Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 275-286).


CHAPITRE XX.


Le château de l’Innomé occupait, au-dessus, d’une étroite et ombreuse vallée, la crête d’une éminence qui se présente en dehors d’une âpre chaîne de montagnes, auxquelles on ne saurait dire si elle se rejoint plutôt qu’elle n’en serait séparée par une masse ardue de rocs amoncelés et par un labyrinthe de grottes et de précipices qui se prolongent à distance du pic sur deux de ses côtés. Le troisième donnant sur la vallée est le sens praticable. La pente est assez rapide, mais égale et continue. Vers le haut se voient des pâturages ; dans les plans inférieurs, des champs cultivés, parsemés de petites habitations. Au pied est un lit de cailloux, tour à tour, selon la saison, lit d’un faible ruisseau ou d’un torrent fougueux, et que les deux États avaient alors pour limite. Les monts qui, au-delà de ce ravin, forment, pour ainsi dire, l’autre paroi de la vallée, offrent aussi dans le bas quelques terrains inclinés, mais en culture ; le reste n’est qu’escarpements et rochers abrupts, sans autre végétation que quelques buissons dans les crevasses, et sans nul chemin pour y gravir.

Du haut de son donjon, comme l’aigle de son aire ensanglantée, le farouche seigneur dominait autour de lui tout l’espace où le pied d’un homme pouvait se poser, et ne voyait jamais nul homme au-dessus de sa tête. D’un regard il embrassait toute cette enceinte, les pentes, le fond de la gorge, les voies pratiquées en ces divers lieux. Celle qui, par les nombreux détours de ses rampes, conduisait au terrible manoir, offrait, vue de là-haut, comme les longs replis d’un ruban qui se déroule. De ses fenêtres, de ses meurtrières, le seigneur pouvait compter à son aise les pas de ceux qui venaient, et cent fois pointer contre eux ses armes. Et quand c’eût été une forte troupe, il aurait pu, avec sa garnison permanente de bravi, coucher à terre ou faire rouler en bas bon nombre des assaillants, avant qu’un seul atteignît le haut de la montée. Du reste, ce n’était pas seulement sur cette cime, mais dans toute la vallée, que nul n’eût osé mettre le pied, même pour le simple passage, s’il n’eût été bien vu du maître du château. Et quant aux sbires, celui d’entre eux qui s’y serait montré aurait été traité comme on traite dans un camp un espion ennemi qui se laisse prendre. On racontait les tragiques histoires des derniers qui avaient voulu tenter l’entreprise ; mais déjà c’étaient histoires du vieux temps ; et des jeunes gens de la vallée, nul ne se souvenait d’y avoir vu de cette espèce d’hommes, vivants ou morts.

Telle est la description que l’anonyme fait de ce lieu ; quant au nom, pas une syllabe ; et même, pour éviter de nous mettre sur la voie qui nous conduirait à le découvrir, il ne dit rien du voyage de don Rodrigo, et le transporte d’emblée au milieu de la vallée, au pied de l’éminence, à l’entrée du sentier rapide et tortueux. Là était une taverne qu’on aurait pu également appeler un corps de garde. Une vieille enseigne suspendue au-dessus de la porte montrait des deux côtés en peinture un soleil rayonnant ; mais la voix du peuple, qui quelquefois répète les noms, comme on les lui apprend et quelquefois les refait à sa guise, ne désignait cette taverne que par le nom de la Malanotte[1].

Au bruit des pas d’un cheval qui s’approchait, parut sur le seuil un jeune garçon, armé comme un Sarrasin, et qui, après avoir jeté son coup d’œil au dehors, rentra aussitôt pour avertir trois bandits qui étaient là jouant avec certaines cartes crasseuses et roulées comme des tuiles. Celui qui paraissait être le chef se leva, vint sur la porte, et, reconnaissant un ami de son maître, le salua respectueusement. Don Rodrigo, lui rendant le salut de fort bonne grâce, lui demanda si le seigneur se trouvait au château ; et, cette espèce de caporal ayant répondu qu’il le croyait ainsi, le voyageur mit pied à terre, et jeta les rênes de son cheval au Tiradrillo, l’un des hommes de sa suite. Puis il quitta son fusil et le remit au Montanarolo, comme pour se décharger d’un poids inutile et monter plus lestement, mais, dans le fait, parce qu’il savait bien qu’il n’était pas permis de gravir cette hauteur avec une telle arme. Il tira ensuite de sa poche quelques berlinghe, et les donna au Tarabuso, en lui disant : « Restez ici, vous autres, à m’attendre ; et, durant ce temps-là, amusez-vous avec ces braves gens. » Il prit enfin quelques écus d’or et les mit dans la main du caporal, auquel il dit d’en garder la moitié pour lui, et départager le reste entre ses hommes. Tout cela fait, ne gardant que le Griso, qui avait également déposé son fusil, il entreprit à pied la montée. En attendant, les trois bravi que nous venons de nommer, et le Squinternotto qui était le quatrième (quels beaux noms pour nous les avoir conservés si soigneusement[2] !), demeurèrent avec les trois de l’Innomé et avec le jeune garçon élevé pour la potence, et tous se mirent à jouer, à trinquer et à se raconter réciproquement leurs prouesses.

