Les Fiancés (Montémont)/Chapitre XXV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 4p. 245-249).




CHAPITRE XXV.

la délivrance.


C’était un lieu enchanteur, dit-on, aux jours de fête ; mais maintenant l’endroit est maudit.
Wordsworth.


Le lieu où le combat s’était livré et où lady Éveline avait été enfermée paraissait sauvage et singulier ; c’était une petite plaine unie formant une espèce de lieu de repos entre deux chemins très-inégaux, dont l’un serpentait le long du ruisseau, et l’autre continuait à monter. Étant entouré de montagnes et de bois, c’était un lieu célèbre pour trouver du gibier, et autrefois un prince gallois, renommé pour son hospitalité, son amour pour le crw[1] et la chasse, avait construit un rendez-vous où il fêlait ses amis et ses serviteurs avec une profusion sans exemple dans la Cambrie.

Les bardes, dont l’imagination était toujours captivée par la magnificence, et qui ne voyaient pas d’obstacle à la profusion particulière qu’étalait ce potentat, lui donnèrent le surnom d’Edris des Gobelets, et le célébrèrent dans leurs odes en des termes aussi pompeux que ceux qui chantèrent les héros du fameux Hirlas Horn. Le sujet de leurs louanges cependant fut enfin victime de sa prodigalité, ayant été poignardé dans une de ces scènes de confusion et de débauche qui terminaient souvent ces banquets renommés. Saisis d’horreur à cette catastrophe, les Bretons assemblés enterrèrent les restes du prince dans le lieu où il mourut, sous la voûte étroite où Éveline avait été renfermée ; et en ayant barricadé l’entrée avec des fragments de roche, ils entassèrent au-dessus un cairn[2] immense, ou pile de pierres, sur le sommet duquel ils exécutèrent l’assassin. La superstition garda ce lieu, et pendant bien des années le souvenir d’Edris resta inviolable, quoique le monument fût tombé en ruine et que ses vestiges fussent presque totalement détruits.

Depuis quelques années une bande de voleurs gallois avait découvert l’entrée secrète et l’avait déblayée dans l’espoir de fouiller la tombe pour y trouver des armes et des trésors qu’on enterrait alors souvent avec les morts. Ils furent désappointés, et n’obtinrent par la violation du tombeau d’Edris que la connaissance d’un lieu secret qui pouvait servir à déposer leur butin, ou à cacher un des leurs en danger.

Quand les serviteurs de Damien, au nombre de cinq ou six, eurent expliqué à Wilkin ce qui leur était arrivé, on en conclut que Damien leur avait ordonné de monter à cheval à la pointe du jour, avec des troupes plus considérables, pour aller, à ce qu’ils comprirent, contre un parti de paysans insurgés, mais que tout à coup il avait changé d’avis, et, divisant sa force en petites bandes, s’était occupé ainsi qu’eux à reconnaître plusieurs passages des montagnes entre le pays de Galles et les Marches de l’Angleterre, dans le voisinage de Garde-Douloureuse. Ce mouvement leur était si habituel, qu’ils n’en furent nullement surpris. Les guerriers des Marches l’employaient souvent pour intimider les Gallois en général, mais surtout les bandes de proscrits qui, sans gouvernement régulier, parcouraient ces frontières sauvages. Cependant ils remarquèrent qu’en faisant cette manœuvre, Damien semblait abandonner la pensée de disperser les insurgés ; ce qu’on avait considéré comme le but principal de la journée.

Il était environ midi, lorsque, rencontrant par un coup de la fortune un des valets qui s’étaient enfuis, Damien et sa suite apprirent la violence commise sur lady Éveline, et, grâce à leur connaissance parfaite du pays, ils furent à même d’intercepter le passage d’Edris, ainsi qu’on l’appelait, par lequel les maraudeurs gallois retournaient ordinairement à leurs places fortes dans l’intérieur. Il est probable que les bandits ignoraient le peu de troupes que Damien avait, et en même temps qu’ils se doutaient qu’on les poursuivrait vigoureusement ; ces circonstances probablement engagèrent leur chef à adopter le singulier expédient de cacher Éveline dans le tombeau, tandis qu’un des leurs, revêtu de ses vêtements, servirait à tromper ses défenseurs et à les éloigner du lieu où elle était réellement cachée, et où sans doute leur intention était de revenir quand ils ne seraient plus poursuivis.

