Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XXXI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 302-313).




CHAPITRE XXXI.

le retour.


Ah ! ne craignez pas, ne craignez pas, bon seigneur Jean, que je vous trahisse ou que je vienne réclamer l’acquit d’une dette que la nature ne saurait payer. Soyez témoins, puissances sacrées, et vous, lumières qui commencez à luire, cette nuit prouvera le lien secret qui unit votre foi et la mienne.
Ancienne ballade écossaise.


Restés derrière leur maître, les deux serviteurs de Hugo de Lacy marchaient en gardant un silence profond, en hommes qui ne s’aiment pas et qui se défient l’un de l’autre, quoique réunis par le même service et partageant par conséquent les mêmes craintes et les mêmes espérances. La haine, à la vérité, était toute du côté de Guarine ; car Renault Vidal n’éprouvait que la plus grande indifférence pour son compagnon. Seulement il savait que Philippe ne l’aimait pas, et que tant qu’il serait en son pouvoir, il traverserait les projets qu’il avait à cœur. Il faisait peu attention à son compagnon, mais fredonnait, comme pour se rafraîchir la mémoire, des romances et des chansons, dont plusieurs étaient composées dans des langues que Guarine, qui n’entendait que sa langue natale, ne comprenait pas.

Il y avait deux heures qu’ils marchaient de cette manière ennuyeuse, quand ils furent rencontrés par un homme à cheval, menant en laisse un palefroi tout sellé. « Pèlerins, » dit l’homme après les avoir regardés avec attention, « lequel de vous se nomme Philippe Guarine ?

— Je réponds à ce nom, à défaut d’un meilleur, dit l’écuyer.

— En ce cas votre maître vous salue, dit l’envoyé, et il m’a chargé de vous montrer ceci afin que vous sachiez que je viens réellement de sa part. »

Il montra un rosaire que Philippe reconnut aussitôt pour celui du connétable.

« Je reconnais ce gage, dit-il ; annonce-moi la volonté de mon maître.

— Il me charge de te dire, reprit le cavalier, que sa visite a réussi aussi bien que possible, et que ce soir même, au coucher du soleil, il possédera ce qui lui appartient. Il désire donc que tu montes sur ce palefroi, et que tu viennes avec moi à Garde-Douloureuse, où ta présence sera nécessaire.

— C’est bien, je vais lui obéir, » dit l’écuyer, très-satisfait de cette nouvelle, et non moins content de quitter son compagnon de voyage.

« Et quelle commission avez-vous pour moi ? » dit le ménestrel s’adressant au messager.

« Si vous êtes, comme je le pense, le ménestrel Renault Vidal, vous devez attendre votre maître au pont du combat, comme il vous l’a déjà recommandé.

— J’y serai comme mon devoir me l’ordonne, » répondit Vidal ; et à peine eut-il achevé, que les deux cavaliers lui tournèrent le dos, partirent au grand galop, et furent bientôt hors de vue.

Il était en ce moment quatre heures du soir, et le soleil baissait ; cependant trois heures devaient encore s’écouler avant celle du rendez-vous, et le lieu n’était éloigné que d’environ quatre milles. Aussi, Vidal, soit pour se reposer, soit pour réfléchir, quitta le sentier et entra dans un petit taillis à gauche, d’où coulaient les eaux d’un ruisseau, alimenté par une petite fontaine qui bouillonnait parmi les arbres. Là, le voyageur s’assit, et d’un air qui dénotait qu’il ne pensait guère à ce qu’il faisait, il regarda fixement la petite fontaine pendant plus d’une demi-heure, sans changer de position, de sorte qu’il aurait pu, dans les temps du paganisme, représenter la statue d’un dieu des ondes penché sur son urne, et uniquement occupé à regarder l’eau qu’elle versait.

