Les Flagellants et les flagellés de Paris/XIII

Charles Carrington (p. 222-226).
CHAPITRE XIII
La poupée en caoutchouc. — Outrages aux mœurs. — Le mur Guilloutet. — Alors !…





Qu’est-ce que la secte des frôleurs ?

Cela est très délicat à expliquer, et le commissaire de police du faubourg Montmartre, lui-même, n’ose pas, dans ses rapports au préfet de police, mettre les termes techniques qui sont mentionnés dans les procès-verbaux de ses agents qui ont procédé aux arrestations des frôleurs en flagrant délit.

Les frôleurs, généralement bien mis, élégants même, quand la foule est grande, se pressent derrière les femmes qui se penchent pour mieux voir les objets exposés ; la poche du pantalon du frôleur du côté droit n’a pas de toile ; comme il a la main dans sa poche, il se livre à l’exercice que l’on devine, exercice que l’on nomme vulgairement : la bataille des jésuites, cinq contre un, ou soirée chez la veuve Poignet.

Au moment psychologique, par un geste rapide, il ouvre sa brayette, et éjacule sur le manteau ou sur la robe de la femme qui lui fait face.

Une brigade d’agents, composée de quatre hommes, commandée par un brigadier, est spécialement chargée de la surveillance des frôleurs ; elle en arrête souvent, mais que peut-on leur faire ? Rien. On les relâche après une sévère admonestation. En effet, l’outrage aux mœurs n’est pas public ; les femmes en sont quittes pour s’essuyer, et celles qui ont la foi catholique en sont quittes pour regretter qu’il soit mort sans baptême.

Ce brave M. X… faisait-il chapelle, comme le fait journellement un de nos députés très en vue, qui fut jadis ministre ?

Ceux qui font chapelle forment aussi une secte ; elle est plus nombreuse que celle des frôleurs.

Voici en quoi cette passion absurde consiste :

Ses adeptes sont tous revêtus, en hiver, d’un épais pardessus ; en été, ils en portent un léger ; leur pantalon est déboutonné.

On sait qu’il est d’usage dans les boutiques de modistes et de stoppeuses que les demoiselles travaillent à la devanture, séparées seulement du public, du passant,par le vitrage ; le cochon, je ne dis pas le vieux, car il y en a de jeunes qui font partie de cette secte, s’arrête devant le magasin. Il feint de regarder travailler les ouvrières ; quand, d’un regard jeté à droite et à gauche, il voit qu’il est seul, il entr’ouvre son pardessus de chaque main et fait voir ses parties génitales. Les demoiselles poussent des cris et se lèvent pour faire arrêter l’exhibitionniste, mais celui-ci s’empresse de partir d’un pas tranquille, ayant rapidement reboutonné son pardessus. Si, par hasard, un agent se trouve là, et que l’on l’arrête,il proteste avec indignation, et l’agent, qui arrête brutalement un malheureux loqueteux qui demande l’aumône, s’empresse de le relâcher avec force excuses : un homme si bien vêtu ne peut pas être coupable !

Alors, qu’avait donc bien fait M. X… ?

Je vais vous le dire, c’est incroyable, mais il y a jugement ; dès lors, il faut bien se rendre à l’évidence.

M. X… avait simplement fait distribuer des prospectus, dans lesquels, moyennant la somme de deux mille francs, il offrait de confectionner une poupée d’une certaine dimension avec le visage exact de la photographie que l’on voudrait bien lui adresser.

Il recevait de nombreuses commandes d’amoureux éconduits ou contemplatifs qui se livraient chez eux, cela va sans dire, aux pratiques de l’onanisme ou à toutes autres que leur imagination pouvait leur suggérer.

M. X…, chose inouïe, fut condamné à deux mille francs d’amende, juste le prix d’une de ses poupées.

En quoi réside, dans le fait de fabriquer une poupée en caoutchouc, un outrage aux mœurs ?

S’il plaisait à un monsieur de faire confectionner une poupée à l’image du président de la République, à celle du procureur général, ou à celle de la duchesse d’Uzès, et qu’il se livrât sur cette effigie à des attouchements malpropres, ou qu’il lui adressât des injures grossières,alors on le poursuivrait devant les tribunaux pour outrages aux mœurs ou pour injures àun magistrat dans l’exercice de ses fonctions !

C’est parfaitement absurde, le mur Guilloutet est là, chacun est maître chez soi, comme Charbonnier est maître chez lui, et si le capitaine Voyer et M. de Germiny, le premier, au lieu de choisir le bois de Vincennes pour donner, à minuit, des leçons de piano à un artilleur, et le second, une pissotière des Champs-Elysées pour, en qualité de membre d’un cercle catholique, chercher à pénétrer dans un centre ouvrier, étaient restés chez eux, ils n’auraient pas été poursuivis, et c’eût été justice, mais il ne faut jamais oublier le fameux axiome latin : Summum jus, summa injuria !

Une hypothèse qui pourrait devenir une grande vérité.

Supposons qu’un être malfaisant, un mauvais plaisant ou un ennemi personnel : un être malfaisant, il y en a partout, les mauvais plaisants pullulent ; quant aux ennemis, quel est le plus honnête homme qui n’en a pas ?

Supposons, dis-je, que l’un d’eux par méchanceté, par farce ou par pure vengeance, fasse adresser par un correspondant ou adresse personnellement, de Hollande, de Madrid ou de Bruxelles, un lot de photographies que nous qualifions d’obscènes, mais qui, à Bruxelles, passage du Nord et galeries Saint-Hubert, se vendent ouvertement et sont même affichées aux vitrines, à un particulier ou mieux à un libraire. Chacun sait que le fameux cabinet noir fonctionne plus régulièrement que sous la célèbre direction Vandal, et si l’enveloppe qui contient les photographies est décachetée, le libraire est dénoncé au Parquet par les violateurs, les magistrats font une descente chez lui juste à l’heure de l’arrivée du courrier et saisissent avant même que la victime ait eu le temps de décacheter l’enveloppe.

Voilà la moralité de l’élasticité de la loi sur les outrages aux mœurs ; elle n’est qu’un outrage à la raison. Un ancien chef de la sûreté me disait à ce sujet : « Si vous avez des ennemis, n’entrez jamais seul dans une pissotière. »

On comprend la raison, et j’ajoute que ce coup a été fait contre des gens dont on voulait se débarrasser.