avec une attention assidue et persévérante l’ordre et l’enchaînement des divers chapitres, et les fortes et sobres réflexions qui étincellent de loin en loin au milieu des formules algébriques ; non moins, ému qu’éclairé par les rayons même affaiblis de cette grande et belle lumière, il n’en demanda pas davantage. L’admiration lui tint lieu de preuves, et, sans poursuivre dans leur subtile rigueur les raisonnements profonds qui les établissent, il osa affirmer, avec une conviction raisonnée, l’entière exactitude des principes, dont la droiture naturelle de son esprit appréciait la force et la fécondité. On se demandera peut-être pourquoi des citations choisies ne donneraient pas ici même, avec une idée de la méthode, l’esprit et la quintessence du livre, en guidant de loin le lecteur sur les traces de Newton, sans lui imposer le langage intraduisible et inconnu de l’algèbre ? Mais ce serait mal comprendre le travail difficile et sérieux auquel le grand philosophe a sans doute consacré bien des mois. Locke, il ne faut pas l’oublier, n’était pas étranger aux mathématiques ; et, pourquoi ne pas le dire ? son intelligence, accoutumée à la méditation, dépassait de beaucoup la moyenne.

Les applaudissements n’ont pas manqué au livre des Principes, mais des réclamations et des objections troublèrent en même temps l’esprit inquiet et défiant de Newton. Après avoir énoncé la loi de l’attraction, il avait cru rendre justice suffisante à Hooke en mentionnant sèchement et froidement, suivant sa coutume, les idées antérieurement émises sur le même sujet, et en mêlant dans une même phrase les noms de Hooke, de Wrenn et de Halley. Hooke se plaignit amèrement ; c’était, il est juste de le dire, un homme de grande valeur intellectuelle et d’un savoir extrêmement varié. Il était capable d’inventer et sur bien des sujets avait eu des vues très-heureuses. Appliqué aux mêmes études que Newton, il avait, comme lui, pendant son enfance chétive et maladive, étonné ceux qui l’entouraient par le succès de ses inventions mécaniques. Plus tard il avait, comme lui aussi, aperçu dans l’attraction mutuelle des corps célestes la force qui entretient leurs mouvements ; comme lui et indépendamment de lui, il avait affirmé que cette force varie en raison inverse du carré des distances ; comme lui enfin, il avait fait en optique d’importantes découvertes. Après avoir signalé le phénomène des anneaux colorés, il avait osé affirmer que la lumière ajoutée à la lumière peut produire de l’obscurité. Ses expériences sur les ressorts l’avaient conduit à la loi exacte de la proportionnalité entre l’effort et l’allongement ; de cette loi, exprimée par la formule célèbre ut tensio sit vis, il avait déduit un moyen de régler les horloges, et son nom est prononcé avec honneur, quoique mêlé à d’ardentes discussions de priorité dans l’histoire du progrès le plus important de l’horlogerie.

Hooke était enfin un habile architecte, et la ville de Londres, après l’incendie de 1666, se trouva bien d’avoir suivi ses conseils. Mais les qualités brillantes de cet homme singulier, qui aurait pu être le rival de Newton, étaient gâtées par un grave défaut. Son génie entreprenant manquait de persévérance et avait plus d’élan que de force ; son humeur curieuse se contentait d’avoir entrevu confusément la vérité sans la soumettre aux épreuves rigoureuses de la géométrie, et son ardeur trop précipitée, laissant toujours ses découvertes imparfaites, ne donnait que des fruits sans maturité. Il avait trouvé ou plutôt deviné par un heureux et soudain effort la loi exacte de l’attraction. Dans son désir empressé de s’en assurer la possession, il la proclama bien vite, et l’exposa même dans des leçons publiques, en s’appuyant sur des expériences séduisantes et faciles qui n’étaient que d’ingénieuses, mais imparfaites comparaisons. Dans son essor brillant, mais mal réglé, Hooke se contentait d’avoir aperçu la lumière. Newton, plus pénétrant et plus fort, sut s’en emparer et la suivre ; et pendant qu’il élevait lentement un monument immortel, Robert Hooke poursuivait avec une perpétuelle inconstance l’enchaînement sans fin entre autres singularités, un système de lunettes qui montraient les objets renversés, et il engageait les gens qui voudraient s’en servir à s’exercer d’avance à lire à l’envers ; Les applaudissements donnés à Newton furent insupportables à Hooke. Il les trouvait injustement usurpés, et fatiguait toutes les oreilles de ses droits de priorité, en en réclamant obstinément sa part. Newton fuyait les discussions ; mais quand on le forçait à les subir, il s’emportait bien vite aux extrémités et se montrait rarement équitable. Irrité par l’attitude hostile de Hooke, il oublia, comme il le fit plus tard pour Leibnitz, qu’il avait reconnu et proclamé l’indépendance et l’antériorité de ses idées, et, sans alléguer aucune preuve, ne craignit pas de l’accuser formellement de plagiat. « L’idée n’était pas nouvelle, » dit-il dans une lettre à Halley.

« J’avais envoyé à Oldenbourg une lettre destinée à Huyghens, et son habitude était, en pareil cas, de garder l’original dont il envoyait une copie. C’est dans cette lettre que Hooke a puisé l’idée de l’attraction. Il a eu à sa disposition les papiers d’Oldenbourg, et, reconnaissant mon écriture, il aura lu la lettre dans laquelle je donnais les moyens de comparer la force motrice des planètes dans l’hypothèse du mouvement circulaire. »

Après une telle lettre, les deux adversaires étaient irréconciliables.

Hooke se plaignit plus fort, non sans quelque raison cette fois, et se proclama, avec plus d’amertume et d’impatience encore, le premier et unique inventeur. Il oublia que, par une loi aussi certaine que celles de la mécanique, nul ne peut, quelque estime qu’il ait de lui-même, diriger, en y mêlant sa voix, le concert des louanges qui le rendent illustre. Malgré sa haute position, ses plaintes incessantes furent vaines. Tous les traits de Hooke se retournèrent contre leur auteur, repoussés par la gloire de Newton, et la célébrité d’un homme qui avait bien mérité de la science a été effacée par la splendeur d’un si grand nom. Les admirateurs de son illustre adversaire ont traité Hooke en véritable ennemi, et, en affectant de mépriser ses plaintes, insulté sans aucune justice à sa mémoire. Son seul tort fut cependant de s’obstiner follement, dans sa présomptueuse satisfaction de lui-même, à se mesurer avec un géant, auquel, aujourd’hui encore, nous sommes forcés de le comparer.

La théorie de l’attraction fut presque immédiatement acceptée en Angleterre ; mais les savants continent résistèrent longtemps, et Newton n’eut d’abord pour lui ni le plus grand nombre ni les plus illustres.