Enfin il sortit de cette profonde rêverie, se releva et tira de sa valise de pèlerin quelque nourriture grossière, comme s’il se fût tout à coup rappelé que la vie ne se soutenait pas sans aliments. Mais il avait probablement quelque chose sur le cœur qui lui fermait le gosier ou l’appétit. Après une vaine tentative pour avaler un morceau de pain, il le jeta loin de lui avec dégoût, et recourut à une petite gourde dans laquelle était du vin ou une autre liqueur ; mais apparemment ceci non plus n’était pas de son goût, car il jeta au loin sa valise et la bouteille ; et se penchant vers la source, y but à longs traits, y baigna ses mains et son visage ; et quittant la fontaine avec l’air d’être rafraîchi, il reprit lentement son chemin, chantant, d’un ton bas et mélancolique, des fragments de vieille poésie dans une ancienne langue. Tout en voyageant avec cet air triste, il arriva enfin près du pont du combat, à côté duquel s’élevaient avec orgueil les tours du célèbre château de Garde-Douloureuse. « C’est donc ici, dit-il… ici que je dois attendre le fier de Lacy. Qu’il en soit ainsi, mon Dieu !… Il me connaîtra mieux avant que nous nous séparions. »

En disant ces mots, il traversa le pont d’un pas allongé et résolu ; et, gravissant un monticule qui s’élevait à quelque distance sur la rive opposée, il contempla pendant quelque temps la scène placée au-dessous de lui, la magnifique rivière, riche des teintes du couchant qu’elle réfléchissait, les arbres qui se dépouillaient déjà, et que l’approche de l’automne faisait paraître plus sombres à l’imagination, les murs et les tours noirâtres du château féodal, d’où parfois partait un éclair de lumière à mesure que les armes de quelque sentinelle recevaient un rayon passager du soleil couchant.

La figure du ménestrel, qui avait jusqu’alors été sombre et troublée, sembla s’adoucir par la tranquillité de cette scène. Il détacha son vêtement de pèlerin, et laissa une partie de ses longs plis retomber autour de lui comme un manteau, sous lequel on voyait sa cotte de ménestrel. Il prit à son côté une rote (espèce de viole dont on jouait au moyen d’une petite roue), et faisant entendre de temps en temps un air gallois, il chanta un lai dont nous ne pouvons offrir que quelques fragments traduits littéralement de l’ancienne langue dans laquelle il le composait ; nous dirons que ces vers sont dans ce genre de poésie symbolique que Taliessin, Klewarch Hen, et autres bardes, avaient peut-être

emprunté des anciens druides.
chant druidique.


À ma lyre j’ai dit : « Qui troubla tes accents ?
— C’est, dit-elle, celui dont se moquaient mes chants. »
La lame d’argent plie, et l’acier seul résiste.
La bonté perd courage, et la haine persiste.

Du miel le doux parfum flatte un moment nos sens,
De l’absinthe le goût se fait sentir long-temps.
L’agneau suit le boucher, sur les monts le loup veille ;
Quand la bonté s’endort, la vengeance s’éveille.

J’ai dit au fer : « Pourquoi brilles-tu plus long-temps
Sur l’enclume rougi, que le tison des champs ?
— Je viens, dit-il, d’un gouffre, et lui d’un frais bocage. »
La clémence est muette, et la vengeance outrage.

« Chêne, aux rameaux de cerf ressemblent tes rameaux.
— Hélas ! je périssais rongé des vermisseaux. »
La nuit l’enfant puni sait ouvrir la tourelle :
La bonté n’a qu’un jour, la haine est éternelle.

L’éclair détruit la flèche où la cloche sonnait ;
L’orage, les vaisseaux qu’un doux zéphyr berçait ;
Point de vaillant héros sans un fort adversaire ;
La bonté dure peu, la vengeance est colère.

Plusieurs autres descriptions sauvages y étaient mêlées, chacune ayant quelque analogie, quoique fantasque et éloignée, avec le sujet qui revenait comme un refrain à la fin de chaque stance ; de sorte que ce lai ressemblait à un morceau de musique qui, après des variations bizarres, revient toujours à la simple mélodie à laquelle on voulait joindre des ornements.