Un autre bravo de l’Innomé, qui montait, rejoignit peu après don Rodrigo ; il le regarda, le reconnut et marcha de compagnie avec lui, ce qui sauva à celui-ci l’ennui d’avoir à décliner son nom et de dire ce qu’il était à tous les autres qu’il pouvait rencontrer et qui ne le connaissaient point. Arrivé au château, et y ayant été introduit (en laissant toutefois le Griso à la porte), on le fit passer par un labyrinthe de corridors obscurs et par plusieurs salles tapissées de mousquets, de sabres, de pertuisanes, et dans chacune desquelles étaient quelques bravi faisant la garde : puis, après avoir attendu quelque temps, il fut admis dans celle où se trouvait l’Innomé.

Celui-ci vint à lui, répondant à son salut, mais non sans le regarder aux mains et au visage, comme il le faisait par habitude et en quelque sorte involontairement envers toute personne dont il recevait la visite, fût-elle de ses amis les plus anciens et les mieux éprouvés. Il était grand, brun, chauve ; le peu de cheveux qui lui restaient étaient blancs : des rides sillonnaient son visage ; au premier abord, on lui aurait donné plus des soixante ans qu’il comptait ; mais son maintien, ses mouvements, la dureté marquée de ses traits, le feu sinistre, mais vif, qui brillait dans ses yeux, indiquaient une vigueur de corps et une force d’âme qui auraient paru extraordinaires dans un jeune homme.

Don Rodrigo dit qu’il venait pour demander conseil et assistance ; que, se trouvant engagé dans une affaire difficile et où son honneur ne lui permettait pas de reculer, il s’était rappelé les promesses de cet homme qui ne promettait jamais ni trop ni en vain ; et il se mit à lui exposer sa scélérate machination. L’Innomé, qui en savait déjà quelque chose, mais d’une manière confuse, l’écouta attentivement, par la curiosité que lui inspiraient toujours de semblables histoires, et encore parce que dans celle-ci se trouvait mêlé un nom qui lui était connu et très-odieux, celui de frère Cristoforo, ennemi déclaré des tyrans, leur ennemi par la parole, et, lorsqu’il le pouvait, par les actions.

Don Rodrigo, sachant à qui il parlait, ne manqua point ensuite d’exagérer les difficultés qui étaient à vaincre ; la distance des lieux, un monastère, la signora !

Ici, l’Innomé, comme s’il en eût reçu l’ordre d’un démon caché dans son cœur, interrompit subitement ce discours, en déclarant qu’il se chargeait de l’entreprise. Il se fit donner au juste le nom de notre pauvre Lucia, et congédia don Rodrigo, en disant : « Dans peu, je vous ferai savoir ce que vous aurez à faire. »

Si le lecteur se souvient de ce misérable Egidio qui habitait tout auprès du monastère où Lucia s’était réfugiée, qu’il sache maintenant que cet homme était l’un de ceux que l’Innomé s’était le plus étroitement associés pour le crime ; et c’est pourquoi celui-ci avait laissé échapper sa parole si promptement et d’une manière si résolue. Cependant, aussitôt qu’il fut seul, il éprouva, je ne dirai pas du repentir, mais du dépit de l’avoir donnée. Déjà depuis quelque temps il commençait à ressentir, si ce n’est du remords, au moins une sourde inquiétude de ses scélératesses.

