Les Flagellants et les flagellés de Paris/XVIII

Charles Carrington (p. 283-294).
CHAPITRE XVIII
Le grand Français. — Les deux amies. — L’allumeur de réverbères. — Le mariage aux latrines. — La femme. — La lettre Q mène au trône.





Le Tout-Paris boulevardier a connu Parisel, grand comme un jour sans pain, géant déguingandé, supporté par des pieds immenses ; ses souliers pourraient servir à un musicien pour y serrer son violon.

On l’avait surnommé le grand Français.

Voici à quelle occasion :

Je ne sais comment il était un jour parvenu à se faufiler dans la suite de M. Ferdinand de Lesseps, qui se rendait à une inauguration quelconque, à Budapest ; je crois. Dans cette ville, ils furent reçus royalement. Une jeune fille, d’après le programme, devait présenter un magnifique bouquet à M. de Lesseps. On avait tourné un compliment qu’elle devait réciter en donnant le bouquet. On lui avait dit : « Tu le présenteras au grand Français. »

Arrivée devant le groupe formé par M. de Lesseps et sa suite, la jeune fille fut embarrassée. A qui remettre le bouquet ?

Elle se souvint qu’on lui avait dit : « Tu le remettras au grand Français. » Elle aperçut alors Parisel qui dominait le groupe de toute la hauteur de sa tête ; elle lui remit le bouquet et lui récita son compliment. On pense si l’assemblée partit d’un éclat de rire en voyant la méprise de la fillette.

Depuis cette époque, Parisel répétait sans cesse : « Il n’y a que deux grands Français en France : moi et de Lesseps. »

Quand on demandait à Parisel quel métier il exerçait, il répondait invariablement : parasite, métier facile à exercer en voyage.

Il était l’ami d’un peintre, amant à ce moment de Mlle L…, une ancienne célébrité d’un bal public.

Selon son habitude,il était hébergé dans la maison. Il avait la douce manie de fumer constamment ; plus sa pipe était vieille et culottée, plus elle empestait la nicotine, plus sa jouissance était grande. Il affectionnait tout particulièrement un ignoble brûle-gueule en bois de bruyère qui lui avait coûté la peine de le ramasser sur une table, où l’avait oublié un sale ivrogne. Son bonheur était complet quand, assis confortablement dans un excellent fauteuil, il le fumait lentement, savamment. Un soir, lui, qui débourrait chaque fois sa pipe avec une tendresse ineffable, il s’aperçut qu’elle était pleine de tabac étranger ; il se leva, furieux.

Nom de Dieu, cria-t-il, quel est le cochon qui a fumé dans ma pipe ? Si c’est ton duc, il ne peut donc pas se payer une pipe de vingt-cinq sous ! Dis-lui que je vais ouvrir une souscription au casino pour lui en acheter une.

Mlle L… avait une villa à Trouville. L’été, elle emmenait une bande amusante : son amant, l’inévitable Parisel, L…, Q… O…, etc., etc.

Un jour, arriva à Trouville une chanteuse bien connue, une lesbienne des plus distinguées. Mlle L…, aussitôt qu’elle apprit son arrivée, lui écrivit :

– Attendez-moi vers minuit.

La chanteuse, qui voulait utiliser sa soirée, coucha avec Parisel, pensant qu’une conversation vive et animée l’empêcherait de s’endormir. Malheureusement, Parisel était plus gueulard qu’amoureux ; à peine couché, il ronfla comme un bienheureux.

Elle en fit autant de son côté. A l’heure exacte, un violent coup de sonnette ébranla la maison : c’était Mlle L… qui arrivait, impatiente d’embrasser son amie.

Parisel éveillé en sursaut, sauta du premier étage dans le jardin.

Une scène épouvantable eut lieu entre les deux amies.

Mais quel raccommodement ! Le lendemain matin on les rencontrait bras dessus, bras dessous, tendremement enlacées.

Une qu’il ne faut pas nommer,appelons-la Laure, était vieille et laide il y a une vingtaine d’années, inutile de dire qu’aujourd’hui c’est pire qu’un monstre ; malgré son grand âge, elle ne désarmait pas, les amants qu’elle ne trouvait plus en haut, elle les cherchait en bas.

Un jour, elle allait à Marseille, à une petite station située entre Lyon et Valence, elle sentit qu’elle tenait par quelque lien secret à l’infime nature humaine.

Il faisait une nuit noire comme le cul du diable.

À l’arrêt du train, elle descendit de son compartiment et se dirigea vivement et directement vers l’indispensable petit édifice dont la porte est ordinairement gardée par un cerbère féminin, dans la main duquel il est de toute nécessité, avant de satisfaire la sienne, de mettre quinze centimes.

Comme il était tard la préposée était allée se coucher.