Tandis que le ménestrel chantait, ses yeux étaient fixés sur le pont et sur ce qui l’entourait ; mais quand il eut fini, regardant les portes éloignées de Garde-Douloureuse, il vit qu’elles étaient ouvertes, et que les gardes et les serviteurs se rassemblaient hors des barrières, comme pour partir pour quelque expédition, ou pour recevoir quelque haut personnage. En même temps, jetant les yeux autour de lui, il s’aperçut que les environs, si solitaires quand il s’était assis sur la pierre d’où il pouvait les contempler, se couvraient d’une foule considérable.

Pendant sa rêverie, plusieurs personnes, les unes seules, les autres en groupes, des hommes, des femmes et des enfants, avaient commencé à s’assembler sur les deux rives, et s’y promenaient tous en attendant quelque spectacle. Il y avait aussi beaucoup de rumeur du côté des moulins flamands, qui, quoique à une assez grande distance, étaient entièrement à la portée de sa vue. Une procession paraissait s’y former : elle avança bientôt au son des pipeaux, du tambourin, et de divers autres instruments, et bientôt elle s’approcha, en bon ordre, du lien où Vidal était assis.

La cérémonie paraissait d’une nature pacifique ; car les vieillards du petit établissement, vêtus de leurs simples robes rousses, marchaient trois de front, après les musiciens ; ils étaient appuyés sur leurs bâtons, et réglaient le mouvement de toute la procession par leurs pas réguliers. Après ces pères de l’établissement venait Wilkin Flammock, monté sur son énorme cheval de guerre, et armé complètement, à l’exception de sa tête qui était nue, comme un vassal prêt à rendre hommage militaire à son maître. Après lui marchait, en rang de bataille, l’élite de la petite colonie, consistant en trente hommes bien armés et bien équipés, dont les membres vigoureux et l’armure brillante montraient l’ordre et la discipline ; cependant ils n’avaient pas le coup-d’œil plein de feu du soldat français, ou le regard fier qui caractérise l’Anglais, ou l’impétuosité sauvage et la vivacité qui distingue les Gallois. Les mères et les jeunes filles de la colonie venaient ensuite, puis les enfants avec des visages aussi arrondis, des traits aussi sérieux, et une marche aussi graves que celle de leurs parents ; et enfin, comme arrière-garde, on voyait les jeunes gens depuis l’âge de quatorze à vingt ans, armés de lances légères, d’arcs et autres armes convenables à leur âge.

Cette procession tourna autour du petit monticule sur lequel était assis le ménestrel, traversa le pont du même pas lent et régulier, forma une double ligne, ayant le visage tourné les uns vers les autres, comme pour recevoir quelque personne de distinction, ou pour être témoin de quelque cérémonie ; Flammock resta à l’extrémité de l’avenue que formaient ses compatriotes, et s’occupa tranquillement, mais attentivement, à faire tous les préparatifs nécessaires.

Pendant ce temps, des badauds des pays voisins, conduits probablement par la simple curiosité, commencèrent à se grouper, et faisaient un rassemblement près de la tête du pont qui se trouvait vis-à-vis le château. Deux paysans anglais passèrent près de la pierre où était assis Vidal… « Veux-tu nous chanter une chanson, ménestrel ? dit l’un d’eux, et voilà une pièce de six sous pour toi, » ajouta-t-il en jetant dans son chapeau une petite pièce d’argent.

« Un vœu me lie, reprit le ménestrel, et je ne puis pratiquer la gaie science maintenant.

— Ou vous êtes trop fier pour chanter pour des paysans anglais, dit le plus gai, car votre langue a l’accent normand.

— Gardez toujours l’argent, dit le plus jeune, le pèlerin aura ce que le ménestrel ne veut pas gagner.

— Je vous prie de reprendre votre don, mon ami, dit Vidal, je n’en ai pas besoin… mais ayez la bonté de me dire, à la place, ce qu’on doit faire ici.

— Quoi ! ne savez-vous pas que nous avons retrouvé notre connétable de Lacy, et qu’il doit investir solennellement les tisserands flamands de tout ce que Henri d’Anjou leur a donné ?… Si Édouard le Confesseur vivait encore, ces coquins de Flamands n’auraient pour tout don que le gibet. Mais venez, voisin, ou nous ne pourrons jouir du coup d’œil. »

En disant ces mots, ils descendirent précipitamment la colline.