Celles qui étaient accumulées en si grand nombre dans sa mémoire, si elles ne l’étaient sur sa conscience, se réveillaient chaque fois qu’il en commettait une nouvelle, et se présentaient à son esprit sous un aspect déplaisant et comme trop multipliées ; il lui semblait que c’était augmenter et augmenter toujours un poids déjà incommode. Une certaine répugnance qu’il avait éprouvée dans ses premiers crimes et qui, vaincue ensuite, s’était comme tout à fait éteinte, lui revenait maintenant. Mais autrefois l’image d’un avenir long, indéterminé, le sentiment d’une vie forte et puissante, remplissaient son âme d’une confiance que ne troublait aucune réflexion ; maintenant, au contraire, les idées de l’avenir étaient celles qui lui rendaient le passé plus pénible. « Vieillir ! mourir ! Et puis ? »

Et, chose remarquable, l’image de la mort qui, dans un péril prochain, en face d’un ennemi, redoublait la force de cet homme et suscitait en lui une colère pleine de courage ; cette même image, lui apparaissant dans le silence de la nuit, au milieu des sûretés de son château, lui apportait une soudaine consternation. Ce n’était pas la mort dans les menaces d’un adversaire mortel lui-même, la mort qu’avec des armes meilleures, un bras plus prompt, on pouvait repousser ; elle arrivait seule, elle surgissait intérieurement ; elle était peut-être encore éloignée, mais à chaque instant elle faisait un pas ; et tandis que l’esprit combattait douloureusement pour en écarter la pensée, elle s’approchait. Dans les premiers temps, les exemples si fréquents, le spectacle, pour ainsi dire, continuel de la violence, de la vengeance, du meurtre, en lui inspirant une féroce émulation, étaient aussi devenus pour lui comme une sorte d’autorité dont il s’appuyait contre sa conscience ; maintenant renaissait de temps en temps dans son âme l’idée confuse, mais terrible, d’un jugement individuel, d’une accusation indépendante de l’exemple ; maintenant se voir en dehors de la troupe vulgaire des criminels, les avoir tous dépassés, était une idée qui lui faisait quelquefois sentir comme un redoutable isolement.

Ce Dieu dont il avait entendu parler, mais que depuis tant d’années il ne songeait pas plus à nier qu’à reconnaître, n’ayant d’autre pensée que de vivre comme si Dieu n’existait pas, ce Dieu maintenant, dans certains moments d’abattement sans cause, de terreur sans péril, lui semblait faire entendre une voix qui lui criait au fond de l’âme : Je suis cependant…

Dans la première effervescence des passions, la loi qu’il avait tout au moins entendu annoncer au nom de cet être souverain ne lui avait paru qu’odieuse ; maintenant, lorsqu’à l’improviste elle revenait à son esprit, son esprit, malgré lui, la concevait comme une chose à quoi s’attache un accomplissement. Mais, loin de s’ouvrir à personne sur cette inquiétude dont il était nouvellement agité, il la couvrait d’un voile impénétrable, il la dissimulait sous les apparences d’une plus sombre férocité ; et, par ce moyen, il cherchait aussi à se la cacher à lui-même, à l’étouffer dans son cœur.

Jaloux de ces temps, puisqu’il ne pouvait ni les anéantir ni les oublier, de ces temps où il commettait le crime sans remords, sans autre pensée que celle du succès, il faisait tous ses efforts pour en obtenir le retour, pour retenir ou ressaisir son ancienne volonté si prompte, si haute, si imperturbable, pour se convaincre lui-même que rien en lui n’était changé.

Ainsi, dans cette circonstance, il avait aussitôt engagé sa parole envers don Rodrigo, pour se garantir de toute hésitation. Mais à peine l’eut-il vu partir que, sentant diminuer cette fermeté qu’il s’était commandée pour promettre, se sentant peu à peu venir à l’esprit des pensées qui apportaient avec elles la tentation de ne point tenir cette parole et l’eussent amené peut-être à jouer un rôle fâcheux vis-à-vis d’un ami, d’un complice au second rang, il voulut faire finir à l’instant ce combat trop pénible. Il appela le Nibbio[3], l’un des plus adroits et des plus hardis parmi les ministres de ses énormités, et qui était celui dont il avait coutume de se servir pour sa correspondance avec Egidio ; il l’appela, et d’un air résolu lui ordonna de monter sur-le-champ à cheval, d’aller droit à Monza, d’informer Egidio de l’engagement contracté et de lui demander son concours pour l’accomplir.

