Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 262-274).


CHAPITRE XIX.


Celui qui, voyant dans un champ mal cultivé une herbe sauvage, par exemple une belle plante de patience, voudrait savoir au juste si la graine qui l’a produite a mûri dans le champ même, ou si les vents l’y ont apportée, ou si un oiseau l’y a laissée tomber, aurait beau réfléchir sur cette question, il ne viendrait jamais à bout de la résoudre. De même nous ne saurions dire si ce fut en fouillant dans son propre cerveau ou par suite de l’insinuation d’Attilio, que le comte prit la résolution de se servir du père provincial pour trancher le mieux possible ce nœud passablement embrouillé. Il est certain que le mot lâché par Attilio ne l’avait pas été par un pur hasard ; et, quoiqu’il dût s’attendre à voir la vanité ombrageuse de son oncle s’offusquer d’un conseil donné d’une manière si claire, il n’en avait pas moins voulu, de façon ou d’autre, faire passer devant ses yeux cet expédient et le mettre sur la voie qu’il désirait le voir suivre. D’un autre côté, le moyen était si bien selon le caractère du comte, si bien indiqué par les circonstances, que l’on pourrait parier qu’il l’eût trouvé de lui-même et sans que personne le lui suggérât. Il s’agissait de faire en sorte que, dans une guerre qui n’était que trop ouvertement déclarée, un homme qui portait son nom, un de ses neveux, n’eût pas le dessous ; chose fort essentielle à la réputation d’homme puissant qui lui tenait tant à cœur. La satisfaction que son neveu pouvait lui-même se donner serait un remède pire que le mal, une source d’événements fâcheux ; il fallait tout faire pour l’empêcher, et sans perdre de temps. Lui ordonnerait-il de partir dans ce moment-là de son château ? Le neveu n’obéirait point ; si même il obéissait, ce serait céder le champ de bataille, ce serait pour sa famille faire retraite devant un couvent. Les injonctions de l’autorité, la force légale, tous les épouvantails de ce genre, étaient sans valeur contre un adversaire de cette classe ; le clergé régulier et séculier était pleinement affranchi de toute juridiction laïque, non-seulement dans la personne de ses membres, mais encore pour les lieux qu’il habitait ; c’est ce que doivent savoir ceux-mêmes qui n’auraient pas lu d’autre histoire que celle-ci, et certes ils seraient à plaindre. Tout ce que l’on pouvait contre un tel adversaire était de chercher à l’éloigner, et le moyen pour y parvenir était de s’adresser au père provincial, de la volonté duquel il dépendait de le faire partir ou rester.

Or il existait entre le père provincial et le comte des rapports d’ancienne connaissance. Ils se voyaient rarement ; mais, lorsqu’ils se rencontraient, c’était toujours pour échanger des démonstrations d’amitié et des offres de service à perte de vue. Il vaut mieux quelquefois avoir affaire avec un homme qui se trouve au-dessus d’un grand nombre d’individus qu’avec un seul de ceux-ci, lequel ne voit que sa cause, ne sent que sa passion, ne songe qu’à ce qui le touche, tandis que l’autre voit en même temps cent sortes de relations, de conséquences, d’intérêts, cent choses à éviter, cent choses à sauver, de sorte qu’on a cent côtés par où le prendre.

Après avoir bien réfléchi sur tous les points de son affaire, le comte invita un jour à dîner le père provincial, et composa pour lui une réunion de convives choisis avec un tact des plus fins. C’étaient quelques parents du comte les plus noblement qualifiés, de ceux dont le nom seul était un titre, et qui, par leur maintien, par une certaine assurance innée chez eux, par une certaine hauteur de gens de haute condition, parlant de grandes choses en termes familiers, arrivaient, sans même le faire exprès, à imprimer et réveiller à chaque instant l’idée de la supériorité et de la puissance ; et ensuite quelques clients attachés à sa famille par une dépendance héréditaire, et à lui-même par une soumission de toute leur vie, gens qui, commençant dès le potage à dire oui de la bouche, des yeux, des oreilles, de la tête, de tout leur corps, de toute leur âme, n’en étaient pas au dessert sans avoir amené un homme à ne plus se rappeler comment on pouvait s’y prendre pour dire non.

