Les Flagellants et les flagellés de Paris/XIV

Charles Carrington (p. 227-237).
CHAPITRE XIV
Un voyeur célèbre. — Le rendez-vous des flagellants et flagellés. — Hommes-Femmes. — Précieuses indications. — Un prince de la science.





Dans la rue de Varennes, vieille rue aristocratique s’il en fût, tout près de la rue du Bac, on rencontre une maison moitié bourgeoise, moitié atelier, comme dans le Marais.

Sous le porche, à gauche, est un escalier borgne par lequel on accède à un entresol ; on ne peut rien rêver de plus bourgeois comme aspect. Après avoir traversé l’antichambre, on se trouve dans une salle à manger percée de deux fenêtres qui donnent sur la rue ; deux portes vitrées, dans le fond, leur font face.

Le salon présente à peu près le même aspect, toujours deux fenêtres sur la rue et, en face, deux portes à deux battants.

Vers six heures du soir, comme dans les féeries du Châtelet, changement à vue. Au moyen de cloisons mobiles, la salle à manger et le salon, dans le sens de leur largeur, étaient coupés en deux parties ; celles-ci, au moyen d’autres cloisons, sont encore divisées en deux pour former deux petits cabinets complètement obscurs, qui, du côté opposé à leur entrée, font face aux portes vitrées de la salle à manger, ou aux portes du salon.

Comme ameublement, il y a un canapé des plus confortables, sous les coussins duquel sont dissimulées quelques serviettes.

Chacun de ces réduits a un canapé semblable.

Des ouvertures convenablement et mystérieusement ménagées permettent de voir, de chacun d’eux, sans être vu, l’intérieur d’une immense chambre à coucher.

Au milieu de cette chambre à coucher, pareil à un autel, un énorme lit surélevé de trois marches ; appendus aux murs, des gravures et des tableaux obcènes à faire rougir un escadron de cuirassiers.

Pourquoi cette machination théâtrale ?

Cet appartement est habité par une femme, Mme A… L…, qui a sûrement la tête la plus canaille qui se puisse rencontrer dans le monde entier, mais en revanche elle possède un corps sculptural, divin, merveilleux, une véritable Vénus.

Comme profession ordinaire, elle fait le trottoir dans la rue du Bac et dans la rue de Grenelle.

À certaines heures, les érotomanes arrivaient. Une vieille dame à l’aspect vénérable, tout ce qu’il y a de plus correct, les recevait avec la plus grande déférence.

Pour pénétrer dans l’intérieur de cette maison, il y avait un mot de passe, une formule connue seulement des invités.

La vieille dame. – Que désire monsieur ou madame ? suivant le sexe du visiteur, car il y en avait pour les deux.

Le visiteur ou la visiteuse. – Je viens pour la séance de magnétisme animal.

– Bien.

Sur cette réponse affirmative, que le visiteur ou la visiteuse fût seul ou deux, il donnait cinq louis ; c’était un prix fait comme des petits pâtés. La monnaie en caisse, on l’enfermait dans l’un des quatre cabinets — indifféremment — ci-dessus décrits.

La maîtresse du logis, quand les quatre cabinets étaient complets, descendait rue du Bac ou rue de Grenelle et allait faire son levage. Jamais elle ne franchissait ce périmètre. Quelques minutes après, elle revenait accompagnée d’un homme jeune ou vieux, cela importait peu ; pourtant le vieux était préférable. Elle n’était pas difficile pour le prix. Peu lui importait qu’il donnât peu ou beau coup, cela lui était fort indifférent. Pour elle, c’eût été un maigre bénéfice ; elle était payée plus largement par les voyeurs (il y eut un député, qui fit beaucoup parler de lui en son temps, qui fut longtemps acteur sans le savoir).

Elle entrait dans la chambre avec l’homme de rencontre. Tous deux se déshabillaient nus comme vers ; elle se mettait à courir autour du lit, pour suivie par l’homme. C’était la chasse à courre ; il ne manquait que les sonneurs de trompe.