Le méchant messager fut de retour plus tôt que ne l’attendait son maître, Egidio avait répondu que l’entreprise était facile et sûre ; que l’on n’avait qu’à envoyer sans retard une voiture avec deux ou trois bravi bien déguisés ; qu’il se chargerait de tout le reste, et mènerait l’affaire. À cet avis, l’Innomé, quoi que pût être ce qui se passait en lui, commanda immédiatement au Nibbio lui-même de disposer toutes choses selon ce qu’avait dit Egidio, et de partir, avec deux autres qu’il lui nomma, pour cette expédition.

Si, pour rendre l’horrible service qui lui était demandé, Egidio n’avait dû compter que sur ses moyens ordinaires, il n’aurait certainement pas donné si promptement une réponse aussi précise. Mais, dans cet asile même où il semblait que tout devait être obstacle, l’atroce jeune homme avait un moyen connu de lui seul ; et ce qui pour d’autres eût été la difficulté la plus grande était pour lui un instrument de succès. Nous avons raconté comment la malheureuse signora avait une fois prêté l’oreille à ses paroles ; et le lecteur peut avoir compris que cette fois ce ne fut pas la dernière, qu’elle ne fut que le premier pas dans une carrière d’abomination et de sang. Cette même voix qui, par le crime, avait acquis et force et, l’on peut dire, autorité, cette voix imposa maintenant à son esclave le sacrifice de la jeune innocente que celle-ci avait sous sa garde et sa protection.

La proposition parut effroyable à Gertrude. Perdre Lucia par un événement imprévu et sans qu’elle y eût contribué, lui aurait semblé un malheur, un châtiment plein d’amertume : et il lui était enjoint de s’en priver par une noire perfidie, de changer en un nouveau remords un moyen d’expiation. La malheureuse tenta toutes les voies pour se soustraire à l’horrible injonction ; toutes, excepté la seule infaillible, et qui cependant était ouverte devant elle. Le crime est un maître sévère, inflexible, contre lequel ne devient fort que celui qui s’arrache entièrement à son empire. À ce moyen Gertrude ne voulant se résoudre ; elle obéit.

Le jour fixé était venu ; l’heure dont on était d’accord approchait ; Gertrude, renfermée avec Lucia dans son parloir particulier, lui faisait plus d’amitiés que de coutume, et Lucia les recevait et y répondait avec une sensibilité toujours plus vive ; comme la brebis, tremblant sans crainte sous la main du pâtre qui la caresse et la tire doucement à lui, se tourne pour lécher cette main, et ne sait point qu’à la porte de l’étable l’attend le boucher auquel le pâtre vient de la vendre.

« J’ai besoin qu’on me rende un grand service, et vous seule le pouvez. J’ai ici bien des gens à mes ordres, mais personne à qui je me fie. Pour une affaire très-importante que je vous expliquerai plus tard, il est nécessaire que je parle tout de suite à ce père gardien des capucins qui vous a menée ici, ma pauvre Lucia ; mais il faut que personne ne sache que je l’ai envoyé appeler. Je n’ai que vous pour remplir secrètement ce message. »

Lucia fut effrayée d’une telle demande ; et avec sa timidité ordinaire, mais sans cacher une grande surprise, elle allégua aussitôt, pour se dispenser de la commission, les raisons que la signora devait comprendre, qu’elle aurait dû prévoir : aller ainsi sans sa mère, sans personne, sur un chemin solitaire, dans un pays qu’elle ne connaissait pas… Mais Gertrude, instruite à une école infernale, montra de son côté tant d’étonnement et de déplaisir de rencontrer si peu de bonne volonté chez la personne sur qui elle croyait pouvoir compter le plus, elle parut trouver ces objections si vaines : en plein jour, à quatre pas, un chemin où Lucia avait passé peu de temps avant, et qu’il suffisait de lui indiquer, ne le connût-elle pas pour qu’elle ne pût s’y tromper !… elle en dit tant que la pauvre fille, émue tout à la fois et un peu piquée, laissa échapper ces mots : « Eh bien, que faut-il que je fasse ?

— Allez au couvent des capucins, et elle lui indiqua de nouveau le chemin pour s’y rendre : Faites appeler le père gardien ; dites-lui, sans que personne soit là pour vous entendre, de venir me trouver sur-le-champ, mais de ne pas faire connaître que c’est moi qui l’ai envoyé chercher.

— Mais que dirai-je à la tourière qui ne m’a jamais vue sortir et qui me demandera où je vais ?

