Les Flagellants et les flagellés de Paris/XVII

Charles Carrington (p. 273-282).
CHAPITRE XVII
La Cité. — Le cabaret du Lapin-Blanc. — La rose blanche. — Le général et la femme aux jambes de bois. — Un singulier tambour. — L’as de pique. — Monsieur le premier.





Lîle de la Cité, le berceau de Paris, depuis Camulogène, 52 avant Jésus-Christ, jusqu’en 1856 a été souvent décrite par les historiens, notamment par le bibliophile Jacob, au double point de vue historique et pittoresque ; malgré cela l’île célèbre n’est guère connue que par les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, qui y a placé l’action et les principales scènes de son roman. Se faire une idée de ce qu’était la Cité d’après ce livre populaire, ce serait exactement comme si l’on voulait apprendre l’histoire de France dans les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, et la géographie dans les œuvres de Gustave Aymard.

Les générations passent rapides comme le vent. Personne aujourd’hui ne se souvient de ce dédale de rues étroites, boueuses, véritables cloaques, derniers vestiges du moyen-âge, où le soleil et la lumière ne pénétraient jamais, repaire de bandits, de voleurs et d’assassins, clapiers de filles publiques où la police n’osait jamais s’aventurer, même en force.

En voyant de nos jours le boulevard du Palais, la rue de Lutèce, la rue d’Arcole, le quai du Marché neuf et le quai du Marché aux Fleurs, voies somptueuses, si vivantes, si grouillantes, si aérées, qui se souvient, dis-je, que sur leur emplacement, il y a à peine quarante-cinq ans, il existait une véritable forêt de Bondy.

Eugène Sue a popularisé le tapis franc de la rue aux Fèves, le cabaret du Lapin Blanc, tenu par la mère Mauras, dont il a fait un type imaginaire, comme d’ailleurs ceux de Bras rouge, du Chourineur, du Maître d’école, de la Chouette et de la Goualeuse, mais ce cabaret et cette rue ne sont qu’un extrait de l’ensemble que présentait l’île de la Cité, qui avait un caractère unique au monde.

La population composée de ravageurs, de regrattiers, de chiffonniers, d’individus pratiquant les métiers les plus étranges était digne du cadre.

Chaque rue tirait son nom des corporations qui y avaient élu domicile depuis des siècles ; telles les rues de La Barillerie, habitée par les tonneliers, où se trouvaient les caves des rois de France, la rue de La Calendre, par les calendreurs de draps, la rue des Marmouzats, par les fabricants d’images enluminées, la rue des Chaircuitiers,par les marchands de salaisons, la rue Coquatrix, par les cuisiniers — la première syllabe coq désigne encore de nos jours le cuisinier à bord des navires sous le nom de maître coq. — La rue des Fripiers, par les marchands d’habits, enfin la rue Saint-Éloi, par les forgerons.

Les voitures étaient un évènement, d’ailleurs elles n’auraient pu circuler à cause de l’étroitesse des rues, et ensuite à cause des auvents et des étalages qui faisaient saillies sur la chaussée, dont le milieu était coupé par un large ruisseau constamment exploré par les ravageurs.

Il me souvient d’avoir flané dans la cité, et, aujourd’hui à tant d’années de distance, mon impression est aussi vivace qu’au temps de ma prime jeunesse. C’est que cette population si hétéroclite qu’elle fut, n’était pas banale, elle avait un caractère particulier qui en faisait un monde à part, un monde spécial, enclavé entre le Pont-Neuf, le pont d’Arcole, le pont Saint-Michel et le chevet de Notre-Dame ; ce n’était ni la rive droite, ni la rive gauche, c’était la Cité, et bien des gens étaient aussi fiers d’en être citoyens que d’habiter le quartier du faubourg Saint-Germain.

Malgré la grande quantité de filles publiques qui pullulaient dans les tapis francs, les hôtels garnis, les maisons borgnes, il existait rue Saint-Éloi une maison de tolérance, qui au-dessus de son gros numéro, avait pour enseigne une immense rose blanche. Cette maison, quoique située dans ce lieu perdu, avait une grande réputation parmi les amateurs de plaisirs sadiques, son extérieur était des plus modestes, mais son intérieur était d’un luxe inouï.

