Les Fondateurs de l’astronomie moderne/Postface

POSTFACE




Malgré l’admiration excitée par le livre des Principes de Newton, les géomètres les plus habiles pouvaient seuls pénétrer la doctrine nouvelle ; la lumière n’était pas de celles que tout œil peut voir et qui dissipe immédiatement les ténèbres.

La science imaginaire et fragile de Descartes conserva encore de nombreux partisans. Non moins éblouis par la fausse universalité de ses explications que par l’autorité d’un grand nom et la confiance audacieuse du présomptueux réformateur, il leur semblait commode de devenir, en quelques jours et sans études préalables, philosophes et savants sur toutes choses. D’habiles géomètres, il est juste de le dire, demeurèrent parmi les cartésiens sans qu’il soit possible de leur supposer un tel motif. La question philosophique était-elle cependant digne d’être posée entre les deux systèmes ? Faut-il, comme le veut Newton, calculer les moindres irrégularités du mouvement des astres soumis à des forces exactement connues, ou se contenter avec Descartes d’indications vagues et générales, sans qu’il existe aucunes lois précises et rigoureuses ? Après avoir dit en gros dans quel sens se font les mouvements et à peu près avec quelles vitesses, peut-on se contenter d’ajouter :

« Toutes ces diverses erreurs des planètes, lesquelles s’écartent toujours plus ou moins en tout sens du mouvement circulaire auquel elles sont principalement déterminées, ne donneront aucun sujet d’admiration, si l’on considère que tous les corps qui sont au monde s’entre-touchent sans qu’il puisse y avoir rien de vide ; en sorte que même les plus éloignés agissent toujours quelque peu les uns contre les autres par l’entremise de ceux qui sont entre deux, bien que leur effet soit moins grand et moins sensible. »

Descartes, dont ce sont là les paroles, était trop occupé à admirer ses propres idées pour avoir le loisir d’examiner les phénomènes et de descendre aux minutieux détails : les vagues conjectures qu’il prenait pour des réalités, ne fournissent aucune décision précise, et sa doctrine, qui s’accommode à tout, mais ne fait rien prévoir, échappe à tout contrôle rigoureux : un arbre, dit-on, doit être jugé par ses fruits ; le système de Descartes n’en produit aucun. On peut en montrer les faiblesses, mais non les erreurs ; et comme il ne s’autorise que de lui-même, que ses conceptions suivant lui, se justifient par elles-mêmes, il est difficile de trouver des raisonnements en règle pour les contredire.

Newton, s’élevant au contraire à la connaissance des lois générales, fait de l’astronomie la plus exacte de toutes les sciences ; sa théorie complète et rigoureuse ne laisse rien au hasard et prétend expliquer les particularités les plus minutieuses des mouvements célestes. Cette entreprise, qui jusque-là n’avait pas d’exemple, est couronnée d’un plein succès, et les admirables déductions de ses principes s’accordent d’autant mieux avec l’observation que le calcul en devient plus irréprochable et plus précis.

Et tandis que Descartes, comme un pilote qui abandonne le gouvernail, livre les planètes aux caprices de ses vagues tourbillons, Newton les suit pas à pas dans le ciel, en les soumettant à la précision de son calcul comme à la rigueur de ses raisonnements.

L’indécision ne pouvait se prolonger : l’observation en de telles matières est, quoi qu’on fasse, la seule règle supérieure et infaillible ; elle parle plus haut encore que les raisonnements les plus subtils. La théorie Newtonienne, conférée aux astres eux-mêmes avec un succès toujours croissant, devait ébranler peu à peu et condamner enfin à un éternel oubli ce pompeux édifice sans solidité comme sans fondement, qui n’a pas même laissé de ruines. Mais il ne fallut pas moins d’un demi-siècle pour faire évanouir l’hypothèse des tourbillons sous les rayons pénétrants de la vérité. En prononçant l’éloge de Newton devant l’Académie des sciences de Paris, Fontenelle cherche encore à contenter les deux partis. Sans rien réfuter ni chercher à convaincre, il tient entre eux une balance égale, et croit grandir l’auteur du livre des Principes en en faisant, comme astronome, le rival de Descartes. Ce trop long partage des meilleurs esprits n’a pas retardé les progrès de la mécanique céleste. Newton avait poussé tellement loin l’application des méthodes dont il disposait et qu’il a créées, que le perfectionnement de l’analyse était indispensable pour préparer de nouvelles conquêtes en ajoutant à la claire intelligence des causes le calcul numérique et précis des effets. Parmi ceux qui, préoccupés seulement de la science abstraite, préparèrent avec le plus de bonheur l’instrument des découvertes à venir, il faut, au premier rang, citer les frères Bernoulli et Euler, leur illustre disciple, devenu bientôt leur émule. Les Bernoulli repoussèrent l’attraction jusqu’à la fin de leur carrière, et Euler lui-même commença par se montrer cartésien ; mais la force de la vérité, et peut-être aussi l’occasion de faire de beaux calculs, l’attirèrent bientôt dans le camp opposé.