Deux des plus grands esprits de l’époque et de tous les temps, Leibnitz et Huyghens, parfaitement préparés tous deux à comprendre la théorie de l’attraction, la rejetèrent cependant sans examen. Huyghens, dont les découvertes mécaniques avaient frayé la voie à Newton, accueillit le livre des principes avec une légèreté plus que dédaigneuse. Ce n’est pas sans un pénible étonnement que dans sa correspondance avec Leibnitz, publiée pour la première fois en 1834, on lit : « Je souhaite voir le livre de M. Newton ; je veux bien qu’il ne soit pas cartésien, pourvu qu’il ne nous fasse pas de suppositions comme celle de l’attraction. » Et après avoir lu le livre : « Pour ce qui est de la cause du reflux que donne M. Newton, je ne m’en contente nullement, ni de toutes les autres théories qu’il bâtit sur son principe d’attraction, qui me paraît absurde… et me suis souvent étonné comment il s’est pu donner la peine de faire tant de recherches et de calculs difficiles qui n’ont pour fondement que ce même principe. »

Leibnitz pensait de même. Deux ans après la publication du livre des Principes, dans les Acta eruditorum de février 1689, il l’avait déclaré publiquement, sans adoucir par une seule parole de courtoisie son ton dédaigneux et indifférent. Se faisant, au contraire, le disciple de Descartes, et croyant préciser les vaines chimères de cet esprit superbe, il avait cherché dans l’impulsion d’un tourbillon la cause des mouvements planétaires ; et incidemment, après avoir trouvé, par des suppositions plus que contestables, l’expression de la force inversement proportionnelle au carré de la distance, il ajoute : « Je vois, par le compte rendu donné dans ce recueil, que le célèbre Isaac Newton est parvenu au même résultat ; j’ignore sur quels principes il se fonde. »

L’ouvrage de Newton était publié depuis deux ans, et tandis que Huyghens n’y voyait qu’une lettre morte et stérile, la curiosité si facilement émue pourtant de Leibnitz n’avait pas su lui en procurer un exemplaire !

Newton, selon sa coutume, indifférent en apparence, ne chercha nullement à désabuser les lecteurs des Acta. Mais une critique rigoureuse et sévère, dans laquelle il triomphe des erreurs accumulées par son adversaire avec une incroyable légèreté, a été retrouvée écrite de sa main et publiée, pour la première fois, en 1850.

En dépit des deux beaux génies qui, jugeant la conclusion étrange et incroyable, se sont voilé les yeux pour n’en pas voir les preuves, cette force d’attraction est incontestable, et la conviction poussée jusqu’à la dernière évidence. Newton évite d’ailleurs avec une grande circonspection de chercher par quelle secrète et mutuelle communication un atome inanimé peut en influencer un autre et lui faire sentir sa puissance à travers les espaces immenses qui les séparent : il étudie les effets des forces et non leur nature. Jamais il n’a prétendu révéler la cause profonde et l’essence même des choses, ni laissé son imagination s’égarer vers ces problèmes infinis, inaccessibles peut-être à l’esprit humain. Que les molécules tendent les unes vers les autres, en vertu d’une loi nécessaire et primordiale, ou poussées par un mécanisme inconnu que leur présence fait agir, c’est là pour lui une question impossible en même temps qu’inutile à éclaircir. Malgré cette lacune, peut-être faudrait-il dire à cause de cette prudence, le livre des Principes est, pour qui sait le comprendre, l’un des chefs-d’œuvre et peut-être le plus grand effort de la pensée humaine. La dignité des résultats est incomparable comme leur précision et leur certitude, et l’immense talent, évidemment accessoire à ses yeux, que Newton y déploie comme géomètre porte sa grandeur au plus haut point. La théorie des fluxions y est indiquée rapidement dans une note que Newton nomme scholie, mais elle pénètre et domine tout l’ouvrage, qui, aujourd’hui encore, en est la plus grande comme la plus belle application. Lorsque parut le livre des Principes, cette théorie, inventée mais non publiée vingt ans avant par Newton, n’était plus nouvelle pour les géomètres. Leibnitz avait publié en 1684, dans les Acta eruditorum, une note de six pages qui contient sous une autre forme des principes équivalents. Newton lui-même l’a reconnu d’une manière très-expresse. Rien ne semble donc plus simple et plus clair que l’histoire de cette double découverte, sur laquelle cependant on a tant discuté.

Rien ne pouvait faire prévoir qu’il y eût là matière à un long procès qui, après plus d’un siècle, serait encore débattu avec passion. La question de priorité ne fut, en effet, soulevée que fort tard ; c’est que, sans doute, la forme si modeste sous laquelle Leibnitz présenta sa découverte donne la mesure de l’importance qu’il y attacha d’abord. La grandeur de leur œuvre s’accrut peu à peu aux yeux des inventeurs comme à ceux de leurs disciples, et lorsque la méthode infinitésimale eut changé la face de la science, ils examinèrent leurs droits de plus près, les revendiquèrent strictement et en vinrent bientôt à une guerre ouverte. Sans prendre parti dans cette querelle qui n’est pas encore pacifiée, bornons-nous à raconter quelques faits trop célèbres pour qu’il soit possible de les passer sous silence. Les minutieuses enquêtes auxquelles on s’est livré à plusieurs reprises ont, d’ailleurs, ramené la question à son point de départ ; la postérité, également respectueuse pour la mémoire des deux illustres inventeurs, a accordé à chacun d’eux la part de gloire qui lui revenait au début, de l’aveu même de son rival ; et les géomètres, tout en estimant les deux théories comme équivalentes, les étudient l’une et l’autre dans leur source, en profitant de la diversité des points de vue qui en facilite l’intelligence et en éclaire la philosophie.

Voici quelle fut l’occasion du débat célèbre auquel des amis trop ardents ont donné le caractère et l’importance d’un véritable procès.

Jean Bernoulli, initié par son frère Jacques aux méthodes infinitésimales, en proposant aux géomètres le problème célèbre de la brachistochrone, avait annoncé, suivant un usage alors très-répandu, qu’il leur donnait six mois pour produire leurs solutions, s’engageant lui-même à tenir la sienne secrète pendant ce temps.

Leibnitz seul répondit à l’appel de Bernoulli ; mais en lui communiquant sa méthode, il le priait, dans l’intérêt de la science, de proroger le délai, pour permettre à d’autres géomètres de montrer leur pénétration ; il ajoutait que la difficulté de la question semblait telle, qu’il croyait pouvoir désigner à l’avance les quatre ou cinq géomètres capables alors de la surmonter, s’ils consentaient à l’entreprendre.

Fatio de Duillier, membre de la Société royale de Londres, qui, comme le témoignent plusieurs de ses travaux, avait fait de grands progrès dans la connaissance des nouvelles méthodes, fut, à ce qu’il semble, profondément blessé de ne pas être compté parmi les hommes habiles dont Leibnitz avait donné les noms. Il s’en plaignit amèrement dans un écrit publié en 1699, sous le titre de : Lineœ brevissimi descensus investigatio geometrica duplex, et dans lequel il blâme en même temps l’habitude de Leibnitz de toujours s’adresser au public. Il déclare en outre que lui-même, en 1687, a trouvé par ses propres méditations les principes et les règles principales du calcul des fluxions, inventé par Newton, et dont Leibnitz n’est pas même, dit-il, le second inventeur.

Leibnitz, pour toute réponse, opposa les témoignages d’estime qu’il avait à toute occasion reçus de Newton, se plaisant lui-même à exprimer son admiration pour l’auteur du livre des principes, et contestant à Fatio le droit de le représenter dans une discussion qui semble sans fondement.

La controverse n’alla pas plus loin, et les adversaires posèrent les armes, dit le Dr Brewster, tout prêts à les reprendre à la première occasion.