À table, le comte ne tarda pas à faire tomber la conversation sur Madrid. On va à Rome par plusieurs chemins ; il allait à Madrid par tous. Il parla de la cour, du comte-duc, des ministres, de la famille du gouverneur, des combats de taureaux dont il pouvait parfaitement rendre compte, ayant eu le plaisir de les voir d’une place distinguée, de l’Escurial, dont il était à même de donner la description la plus exacte, parce qu’un familier du comte-duc lui en avait montré jusqu’aux moindres recoins. Pendant quelque temps, toute la société fut, comme un auditoire, attentive aux seules paroles du maître de la maison, puis elle se divisa en entretiens particuliers ; et lui alors continua à raconter de ces belles choses, comme en confidence, au père provincial qui était assis à son côté et qui le laissait dire, dire et dire encore. Mais celui-ci, à un certain point du discours, s’y glissa, le fit tourner, l’éloigna de Madrid, et de cour en cour, de dignité en dignité, l’amena sur le cardinal Barbarini, qui était capucin et frère du pape, alors régnant, Urbain VIII ; rien moins que cela. Le comte fut obligé, à son tour, de laisser parler un autre que lui, d’écouter et de se souvenir que dans ce monde, après tout, les gens faits à sa convenance n’étaient pas les seuls. Peu après qu’on se fut levé de table, il pria le père provincial de passer avec lui dans une autre pièce.

Deux puissances, deux têtes blanchies, deux expériences consommées se trouvaient en présence. Le magnifique seigneur fit asseoir le très-révérend père, s’assit lui-même et commença ainsi : « D’après l’amitié qui nous unit, j’ai cru devoir parler à Votre Paternité d’une affaire qui nous intéresse l’un et l’autre, et qui doit être réglée entre nous, sans passer par d’autres voies qui pourraient… Je vais donc vous dire tout simplement et sans détours ce dont il s’agit ; et je suis sûr qu’en deux mots nous serons d’accord. Dites-moi, dans votre couvent de Pescarenico il y a, n’est-ce pas, un père Cristoforo de *** ?

Le provincial fit un signe affirmatif.

« Je prie Votre Paternité de me dire franchement, en bon ami… Cet homme… ce père… Je ne le connais pas personnellement ; et certes j’en connais bon nombre, de pères capucins ; des hommes d’or, pleins de zèle, de prudence, d’habileté ; j’ai été ami de l’ordre dès mon enfance… Mais dans toute famille un peu nombreuse… il y a toujours quelque individu, quelque tête… Et ce père Cristoforo, d’après certains rapports auxquels je dois ajouter foi, est un homme qui aime assez les querelles, qui n’a pas toute cette circonspection, ces ménagements… Je parierais qu’il a dû plus d’une fois donner à penser à Votre Paternité.

— J’y suis ; c’est quelque affaire dont il s’est mêlé, pensait le provincial pendant que l’autre parlait, c’est ma faute. Ne savais-je pas que ce bienheureux Cristoforo était un homme à faire promener de chaire en chaire, et à ne pas laisser six mois de suite dans le même endroit, surtout dans des couvents de campagne ?

— Eh ! dit-il ensuite, je suis vraiment fâché que Votre Magnificence ait une telle idée du père Cristoforo ; car, d’après tout ce que je sais de lui, c’est un religieux exemplaire dans le couvent et qui jouit aussi d’une grande estime au dehors.

— Je comprends fort bien ; Votre Paternité doit… Cependant, en ami sincère, je veux l’avertir d’une chose qu’il lui sera utile de savoir ; et si déjà elle en était informée, je puis, sans manquer à ce que je lui dois, mettre sous ses yeux certaines conséquences… possibles ; je n’en dis pas davantage. Nous savons que ce père Cristoforo protégeait un homme de ces contrées-là, un homme… Votre Paternité doit en avoir entendu parler ; celui qui s’est sauvé avec tant de scandale des mains de la justice, après avoir fait, dans cette terrible journée de Saint-Martin, des choses… Lorenzo Tramaglino !

— Aïe ! » pensa le provincial ; puis il dit : « Cette circonstance m’était inconnue ; mais Votre Magnificence sait bien que l’un de nos devoirs est précisément d’aller recherchant ceux qui s’égarent, pour les ramener…

— C’est fort bien ; mais la protection donnée à des hommes égarés d’une certaine espèce ! Ce sont choses épineuses, délicates… » Et ici, au lieu de gonfler ses joues et de souffler, il serra ses lèvres et aspira autant d’air qu’il avait coutume d’en chasser en soufflant. Puis il reprit : « Il m’a paru à propos de vous faire connaître ce fait, parce que s’il arrivait que Son Excellence… Il pourrait être fait quelque démarche à Rome… que sais-je ? et de Rome vous venir… »

— Je suis fort obligé à Votre Magnificence de cet avis. Cependant je ne doute pas que si l’on prend des informations à ce sujet, on ne reconnaisse que le père Cristoforo n’aura eu de relations avec l’homme dont vous parlez que pour lui faire regretter ses torts. Je le connais, le père Cristoforo.