— Tâchez de passer sans être vue ; et, si vous ne pouvez, dites-lui que vous allez à telle église, où vous avez promis de faire une prière. »

Nouvelle difficulté pour Lucia : faire un mensonge ; mais la signora se montra de nouveau si affectée de cette résistance, elle lui présenta comme un tort si fâcheux d’oublier la reconnaissance pour écouter un vain scrupule, que la pauvre fille, plus étourdie de toutes ces paroles et plus émue surtout qu’elle n’était convaincue, répondit : « Eh bien, j’irai. Que Dieu me soit en aide ! » et elle se mit en marche.

Lorsque Gertrude, qui, de la grille, la suivait d’un œil fixe et troublé, lui vit mettre le pied sur le seuil de la porte, elle ouvrit la bouche, comme vaincue par un sentiment irrésistible, et dit : « Écoutez, Lucia ! »

Celle-ci se tourna et revint vers la grille. Mais déjà une autre pensée, une pensée habituée à prédominer dans l’esprit de la malheureuse Gertrude, y avait eu de nouveau le dessus. Feignant de n’être pas satisfaite des instructions qu’elle avait données à Lucia, sur le chemin à suivre, elle lui en répéta l’explication, et la congédia en disant : « Faites tout comme je vous l’ai dit, et revenez vite. » Lucia partit.

Elle franchit, sans être remarquée, la porte du cloître, suivit la rue, les yeux baissés et en rasant le mur ; elle trouva, par les indications qui lui avaient été données et par ses propres souvenirs, la porte du bourg, et en sortit ; elle marcha, toute recueillie sur elle-même et un peu tremblante, le long de la grande route, arriva bientôt au chemin qui conduisait au couvent, et le reconnut. Ce chemin était, et il est encore, enfoncé entre deux hautes berges couronnées de haies qui le couvrent d’une espèce de voûte. Lucia, en y entrant et le voyant tout à fait solitaire, sentit augmenter sa peur et hâta le pas ; mais, au bout de quelques moments, elle se rassura un peu, en voyant une voiture de voyage arrêtée, et, tout auprès, devant la portière ouverte, deux voyageurs qui regardaient de côté et d’autre, comme incertains sur leur route. En avançant, elle entendit l’un des deux qui disait : « Voici une brave fille qui nous indiquera le chemin. » En effet, lorsqu’elle fut arrivée à la voiture, ce même individu, d’un ton plus poli que sa figure n’était engageante, se tourna et dit : « Jeune fille, pourriez-vous nous indiquer le chemin de Monza ?

— En allant par là, vous allez à rebours, répondit la pauvre fille : Monza est de ce côté… » et elle se tournait pour le leur montrer du doigt, lorsque l’autre personnage (c’était le Nibbio), la saisissant à l’improviste par la taille, l’enleva de terre. Lucia détourne la tête, pleine d’épouvante, et pousse un cri ; le brigand la jette dans la voiture ; un autre bandit, qui y était assis sur le devant, la reçoit, et, tandis qu’en vain elle se débat, qu’en vain elle crie, il l’assied de force vis-à-vis de lui : un autre encore, lui mettant un mouchoir sur sa bouche, étouffe sa voix. En même temps, le Nibbio monte aussi précipitamment dans la voiture ; la portière se ferme, et l’on part à toute bride. Celui qui avait fait la perfide demande, resté sur la route, jeta un coup d’œil de l’un et de l’autre côté, pour voir si quelqu’un ne serait pas accouru aux cris de Lucia ; il n’y avait personne : il s’élança sur l’une des berges en s’accrochant à un arbre de la haie, et disparut. Celui-ci était un des bandits d’Egidio ; il s’était posté, ne faisant semblant de rien, sur la porte de son maître, pour voir Lucia lorsqu’elle sortirait du monastère, l’avait bien observée pour la pouvoir reconnaître, et puis avait couru, par un sentier plus court, l’attendre à l’endroit convenu.