Peu de mois avant la publication du livre des Principes, Newton fut enlevé pour un temps aux études qui avaient été jusque-là sa vie tout entière. Une affaire fort insignifiante en elle-même excitait alors les passions de l’Université et échauffait les esprits au dehors. Le roi Jacques II avait désiré qu’un vieux gentilhomme catholique, auquel il portait intérêt, fût admis comme pensionnaire à l’hôpital de l’Université. La corporation tout entière s’opposa à une telle nouveauté en maintenant énergiquement et avec succès son droit à l’orthodoxie des malades. Malgré cette résistance, le roi voulut une seconde fois enfreindre la règle en autorisant un bénédictin à concourir pour le titre de maître ès arts sans prêter le serment d’allégeance et de suprématie. Cette faveur n’avait rien d’excessif, et l’Université avait même accordé librement et gracieusement un titre semblable à un mahométan ; mais le mahométan résidait au Maroc, et le protégé de Jacques II demandait un titre réel qui lui eût donné droit de vote, en autorisant pour l’avenir une tolérance dont on ne voulait à aucun prix, et que deux cents ans de progrès n’ont pu amener encore aujourd’hui.

Le sénat du collège s’éleva fortement contre l’ordre royal. La haute commission de Westminster, étonnée d’une résistance aussi opiniâtre, manda avec le vice-chancelier huit des membres du sénat. Newton fut un des huit. Le terrible président Jeffrys les reçut avec son insolence accoutumée. Après leur avoir lu pour les confondre un passage de la Bible qui démontrait clairement l’impertinence de leurs prétentions, il refusa de les entendre, et destitua le vice-chancelier. L’Université toujours ferme en choisit un autre qui, plus énergique ou plus influent, finit par obtenir gain de cause. Sans sortir de son rôle modeste et muet, Newton dans cette affaire, par son énergie passive et sa fermeté à refuser tout accommodement, gagna la confiance de ses collègues qui, en 1689, le nommèrent représentant de l’Université à la Chambre des communes.

La carrière politique de Newton a eu peu d’éclat, et malgré l’intérêt qui s’attache aux moindres actes d’un si grand homme, on n’a jamais essayé d’en retracer l’histoire. Le professeur timide et insoucieux de succès, qui, riche de tant d’admirables découvertes, parvenait à peine à réunir quelques rares auditeurs, n’essaya jamais d’affronter les orages d’une discussion publique. Tranquille au milieu des agitations politiques, il assistait sans émotion aux événements les plus graves. Après la chute de Jacques, il prêta serment à Guillaume, en engageant par lettre ses collègues de Cambridge à en faire autant.

« L’allégeance, leur dit-il, et la protection sont réciproques ; le roi Jacques ayant cessé de nous protéger, nous cessons de lui rien devoir. C’est Guillaume aujourd’hui qui nous protège, c’est à lui que nous devons obéissance. Je n’ai pas à juger les opposants ; si le fait est blâmable, il est accompli, et je me borne à dire : Quod fieri non debuit factum valet. »

Newton traversa la session sans parler et sans agir, sans se mêler aux intrigues, sans les connaître peut-être, sans prendre parti d’aucun côté. Égaré dans une terre étrangère, il était au milieu de ces choses comme n’y étant pas. Il est certainement tout naturel et fort heureux que, les yeux fixés sur une lumière plus haute, Newton, indifférent aux troubles de l’ambition et à l’empressante multiplicité des soins du monde, ait dédaigné toutes ces graves questions que le temps emporte sans en laisser aucune trace. Mais pourquoi alors accepter un rôle dans la vie publique ? Quand on se nomme Isaac Newton, n’est-ce pas entreprendre contre sa propre gloire que de rechercher d’autres honneurs ?

La tolérance de Newton pour les opinions des autres était absolue.

On raconte qu’ayant invité quelques amis à dîner, au dessert, suivant la coutume anglaise, il porta un toast à la santé du roi ; mais apercevant : aussitôt chez les convives quelque répugnance à s’y associer : « À la santé de tous les honnêtes gens, messieurs, leur dit-il ; sur ce point nous sommes tous de même opinion. » Ces principes ne plurent pas à tout le monde, et Newton ne fut pas réélu. Il revint à Cambridge prendre possession de sa chaire et continuer ses travaux. La chimie, à cette époque, l’occupait encore plus que l’astronomie et les mathématiques. Cette science, qui eut toujours pour lui un grand attrait, était alors à peine dans l’enfance. Les chimistes tâtonnaient dans les ténèbres. Le chimérique espoir de transmuter des métaux soutenait et enflammait les plus ardents. Newton le partagea toute sa vie. Dans une lettre écrite, en 1668, à un jeune voyageur, il lui signale déjà le grand œuvre comme le sujet qu’il doit particulièrement étudier. Lui-même le cherchait avec patience et passait une partie de son temps au laboratoire. Tant d’efforts n’ont donné aucune découverte réelle, mais il y a puisé sur la philosophie chimique des idées bien supérieures à celles de ses contemporains. Dans les questions placées à la suite du traité d’optique publié en 1704, l’affinité élective des corps est nettement formulée comme la cause des combinaisons chimiques, indépendamment de toute structure mécanique ou physique. Si l’eau-forte dissout l’argent et non pas l’or, tandis que l’eau régale, au contraire, dissout l’or et non pas l’argent, on peut dire que l’eau-forte est assez subtile pour pénétrer l’or aussi bien que l’argent ; mais elle est destituée de la force attractive qu’il lui faudrait pour s’y introduire. La distinction entre les propriétés physiques et chimiques est, on le voit, nettement et pour la première fois formulée. C’en est assez pour assurer à Newton, dans l’histoire de la chimie, une place digne de son nom ; ses erreurs sont celles de son siècle, et ses espérances chimériques, qui avaient aveuglé avant lui ses prédécesseurs, furent reçues longtemps après encore comme d’incontestables vérités.

Pendant les années qui suivirent son retour à Cambridge, Newton fait paraître dans sa correspondance une mélancolie et une inquiétude maladives qui s’accrurent peu à peu jusqu’à l’égarement. Des amis puissants lui avaient fait espérer un changement de situation. Toujours timide et discret, il évite les sollicitations importunes, mais il s’attriste des retards et répète souvent qu’il préfère renoncer à tout. L’incendie de son laboratoire vint lui arracher sa seule distraction et détruisit des papiers d’un grand prix, parmi lesquels se trouvait une partie de son traité d’optique. Cette dernière secousse accabla les forces épuisées de Newton. L’excès de la tristesse, avec le repos, lui enleva le sommeil ; et semblable au soleil, qui disparaît lorsqu’il a achevé sa course, son intelligence, éclipsée pour un temps et affaiblie peut-être pour toujours, cessa de comprendre les démonstrations profondes dont sa mémoire vacillante perdait à chaque instant la trace. Les contemporains de Newton ont jeté un voile sur cette triste époque de défaillance et d’accablement, et quelques-uns de ses admirateurs font encore de vains efforts pour contester l’évidence des témoignages qui nous en restent. Le doute, malheureusement, est impossible. La bibliothèque de Leyde possède un manuscrit autographe d’Huyghens, publié pour la première fois en 1821, par M. Biot, dans l’excellente biographie de Newton, après laquelle on n’oserait plus aborder le même sujet, si de nombreux documents longuement commentés par M. Biot lui-même n’avaient éclairé depuis bien des questions alors douteuses.