La rose blanche avait pour tenancière une femme jeune et jolie, mais elle était affligée de deux jambes de bois, cette infirmité loin de lui nuire avait fait sa célébrité dans un certain monde.

Son client le plus fidèle était le général de B… un marcheur intrépide ; dans toutes ses campagnes, à travers le monde, il avait usé et abusé de tous les raffinements qui peuvent se pratiquer en amour ; la flagellation la mieux entendue était devenue impuissante à le faire vibrer, seul il trouvait ce talent chez la femme aux jambes de bois.

La séance se passait dans une chambre meublée d’un lit de camp, les murs étaient tapissés de lithographies de Charlet, de Raffet et d’Horace Vernet représentant des épisodes de batailles,au-dessus du lit était une panoplie d’armes, les angles des murs étaient ornés de faisceaux de drapeaux.

Pour la cérémonie, elle endossait un costume de tapin, le général se déshabillait entièrement nu, elle devait obéir au commandement ; la première batterie était la diane, alors elle l’exécutait consciencieusement sur les reins du vieux brave avec ses jambes de bois, c’était la préparation ; ensuite venait le rassemblement qui amenait la mise au point, alors succédait la parade… puis enfin la retraite et l’extinction des feux.

Après cet exercice qui durait presque une heure la pauvre femme était exténuée et le général s’en allait les reins meurtris, battu et content.

Il y a quelques années, il existait dans une rue qui avoisine la barrière de l’Étoile, dans une maison d’opulente apparence, un lieu de rendez-vous, fréquenté seulement par les initiés ; on disait que la maîtresse du logis était commanditée par un ancien préfet.

La maison était connue sous le nom de l’as de pique.

La clientèle, cela va sans dire, n’était composée que de gens de la « haute », comme dans la chanson il y en avait pour tous les goûts, un des plus assidus était un personnage que l’on saluait respectueusement du nom de « monsieur le premier » : l’était-il, ne l’était-il pas ? Je ne peux l’affirmer ; mais il en avait toutes les allures. À jours fixes, il arrivait ; dans une chambre spéciale, un jeune garçon de quinze ou seize ans l’attendait, jamais le même, ils se déshabillaient tous deux, le jeune garçon devait préalablement le fustiger d’importance avec une forte baleine, alors quand il était prêt, il lui remettait deux photographies, l’une de sa femme, l’autre de sa fille et pendant que le jeune garçon remplissait l’office de femme, le vieux satyre lui disait :

– Pense que c’est toi quifais l’amour à ma femme et à ma fille, embrasse-les ; hein, comme elles sont jolies !

Je demandai à la maîtresse de la maison qui me racontait cette singulière passion :

– Consomment-ils quelque chose ?

– Oui, me répondit-elle, des serviettes et une éponge !

Une jeune femme très dévote, qui pour un empire n’aurait pas manqué la messe, s’était mariée avec un riche industriel, lequel avait pour elle une passion immense ; elle, hypocrite,sous ses dehors religieux, cachait une perversité profonde, ils lui servaient à masquer ses débordements. Un jour, son mari dut s’absenter pour ses affaires, son voyage dura deux mois. À son retour il fut prévenu par un ami que sa femme avait un amant. Il reçut ce coup en pleine poitrine, mais doutant encore, il résolut de la faire surveiller et de la surveiller personnellement ; il mit tout en œuvre pour arriver à découvrir la vérité, mais la femme, soit qu’elle se doutât de quelque chose, soit qu’elle eût été prévenue de la surveillance exercée autour d’elle, se méfiait et prenait ses précautions en conséquence. Ni le mari ni les agences ne purent rien découvrir. De guerre lasse, le mari eut une idée lumineuse. Comme sa femme allait à la messe encore plus souvent que par le passé, qu’elle était toujours à l’église, soit pour se confesser, soit pour communier, il alla à sa paroisse trouver un prêtre de ses amis, un camarade d’enfance qui, justement depuis peu, venait d’y être nommé vicaire.