Les postures succédaient aux postures. Quand c’était un vieillard, la chasse présentait plus de péripéties ; il courait, haletant, tombait, se relevait, courait encore ; quand elle avait jugé la course suffisante (d’autres clients attendaient), elle se laissait atteindre… On devine l’utilité du lit…

Alors des cabinets partaient non des soupirs, mais de véritables hurlements ; les hommes venus seuls, ceux qui étaient accompagnés d’une amie ou de leur chien, les tribades venues à deux se tordaient, excités par leurs immondes passions. C’était le rendez-vous des flagellants et des flagellés.

Filles de Lesbos, dames lesbiennes, mères, sœurs et filles des tribades antiques, vous qui n’êtes pas bégueules, ce que vous auriez vu accomplir dans cette maison vous aurait fait rougir à coup sûr ; il y avait de quoi, à travers les siècles, faire palpiter en vos tombes vos mânes licencieuses.

C’était infâme ; mais plus infâme encore le fils d’un magistrat, qui faisait alors son droit à Paris, qui y vit son père accomplir la fameuse chasse à courre pendant qu’il se faisait fouetter ; une princesse des plus authentiques qui, dans un accès de folie hystérique, enfonça la porte vitrée en criant : « À moi, à moi, frappez-moi, frappez plus fort ! »

Les jours de grand gala, quand un grand seigneur voulait s’offrir pour lui seul le régal de la chasse, on louait les quatre cabinets pour mille francs.

Alors la scène devenait inénarrable. Il était impossible d’aller plus loin dans l’ordure.

Il y avait des garçons bouchers, véritables hercules attachés à la maison, qui flagellaient les voyeurs.

Rien ne meurt, surtout le vice, qui est immortel. Que peuvent les magistrats, chargés de veiller à la morale publique, pour réprimer de semblables excès ?

Malheureusement peu de choses, quand des mineures ne sont pas le deus ex machina de semblables orgies.

Du reste, il faut avoir plus que les moyens pour s’en payer la vue.

J’ai connu cette maison d’une façon assez singulière.Voici dans quelles circonstances :

Une nuit de bal masqué, dans un grand établissement cher à l’illustre Prudhomme, connu sous le nom de Père la Pudeur, j’étais assis en compagnie d’un ami devant un guéridon. Vis-à-vis d’une grande glace, devant moi, deux femmes étaient assises à un guéridon voisin ; elles dégustaient lentement, en connaisseuses, une bouteille de champagne frappé. De ma place, je ne pouvais voir leur visage, mais dans la glace je pouvais admirer à mon aise leurs magnifiques épaules.

Toutes deux étaient grandes, chaussées de souliers de satin blanc, la jambe moulée dans un bas de soie marron à coins brodés, vêtues de deux robes à peu près semblables en satin blanc, broché de fleurettes multicolores. Les robes étaient à traîne ; le corsage, largement échancré, laissait voir une poitrine appétissante ; il ne tenait aux épaules que par miracle, laissant voir des bras nus, avec une petite fossette au coude ; leurs mains étaient fines et potelées. De près, en plongeant dans le corsage indiscret, on aurait pu voir la chute des reins. Pas de bijoux,un simple ruban de velours noir qui tranchait sur la blancheur de la peau. Elles étaient coiffées pareillement, à la Marie-Antoinette, avec trois plumes blanches qui formaient panache et retombaient gracieusement sur leurs merveilleux cheveux noirs, plus noirs que l’ébène.

Comme le matin approchait, je me hasardai à leur offrir à souper à un restaurant voisin alors en grande réputation.

Elles acceptèrent sans se faire prier.

Il faisait un temps sec, un peu froid ; le plein air ne pouvait que nous faire du bien. Nous voilà partis, j’en avais une à chaque bras faisant comme on dit « le panier à deux anses » ; elles se pelotonnaient auprès de moi, si près, si près, que, malgré leurs sorties de bal, je sentais la chaleur de leur peau… J’en avais la chair de poule, et je trouvais le restaurant, la terre promise, bien loin, bien loin.

Enfin j’aperçus le chasseur qui se tenait sur le seuil à l’affût des clients.

On nous offrit un cabinet, le splendide cabinet Louis XV. C’était un cadre splendide pour mettre en valeur les deux belles.

C’est à peine si je pus manger, je ne me lassais pas de les admirer, et je trouvais le souper bien long, avant le dessert.

Avec un peu de patience, et il en fallait, il arriva enfin. Je dis au garçon que je le sonnerais pour l’addition.

Ouf ! nous étions seuls.