« Le 29 mai 1694, M. Colin, Écossais, m’a raconté que l’illustre géomètre Isaac Newton est tombé, il y a dix-huit mois, en démence, soit par suite d’un trop grand excès de travail, soit par la douleur qu’il a eue d’avoir vu consumer par un incendie son laboratoire de chimie et plusieurs manuscrits importants. M. Colin a ajouté qu’à la suite de cet accident, s’étant présenté chez l’archevêque de Cambridge et ayant tenu des discours qui montraient l’aliénation de son esprit, ses amis se sont emparés de lui, ont entrepris sa cure, et l’ayant tenu renfermé dans son appartement, lui ont administré bon gré mal gré des remèdes au moyen desquels il a recouvré la santé, de sorte qu’à présent il recommence à comprendre son livre des Principes. » Si l’autorité d’un tel témoignage ne semblait pas décisive, il suffirait de lire quelques lettres écrites par Newton pendant cette triste période. Le 13 septembre 1693, il écrit à Locke :

« Monsieur, mon opinion est que vous avez cherché à me brouiller avec les femmes ; j’en ai été si affecté que, lorsque l’on m’a dit que vous étiez malade et que vous ne vivriez pas, j’ai répondu qu’il valait mieux que vous soyez mort. Je vous prie de me pardonner ce manque de charité, car je suis persuadé maintenant que ce que vous avez fait est juste, et je vous demande pardon de mes mauvaises pensées à ce sujet, et de vous avoir reproché d’avoir attaqué les bases de la moralité par un principe de votre livre des Idées, et de vous avoir pris pour un hobbiste. Je vous demande aussi pardon d’avoir dit ou pensé que vous aviez le dessein de me vendre une charge ou de me mettre dans l’embarras. »

Surpris, comme on peut le penser, par une telle lettre, Locke, qui depuis longtemps connaissait et aimait Newton, répondit immédiatement avec douceur et affection, en demandant des explications.

Le 11 octobre, Newton répondit :

« Monsieur, l’hiver dernier, en dormant trop souvent près de mon feu, j’ai contracté la mauvaise habitude de dormir, et une maladie qui a été épidémique cet été a augmenté mon indisposition, de sorte que, lorsque je vous ai écrit, je n’avais pas dormi une heure par nuit pendant quinze jours, et pendant les cinq derniers jours, je n’avais pas fermé l’œil. Je me rappelle que je vous ai écrit, mais je ne me rappelle pas ce que je vous ai dit. Si vous voulez m’envoyer une copie de ce passage, je vous en rendrai compte, si je peux. »

En faut-il davantage pour confirmer la vérité, si évidemment attestée par la note d’Huyghens ? La démence passagère de Newton est un fait constant ; il est impossible de le taire ou de le dissimuler : le grand Newton était homme, et sa faiblesse était soumise à toutes les misères de l’humanité.

La lumière de son intelligence se dégagea peu à peu des nuages qui l’avaient enveloppée ; les forces déconcertées de son esprit, rassemblées peu à peu par le repos, lui donnèrent encore quelques lueurs brillantes ; mais, à partir de 1692, Newton ne fit plus de grandes découvertes.

Vers le milieu de 1694, lord Halifax, qui aimait beaucoup Newton et portait, dit-on, plus d’intérêt encore à sa nièce, parvint au ministère et le fit nommer contrôleur de la Monnaie de Londres. Ses études de chimie rendaient Newton très-capable de remplir sa charge, et peu d’années après son noble protecteur put, sans exciter de réclamations, l’élever au poste important et lucratif de directeur de la Monnaie. Ses nouveaux devoirs, toujours exactement et soigneusement remplis, ne faisaient pas oublier à Newton ses recherches scientifiques ; il se préoccupait surtout de la théorie de la lune : un des plus admirables chapitres du livre des Principes y est consacré sans expliquer toutes les bizarres irrégularités qui, après avoir tourmenté pendant deux mille ans les observateurs les plus habiles et les plus patients, défient encore aujourd’hui la science de notre époque. La détermination du mouvement de la lune, soumise aux actions simultanées du soleil et de la terre, est le célèbre problème des trois corps dont la solution, non moins difficile et beaucoup plus importante que celle de la quadrature du cercle, se terminera sans doute de même, à la satisfaction des esprits raisonnables, par une approximation indéfinie qui, sans surmonter les difficultés théoriques, permettra aux calculateurs patients d’accroître sans limite l’exactitude et l’étendue des tables. Newton avait déjà mesuré par ses efforts la difficulté du problème ; ne pouvant le résoudre avec une entière rigueur, il considérait les observations comme un tempérament de ses conclusions souvent hardies, et voulait, avant de risquer un pas nouveau, confirmer l’exactitude de tous les précédents. Les tables de la lune étaient alors fort imparfaites ; c’était même en l’apprenant que le roi Charles II avait créé, pour les perfectionner principalement, l’observatoire de Greenwich. L’astronome royal Flamsteed, auquel la direction fut confiée, était habile et plein de zèle ; il connaissait le génie de Newton et lui rendait justice ; tout disposé à fournir des renseignements, il désirait cependant, avec juste raison, leur donner avant tout la perfection dont il se croyait capable. Mais l’impatient Newton les voulait immédiatement, et semblant les exiger comme une dette, pressait et importunait sans cesse Flamsteed, en n’apportant pas, il faut l’avouer, dans ses relations avec un savant distingué et de même âge que lui, toute la courtoisie dont son mérite supérieur et incontesté n’aurait pas dû l’affranchir. En recevant de Flamsteed, après des demandes pressantes et réitérées, cent cinquante observations de la lune, Newton, pour tout remerciement, lui écrivit :

« Après que je vous ai assisté quand vous étiez embourbé dans vos trois grands ouvrages, la théorie des satellites de Jupiter, votre catalogue des étoiles fixes, et votre entreprise pour calculer le lieu de la lune ; après que je vous ai communiqué ce qui était parfait dans son genre (autant que j’ai pu le juger), et de plus de valeur que plusieurs observations, ce qui (dans un cas) m’a coûté plus de deux mois de rude travail, que je n’aurais jamais entrepris sans vous, et que je vous ai dit avoir entrepris pour avoir quelque chose à vous offrir en retour des observations que vous me faisiez espérer ; et que néanmoins, cela fait, n’ayant pas, ou apparence de les obtenir, ou d’avoir les copies de vos observations rectifiées, j’ai désespéré d’arranger la théorie de la lune… mais maintenant que vous m’offrez les observations antérieures à 1690, j’accepte votre offre avec reconnaissance. »

Flamsteed, voulant discuter de nouveau son travail et le revoir soigneusement, avait exigé qu’il ne fût communiqué ni publié sans son autorisation. Newton eut le tort grave d’oublier cette condition ou de n’en pas tenir compte. Ce fut lui cependant qui se plaignit. Flamsteed avait envoyé à Wallis une note destinée à l’impression, dans laquelle, en parlant de ses observations, il annonçait au public, comme cela était vrai, qu’elles avaient été remises à Newton pour l’aider dans ses travaux sur la lune. Newton l’apprit par l’indiscrétion d’un ami de Wallis, et son imagination maladive y voyant des inconvénients que nous ne pouvons deviner, il lui écrivit avec plus que de la mauvaise humeur :

« Je n’aime pas à voir mon nom imprimé à toute occasion et moins encore à être étourdi et tourmenté par les étrangers sur des questions mathématiques, ou à faire penser à mes concitoyens que je gaspille le temps qui doit être employé aux affaires du roi. En conséquence, j’ai prié le docteur Grégory d’écrire à Wallis pour l’empêcher d’imprimer le passage qui avait rapport à cette théorie, et de ne parler aucunement de moi. Vous pouvez, si vous voulez, faire savoir au public que vous possédez un grand nombre d’observations de toutes sortes, et quels calculs vous avez faits pour rectifier les théories des mouvements célestes ; mais les travaux de vos amis ne devraient pas être publiés sans leur permission. J’espère que vous arrangerez l’affaire de façon à ce que, dans cette occasion, je ne sois pas mis en scène. »