— Sans doute, en effet, vous savez mieux que moi ce qu’il fut dans le monde et certaines choses qu’il a faites dans sa jeunesse.

— C’est la gloire de cet habit, monsieur le comte, qu’un homme qui a pu, dans le monde, faire parler de lui d’une manière peu favorable, devienne tout autre après qu’il s’en est revêtu. Et depuis que le père Cristoforo le porte, cet habit…

— Je ne demanderais pas mieux que de le croire, je le dis bien sincèrement ; mais quelquefois, comme dit le proverbe… l’habit ne fait pas le moine. »

Le proverbe n’était pas au juste celui qu’il fallait là ; mais le comte l’avait rapidement substitué à un autre qui lui était venu sur le bout de la langue. Le loup change son poil, mais non pas ses vices.

« J’ai des données, continua-t-il, des motifs de…

— Si vous savez positivement, dit le provincial, que ce religieux ait commis quelque manquement (nous pouvons tous errer), vous me rendrez un véritable service en me le faisant connaître. Je suis supérieur, très-indigne sans doute ; mais je le suis précisément pour corriger, pour remédier là où c’est nécessaire.

— Je vais vous le dire : à cette circonstance fâcheuse de la protection ouverte qu’a donnée ce père à l’individu dont je vous ai parlé, se joint un autre fait désagréable, et qui pourrait… Mais nous arrangerons tout cela à la fois entre nous. Il arrive, dis-je, que ce même père Cristoforo s’est mis à tracasser mon neveu, don Rodrigo ***. »

— Ah ! voilà qui me fait de la peine, beaucoup de peine, je vous assure.

— Mon neveu est jeune, vif ; il se sent ; il n’est pas habitué à être provoqué…

— Je me ferai un devoir de prendre des informations exactes sur un tel fait. Comme je l’ai dit à Votre Magnificence, et je parle à un homme qui n’a pas moins de justice que d’habitude du monde, nous sommes tous de chair, sujets à l’erreur tant d’un côté que de l’autre ; et si le père Cristoforo n’a pas agi…

— Que Votre Paternité considère, comme je le disais tantôt, que ce sont choses à finir entre nous, à ensevelir ici, et, qui trop remuées… deviennent plus fâcheuses. Vous savez ce qui arrive : ces chocs, ces inimitiés commencent quelquefois par une bagatelle, et puis cela gagne, cela gagne… Si l’on veut creuser jusqu’au fond, ou l’on n’en vient pas à bout, ou cent autres embarras surgissent. Il faut étouffer, couper court, très-révérend père ; couper court, étouffer. Mon neveu est jeune ; le religieux, d’après ce que l’on m’en dit, a encore l’esprit, les inclinations d’un jeune homme ; et c’est à nous, qui avons nos années… que trop, n’est-ce pas, très-révérend père ?… »

Pour qui eût été présent à ce point de l’allocution, c’eût été comme lorsque, au milieu d’une scène d’opera seria, une décoration est relevée par mégarde avant le temps et laisse voir un chanteur qui, ne songeant en aucune manière dans ce moment-là qu’il y ait un public au monde, cause avec l’un de ses camarades tout simplement et sans façon. Le visage, le geste, la voix du comte, en disant, ce que trop, tout chez lui fut naturel ; là plus de politique ; c’était bien véritablement qu’il regrettait d’avoir ses années. Non qu’il pleurât les amusements, la brillante vivacité, les charmes de la jeunesse ; frivolité que tout cela, sottises, misères ! Son déplaisir provenait d’une cause bien plus importante et d’une pensée plus solide. C’était qu’il espérait un certain poste plus élevé, lorsqu’en surviendrait la vacance, et qu’il craignait de ne pas arriver à temps. Qu’il l’obtînt une fois, et l’on pouvait être certain qu’il ne songerait plus à ses années, ne formerait plus d’autres vœux et mourrait content, comme tous ceux qui désirent vivement une chose assurent le vouloir faire, lorsqu’ils seront parvenus à en jouir.