Elle franchit précipitamment la porte et la tira derrière elle.

Une seconde porte se présenta qui était fermée avec plus de soin encore, si bien que, lorsqu’elle voulut sortir, impossible.

La porte ne s’ouvrait qu’extérieurement.

Après de grands efforts inutiles, elle frappa, appela, doucement d’abord, puis énergiquement après, puis enfin se mit à crier, car la cloche, signal du départ, se faisait entendre, le coup de sifflet retentit.

Elle se décide alors à faire un vacarme épouvantable, mais le train faisait plus de bruit qu’elle, et aussitôt qu’il était parti, les employés avaient quitté la gare, n’attendant plus de train qu’à cinq heures du matin.

Cependant, quelques minutes plus tard, un espoir luit pour elle dans cette nuit horrible ; des pas se faisaient entendre.

Alors elle rassemble ses forces, renouvelle ses cris de détresse ; les pas étaient ceux d’un modeste éteigneur de réverbères qui achevait sa dernière ronde.

Il eut vite compris le cas de la prisonnière et lui répondit poliment :

– Attendez un peu, madame ;je sais comment on ouvre la porte en dedans, je vais vous délivrer.

Aussitôt dit, il appliqua son échelle contre la porte, entra par le vasistas, s’élança, tomba à côté de la prisonnière, déjà ravie, mit la main sur la serrure et s’aperçut qu’il s’était trompé lui aussi.

La coquine de serrure refusa d’obéir à la pression de ses doigts vigoureux comme elle avait résisté aux mains délicates de l’infortunée.

Ils appelèrent et crièrent derechef en duo, ce fut absolument comme s’ils chantaient femme sensible sur l’air de Marlboroug.

Il fallait bien qu’ils en prissent leur parti.

Il s’assit dans un coin, mit sa conquête de hasard sur ses genoux, la couvrit comme il put avec sa veste, puis… cinq heures arrivèrent et ils furent délivrés.

– Jamais, disait-elle, je n’ai été à pareille fête. À son retour, elle fit demander l’éteigneur de réverbères, obtint un congé pour lui et l’emmena à Paris, désireuse de recommencer la séance ; il faut croire qu’elle fut encore plus satisfaite que la première fois, car elle lui proposa de l’épouser.

Il l’épousa.

L’aventure s’ébruita, on appela ce mariage : le mariage aux latrines.

Le proverbe que la merde porte bonheur, doit être vrai, car le modeste employé, grâce aux influences de la vieille cocote, est devenu un des plus hauts personnages de la compagnie.

Le mariage, dit-on, est une éponge qui efface les fautes du passé et refait une virginité à la femme. Je doute que cela soit vrai, et je me demande la tête que doit faire le mari, lorsqu’il songe que sa femme a eu pour ancêtre le général Pavé, j’ai peut-être tort de douter si j’en juge par ce qui va suivre :

Léontine était une habituée fidèle des cafés du boulevard Montmartre, il y a à peine quelques années, elle était si énorme qu’on l’avait surnommée : la Mastodonte. C’était une fille d’humeur joyeuse, une véritable toujours prête, elle couchait avec tous pour un déjeuner, pour un bock, et ne demandait jamais d’argent, elle n’avait pas besoin d’avoir de domicile fixe, puisqu’elle avait celui de tout le monde, cette fille bizarre, bohémienne par excellence, changeait de linge chez ses amants de passage, ce qui produisait chez les blanchisseuses les scènes les plus comiques ; par exemple, elle couchait un soir chez P…, elle changeait de chemise, mettant une des siennes, et lui en laissant une en échange marqué S…, ainsi de suite pour les mouchoirs et les chaussettes, toutes les lettres de l’alphabet y passaient, ce qui faisait que tout le linge des amis était mélangé, on en riait, et en plaisantant, on disait à X… un haut personnage aujourd’hui :

– Rends-moi donc ma chemise et mon mouchoir.

Léontine pratiquait en grand le libre-échange rêvé par Proud’hon.

Un jour, un cabotin l’emmena à Nice, puis à Florence, quand il en eut assez, il la planta là carrément ; Léontine avec ses habitudes vagabondes n’était pas d’un placement facile. À force d’avoir été fréquentée par des journalistes et des cabotins, elle avait la manie d’écrire, c’était une pallasseuse de premier ordre ; réduite à la dernière extrémité, elle songea à ses anciens amants, du moins à ceux dont elle connaissait le nom. Elle leur écrivit pour leur exposer sa détresse et les prier de lui envoyer un peu d’argent pour revenir au boulevard Montmartre, car elle avait la nostalgie de la soupe aux choux du café des Variétés et du jambon pommes à l’huile du café de Suède. Elle envoya bien cent cinquante lettres qui lui rapportèrent un louis… ils étaient peu généreux, et n’avaient guère souvenir des nuits d’amour à l’œil.