Malgré les reproches qu’il lui adressait, Newton, qui avait besoin de Flamsteed, retourna plusieurs fois le visiter à Greenwich et l’invita à dîner chez lui à Londres. Il le pressait de publier la totalité de ses observations ; mais Flamsteed, qui désirait toujours les compléter et les corriger, s’y refusait avec obstination. Pour l’y obliger contre son gré, Halifax, sur qui Newton avait tout crédit, fit accorder par le prince George de Danemark, époux de la reine Anne, une somme importante destinée à payer les frais de la publication ; cette somme fut confiée à une commission dont Flamsteed ne faisait pas partie, et qui lui demanda communication de ses registres ; Flamsteed refusa. Pour surmonter son opposition on obtint un ordre de la reine, et la publication commença sans que Flamsteed fût même appelé à en corriger les épreuves. Il se plaignit amèrement, et, dans une réunion chez Newton, alla jusqu’à dire qu’on lui volait son travail. Là-dessus Newton se laissant aller, dit Flamsteed, à la violence naturelle de son caractère, le chargea d’invectives qu’il n’ose rapporter, et dont la plus douce fut de l’appeler puppy. L’impression continua sans la participation de Flamsteed. Halley composa et fit imprimer la préface. Halifax était tout-puissant, et ne refusait rien à Newton ; Flamsteed se plaignit inutilement, jusqu’au jour où la mort de la reine Anne, appelant au pouvoir quelques-uns de ses amis, lui permit de se faire rendre justice ; ordre fut donné de lui remettre les exemplaires de l’ouvrage auquel il avait tant de part ; il se hâta de l’examiner avec peu de bienveillance, on doit le croire ; et le trouvant défectueux et plein de fautes, il en brûla de ses mains les quatre cents exemplaires.

Dans toute cette affaire, l’amour de la science semble, il faut l’avouer, avoir fait perdre à Newton, avec les habitudes de douceur et de modération systématiques, le sentiment même de la justice et des droits de chacun. Mais Flamsteed, qui dans ses mémoires raconte minutieusement tous ces détails, se montre de son côté trop passionné pour être cru dans toutes ses accusations contre le caractère de sir Isaac et faire accepter sans défiance le portrait sévère qu’il en trace.

Flamsteed n’est pas le seul contemporain de Newton qui l’ait admiré sans l’aimer. Le docteur Whiston, d’abord suppléant, puis successeur de Newton à Cambridge, avait émis sur quelques points du Nouveau Testament des opinions hétérodoxes. Il raconte, dans ses Mémoires, qu’ayant été présenté par Halley et Hooke comme candidat à la Société royale, Newton, qui était président, déclara que jamais, de son consentement, on ne nommerait un hérétique, et que, si Whiston était nommé, il quitterait la présidence, Whiston, voulant, dit-il, épargner une contrariété à un si grand homme, renonça aussitôt à sa candidature. « Si le lecteur, ajoute-t-il, désire savoir la cause véritable de l’inimitié de Newton contre moi, je rappellerai que, pendant plus de vingt années, j’avais été honoré de sa faveur et de son estime ; mais, comme il exigeait une soumission ponctuelle et absolue, dont je m’écartais quelquefois, et comme il m’arrivait de le contredire, il s’éloigna de moi. Pendant les trente dernières années de sa vie, je ne le revis plus. Son tempérament était le plus craintif, le plus circonspect et le plus prudent que j’aie jamais connu. Jamais de son vivant, ajoute Whiston, je n’aurais osé publier la réfutation si complète et si triomphante de son système de chronologie : avec le caractère que je lui connaissais, un tel coup l’aurait tué. »

Après la publication du livre des Principes, Newton, nous l’avons dit, ne devait plus faire de grandes découvertes ; mais il avait encore à publier plusieurs chefs-d’œuvre composés dans sa jeunesse, que, dans son amour inquiet du repos, il avait mis tant d’obstination à conserver inédits. C’est en 1704 seulement qu’il donna au public la première édition de son optique. Les principales parties de ce beau livre avaient été successivement présentées une trentaine d’années avant à la Société royale de Londres ; on y trouve, en outre, l’exposition de la célèbre théorie des accès, qui n’est autre chose que l’expression très-détaillée et très-nette du phénomène des anneaux colorés produits autour du point de contact de deux verres légèrement courbés. Il n’y a, à proprement parler, ni théorie ni explication, mais l’énoncé du phénomène élégamment reproduit en d’autres termes. C’est un siècle plus tard que le Dr Young et notre illustre Fresnel, en rattachant ces curieux phénomènes à la théorie des ondulations, en ont fait en même temps l’une des preuves décisives de la théorie qui les explique.

L’opinion de Newton sur la nature de la lumière n’était pas absolument opposée au système des ondulations. Un milieu éthéré est, suivant lui, absolument nécessaire à la production des phénomènes optiques, sans que cependant les vibrations de ce milieu constituent actuellement la lumière. La lumière consistait, au contraire, dans son opinion, dans l’envoi incessant de particules infiniment ténues, émanées de corps lumineux, et qui, se mouvant dans l’éther, devaient y faire naître des vibrations dont la réaction influait de nouveau sur les apparences observées. Mais la partie la plus neuve du traité d’optique, au moment de son apparition, était sans contredit la célèbre série de questions qui le terminent, et qui, dans leur ensemble, embrassent avec hardiesse les problèmes les plus mystérieux et les plus élevés de la physique, de la chimie et du système du monde. Laplace, au commencement de ce siècle, avait proposé à M. Biot, déjà célèbre par ses premiers écrits, de rédiger les Réponses du dix-neuvième siècle aux questions de Newton. Le dernier défenseur de la théorie de l’émission n’était peut-être pas l’homme le plus propre à une telle tâche : le projet n’eut pas de suite ; mais, après cinquante ans de nouveaux travaux et le triomphe éclatant et complet de la théorie des ondulations, on pourrait peut-être le reprendre utilement aujourd’hui, et, tout en laissant de nombreux points de doute, inscrire dans ce cadre plus d’une belle page.

L’ouvrage était suivi d’un traité sur la quadrature des courbes, composé depuis près de quarante années. Dans l’introduction qui le précède, Newton déclara, sans cette fois citer Leibnitz, que la méthode des fluxions s’était présentée à son esprit pendant les années 1665 et 1666. En rendant compte de cet ouvrage, le rédacteur des Acta eruditorum, qui très-vraisemblablement n’était autre que Leibnitz lui-même, affecte, au contraire, de parler des différentiels de M. Leibnitz, que Newton remplace et a toujours remplacés par les fluxions, et dont il a fait un élégant usage dans son ouvrage sur les principes de la philosophie naturelle.

Un ami de Newton, nommé Keil, voyant dans ce passage une accusation perfidement dissimulée, publia aussitôt, dans les transactions philosophiques, une lettre sur les lois de la force centripète, dont le but principal paraît être de parler incidemment de la théorie des fluxions, en accusant Leibnitz de plagiat. Leibnitz s’adressa alors à la Société royale, dont il était membre, contestant à un homme nouveau comme Keil le droit de se prononcer aussi hardiment sur des matières dont il ne pouvait être instruit, et demandant que l’on mît fin à ces vaines et injustes clameurs, blâmées sans doute, ajoute-t-il, par Newton lui-même. Mais en cela il se trompait ; car, bien que Newton ait évité de paraître personnellement dans le débat, il est prouvé que Keil agissait de son aveu et n’écrivait rien sans le consulter. Quoi qu’il en soit, la Société, mise en demeure de se prononcer, nomma des commissaires, qui, moins d’un an après, publièrent un rapport fort court, précédé d’un volume plusieurs fois réimprimé depuis sous le titre de : Commercium epislolicum[1] J. Collins et aliorum de varia re mathematica inter celeberrimos prœsentis seculi mathematicos, una cum recensione proemissa insignis controversiœ inter Leibnitium et Keilium de primo inventore methodi Fluxionum ; et judicio primarii, ut ferebatur, mathematici subjuncto, iterum impressum.