Clairaut et Dalembert entrèrent dans la carrière à peu près en même temps que lui. Leurs découvertes, complétées par les admirables travaux de Lagrange et de Laplace, ont permis à la théorie des mouvements célestes, de suivre en les devançant lorsque cela a été nécessaire, les progrès si admirables pourtant des observations.

L’histoire de ces grands hommes, auxquels il faudrait adjoindre l’illustre Bradley, donnerait un tableau des progrès les plus importants de la science et l’indication des centres principaux autour desquels se groupent d’autres travailleurs très-dignes de respect, mais relativement du second ordre.

La théorie lunaire de Newton forme dans le livre des Principes l’un des chapitres les plus justement admirés. Les traits principaux du mouvement de notre satellite s’y trouvent expliqués par les actions simultanées de la terre et du soleil avec trop de rigueur et de précision pour laisser subsister le plus léger doute sur l’exactitude de la théorie qui les prévoit et du principe qui les enchaîne. Newton est loin cependant d’avoir dit le dernier mot sur un problème que les travaux incessants des plus habiles géomètres nous ont habitué aujourd’hui à regarder comme insoluble. La détermination du mouvement de la lune, attirée à la fois par la terre et par le soleil, est le célèbre problème des trois corps dont l’énoncé résonne aux oreilles d’un géomètre, à peu près comme celui de la quadrature du cercle. Le calcul mathématique et rigoureux surpasse les forces de la science, et l’on n’arrive au but que par des approximations successives. De progrès en progrès il sera cependant résolu un jour, comme le célèbre problème d’Archimède, avec une approximation indéfinie qui surpassera les besoins des astronomes et les désirs des plus difficiles.

Dalembert et Clairaut s’occupèrent, en même temps, du problème des trois corps, et leurs solutions furent présentées l’une et l’autre à l’Académie des sciences de Paris vers le milieu de l’année 1745. Soixante ans s’étaient écoulés depuis la publication du livre de Newton, et c’était la première fois cependant qu’un progrès important était apporté à ses grandes théories. Clairaut et Dalembert, embrassant dans leur analyse toutes les conditions du problème, obtinrent tous deux, avec les résultats trouvés par Newton, d’autres irrégularités bien connues des astronomes, et que la méthode synthétique n’avait pas indiquées. À côté de ces minutieuses concordances, marques assurées d’une théorie exacte, un seul écart subsistait encore, léger, il est vrai, mais qu’ils croyaient certain. Malgré l’évidence et la force des preuves qu’il connaissait si bien, Clairaut, trop confiant dans ses calculs, osa les alléguer comme un témoignage décisif contre la loi d’attraction qui, suivant lui, n’était qu’approchée. Les géomètres inclinaient à le croire ; Dalembert et Euler, par des moyens différents, rencontraient la même difficulté, que Newton d’ailleurs avait déjà aperçue sans s’en étonner ni y attacher d’importance. L’illustre Buffon, peu connu alors, osa s’élever contre ce découragement trop précipité. L’abandon du point capital d’une doctrine appuyée sur tant de raisons précises et démonstratives, le choquait moins encore cependant que la complication de l’hypothèse nouvelle, qui venait corrompre, suivant lui, l’admirable simplicité des voies de la nature.

La science de Buffon n’était ni assez ferme ni assez puissante, et il était trop peu instruit sur ces questions pour redresser Dalembert et Clairaut en les suivant sur leur terrain. Il ne parlait pas leur langage, et la lutte était impossible. C’est par de vagues principes métaphysiques fort peu persuasifs pour les géomètres, que Buffon établissait l’intégrité et la pureté de la théorie newtonienne, en affirmant que la difficulté nouvelle serait résolue comme les précédentes. Clairaut lui-même ne tarda pas à lui donner raison ; il reconnut et corrigea en même temps une erreur due à l’insuffisance des calculs dont il avait si positivement affirmé l’exactitude. La loi de l’attraction triomphait une fois de plus, et l’objection se tournait en preuve. La lumière un instant obscurcie perça enfin tous les nuages, et la théorie désormais hors d’atteinte demeura la règle immuable et éternelle de tous les mouvements célestes. Le calcul et l’observation devaient désormais se prêter la main et se donner un mutuel secours ; les faibles écarts qui les séparent aujourd’hui prouvent seulement l’imperfection de l’un et de l’autre.