Mais pour le laisser parler, « c’est à nous, continua-t-il, à avoir de la prudence pour les jeunes gens, à remédier à leurs écarts. Par bonheur, nous y sommes encore à temps ; la chose n’a pas fait de bruit ; c’est encore le cas d’un bon principiis obsta. Il faut éloigner le feu de la paille. Quelquefois un sujet qui ne fait pas bien dans un endroit, ou dont le séjour peut y avoir quelques inconvénients, réussit à merveille ailleurs. Votre Paternité saura bien trouver où colloquer convenablement ce religieux. Il se rencontre précisément cette autre circonstance des soupçons qu’il a pu faire naître là… où l’on pourrait désirer son changement de résidence ; et en le mettant dans quelque lieu un peu éloigné, nous faisons d’une pierre deux coups ; tout s’arrange de soi-même, ou, pour mieux dire, il n’y a rien de gâté. »

Cette conclusion était celle à laquelle le père provincial s’était attendu dès le commencement de l’entretien. « Eh ! c’est cela, pensait-il ; je vois où tu veux en venir ; toujours les mêmes façons de faire ; quand un pauvre moine vous déplaît, messieurs, à vous ou à quelqu’un des vôtres, ou seulement s’il vous fait ombrage, tout aussitôt, sans chercher à savoir s’il a tort ou raison, le supérieur doit le faire déguerpir. »

Et lorsque le comte eut fini et soufflé longuement, ce qui équivalait à un point au bout de la phrase : « Je comprends fort bien, dit le provincial, ce que veut dire M. le comte ; mais avant de prendre une mesure…

— C’est une mesure et ce n’en est pas une, très-révérend père ; c’est une chose toute naturelle, tout ordinaire ; et, si l’on ne prend ce moyen, et sans retard, je prévois une infinité de désordres, une iliade de malheurs. Quant à un coup de tête… je ne pense pas que mon neveu… Je suis là quant à cela. Mais au point où l’affaire est arrivée, si nous n’y coupons court, sans perdre du temps, et d’un coup net, il n’est pas possible qu’elle s’arrête, qu’elle demeure secrète… et alors ce n’est plus seulement mon neveu… C’est tout un guêpier soulevé, très-révérend père. Vous voyez ; nous sommes une famille, nous avons des attenances…

— Illustres.

— Vous m’entendez : tous gens qui ont du sang dans les veines et qui dans ce monde… sont quelque chose. Le point d’honneur s’en mêle ; cela devient une affaire commune à tous ; et alors… celui-là même qui est ami de la paix… Ce serait un véritable crève-cœur pour moi d’avoir à… de me trouver… moi qui ai toujours eu tant de penchant pour les pères capucins… ! Vous autres pères, pour faire du bien, comme vous en faites, à la si grande édification du public, vous avez besoin de paix, de fuir les querelles, de vivre en bonne harmonie avec ceux qui… Et puis vous avez des parents dans le monde ; et ces grandes affaires de point d’honneur, pour peu qu’elles durent, s’étendent, se ramifient, mettent en jeu… une foule de personnes. Moi, je me trouve dans cette bienheureuse charge qui m’oblige à soutenir une certaine dignité de position… Son Excellence… messieurs mes collègues… tout devient affaire de corps… et d’autant plus avec cette autre circonstance… Vous savez comment vont ces sortes de choses.

— Dans le fait, dit le père provincial, le père Cristoforo est prédicateur ; et j’avais déjà quelque idée… Précisément on me demande… Mais dans ce moment, en de telles circonstances, cela pourrait paraître une punition ; et une punition avant d’avoir bien éclairci…

— Non pas une punition, non : une mesure de prudence, un moyen de convenance réciproque, pour empêcher les choses fâcheuses qui pourraient… j’ai déjà expliqué ma pensée.