Ce recueil précieux pour l’histoire de la science contient un grand nombre de communications mathématiques échangées par les géomètres anglais, soit entre eux, soit avec Leibnitz ; mais la plupart de ces pièces sont étrangères au débat et de nature à embrouiller la question plutôt qu’à réclaircir.

Après avoir rappelé l’histoire d’une découverte annoncée par Leibnitz, et qui avait donné lieu à une réclamation de priorité reconnue fondée, les commissaires décident sur ses droits à la découverte du calcul différentiel avec une autorité qui ne convient ni à des hommes personnellement aussi obscurs, ni aux amis de son rival, travaillant sans l’avouer sous les yeux de Newton, qui les aidait, cela a été prouvé depuis, de son active collaboration. Leur œuvre, qui montre plus de passion que de zèle pour la vérité, suffirait seule pour tenir en garde contre les assertions injurieuses à Leibnitz qui y sont inscrites.

Dans un ouvrage dont le caractère devrait être la plus impartiale sincérité, ils ont substitué les rôles d’accusateurs et d’avocats à celui de juges ne craignant pas de donner leurs préventions ou leurs conjectures pour des vérités constantes ; il serait donc imprudent de leur accorder une confiance absolue, et les matériaux qu’ils nous ont transmis doivent être soumis à une sévère critique.

D’après leur rapport, les prétentions de Leibnitz n’auraient aucun fondement. Il se plaignit en vain : « Mais je ne sais, écrivit-il à Chamberlayne, par quelle chicane et quelle supercherie quelques-uns firent en sorte qu’on prit la chose comme si je plaidais devant la Société et me soumettais à sa juridiction, à quoi je n’avais jamais pensé ; et, selon la justice, on devait me faire savoir que la Société voulait examiner le fond de l’affaire, et l’on devait me donner lieu de déclarer si j’y voulais proposer mes raisons et si je ne tenais aucun des juges pour suspect. Ainsi on n’y a prononcé qu’una parte audita, d’une manière dont la nullité est visible ; aussi ne crois-je pas que le jugement qu’on a porté puisse être pris pour un arrêt de la Société.

« Cependant M. Newton l’a fait publier dans le monde par un livre imprimé exprès pour me décréditer, et envoyé en Allemagne, en France et en Italie, comme au nom de la Société. Ce jugement prétendu et cet affront fait sans sujet à un des plus anciens membres de la Société même, et qui ne lui a point fait déshonneur, ne trouvera guère d’approbateurs dans le monde ; et, dans la Société même, j’espère que tous les membres n’en conviendraient pas. Des habiles Français, Italiens et autres, désapprouvent hautement ce procédé et à s’en étonnent, et on a là-dessus des lettres en main ; les preuves produites contre moi leur paraissent bien minces.

Cependant, dès que la Commission eut parlé, les géomètres anglais adoptèrent ses conclusions et les regardèrent comme solidement établies. C’est ce que Taylor accepte dans l’ouvrage intitulé : Methodus incrementorum, où le nom de Leibnitz n’est pas même prononcé ; c’est ce que Maclaurin confirme dans le Treatise of Fluxions publié en 1735 ; c’est enfin ce que Buffon répète avec plus de force encore dans la préface mise en tête de la traduction d’un ouvrage de Newton. Leibnitz, si l’on acceptait son récit, aurait joint à une mauvaise foi inexcusable une maladresse presque ridicule.

La postérité cependant n’a pas ratifié l’accusation de plagiat si légèrement portée contre Leibnitz, et il n’existe aucune preuve contre la parfaite candeur des grands génies qui sont en cause. On doit donc accorder à tous deux l’honneur de la découverte qu’ils déclarent tous deux avoir faite.

C’est trop insister sur ces vaines discussions, où la science n’a pas à s’accroître. Quoique la publication de Newton ait été postérieure à celle de Leibnitz, il est prouvé qu’il ne lui doit rien ; mais tout porte à croire qu’il ne l’a aidé en rien. En l’absence de preuve positive, qui oserait soupçonner Leibnitz, lui si sincère et si dévoué à la vérité, d’avoir dissimulé les secours qu’il aurait reçus d’un rival ? Sa vie tout entière, tant de fois et si minutieusement étudiée, le justifie d’une telle imputation. Le système que soutiennent ses adversaires est d’ailleurs inadmissible en soi. Ils l’accusent, en effet, d’avoir volontairement dissimulé des vérités que de nombreux témoins auraient pu facilement affirmer lors de la première publication. Si la prudence seule, à défaut de sentiments plus dignes de lui, n’avait pas suffi pour l’empêcher d’affronter, en la méritant, une accusation aussi grave, comment croire que les amis de Newton eussent attendu vingt-cinq ans pour le démasquer ? Leurs reproches, au lieu de s’envenimer lentement par l’aigreur d’une longue et tardive discussion, auraient tout d’abord éclaté pour le confondre.

Leibnitz et Newton partagent donc la gloire d’avoir inventé le calcul différentiel, et, quoique différemment illustres, chacun d’eux doit être tenu pour honoré de s’être rencontré avec un tel émule. Bien qu’ils soient complètement d’accord sur le fond, on retrouve dans la forme qu’ils ont adoptée l’empreinte de leurs génies si dissemblables. L’un, plus préoccupé des lois de l’univers que de celles de l’esprit humain, semble voir surtout dans les nouvelles méthodes l’instrument de ses efforts pour pénétrer la nature, et, leur assignant un but plus élevé, en a mieux montré toute la portée. L’autre, qui mettait sa gloire à perfectionner l’art d’inventer, a plus nettement marqué la route, et nous suivons encore aujourd’hui les traces lumineuses qu’il y a laissées. Le premier, ne produisant ses découvertes qu’après en avoir longuement mûri la forme, a pu donner à ses travaux quelque chose de plus achevé et de plus ferme, et faire jaillir de sa pensée toutes les vérités qu’elle contient.

Le second, plus habile à marquer les grands traits, se plaisait à remuer les questions les plus variées, en éveillant des idées justes et fécondes, qu’il laissait à d’autres le soin de suivre et de développer. Newton se croyait rarement obligé à énoncer la règle avant d’en faire l’application ; Leibnitz, au contraire, aimait à donner des préceptes, et se montrait plus empressé à proposer de beaux problèmes qu’à suivre le détail de leurs solutions. Si Newton, plus diligent, avait publié dix ans plus tôt sa théorie des fluxions, le nom de Leibnitz resterait un des plus grands dans l’histoire de l’esprit humain ; mais, tout en le comptant parmi les géomètres du premier ordre, c’est à ses idées philosophiques et à l’universalité de ses travaux que la postérité attacherait surtout sa gloire. Si Leibnitz, au contraire, abordant plus tôt l’étude des mathématiques, avait pu ravir à son rival l’honneur de leur commune découverte, on n’admirerait pas moins dans le livre des principes, avec la majesté des résultats obtenus, l’incomparable éclat des détails ; et en perdant ses droits à l’invention de la méthode qui s’y trouve employée avec tant d’art, Newton resterait placé au rang qu’il occupe aujourd’hui parmi les géomètres, je veux dire à côté d’Archimède et au-dessus de tous les autres.