Tout n’était pas fait cependant. Les observations anciennes et précises de la lune, représentées dans leurs traits généraux, ne l’étaient pas dans leurs minutieux détails. Non-seulement l’erreur des tables de Clairaut surpassait quelquefois 30″, mais l’accélération séculaire du moyen mouvement de la lune donnait encore aux calculs les plus précis un dernier et inexplicable démenti. Halley, qui l’avait signalée, la fixait à 11″ environ pour un siècle tout entier ; quoiqu’elle s’accrût bien plus rapidement que le nombre des siècles, un tel chiffre parle de lui-même et il est inutile d’insister sur l’exactitude et la perfection des calculs comme sur la scrupuleuse conscience des géomètres qui ont tenu à l’honneur de le retrouver dans leurs formules. La question fut proposée deux fois comme sujet de prix par l’Académie des sciences de Paris, et deux fois Lagrange mérita son approbation et ses louanges sans cependant révéler la cause exacte.

Laplace, en passant en revue les grandes questions du système du monde, ne pouvait manquer de rencontrer une difficulté qui avait exercé et embarrassé de si grands hommes. Songeant d’abord, comme Clairaut, à modifier la loi de Newton, il se demanda si l’attraction est instantanée ; le moindre retard produirait, suivant les calculs, des effets tellement considérables qu’une propagation huit millions de fois plus rapide que celle de la lumière expliquerait l’accélération du moyen mouvement de la lune. Mais que d’embarras apportés par cette explication dans des théories jusque-là irréprochables ! Laplace, rassemblant toutes ses forces pour éviter cette extrémité, trouva enfin dans la loi même de Newton l’origine et la cause de l’accélération, sans porter pour cela atteinte à la force et à la pureté des principes. L’ellipse parcourue par la terre change de siècle en siècle sous l’influence incessante des planètes qui nous attirent. Son excentricité diminue, et cette variation réagit pour produire l’accélération signalée par Halley, en sorte que par un singulier circuit de réactions, les planètes dont l’action directe est insignifiante pour troubler le mouvement de notre satellite autour de la terre, changent au contraire celui de la terre autour du soleil de manière à augmenter par contre-coup d’une manière sensible la vitesse moyenne de la lune. Cette accélération ne sera pas indéfinie. Laplace en a déterminé la durée, mais c’est dans des millions d’années qu’elle aura son entier accomplissement. Le ralentissement qui lui succédera, en réalisant cette si lointaine prédiction, viendra apporter aux règles inviolables de la théorie newtonienne une confirmation nouvelle, mais superflue.

La théorie des planètes offre un problème tout semblable à celui du mouvement de la lune, et la nécessité d’avoir égard à plusieurs masses perturbatrices semble encore en accroître la complication : il n’en est rien pourtant. S’il s’agissait d’un calcul mathématique rigoureux, la grandeur ou la petitesse des masses en présence n’en changerait en rien la difficulté ; les problèmes se résoudraient par les mêmes formules avec de simples changements dans les valeurs numériques des lettres. Mais lorsqu’on procède par approximation, il en est tout autrement : l’importance des erreurs commises varie avec la grandeur des effets à calculer. En appliquant à la lune les méthodes simples qui donnent avec une approximation suffisante les légères perturbations des planètes, on risquerait fort de s’égarer complètement. C’est encore à l’Académie des sciences de Paris que revient l’honneur d’avoir provoqué les travaux des géomètres sur cette grande question. L’étude des perturbations de Jupiter et de Saturne fut proposée deux fois comme sujet de prix, en 1748 et 1752, et Euler fut deux fois couronné.

Lagrange, en suivant la même voie, a donné aux méthodes d’approximation, que dans cette théorie il est impossible d’éviter, toute l’élégance et la précision des théories mathématiques les plus pures. C’est lui qui le premier, calculant les variations du grand axe de l’orbite d’une planète, a prouvé, par un raisonnement aussi simple que rigoureux, l’absence nécessaire de toute perturbation croissante avec le temps. La distance de chaque astre au soleil doit rester éternellement comprise entre d’étroites limites, et le temps de la révolution que l’une des grandes lois de Képler y rattache intimement, est constant comme lui dans la suite des siècles.

L’obliquité de l’écliptique sur l’équateur, soumise à des changements incessants, doit aussi rester renfermée dans des limites nécessaires, également données par Lagrange.

Newton, dans le livre des Principes, a abordé la question de la figure de la terre, et d’ingénieuses considérations lui ont révélé l’aplatissement nécessaire de notre globe, supposé originairement fluide. Les premiers travaux de l’Académie des sciences de Paris avaient donné un résultat tout opposé. Elle resta longtemps divisée sur cette grande et importante question dont, pendant près d’un siècle, elle a poursuivi la solution avec autant d’ardeur que de persévérance.