– Je viens te demander un service, lui dit-il, un grand service.

– Je suis à ta disposition, lui répondit le prêtre, de quoi s’agit-il ? – J’ai une maîtresse…

– Comment, toi, qui possède une femme si charmante,si pieuse,tu es donc fou ?

– Non ! C’est une histoire que je te raconterai une autre fois, en dînant ensemble, et sûrement, au dessert, tu me donneras l’absolution. Allons au plus pressé ; elle doit venir se confesser aujourd’hui, je veux la confesser moi-même.

– Dans quel but ?

– Je te repète, tu le sauras plus tard.

– Mais c’est une vilaine action que tu me proposes ; si cette femme te confiait des secrets, tu n’es pas tenu au secret professionnel, tu pourrais les révéler ou en abuser.

– Rassure ta conscience, je veux simplement connaître à quel point elle m’aime, tu vois que cela n’est pas bien dangereux. Ami, c’est convenu, aujourd’hui, je prends ta place ; tu vas me prêter une soutane et ne t’occuper plus du reste.

Le prêtre lui prêta une soutane, lui donna une leçon et il s’installa sur un prie-dieu dans un des bas-côtés de l’église à l’ombre d’un pilier, attendant avec anxiété la venue de sa femme.

Elle arriva enfin, de noir vêtue, une épaisse voilette sur le visage, et s’agenouilla pour faire une prière.

Lui, dont le cœur battait violemment, tant son émotion était grande, la frôlait presque ; quand elle eut terminé, elle se releva et aperçut le prêtre dans la pénombre ; il lui fit un signe, et se dirigea alors vers le confessionnal — petite cabane en bois sculpté que les impies nomment la poivrière, et les voleurs la planche à lavement. — Elle le suivit, il entra rapidement, referma la porte vivement. Elle s’agenouilla pieusement, puis commença sa confession.

Le prêtre, au travers de son grillage, écoutait anxieusement, arrivant au récit le plus friand, elle se tut subitement.

Continuez, ma sœur, lui dit-il à voix basse, racontez-moitout, si vous voulez l’absolution.

Elle continua sans omettre aucun détail.

Et quels détails, il y en avait pour tous les goûts, « en fil de fer, en caoutchouc ».

– Pourquoi, lui dit le prêtre, avoir trompé votre mari ? Ne vous aimait-il pas, ne remplissait-il pas ses devoirs conjugaux ?

– Si, mon père, répondit-elle, mais j’en avais assez, il m’ennuyait.

– C’est un bien léger grief.

– C’est vrai, mais je l’ai trompé, comme on va à la campagne, pour changer d’air, et puis il était trop mon mari et pas assez mon amant.

– Pas assez votre amant. Qu’entendez-vous par là ?

– Il ne savait pas me faire vibrer ; si vous aimez mieux, dans ses épanchements, il était trop bourgeois. Tout pour lui, il oubliait que la femme n’est pas qu’une machine à enfants.

– Alors vous avez pris un amant qui savait… Comment avez-vous dit ?

– Me faire vibrer, parfaitement.

– Et il se nomme ?

– C’est mon beau-frère.

À ces mots, le mari se leva, sortit brusquement de son confessionnal et se planta en face de sa femme. Elle le reconnut, poussa un cri terrible et s’enfuit…

Elle était devenue folle.

L’église était déserte. Sans prendre le temps d’arracher sa soutane, il courut après elle ; elle se dirigea du côté de la Seine et s’y jeta du haut du Pont-Neuf. Au même moment, un bateau-mouche passait lentement, allant accoster au ponton ; au lieu de tomber dans l’eau, elle piqua unetête dans la cheminée.

Son corps boucha les orifices de la machine à vapeur. Tout à coup, retentit une explosion épouvantable : c’était la chaudière qui sautait.

Les éclats blessèrent plusieurs personnes ; l’une fut tuée sur le coup : c’était son amant !