Loin de pouvoir dans cette courte esquisse analyser tous les écrits de Newton, nous n’essayerons pas même de les citer ; il en est deux cependant dans lesquels on reconnaîtrait difficilement la main de l’auteur des principes, et que pour cette raison même nous ne pouvons passer sous silence. Newton considérait les choses divines comme les plus dignes d’occuper ses soins et passait pour très-habile dans les controverses religieuses. Il a composé un grand nombre d’écrits théologiques, dans lesquels les juges compétents trouvent du mérite et du savoir ; le plus souvent cité est un commentaire sur l’Apocalypse et sur les prophéties de Daniel. On a cherché à faire remonter la composition de cet ouvrage, dont je ne veux pas me faire juge, à la triste période de son affaiblissement mental. Cette conjecture n’est pas fondée ; mais les preuves concluantes qu’on en a données auraient été jugées inutiles, s’il se fût agi de l’optique ou du livre des principes.

Plusieurs se sont étonnés, sans le lire, de voir un tel livre signé par Newton ; d’autres lui ont reproché avec amertume d’avoir signalé l’Église romaine dans la onzième corne du quatrième animal de Daniel. Il est juste d’ajouter que, ridicule ou non, l’interprétation n’est pas de lui. L’obscurité de l’Apocalypse a permis de tout temps à la ferveur des sectaires d’en tourner le sens à leur fantaisie. Depuis le commencement de la réforme on ne cessait d’y montrer la condamnation de l’Église romaine et l’annonce de sa ruine très-prochaine ; toutes les boutiques des libraires étaient pleines, dit Bossuet, de livres semblables. À côté du traité sur l’Apocalypse se place naturellement, dans les œuvres de Newton, une longue lettre au géologue Burnet, auteur de la théorie biblique de la terre. La complication et la vaste étendue de l’univers en rendent, suivant le pieux évêque, l’arrangement bien difficile en six jours. Newton, pour le mettre à l’aise, remarque doctement qu’on peut sans impiété supposer les journées aussi longues qu’il sera nécessaire. À l’origine des temps, l’éternité toujours permanente n’ayant ni mesure ni terme, ne comptait pas de jours. C’est la rotation du globe qui les a distingués en les mesurant. Or il n’est pas croyable qu’une masse comme celle de la terre ait acquis tout d’abord une très-grande rapidité, et la force quelle qu’elle soit qui a produit la rotation du globe, lui a imprimé une mouvement uniformément accéléré. Si l’on admet que dans la première année la terre n’a accompli qu’un seul tour, suivant les lois de la mécanique elle en aura fait trois la seconde année, cinq pendant la troisième, et c’est après cent quatre-vingt-deux années révolues que, la vitesse définitive de trois cent soixante-cinq tours par an étant acquise, la force a pu cesser son action. Les jours à l’origine des choses étaient donc fort longs. Cette trop ingénieuse hypothèse augmenterait la vie d’Adam de quatre-vingt-dix ans environ ; mais, comme le remarque Newton, cela n’est pas une affaire (it is not such great business).

Je sens toute mon incompétence, et j’ai hâte d’en finir avec de telles questions ; comment ne pas mentionner cependant le passage si souvent remarqué dans lequel Newton, emporté par la grandeur de son sujet, après avoir révélé le secret des mouvements célestes, tente, en terminant son beau livre, de s’élever plus haut encore jusqu’à la source de toute vérité :

« Celui-ci, dit-il en parlant de Dieu, régit tout, non comme âme du monde, mais comme Seigneur universel de toutes choses. Et à cause de sa souveraineté ou seigneurie, on a coutume de l’appeler le Seigneur Dieu, παντοχρατων. Car Dieu est un terme relatif par lequel on désigne le rapport de maître à esclave, et la déité est la souveraineté de Dieu ; non celle qu’il exercerait sur son propre corps, comme le veulent les philosophes qui font de Dieu l’âme du monde, mais celle qu’il exerce sur ses esclaves ; ce Dieu suprême est un être éternel, infini, absolument parfait : mais un être qui n’a point de souveraineté, quand même il serait parfait, n’est point un Seigneur Dieu. En effet, nous disons : Mon Dieu, votre Dieu, le Dieu d’Israël, le Dieu des Dieux et le Seigneur des Seigneurs ; mais nous ne disons pas : Mon Éternel, votre Éternel, l’Éternel d’Israël, l’Éternel des Dieux ; nous ne disons pas mon Infini ou mon Parfait, et la raison en est que ces titres ne désignent point un être comme souverain sur des esclaves. En général, le mot Dieu signifie Seigneur ; mais tout seigneur n’est pas Dieu. C’est la souveraineté à titre d’Être spirituel qui constitue le Dieu ; si elle est réelle, il est réel ; si elle est suprême, il est suprême ; si elle est imaginaire, il est imaginaire. De ce que cette souveraineté est réelle, il suit que Dieu est réel, qu’il est vivant, intelligent, puissant ; de ses autres perfections il suit qu’il est suprême ou suprêmement parfait. Il est éternel et infini, omnipotent et omniscient, c’est-à-dire il dure depuis l’éternité, il remplit l’immensité par sa présence, il régit tout et connaît tout, ce qui arrive et ce qui peut arriver. Il n’est pas la durée et l’espace, mais il dure et il est présent, il dure toujours et il est présent partout, il constitue la durée et l’espace. Comme chaque parcelle de l’espace est toujours, et comme chaque moment indivisible de la durée est partout il est impossible que le fabricateur et Seigneur souverain de toutes choses manque d’être en quelque moment, ou en quelque endroit. Toute âme pensante est la même personne indivisible en divers temps, dans ses différents sens, dans les différents mouvements de ses organes. S’il y a des parties successives dans notre durée, et simultanées dans notre étendue, il n’y en a d’aucune espèce, ni successives, ni simultanées dans notre personne, c’est-à-dire dans notre principe pensant. À plus forte raison n’y en a-t-il aucunes dans la substance pensante de Dieu. Tout homme, en tant que chose pensante est un seul homme, et le même homme à travers toute la durée de sa vie, dans tous ses organes et dans chacun de ses organes. De même Dieu est un seul et même Dieu toujours et partout : il est omniprésent, non-seulement par sa puissance active, mais encore par sa substance même ; car la puissance ne peut subsister sans la substance. Toutes choses sont contenues en lui et se meuvent en lui, sans que ni lui ni elles n’en éprouvent quelque impression ; car il n’est point affecté par les mouvements des corps, et les corps ne trouvent point de résistance dans l’omniprésence de Dieu.

Ce passage, dont l’obscure subtilité contraste singulièrement avec la lumineuse précision du reste de l’ouvrage, ne se trouve pas dans la première édition. Était-il utile de l’ajouter ?

Newton avait été nommé, en 1703, président de la Société de Londres ; dès l’année 1701, on l’avait rappelé au parlement ; il garda ces deux fonctions jusqu’à sa mort. Sa vieillesse fut heureuse ; l’admiration de ses contemporains égala celle de la postérité. Le marquis de L’Hôpital demandait un jour à un Anglais qui connaissait Newton, si l’auteur du livre des Principes, soumis aux besoins de l’humanité, dormait, mangeait et buvait comme les autres hommes. Il put continuer jusqu’au dernier jour ses études et ses travaux, sans craindre les contradictions qui l’avaient tant effrayé dans sa jeunesse, et dont l’autorité imposante de son nom le garantissait désormais. Entouré de la famille de ses nièces, qui savaient être fières de lui, il atteignit paisiblement et sans infirmités l’âge de quatre-vingt-quatre ans, et mourut, après une douloureuse maladie, supportée avec courage et résignation, sans murmure et sans impatience.