— Entre monsieur le comte et moi, la chose reste dans ces termes-là ; je le comprends. Mais si le fait est tel qu’il a été rapporté à Votre Magnificence, il est impossible, ce me semble, qu’il n’en ait pas transpiré quelque chose dans le pays. Il y a partout des brouillons, des boutefeux, ou tout au moins des curieux malins qui, s’ils peuvent voir aux prises des gens de qualité et des religieux, y trouvent un plaisir extrême ; et ces gens-là vont flairant ce qui se passe, interprètent, bavardent… Chacun a sa dignité à conserver ; et moi, comme supérieur (fort indigne), j’ai pour devoir exprès… L’honneur de l’habit… ne m’appartient pas… c’est un dépôt dont… Monsieur votre neveu, puisqu’il est si animé, selon ce que dit Votre Magnificence, pourrait prendre la chose comme une satisfaction qui lui serait donnée, et… je ne dis pas s’en faire gloire, en triompher, mais…

— Ne le croyez pas, très-révérend père. Mon neveu est un gentilhomme qui dans le monde est considéré… selon son rang et ce qui lui est dû : mais devant moi c’est un enfant ; et il ne fera ni plus ni moins que ce que je lui prescrirai. Je vous dirai plus : mon neveu n’en saura rien. Qu’avons-nous besoin de rendre compte de nos déterminations ? Ce sont choses que nous faisons entre nous, en bons amis ; et entre nous elles doivent rester. N’ayez à cet égard nul souci. Je dois être habitué à me taire. » Et il souffla. « Quant aux faiseurs de caquets, reprit-il, que voulez-vous qu’ils disent ? Un religieux qui va prêcher dans un autre pays est une chose si ordinaire ! Et puis d’ailleurs, nous qui voyons… nous qui prévoyons… nous dont l’affaire est de… nous n’avons pas à nous occuper des bavardages.

— Cependant, pour les prévenir, il serait bien que, dans cette occasion, monsieur votre neveu fît quelque démonstration, donnât quelque marque publique d’amitié, d’égards… non pas pour nous, mais pour l’habit…

— Sûrement, sûrement ; c’est juste. Toutefois ce n’est pas nécessaire : je sais que les capucins sont toujours accueillis par mon neveu comme ils doivent l’être. Il le fait par inclination : c’est un penchant de famille ; et d’ailleurs il sait que la chose m’est agréable. Du reste, dans cette circonstance… quelque chose de plus marqué… est fort juste. Rapportez-vous-en à moi, très-révérend père. J’ordonnerai à mon neveu… C’est-à-dire pourtant qu’il conviendra de le lui insinuer avec prudence, pour qu’il ne se doute pas de ce qui s’est passé entre nous. Car il ne faudrait pas aller mettre un emplâtre là où il n’y a pas de blessure. Et quant à ce dont nous sommes convenus, le plus tôt sera le mieux. Et s’il se trouvait quelque endroit un peu lointain… pour ôter absolument toute occasion…

— On me demande précisément de Rimini un prédicateur ; et peut-être même, sans autre motif, aurais-je pu jeter les yeux…

— À merveille, à merveille. Et quand… ?

— Puisque la chose doit se faire, elle se fera bientôt.

— Oui, bientôt, bientôt, très-révérend père ; plutôt aujourd’hui que demain. Et, continua-t-il en se levant, si je puis quelque chose, moi et les miens, pour nos bons pères capucins…

— Nous connaissons par expérience les bontés de votre famille, dit le père provincial en se levant aussi et se dirigeant vers la porte, sur les pas de son vainqueur.

— Nous avons éteint une étincelle, dit celui-ci en s’arrêtant un moment, une étincelle, très-révérend père, qui pouvait allumer un vaste incendie. Entre bons amis, deux mots suffisent pour arranger bien des choses.

Arrivé à la porte, il en ouvrit les deux battants et voulut à toute force que le père provincial passât le premier ; ils entrèrent dans l’autre pièce et se réunirent au reste de la compagnie.

C’était une grande application, un grand art, bien des paroles que mettait ce haut personnage dans la conduite d’une affaire ; mais ce qu’il savait obtenir n’était pas de moindre valeur. En effet, par l’entretien que nous avons rapporté, il parvint à faire aller à pied frère Cristoforo de Pescarenico à Rimini, ce qui est une assez belle promenade.

Un soir arrive à Pescarenico un capucin de Milan, avec un pli pour le père gardien. Dans ce pli est l’obédience[1] pour frère Cristoforo de se rendre à Rimini, où il prêchera le carême. La lettre adressée au père gardien contient une instruction où il lui est dit d’insinuer au susdit frère qu’il ait à mettre en oubli toute affaire qu’il pourrait avoir entreprise dans le pays d’où il va partir, et n’y conserver aucune correspondance : le frère porteur de l’ordre doit être son compagnon de voyage. Le père gardien ne dit rien le soir ; le lendemain matin il fait appeler frère Cristoforo, lui montra l’obédience, lui dit d’aller prendre son panier, son bâton, son suaire, sa ceinture, et, avec le frère qu’il voit là et qui sera son compagnon, de se mettre tout de suite en route.