Vidal regarda la porte du château ; le mouvement éloigné des bannières, et l’essaim de cavaliers qu’il vit imparfaitement à une telle distance, lui apprirent que quelque personnage important allait sortir à la tête d’une troupe considérable. Le son faible mais distinct des trompettes éloignées le confirmait dans cette opinion. Bientôt il aperçut, par les nuages de poussière qui s’élevèrent entre le pont et le château, et par le son plus rapproché des clairons, que la troupe s’avançait vers lui.

Vidal semblait irrésolu s’il resterait à cette place, d’où il avait une vue complète, mais éloignée, de toute la scène, ou si, pour la voir de plus près, quoique moins en détail, il se mêlerait à la foule qui entourait maintenant le pont jusqu’à l’avenue qui était tenue ouverte par les Flamands armés et rangés en bon ordre.

Un moine passa rapidement près de Vidal, qui lui demanda, comme au paysan, la cause de ce rassemblement : le prêtre marmotta de dessous son capuchon, que le connétable de Lacy, pour premier acte d’autorité, devait présentement remettre aux Flamands la charte royale de leurs privilèges.

« Il s’empresse d’exercer son autorité, à ce qu’il me paraît, dit le ménestrel.

— Celui qui vient d’obtenir une épée est impatient de la sortir du fourreau. » reprit le moine, et il ajouta encore quelques phrases que le ménestrel n’entendit qu’imparfaitement, car le père Aldrovand n’était pas rétabli de la blessure qu’il avait reçue pendant le siège.

Vidal néanmoins comprit qu’il allait trouver le connétable pour solliciter son intercession en sa faveur.

« Moi aussi je veux aller le rejoindre, » dit Renault Vidal, quittant tout à coup la pierre qu’il occupait.

« Suivez-moi donc, marmotta le prêtre ; les Flamands me connaissent et me laisseront passer. »

Mais le père Aldrovand étant en disgrâce, son influence ne fut pas si puissante qu’il s’en était flatté, et lui et le ménestrel furent portés çà et là par la foule, et séparés l’un de l’autre.

Vidal, néanmoins, fut reconnu par les paysans anglais qui lui avaient déjà parlé. « Sais-tu faire des tours de jongleur, ménestrel ? dit l’un ; tu pourrais beaucoup gagner, car nos maîtres normands aiment la jonglerie.

— J’en connais un, dit Vidal ; et je pourrai vous le montrer si vous voulez me faire place. »

Ils s’éloignèrent un peu, et il eut le temps de jeter son bonnet, d’ôter les bottines de cuir qui recouvraient ses jambes et ses genoux, ne gardant que ses sandales. Il attacha ensuite un mouchoir de couleur autour de ses cheveux noirs et brûlés par le soleil, et, se débarrassant de sa casaque, il montra des bras nerveux et basanés.

Mais, tandis qu’il amusait par ces préparatifs ceux qui l’entouraient, il se fit un mouvement dans la foule, et l’on entendit le son voisin des trompettes, auxquelles répondit toute la musique flamande, accompagnée des cris, en normand et en anglais, de « Vive le brave connétable ! que Notre-Dame protège le brave de Lacy ! »

Vidal fit des efforts inouïs pour s’approcher du chef de la procession, dont il ne pouvait voir que le panache, et sa main droite tenant le bâton de commandement, tant il était entouré d’officiers et de soldats. Enfin ses efforts réussirent, et bientôt il ne fut éloigné du connétable que de trois pas ; il était alors dans un petit cercle dont on avait eu bien de la peine à éloigner les curieux, afin que la cérémonie pût s’y accomplir. Il avait le dos tourné vers le ménestrel, et il se baissait sur son cheval pour délivrer la charte royale à Wilkin Flammock, qui avait mis un genou en terre, afin de la recevoir avec plus de respect. Sa posture obligeait le connétable de se baisser si bas, que ses plumes semblaient se mêler à la crinière flottante de son noble coursier.