Qui pourrait cependant décrire la terreur, les angoisses de l’infortunée Lucia ? Qui pourrait exprimer ce qui se passait dans son âme ? Elle ouvrait de grands yeux effarés, par l’impatient désir de connaître son affreuse situation, et elle les refermait aussitôt par l’épouvante et l’horreur que lui causaient ces mauvais visages : elle se tordait sur elle-même, mais elle était tenue de tous les côtés : elle recueillait toutes ses forces, et par élans cherchait à se jeter vers la portière ; mais deux bras nerveux la retenaient comme clouée au fond de la voiture, et quatre autres grosses mains l’y assujettissaient. Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour pousser un cri, le mouchoir venait le lui arrêter dans la gorge. Au milieu de tout cela, trois bouches d’enfer, prenant la voix la plus humaine qu’il leur était possible de se donner, allaient lui répétant :

« Paix, paix, n’ayez pas peur, nous ne voulons pas vous faire de mal. »

Après quelques moments d’une lutte si cruellement animée, elle parut se calmer ; ses bras mollirent ; sa tête tomba en arrière ; sous sa paupière ouverte avec peine, son œil devint immobile ; et ces affreuses figures qu’elle avait devant elle lui semblèrent se confondre et tournoyer ensemble dans un mélange monstrueux ; les couleurs de ses joues disparurent ; une sueur froide couvrit son visage ; elle s’affaissa sur elle-même et s’évanouit.

« Allons, allons, courage, disait le Nibbio. — Courage, courage, répétaient les deux autres coquins ; mais la perte de tout sentiment épargnait en ce moment à Lucia une souffrance de plus, celle d’entendre les exhortations de ces horribles voix.

— Diable ! elle semble morte, dit l’un d’eux. Si elle était morte, en effet ?

— Ah bien oui, morte ! dit l’autre. C’est un de ces évanouissements qui viennent aux femmes. Je sais que, quand j’ai voulu envoyer quelqu’un à l’autre monde, homme ou femme, il en a fallu bien plus.

— Allons ! dit le Nibbio, songez à faire votre devoir, et ne vous perdez pas en propos inutiles. Prenez les tromblons dans le caisson de la voiture, et tenez-les prêts ; car ce bois où nous entrons est un nid de coquins où il y en a toujours. Non pas comme cela à la main, diable ! Mettez-les derrière votre dos, là, couchés : ne voyez-vous pas que cette fille est une poule mouillée qui, pour un rien, tombe en syncope ? Si elle voit les armes, elle est capable de mourir tout de bon. Et, quand elle sera revenue à elle, prenez bien garde de lui faire peur : ne la touchez pas si je ne vous fais signe. C’est assez de moi pour la tenir. Et ne dites rien ; laissez-moi seul parler. »

Cependant, la voiture, allant toujours un train de course, était entrée dans le bois.

Au bout de quelque temps, la pauvre Lucia commença à reprendre connaissance, comme si elle sortait d’un profond et pénible sommeil, et elle ouvrit les yeux. Elle eut d’abord quelque difficulté à distinguer les objets effrayants qui l’environnaient, à recueillir ses idées : enfin, elle comprit de nouveau sa terrible situation. Le premier usage qu’elle fit du peu de forces qui lui étaient revenues fut de se jeter encore vers la portière pour s’élancer au dehors ; mais elle fut retenue, et ne put que voir un moment la solitude sauvage du lieu où elle passait. Elle poussa de nouveau un cri ; mais le Nibbio, levant sa grosse main avec le mouchoir : « Allons, lui dit-il le plus doucement qu’il put, ne criez pas ; ce sera mieux pour vous ; mais, si vous ne vous taisez, nous vous ferons rester tranquille.

— Laissez-moi aller ! Qui êtes-vous ? Où me conduisez-vous ? Pourquoi m’avez-vous prise ? Laissez-moi aller, laissez-moi aller !

— Je vous dis de ne pas avoir peur. Vous n’êtes pas un enfant, et vous devez comprendre que nous ne voulons pas vous faire de mal. Ne voyez-vous pas que nous aurions pu vous tuer cent fois, si nous avions eu de mauvaises intentions ? Ainsi donc, tenez-vous tranquille.

— Non, non, laissez-moi regagner mon chemin : je ne vous connais pas.

— Nous vous connaissons, nous autres.

— Oh ! très-sainte Vierge ! Comment me connaissez-vous ? laissez-moi aller, au nom de Dieu. Qui êtes-vous ? Pourquoi m’avez-vous prise ?

— Parce qu’on nous l’a commandé.

— Qui ? qui ? qui peut vous l’avoir commandé ?