Deux commissions furent envoyées en 1735 et 1736, l’une au pôle, l’autre à l’équateur, vérifier par la mesure directe de deux arcs du méridien, l’exactitude des déductions théoriques. La Condamine et Bouguer se rendirent au Pérou, Maupertuis et Clairaut en Laponie. Les deux missions furent remplies avec autant de dévouement et de courage que de science et d’habileté, et l’accord avec leurs travaux est aujourd’hui encore une des conditions essentielles auxquelles doit satisfaire toute théorie proposée pour la solution d’un problème dont la complication augmente avec les éléments dont on dispose pour le résoudre.

Parmi les missionnaires de l’Académie, Clairaut seul était grand géomètre. Après avoir fourni son contingent à l’œuvre commune, il entreprit l’étude théorique de la question, dans l’ouvrage si justement célèbre intitulé : Théorie de la figure de la terre, qui, par sa forme précise et serrée, plus encore que par l’emploi si difficile de la synthèse dans ces hautes questions, semble presque un chef-d’œuvre retrouvé de Newton.

La théorie de l’attraction fournit tout ensemble la règle immuable et le principe universel des mouvements célestes ; tous les phénomènes du système du monde sont unis par elle d’un lien très-étroit ; la théorie de la lune, comme celle de la précession des équinoxes, devaient bientôt trouver, l’une et l’autre, dans les travaux des astronomes français, une éclatante confirmation des prévisions du livre des Principes.

Si la terre était sphérique et homogène, elle tournerait invariablement autour du même axe, sans que l’attraction des corps célestes eût le pouvoir d’y rien changer. Mais à cause de la forme aplatie de notre globe et de sa densité irrégulière, les actions de la lune et du soleil ne passent pas par le centre de la terre, et en même temps qu’elles la transportent dans l’espace, elles tendent à lui imprimer une rotation qui, combinée avec celle qu’elle possède déjà, change à chaque instant la direction de l’axe autour duquel elle tourne. Ce sont de bien petites forces et de bien légers changements ; vingt-six mille ans sont nécessaires pour lui faire accomplir une révolution autour de l’axe de l’écliptique. La cause de ce mouvement lent, attribué par Hipparque à la voûte étoilée et signalé par Copernic comme appartenant à l’axe de la terre, était pour Képler un mystère impénétrable. Newton en assigna la cause, mais sans en calculer les effets, et c’est Dalembert qui en a établi le premier la théorie exacte et précise. Euler, bientôt après, entra dans la même voie, et son analyse élégante peut être considérée comme le point de départ de l’admirable mémoire donné cent ans plus tard sur le même sujet par notre illustre contemporain M. Poinsot.

Si la forme aplatie du globe influe sur les actions qu’il subit, elle change en même temps celles qu’il exerce lui-même, et surtout son attraction sur la lune, vis-à-vis de laquelle, à cause de sa grande proximité, il n’est pas permis de le considérer comme un simple point destitué d’aucune forme.

Laplace, qui semblait né pour tout approfondir dans la théorie du ciel, a montré dans l’aplatissement terrestre l’origine d’une inégalité nouvelle de la lune, qui, directement mesurée, lui a fourni une évaluation indirecte, mais très-sûre, du rapport des deux axes de notre planète.

Je sortirais du cadre tout élémentaire de ce volume en cherchant à pousser plus loin l’énumération des grands travaux de mécanique céleste ; le moindre pas des astres dans le ciel accomplit aujourd’hui, exactement et de point en point, les prédictions des géomètres. Laplace a résumé ces grandes théories, en les perfectionnant sur tous les points, dans l’admirable ouvrage que l’on a nommé avec justice l’Almageste des temps modernes. L’opinion unanime des géomètres le place avec raison au point culminant de la science, et la lecture intelligente de la mécanique céleste assure, aujourd’hui encore, droit de bourgeoisie parmi les adeptes incontestés des secrets les plus cachés de la géométrie.

Au nombre des progrès réservés à notre époque, n’est-il pas permis d’espérer cependant l’amélioration de ces routes ardues et des explications plus simples et plus accessibles au raisonnement ? Les inventeurs ont fait ce qu’ils avaient à faire ; avant tout il fallait arriver, peu importe par quels détours. On est assez avancé aujourd’hui pour regarder en arrière et songer à dissiper les ténèbres en montrant la trace la plus droite de la vérité. Un tel ouvrage, s’il faut en croire Lagrange, qui n’avait pas, disait-il, la témérité de s’en charger, ferait autant d’honneur à notre siècle que le livre des Principes en fait au siècle dernier.

Ce chef-d’œuvre, rêvé en 1786 par le plus illustre successeur de Newton, et dont Poinsot a écrit quelques beaux chapitres, est encore à faire aujourd’hui.


Fin.