À ce moment, Vidal sauta avec une agilité singulière par-dessus les têtes des Flamands qui gardaient le cercle, et en un clin d’œil son genou droit était sur la croupe du cheval du connétable, sa main gauche avait saisi le collet de son habit de buffle ; puis, s’attachant à sa victime, comme le tigre à sa proie, il tira promptement un poignard court, aigu, et l’enfonça derrière le cou, précisément à l’endroit où l’épine, qui fut divisée par le coup, sert à transmettre au corps humain l’influence mystérieuse du cerveau. Le coup fut porté avec fermeté et la plus grande justesse de coup d’œil. L’infortuné cavalier tomba de sa selle, sans pousser un seul gémissement et sans se débattre, comme le taureau tombe dans l’arène sous le fer du taureador ; le meurtrier s’assit sur la même selle, brandissant son poignard sanglant et pressant le cheval afin de prendre la fuite.

Il aurait pu effectivement s’échapper, tant ceux qui l’entouraient étaient étourdis par la promptitude et l’audace de l’entreprise ; mais la présence d’esprit de Flammock ne l’abandonna pas : il saisit le cheval par la bride, et, aidé de ceux qui n’avaient besoin que d’un exemple, il fit prisonnier le cavalier, lui lia les bras, et s’écria à haute voix qu’il fallait le conduire devant le roi Henri. Tette résolution, annoncée par la voix sonore et décidée de Flammock, fit taire les cris d’assassin et de trahison qui s’étaient élevés, tandis que les habitants des pays ennemis les uns des autres, et qui composaient la foule, s’accusaient réciproquement de ce crime.

Tous, cependant, se dirigèrent vers Garde-Douloureuse, excepté quelques-uns de la suite de la noble victime, qui restèrent pour emporter le corps de leur maître, avec toute la solennité du deuil, du lieu où il était arrivé avec tant de pompe triomphale.

Quand Flammock arriva à Garde-Douloureuse, il entra facilement avec son prisonnier et les témoins qu’il avait choisis pour prouver l’exécution du crime. Quand il demanda une audience, on lui répondit que le roi avait recommandé que personne ne fût admis avant son ordre. Cependant les nouvelles du meurtre du connétable étaient si étranges, que le capitaine de Garde-Douloureuse se hasarda à interrompre la solitude de Henri pour lui apprendre l’événement. Il revint avec l’ordre que Flammock et son prisonnier fussent admis tout de suite dans l’appartement royal. Ils y trouvèrent Henri, entouré de plusieurs personnes qui se tenaient respectueusement derrière le siège du roi, dans l’endroit le plus obscur de la salle.

Quand Flammock entra, son embonpoint et ses membres contrastaient singulièrement avec son visage, que la scène dont il avait été témoin et le trouble qu’il éprouvait de se trouver dans la chambre du roi avaient couvert d’une grande pâleur. À côté de lui était son prisonnier, intrépide malgré sa situation. Le sang qui avait jailli de la blessure de sa victime couvrait ses membres nus et ses légers vêtements ; mais son front et son mouchoir en étaient surtout souillés.

Henri le regarda sévèrement ; mais Vidal non-seulement soutint ce regard sans crainte, mais parut y répondre par un autre de défi.

« Quelqu’un connaît-il ce misérable ? » dit Henri regardant autour de lui.

Personne ne répondit tout de suite ; mais Philippe Guarine, sortant du groupe qui se tenait derrière le fauteuil du roi, dit, quoique avec hésitation : « Avec votre permission, sire, sans l’étrange manière dont il est vêtu, je dirais que c’est un ménestrel de la maison de mon maître, nommé Renault Vidal.

— Tu te trompes, Normand, reprit le ménestrel ; ma servitude et ma basse extraction n’étaient que supposées : je suis Cadwallon le Breton, Cadwallon des neufs lais, Cadwallon le premier barde de Gwenwyn de Powysland et son vengeur ! »

Comme il prononçait le dernier mot, ses regards rencontrèrent ceux d’un pèlerin qui s’était peu à peu avancé de l’endroit où était placée la suite, et qui maintenant était en face de lui.