— Paix ! dit d’une mine sévère le Nibbio. Ce n’est pas à nous que l’on fait semblables demandes. »

Lucia essaya encore une fois de se jeter à l’improviste vers la portière ; mais, voyant que c’était inutile, elle eut de nouveau recours aux prières ; et, la tête baissée, les joues inondées de larmes, d’une voix entrecoupée par les sanglots, joignant ses mains devant ses lèvres : « Oh ! disait-elle, pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge, laissez-moi aller ! Quel mal vous ai-je fait ? Je suis une pauvre créature qui ne vous ai fait aucun mal. Celui que vous m’avez fait, vous autres, je vous le pardonne du fond du cœur ; et je prierai Dieu pour vous. Si vous avez une fille, une femme, une mère, pensez à ce qu’elles souffriraient dans l’état où je me trouve. Souvenez-vous que nous devons tous mourir, et qu’un jour vous désirerez que Dieu vous fasse miséricorde. Laissez-moi aller, laissez-moi ici : le bon Dieu me fera trouver mon chemin.

— Nous ne pouvons pas.

— Vous ne pouvez pas ? Oh ! Seigneur ! Pourquoi ne pouvez-vous pas ? Où voulez-vous me mener ? Pourquoi ?

— Nous ne pouvons pas ; c’est inutile : n’ayez pas peur ; nous ne voulons pas vous faire de mal : tenez-vous tranquille, et personne ne vous touchera. »

Toujours plus désolée, toujours plus effrayée en voyant que ses paroles ne produisaient nul effet, Lucia tourna sa pensée vers celui qui tient dans sa main le cœur des hommes et qui n’a qu’à vouloir pour toucher les plus insensibles. Elle se serra le plus qu’elle put dans le coin de la voiture, croisa ses bras sur sa poitrine, et pendant quelques minutes pria mentalement. Puis, tirant de sa poche son chapelet, elle se mit à dire le rosaire avec plus de foi et de ferveur qu’elle ne l’avait fait de sa vie. De temps en temps, espérant avoir obtenu la miséricorde qu’elle implorait, elle en revenait à prier ces hommes, mais toujours sans fruit. Puis elle perdait de nouveau l’usage de ses sens ; puis elle les recouvrait, pour revivre à de nouvelles angoisses. Mais le cœur nous manque pour les décrire plus longuement. Une douloureuse pitié nous presse d’arriver au terme de ce voyage qui dura plus de quatre heures, et après lequel nous aurons à passer d’autres heures bien cruelles encore. Transportons-nous au château où l’infortunée était attendue.

Elle était attendue par l’Innomé dont l’inquiétude, l’agitation en ce moment était chez lui tout insolite. Chose étrange ! Cet homme qui avait de sang-froid disposé de tant de vies, qui dans un si grand nombre de ses actions n’avait compté pour rien les douleurs qu’il faisait souffrir, si ce n’est quelquefois pour y savourer une féroce volupté de vengeance, cet homme aujourd’hui, lorsqu’il ne s’agissait que d’une personne inconnue de lui, d’une pauvre et obscure villageoise, éprouvait, à s’emparer d’elle, une sorte de répugnance, je dirais presque de frayeur. D’une fenêtre élevée de son château, il regardait depuis quelque temps vers un débouché de la vallée ; et voilà la voiture qui paraît et s’avance lentement. Car la première partie du voyage faite d’une manière si rapide avait amorti l’ardeur des chevaux et dompté leurs forces. Bien que, du point d’où il la voyait, cette voiture ne parût guère que comme un de ces petits carrosses que l’on donne pour jouets aux enfants, il la reconnut à l’instant même et sentit son cœur battre plus fort.

« Y sera-t-elle ? pensa-t-il aussitôt ; et il ajouta, toujours en lui-même : Que d’ennuis cette créature me cause ! Délivrons-nous-en. »

Et il se disposait à dépêcher sur-le-champ l’un de ses bandits au-devant de la voiture pour ordonner au Nibbio de tourner bride et de conduire cette personne au château de don Rodrigo. Mais un non impérieux, qui résonna dans son âme fit évanouir ce dessein. Tourmenté cependant du besoin d’ordonner quelque chose, ne pouvant supporter une attente inactive pendant que la voiture venait à petits pas, comme une trahison, que sais-je ? comme un châtiment, il fit appeler une vieille femme qui était à son service.