Effectivement les voleurs s’étaient déjà rangés devant le tombeau afin de faire une retraite régulière jusqu’à ce qu’ils trouvassent quelque place convenable, soit pour s’y arrêter, soit pour quitter leurs chevaux s’ils étaient vaincus, et se sauver sur les rochers pour éviter l’attaque de la cavalerie normande. Leur plan avait été dérangé par l’empressement de Damien qui, voyant, à ce qu’il croyait, les plumes et le manteau de lady Éveline à l’arrière-garde des bandits, les chargea sans considérer la différence du nombre ou la légèreté de son armure qui, ne consistant qu’en un casque et un surtout de buffle, ne pouvait offrir qu’une résistance imparfaite aux couteaux et aux glaives des Gallois. Il fut donc blessé grièvement dans l’attaque, et aurait été tué sans les efforts de ses soldats et les craintes de ses ennemis qui pensaient que, pendant qu’ils se battaient de front, ils pourraient être pris en queue par des gens d’Éveline, qu’ils supposaient être tous sous les armes et en mouvement. Ils se retirèrent donc, ou plutôt ils s’enfuirent, et les serviteurs de Damien les poursuivirent d’après son ordre, car, en tombant sur le champ de bataille, il les engagea à mépriser toute considération et à ne revenir que lorsqu’ils auraient sauvé la dame de Garde-Douloureuse.

Les proscrits, forts de leur connaissance des chemins et de l’activité de leurs petits chevaux gallois, firent une retraite en ordre, à l’exception de deux ou trois hommes de leur arrière-garde qui furent renversés par Damien dans son attaque furieuse. Ils lancèrent des flèches de temps en temps aux soldats, et rirent des efforts infructueux que faisaient pour les rejoindre ces guerriers lourdement armés avec leurs chevaux bardés de fer. Mais la scène changea par l’arrivée de Wilkin Flammock sur son puissant cheval de bataille, qui gravissait le passage, conduisant une troupe de cavalerie et d’infanterie. La crainte d’être interceptés fit que les brigands recoururent à leur dernier stratagème et abandonnèrent leurs bidets gallois ; ils s’enfuirent dans les montagnes, et, par une activité et une adresse extraordinaires, ils déjouèrent les efforts de leurs ennemis. Tous néanmoins n’eurent pas le même bonheur, car deux ou trois tombèrent entre les mains du parti de Flammock ; entre autres la personne qu’on avait recouverte des vêtements d’Éveline, et qui maintenant, au grand désappointement de ceux qui s’étaient attachés à sa poursuite, se trouva être non pas celle qu’ils désiraient délivrer, mais un beau Gallois blond dont les yeux hagards et les phrases incohérentes annonçaient une imagination dérangée. Cette circonstance ne l’aurait pas sauvé de la mort, sort ordinaire des captifs qu’on faisait dans ces escarmouches, si le faible son du cor de Damien, qu’ils entendirent au-dessus d’eux, n’eût rappelé ses soldats et excité ceux de Wilkin Flammock à se rendre sur les lieux, tandis que, dans la confusion et l’empressement d’obéir au signal, la pitié ou le mépris des gardes permit au prisonnier de s’échapper. Ils avaient au fait peu de choses à en apprendre, quand même il eût été disposé à leur donner des éclaircissements ou en état de les leur communiquer. Tous étaient bien sûrs que leur maîtresse était tombée dans une embuscade dressée par Dafyd le Borgne, voleur redouté de l’époque, qui avait tenté cette entreprise hardie dans l’espoir d’obtenir une forte rançon d’Éveline captive, et tous, outrés de son audace et de son insolence extrême, dévouèrent sa tête et ses membres aux aigles et aux corbeaux.

Tels furent les détails que les serviteurs de Flammock et de Damien recueillirent en comparant leurs observations réciproques sur les incidents de la journée. Comme ils revenaient par l’étang Rouge, ils furent joints par dame Gillian qui, après bien des exclamations de joie sur la délivrance inattendue de sa maîtresse, et de chagrin sur le malheur de Damien, apprit aux soldats que le marchand dont les faucons avaient été la cause principale de ces aventures, avait été fait prisonnier par deux ou trois Gallois en retraite, et qu’elle-même et Raoul blessé auraient partagé le même sort s’il y avait eu des chevaux pour les emmener ; mais qu’ils ne crurent pas Raoul digne d’une rançon ou de la peine d’être tué. L’un avait en effet lancé une pierre contre lui, tandis qu’il était étendu sur la colline, mais heureusement, comme disait sa femme, elle ne l’atteignit pas : « Ce n’était qu’un petit garçon qui l’avait jetée, ajouta-t-elle. Il y avait un grand gaillard parmi eux ; s’il avait essayé, il est probable qu’avec la grâce de Notre-Dame il n’eût pas manqué son but. » En disant ces mots, la dame se releva et rajusta ses vêtements pour remonter à cheval. Damien blessé fut placé sur une litière que l’on construisit à la hâte avec des branches d’arbre, et on le plaça ainsi que les femmes au centre de la petite troupe, qui s’était augmentée du reste des soldats qui rejoignaient l’étendard du jeune de Lacy. On se mit en marche avec ordre et une grande précaution militaire, et on traversa les défilés, préparés à recevoir et à repousser une attaque.





  1. Nom celtique d’une espèce de bière fabriquée dans le pays de Galles. a. m.
  2. Amas de pierres en forme de mausolée, qu’élevaient les anciens habitants de la Calédonie au guerrier mort sur le champ de bataille. Plus le guerrier était illustre, plus le tas de pierres était considérable. a. m.