Les yeux du Gallois exprimèrent tellement l’effroi, qu’on aurait dit qu’ils allaient sortir de leur orbite ; puis il s’écria d’un ton de surprise et d’horreur : « Les morts reviennent-ils devant les monarques ? ou, si tu es vivant, qui donc ai-je tué ?… Ce n’est pas un rêve, pourtant, cette attaque et ce coup que j’ai porté !… Cependant ma victime est devant moi !… N’ai-je pas tué le connétable de Chester ?

— Tu as effectivement tué le connétable, reprit le roi ; mais apprends, Gallois, que c’était Randal de Lacy, à qui nous avions donné cette charge ce matin, pensant que notre loyal et fidèle Hugo de Lacy avait été perdu à son retour de la terre sainte, ayant entendu dire que son vaisseau avait fait naufrage. D’ailleurs, tu n’as abrégé que de quelques heures l’élévation momentanée de Randal ; car le soleil de demain l’aurait encore retrouvé sans biens et sans seigneurie. »

Le prisonnier laissa retomber avec désespoir sa tête sur son sein. « Je pensais, dit-il, qu’il avait changé son coursier et s’était empressé de montrer son triomphe. Puissent se fermer ces yeux qui se sont laissé tromper par des hochets, un beau panache et un bâton verni !

— J’aurai soin, Gallois, que tes yeux ne te trompent plus, » dit le roi sévèrement ; « avant onze heures ils seront fermés pour tout ce qui est terrestre.

— Puis-je prier Votre Majesté, dit le connétable, de me permettre de faire quelques questions à ce malheureux ?

— Quand je lui aurai demandé, dit le roi, pourquoi il a trempé ses mains dans le sang d’un noble Normand.

— Parce que celui que je voulais tuer, » dit le Breton, ses yeux féroces regardant alternativement le roi et de Lacy, « avait versé le sang du descendant de mille rois, auprès duquel le sien ou le tien, fier comte d’Anjou, n’était que comme le bourbier du grand chemin auprès de la fontaine argentée. »

L’œil de Henri menaçait le barde audacieux ; mais il retint son courroux quand il vit le regard suppliant du connétable. « Que veux-tu lui demander ? dit-il ; va vite, car son temps est compté.

— Avec votre permission, sire, je lui demanderai pourquoi, pendant des années, il n’a pas pris une vie à laquelle il en voulait, et qui était en son pouvoir, et que même ses services fidèles en apparence ont sauvée.

— Normand, dit Cadwallon, je vais te répondre : quand je me mis à ton service, c’était bien mon intention de te tuer cette même nuit. Voilà l’homme, » montrant Philippe Guarine, « à qui tu dus ta sûreté.

— En effet, dit de Lacy, je me rappelle quelques circonstances qui dénotaient une pareille intention ; mais pourquoi l’as-tu négligée, quand d’autres occasions t’en donnaient la possibilité ?

— Quand le meurtrier de mon souverain devint le soldat de Dieu, reprit Cadwallon, et servit sa cause en Palestine, il n’avait rien à craindre de ma vengeance terrestre.

— Étonnante modération de la part d’un assassin gallois ! » dit le roi avec mépris.

« Et que n’ont pas eue, reprit Cadwallon, certains princes chrétiens qui n’ont jamais négligé les occasions de pillage ou de conquête que leur offrait l’absence d’un rival parti pour la sainte croisade.

— Par la sainte croix ! » dit Henri, sur le point d’éclater, car ceci l’attaquait particulièrement, mais, s’arrêtant tout à coup, il dit, d’un air de mépris : « Conduisez ce misérable au gibet.

— Encore une question, dit de Lacy : Renault, ou quel que soit ton autre nom, depuis mon retour tu m’as rendu des services qui ne s’accordent nullement avec la résolution que tu avais prise contre ma vie : tu m’as aidé dans mon naufrage, et m’as guidé en sûreté dans le pays de Galles, où mon nom seul m’eût voué à la mort ; et pourtant la croisade était finie.

— J’éclaircirais bien tes doutes, dit le barde, mais on penserait que je sollicite pour ma vie.