Un soir qu’elle errait mélancoliquement sur une des promenades de la Ville, elle fit la rencontre d’un monsieur qui avait la passion des phénomènes. Il adorait les femmes colosses, à ce point,pour ne pas être trompé, qu’il avait adopté le moyen suivant pour s’assurer de la réalité des formes de la femme dont il avait envie :

Il lui offrait un fauteuil dans un théâtre quelconque, si elle ne parvenait pas à s’asseoir, l’affaire était faite.

Léontine était dans ce cas ; elle avait des fesses, auprès desquelles celles de la Vénus Hottentote étaient les fesses de la femme diaphane. Elle coucha avec le monsieur, qui fut émerveillé à la vue et au toucher du volume énorme d’un postérieur sans pareil.

Elle ne le lâcha pas, comme bien on pense. Elle vécut pendant quelque temps avec lui, et enfin un beau jour (pour elle) il lui proposa de l’épouser. Elle fut tellement abasourdie de cette conclusion inespérée qu’elle ne sut que répondre ; elle accepta néanmoins. Mais restaient les maudites lettres et les camarades du boulevard. Cela ne l’effraya pas. Elle écrivit à une de ses amies :

« Ma chère Titine,

» Je t’ai écrit ma débine épastrouillante. J’ai cru que j’allais en crever ; je me serais bien engagée comme femme colosse, mais les saltimbanques qu’il y a ici n’ont pas de baraque ; je ne voulais pas me jeter à l’eau, je la déteste.

» Que faire ?

» Entrer au claque, cela n’effarouchait pas ma vertu, mais il n’y en a pas, parce que la ville n’est qu’une immense maison de tolérance. Il était donc impossible de faire le persil, puisqu’il y a autant de putains que de pavés.

» En flânant sur la promenade aristocratique, j’ai rencontré le vieux Machin. Tu connais le type et sa passion ; il m’a emmenée, et je t’assure, ma vieille, qu’il a payé plus de deux sous pour tâter comme à la foire aux pains d’épices. Ouvre bien tes quinquets pour lire ce qui suit. Il m’épouse, mon Dieu oui, il m’épouse. Tu vois d’ici, et tu comprends mon étonnement. Je me pince pour croire que je suis éveillée et que je ne rêve pas ; je vais être une dame, et une grande dame encore, au lieu de mendier un bock ou une soupe à des mufles qui se foutaient de ma gueule. Je vais avoir chevaux et voitures, hôtel, villa, château, femmes de chambre, valets, en un mot tout le diable et son train. Une pauvre putain comme moi qui errait de lit en lit, je vais en avoir un pour moi toute seule !

» Et cela grâce à la nature.

» On disait sous l’Empire, pour embêter l’impératrice, que le Q menait au trône, parce que l’omnibus qui porte cette lettre va de Charenton à la barrière du Trône. J’ignore si ce mauvais calembour était vrai, mais de moi on pourrait dire que cette lettre conduit à la fortune que je ne pourrais m’en froisser.

» Mais il y a un mais, un véritable cheveu. Quand les camarades vont apprendre ma chance, elles sont foutues de vouloir me faire chanter ; je leur ai écrit tant de lettres que mon miché de futur mari pourrait bien en avoir vent ; il faut qu’à tout prix tu les retires de la circulation ; dis-leur de mettre du papier dans leur sonnette. Je suis bonne fille et pas rosse ; quand je vais avoir du pognon, elles pourront me taper.

» Je t’embrasse.

» Léontine. »

Malgré que le gros Machin connût l’existence fantastique, il l’épousa, et elle eut l’audace d’aller à l’église en costume virginal !!!

Elle a eu tous les honneurs pour son état de fortune. Toute la haute société se donna rendez-vous dans ses somptueux salons. L’ambassadeur de Turquie, qui apprécia à leur juste valeur les formes qui lui valurent son mariage, lui a fait obtenir le grand cordon de l’ordre de l’Osmanié !

Malgré tout, Léontine est restée bonne fille ; elle ne reçoit pas les camarades, il est vrai, mais elle a pour excuse que c’est pour ne pas déplaire à monsieur. Elle a néanmoins pris pour femme de chambre à tout faire une de ses anciennes du boulevard ; il faut les entendre, les deux boulevardières ; lorsque les invités sont partis, elles se réunissent dans un petit salon pour fumer et boire comme jadis.

– Crois-tu, dit Léontine, que les hommes sont vaches ! ils n’ignorent pas mon existence passée, mais parce que j’ai du pognon et que mon mari peut faire la pluie ou le beau temps, à son gré, ils sont à plat ventre devant moi, eux qui autrefois ne m’auraient pas offert vingt sous pour boulotter.

Allons, laissons cela, et à ta santé, ma vieille !