Je vous laisse à penser si le coup fut sensible pour notre religieux. Renzo, Lucia, Agnese lui vinrent immédiatement à l’esprit, et il s’écria, pour ainsi dire, en lui-même : « Oh ! mon Dieu, que vont devenir ces malheureux, quand je n’y serai plus ? » Mais il leva les yeux au ciel et s’accusa d’avoir manqué de confiance, de s’être cru nécessaire à quelque chose. Il mit les mains en croix sur sa poitrine, en signe d’obéissance, et baissa la tête devant le père gardien, lequel ensuite le prit à part, et lui donna l’autre avis en termes de conseil dont la signification était un ordre. Frère Cristoforo alla dans sa cellule, y prit son panier, mit dedans son bréviaire, son carême et le pain du pardon, serra sa robe sous une ceinture de cuir, dit adieu à ceux de ses confrères qui se trouvaient au couvent, finit par la bénédiction qu’il alla recevoir du père gardien, et prit avec son compagnon le chemin qu’il lui avait été ordonné de prendre.

Nous avons dit que don Rodrigo, plus obstiné que jamais dans sa belle entreprise, s’était déterminé à rechercher le secours d’un homme terrible. Nous ne pouvons de celui-ci donner ni le nom, ni le prénom, ni le titre, ni même sur tout cela aucune conjecture ; chose d’autant plus étrange que le personnage est cité dans plus d’un livre (imprimé) de ce temps. Que le personnage soit le même, l’identité des faits ne permet pas d’en douter ; mais partout se montre un grand soin à éviter d’en tracer le nom, comme s’il avait dû brûler la plume, les doigts de l’écrivain. Francesco Rivola, dans la vie du cardinal Frédéric Borromée, ayant à parler de cet homme, l’appelle « un seigneur aussi puissant par ses richesses que noble par sa naissance, » et s’arrête là. Guiseppe Ripamonti, qui, dans le cinquième livre de la cinquième décade de sa Storia patria, en fait mention d’une manière plus étendue, le nomme quelqu’un, celui-ci, celui-là, cet homme, ce personnage. « Je rapporterai, dit-il dans son riche latin que nous traduisons comme nous pouvons, l’aventure d’un certain homme qui, étant l’un des premiers parmi les grands de la ville, avait établi sa demeure dans une campagne située près des frontières, et là, se donnant sûreté à force de crimes, comptait pour rien les jugements, les juges, toute magistrature, la souveraineté ; menait une vie tout à fait indépendante, donnant asile aux bannis, banni quelque temps lui-même, puis revenu, comme si de rien n’était… » Nous emprunterons à cet écrivain quelques autres passages, lorsqu’ils nous viendront à propos pour confirmer ou éclaircir la narration de notre anonyme, avec lequel nous poursuivons notre route.

Faire ce qui était prohibé par les lois ou ce qu’empêchait une force quelconque ; être l’arbitre, le maître dans les affaires d’autrui, sans autre intérêt pour lui-même que le plaisir de commander ; être craint de tous, avoir le pas sur ceux qui avaient coutume de l’avoir sur les autres ; telles avaient été de tout temps les passions principales de cet homme. Dès son adolescence, au spectacle et au bruit de tant d’abus de puissance, de tant de luttes, à la vue de tant d’oppresseurs, il éprouvait un sentiment tout à la fois de dépit et d’impatiente envie. Jeune, lorsqu’il vivait dans la ville, il saisissait, il recherchait toutes les occasions d’avoir querelle avec les plus fameux en de telles habitudes, de traverser leurs desseins, pour se mesurer avec eux et les faire reculer, ou pour les amener à rechercher son amitié. Supérieur à la plupart d’entre eux en richesses comme en satellites, et peut-être à tous en hardiesse et en constance, il en réduisit plusieurs à renoncer à toute rivalité, il donna de rudes leçons à plusieurs autres, et de plusieurs enfin il se fit des amis ; non des amis au pair, mais tels seulement qu’ils pouvaient lui plaire, des amis subordonnés, se reconnaissant ses inférieurs et se tenant à sa gauche. Dans le fait cependant il devenait leur agent à tous, l’instrument dont ils se servaient dans leurs entreprises ; car ils ne manquaient jamais de réclamer l’action d’un si puissant auxiliaire ; et quant à lui, ne pas répondre à leur appel eût été déchoir de sa réputation, faire défaut à son œuvre. Dans un semblable train de vie, et soit pour son propre compte, soit pour le compte d’autrui, il en fit tant que son nom, sa parenté, ses amis, son audace ne pouvant plus le défendre contre les arrêts de bannissement dont il était frappé et contre toutes les haines puissantes qu’il avait soulevées, il fut obligé de faire retraite et de sortir du duché. Je crois que c’est à cette circonstance que se rapporte un trait remarquable de sa vie raconté par Ripamonti : « Lorsque ce personnage eut à vider le pays, le secret avec lequel il fit la chose, le respect, la timidité qu’il montra, furent tels qu’on va voir. Il traversa la ville à cheval, avec une meute à sa suite, au son de la trompette ; et, en passant devant le palais du gouvernement, il chargea la garde d’un message d’impertinences pour le gouverneur. »