Le nom de Newton est tellement grand, qu’on est tenté, quand on le prononce, d’oublier le mot de Pascal : « Les grands hommes, quelque élevés qu’ils soient, si sont-ils semblables aux moindres par quelque endroit. »

Newton cependant n’a pas échappé à la loi commune ; son génie scientifique est incomparable, comme l’importance et la majesté des questions encore intactes sur lesquelles il lui a été donné de s’exercer ; mais là se bornent sa supériorité et sa grandeur. Pour tout le reste, il ne dépasse en rien le niveau commun, et cet esprit, si net et si ferme quand il s’agit de la science, semble, sur les questions d’un autre ordre, timide, bizarre et, malgré son irréprochable vertu, quelquefois même sans élévation.

Pendant sa longue carrière, si souvent et si minutieusement étudiée, on ne lui connaît aucune amitié profonde et sincère. Un de ses visiteurs le plus assidu était, à Cambridge, le chimiste Vigani, dont il aimait la conversation. Newton rompit avec lui pour l’avoir entendu raconter une histoire un peu leste.

Lorsque les lettres de Newton sortent du cercle de ses idées habituelles, elles semblent peu dignes d’un si grand esprit. En 1704, il écrivait à une jeune veuve, lady Norris : « Madame, votre grand chagrin pour la perte de sir William montre que, s’il était revenu bien portant, vous auriez été heureuse de vivre avec un mari, et par conséquent votre aversion à vous remarier maintenant ne peut venir d’autre chose que du souvenir de celui que vous avez perdu. Penser toujours aux morts, c’est mener une vie mélancolique au milieu des sépulcres. Et la maladie que le chagrin vous a amenée lorsque vous avez reçu la première nouvelle de votre veuvage, montre à quel point il est ennemi de votre santé. Pouvez-vous vous résoudre à passer le reste de vos jours dans le chagrin et la maladie ? Pouvez-vous vous résoudre à porter le costume de veuve, un costume, qui est moins agréable à la société, un costume qui vous rappellera toujours le mari que vous avez perdu, et qui, par là, occasionnera votre chagrin et votre indisposition jusqu’à ce que vous l’ayez quitté ?

« Le remède convenable à tous ces maux est un nouveau mari, et savoir si vous devez admettre le remède à ces maladies est une question sur laquelle, je l’espère, vous n’aurez pas besoin de réfléchir longtemps ; savoir si vous devez porter constamment le triste costume de veuve ou briller encore parmi les autres dames ; si vous devez passer le reste de vos jours gaiement ou dans la tristesse, en bonne santé ou malade, sont des questions qui ne demandent pas beaucoup de considération avant d’être décidées. D’ailleurs, votre vie pourra mieux être en rapport avec votre qualité avec l’aide d’un mari que vivant seule avec vos biens ; et puisque la personne proposée ne vous déplaît pas, je ne doute pas que, dans peu, vous ne me fassiez part de votre inclination à vous marier, ou qu’au moins vous ne me donniez la permission d’en causer avec vous. »

On a supposé que Newton, dans cette lettre, plaidait sa propre cause, et qu’il était lui-même le prétendant si singulièrement offert à lady Norris ; d’autres ont affirmé qu’absorbé dans ses grandes pensées, il n’avait jamais connu l’amour ; les deux traditions peuvent se concilier : si la lettre à lady Norris peut être, à la rigueur, une demande en mariage, elle n’est certes pas une lettre d’amour.

Newton, on le voit par sa lettre à lady Norris, entendait assez mal le rôle de consolateur. Il était cependant compatissant par nature, et sa main s’ouvrait facilement pour assister les malheureux. Redoutant par-dessus tout les importuns, il aimait sans doute à s’en débarrasser plus vite en les renvoyant satisfaits ; mais sa bienveillance n’attendait pas toujours qu’on la sollicitât, et longtemps avant même qu’il ne fût devenu riche, on le vit subvenir aux besoins d’une famille entière subitement tombée dans le malheur. S’effrayant à la seule idée d’une discussion, il affectait une inaltérable patience, et les contradictions semblaient le laisser impassible. Il ne les oubliait, cependant, ni ne les pardonnait ; et son orgueil, timidement craintif, avait parfois de singuliers réveils. En 1721, cinq ans après la mort de Leibnitz, Bernoulli avait exprimé le désir de posséder son portrait. Newton répondit :

« Demoivre m’a dit que Bernoulli désirait avoir mon portrait ; mais il n’a pas encore reconnu publiquement que je possédais la méthode des fluxions en 1672, comme cela est dit dans l’éloge de Leibnitz, publié dans l’histoire de votre Académie. Il n’a pas encore reconnu que j’ai donné, dans la première proposition du livre des Quadratures, publié, en 1683 par Wallis, et qu’en 1686, lem. 2, livre II des Principes, j’ai démontré synthétiquement la véritable règle pour différencier les différences ; et que je possédais, en l’année 1672, la règle pour déterminer la courbure des courbes. Il n’a pas encore reconnu qu’en l’année 1669, lorsque j’écrivis l’Analyse par séries, j’avais une méthode pour carrer exactement les lignes courbes lorsque cela peut se faire, qui est expliquée dans ma lettre à Oldenbourg, datée du 24 octobre 1676, et dans la cinquième proposition du livre des Quadratures ; et aussi que des tables de courbure, qui pourraient être comparées aux sections coniques, ont été composées par moi à cette époque. S’il admettait ces choses, cela mettrait fin à toutes disputes, et alors je ne pourrais pas facilement lui refuser mon portrait. »

Ajoutons comme un dernier trait la lettre suivante qui, d’après les éditeurs qui l’ont publiée, contient une opinion intéressante de Newton sur la peine de mort :

« Milord, je ne connais nullement Edmund Metcalf, convaincu aux assises de Derby d’avoir contrefait la monnaie ; mais, puisqu’il est évidemment convaincu, mon opinion est qu’il vaut mieux le faire pendre que de s’exposer à ce qu’il continue à contrefaire la monnaie en enseignant aux autres à en faire autant, jusqu’à ce qu’il soit convaincu de nouveau, car il est bien rare que ces gens ne recommencent pas et il est difficile de les surprendre. Je dis cela avec la plus humble soumission à la volonté de Sa Majesté, et je suis, Mylord, etc. »

Le soleil, disait Galilée, a des taches aussi apparentes, pour qui sait les regarder, que de l’encre sur du papier blanc. N’en est-il pas de même de l’esprit si élevé, si étendu et si droit du grand Newton ? Et, dans les lettres que nous avons rapportées, qui peut être si aveugle que de n’en pas voir, je n’ose pas dire les bornes, mais les lacunes ? C’est trop s’arrêter sur un tel sujet ; lorsque nous nommons Newton, songeons au livre des Principes ; à cet édifice unique et incomparable que deux siècles d’études et de progrès, en le laissant intact, n’ont fait qu’étendre et affermir, et que Lagrange, l’illustre Lagrange, presque l’égal de Newton, a pu appeler, sans que personne osât y contredire, la plus haute production de l’esprit humain.


  1. Ce titre de la deuxième édition a été rédigé par Newton, qui a essayé, comme le prouve l’examen de ses papiers, jusqu’à douze rédactions différentes.