— N’hésite pas, dit le roi ; notre saint-père intercéderait pour toi, que ses prières seraient vaines.

— Eh bien donc, dit le barde, apprends la vérité : j’étais trop fier pour permettre aux vagues et aux Gallois d’accomplir ma vengeance. Apprends aussi, ce qui peut-être était une faiblesse de Cadwallon, que l’habitude de vivre avec toi avait divisé mes sentiments entre la haine et l’admiration. Je pensais toujours à ma vengeance, mais comme à une chose que je ne pourrais jamais terminer, et qui me paraissait plutôt une image dans les cieux qu’un but que je pouvais jamais atteindre ; et quand je te vis aujourd’hui même si déterminé, si fermement résolu à supporter en homme le sort qui te menaçait, tu me parus ressembler à la dernière tour d’un palais ruiné, qui élève encore sa tête vers le ciel malgré qu’il soit entouré des débris de ses murs splendides ; puissé-je périr, me dis-je, avant d’achever sa destruction ! Alors, oui, même alors, il n’y a que quelques heures, si tu avais accepté ma main, je t’aurais servi comme jamais serviteur n’a servi son maître. Tu la rejetas avec mépris. Et encore il fallait que je te visse, comme je me le figurais, foulant aux pieds avec tout l’orgueil normand ce terrain où tu tuas mon maître, pour que je prisse la résolution de frapper ce coup que je te destinais, mais qui a tué au moins un homme de ta race usurpatrice. Je ne répondrai plus à d’autres questions. Conduisez-moi à la hache ou au gibet, c’est indifférent à Cadwallon : mon âme sera bientôt avec mes libres et nobles ancêtres.

— Mon souverain et mon prince, » dit de Lacy en ployant un genou devant Henri, « pouvez-vous entendre ces paroles et refuser une grâce à votre ancien serviteur ?… Épargnez cet homme ! N’éteignez pas une telle lumière parce qu’elle est égarée !

« Lève-toi, lève-toi, de Lacy, et rougis de ta demande, dit le roi. Le sang de ton parent, le sang d’un noble Normand teint les mains et le front d’un Gallois. Aussi sûr que je suis roi, il mourra avant qu’il soit essuyé ; allons ! qu’on le conduise promptement au supplice. »

Cadwallon fut aussitôt emmené sous escorte. Le connétable paraissait intercéder pour lui plutôt par ses gestes que par ses paroles.

« Tu es fou, de Lacy, tu es fou, mon ancien et véritable ami, de me presser comme tu le fais, dit le roi en le forçant à se lever ; ne vois-tu pas que ma sévérité, dans cette affaire, n’est que pour toi ?… Ce Randal, par des largesses et des promesses, s’est fait beaucoup d’amis qui ne seront pas peut-être faciles à ramener sous tes ordres, te voyant revenir sans puissance, sans richesses. S’il eût vécu, nous aurions eu bien de la peine à le priver entièrement du pouvoir qu’il avait acquis. Nous devons remercier l’assassin gallois qui nous a débarrassés de lui ; mais ses partisans se plaindraient si l’on épargnait l’assassin. Quand le sang aura payé le sang, tout sera oublié, et leur loyauté reprendra son cours naturel, en te reconnaissant leur lord légitime. »

Hugo de Lacy se releva et chercha à combattre respectueusement les raisons politiques de son adroit souverain, car il voyait bien qu’il y tenait, moins par rapport à lui, que pour effectuer le changement d’autorité féodale, avec le moins d’embarras possible pour le pays ou pour le souverain.

Henri écouta patiemment ses arguments, et les combattit avec calme, jusqu’à ce que les sons funèbres du tambour et de la cloche se firent entendre. Il conduisit alors de Lacy à une croisée, qu’une forte lueur rougeâtre commençait à éclairer. Un corps de soldats, chacun tenant en main une torche allumée, passa le long de la terrasse en revenant de faire exécuter le sauvage mais intrépide Breton ; ils criaient : « Vive notre roi Henri ! et périssent ainsi tous les ennemis des bons Normands !