Cette femme était née dans ce château, d’un ancien concierge de l’habitation, et y avait passé toute sa vie. Ce qu’elle avait vu et entendu dès le berceau avait imprimé dans son esprit une grande et terrible idée du pouvoir de ses maîtres ; et la principale maxime qu’elle avait puisée dans les instructions qu’elle avait reçues et les exemples à l’appui, était qu’à ces maîtres il fallait obéir en toute chose, parce qu’ils pouvaient faire beaucoup de mal et beaucoup de bien. L’idée du devoir déposée comme un germe dans le cœur de tous les hommes, en se développant dans le sien en même temps que des sentiments de respect, de crainte et d’avidité servile, s’était associée et adaptée à ces sentiments mêmes. Lorsque l’Innomé, devenu maître, commença à faire usage de sa force de la manière épouvantable que nous avons racontée, elle en éprouva dans le principe une certaine déplaisance et tout à la fois un sentiment plus profond encore de soumission. Avec le temps elle s’était habituée à ce qu’elle avait sans cesse devant les yeux et aux oreilles.

La volonté puissante et sans frein d’un si haut seigneur était pour elle comme une espèce de justice fatale. Fille déjà mûre, elle épousa l’un des gens de la maison, qui, peu après, étant allé à une expédition périlleuse, avait laissé ses os sur un chemin. La vengeance que le seigneur tira de cette mort procura à la veuve une consolation féroce et accrut en elle l’orgueil de se trouver sous une telle protection. De ce moment elle ne mit plus que bien rarement le pied hors du château, et peu à peu il ne lui resta d’autres idées de la vie humaine que celles qu’elle recevait en ce lieu. Elle n’était chargée d’aucun service particulier ; mais, dans cette nombreuse compagnie de bandits, il ne se passait pas de jour que pour l’un ou pour l’autre elle n’eût quelque chose à faire, et c’était son tourment.

Tantôt des hardes à recoudre, tantôt le repas à préparer bien vite pour ceux qui revenaient d’une expédition, tantôt des blessés à soigner. Les ordres de ces gens, leurs remerciements, leurs reproches, étaient constamment assaisonnés de railleries et d’injures. La vieille était son nom habituel ; les accessoires que toujours quelqu’un d’eux y attachait, variaient selon les circonstances et l’humeur du personnage. Pour elle, contrariée dans sa paresse, et provoquée dans sa disposition à la colère, c’est-à-dire exercée dans deux de ses passions prédominantes, elle répondait quelquefois à ces compliments par des paroles où Satan aurait encore plus reconnu de son génie que dans celles des provocateurs.

« Tu vois là-bas cette voiture ? lui dit le seigneur.

— Je la vois, répondit la vieille en portant en avant son menton pointu et en écarquillant ses yeux enfoncés, comme si elle eût voulu les pousser à fleur de leur orbite.

— Fais sur-le-champ disposer une chaise à porteur ; mets-toi dedans, et fais-toi porter à la Malanotte. Mais qu’on se hâte, afin que tu y arrives avant cette voiture, qui, au reste, s’avance du pas de la mort. Dans cette voiture il y a… il doit y avoir une jeune fille. Si elle y est, dis au Nibbio, de ma part, qu’il la mette dans la chaise et qu’il vienne tout de suite me trouver. Tu resteras dans la chaise avec cette jeune fille ; et quand vous serez ici toutes deux, tu la conduiras dans la chambre. Si elle te demande où tu la mènes, à qui est ce château, garde toi de…

— Oh ! dit la vieille.

— Mais, continua l’Innomé, rassure-la.

— Que dois-je lui dire ?

— Ce que tu dois lui dire ? Rassure-la, encore une fois. Es-tu donc arrivée à ton âge sans savoir comment on rassure les gens, quand on veut ? N’as-tu jamais eu le cœur en peine ? N’as-tu jamais eu peur ? Ne connais-tu pas les mots qui font plaisir dans ces moments-là ? Dis-lui de ces mots : trouve-les, de par le diable ! Va. »

Et lorsqu’elle fut partie, il resta encore quelque temps à la fenêtre, les yeux fixés sur cette voiture qui paraissait déjà beaucoup plus grande. Puis il les leva vers le soleil qui, dans ce moment, se cachait derrière la montagne ; puis il regarda les nuages épars au-dessus, et qui, de bruns qu’ils étaient, devinrent presque en un instant couleur de feu. Il se retira, ferma la fenêtre, et se mit à marcher en avant et en arrière dans la chambre, du pas d’un voyageur pressé.


  1. La nuit de malheur.
  2. Le Gris, le Va droit devant lui, le Montagnard, le Trou obscur, le Faiseur de désordres, tel est à peu près le sens de ces surnoms, composés pour la plupart de mots lombards agencés d’une manière plus ou moins bizarre.
  3. Le milan, oiseau de proie.