Tout comme M. Clément, pour le fameux complot boulangiste, je me mis en devoir d’opérer une visite domiciliaire, une minutieuse perquisition, sans écharpe toutefois et surtout sans solennité.

Arrivé au terme de mon exploration, je poussai un cri terrible de fureur, de rage, de désappointement : je venais de rencontrer ce que la désolée Héloïse aurait bien voulu trouver chez Abélard après l’acte barbare du chanoine Fulbert.

– Mais vous êtes des hommes ! leur dis-je.

– Mais oui, répondirent-ils en minaudant, et en frappant les bouts de leurs doigts avec leurs éventails.

Je voulais douter, croire à une mauvaise plaisanterie. Hélas ! impossible, les preuves étaient palpables.

J’avais envie de taper dessus, de crier à la garde, à l’assassin ; mais la réflexion aidant, je pris la chose bravement et songeai à tirer parti de mon aventure.

– Comment t’appelles-tu, dis-je à l’un d’eux ?

– Valentine, surnommée la Duchesse.

– Et ton ami ?

– Lui, la Marquise.

– Et vous faites ce métier de courir les bals pour raccrocher les pédérastes ?

– Non ! Nous sommes venus pour nous amuser, car nous n’avons pas besoin de cela pour vivre, nous sommes entretenues très richement : Valentine, par un des plus riches banquiers parisiens, et moi, par le général X… De plus nous donnons des séances dans les maisons de plaisirs.

– Comment cela ?

– Dans les maisons à voyeurs.

– Avec des hommes.

– Parfois avec des garçons bouchers qui viennent figurer. On les nomme en ce cas des Étalons ; mais c’est assez rare, car ils se tiennent mal. Nous préférons travailler à nous deux de préférence. Alors, suivant les cas, nous sommes indifféremment actif ou passif ; seulement l’actif revêt un costume au goût du client.

– Quel costume ?

– Vous vous souvenez de l’affaire de la rue Montaigne. Lors de la descente de justice, on trouva dans le vestiaire des costumes d’évêque, de marin, de procureur général et de militaire qui servaient à l’usage que je viens d’indiquer ; on trouva même un costume complet de jeune mariée, y compris la couronne de fleurs d’oranger.

– Mais c’est tout simplement odieux.

– Des goûts et des couleurs, il ne faut pas discuter, me répondirent-ils en chœur.

– Ah ! vous avez raison, fis-je, il faut laisser l’égout.

– Monsieur n’a qu’à aller telle rue, tel numéro (cette rue porte le nom d’un personnage célèbre dans la pièce intitulée : les Chevaliers du pince-nez), le mot de passe est celui-ci : « Je viens de la part de M. Charles du Jockey » ; il en verra bien d’autres.

— Qu’en savez-vous ?

— Dans cette maison, je suis persona grata, car j’ai moi-même figuré à différentes séances mémorables, et je puis vous affirmer que ce n’est pas banal, c’est tout ce qu’il y a de plus select dans le genre porcherie.

– Mais vous avez de la littérature ?

– Parfaitement. Vous vous souvenez des vers de Malherbe ?

– Oui,

La garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas les rois.

– Eh bien ! si elle n’en défend pas les rois, celle qui veille aux barrières de l’Institut n’en défend pas davantage les princes de la science.

– Comment cela ?

– Je vais vous le dire. Il existe un illustre docteur, que ses études et son expérience auraient dû mettre à l’abri des faiblesses de notre pauvre humanité, au contraire, par saturation, sans doute, il est un passionnel, et cet homme, sain de corps et d’esprit, devient à certains moments un fou sadique, sa mentalité l’abandonne complètement.

– Ah !

– Oui, il vient dans la maison, se fait déshabiller complètement, un domestique le ligote comme un saucisson, sur le tapis ; alors apparaissent six femmes nues, six géantes, six colosses, qui font le simulacre de se battre comme des furies ; elles crient, jurent, hurlent, elles tombent successivement ; la dernière qui reste debout, décroche un paquet de cordes et frappe à tour de bras, l’homme qui se tord en contorsions épileptiques, en proie à un délire effroyable.

– Il n’en touche aucune ?

– Non, sa passion est satisfaite. Dans son état d’âme, il s’imagine qu’elles se sont battues pour lui.