Pendant son absence, il n’interrompit point ses pratiques, et ne cessa pas de correspondre avec ses amis, qui demeurèrent unis à lui, pour traduire littéralement Ripamonti, « dans une ligue occulte de conseils atroces et de choses funestes. » Il paraît même qu’alors il forma, avec des personnes plus élevées, certaines relations nouvelles et d’un genre terrible, dont l’historien précité parle avec un laconisme mystérieux. « Quelques princes étrangers, dit-il, se servirent plus d’une fois de lui pour quelques meurtres importants, et souvent lui envoyèrent de loin des renforts en hommes destinés à servir sous ses ordres. »

Enfin (on ne sait au bout de quel temps), soit que son bannissement eût été révoqué par quelque puissante intercession, ou que l’audace de cet homme lui tînt lieu d’immunité, il résolut de revenir chez lui et y revint en effet ; non toutefois à Milan, mais dans un château touchant aux confins du territoire bergamasque qui était alors, comme on sait, terre vénitienne. « Cette demeure, je cite encore Ripamonti, était comme une officine de mandats sanguinaires : des valets condamnés à perdre la tête et qui avaient pour métier de couper des têtes ; ni cuisiniers ni marmitons qui fussent dispensés de l’homicide ; les mains des enfants étaient ensanglantées. » Outre cette maison si dignement composée, il en avait une autre, selon ce qu’affirme le même historien, formée de sujets semblables dispersés et placés comme en garnison en divers lieux, des deux États sur la limite desquels il vivait ; serviteurs toujours prêts à exécuter ses ordres.

Tous les petits tyrans, à une grande distance à la ronde, avaient dû, celui-ci dans une circonstance, celui-là dans une autre, choisir entre l’amitié ou l’inimitié de ce tyran extraordinaire. Mais les premiers qui avaient voulu essayer de la résistance s’en étaient si mal trouvés qu’aucun d’eux ne se sentait le cœur de renouveler la tentative. Ne s’occuper que de ses affaires propres, ne se mêler de rien hors de chez soi, n’était pas même encore un moyen pour conserver envers lui l’indépendance. Un homme arrivait et signifiait de sa part que l’on eût à se désister de telle entreprise, à laisser en repos tel débiteur, et autres choses semblables : il fallait répondre oui ou non. Lorsque entre deux parties contendantes, l’une était venue, par un hommage de vassal, remettre à son jugement une affaire quelconque, l’autre se trouvait dans la dure alternative de s’en tenir à la sentence qu’il avait rendue, ou de se déclarer son ennemi ; ce qui était la même chose que d’être, comme on disait autrefois, phthisique au troisième degré. Plusieurs, ayant le tort de leur côté, recouraient à lui pour avoir raison par le fait ; plusieurs aussi y recouraient, ayant raison, pour se trouver les premiers sous un tel patronage et en fermer l’accès à leur adversaire ; et les uns comme les autres devenaient plus spécialement ses hommes-liges. Il advint quelquefois que le faible, maltraité, tourmenté par un puissant oppresseur, se tourna vers lui ; et lui, prenant le parti du faible, força l’oppresseur à cesser les vexations, à réparer le mal qu’il avait fait, à demander excuse ; ou, celui-ci refusant, il lui fit une telle guerre qu’il l’obligea à déguerpir des lieux témoins de sa tyrannie, si même il ne la lui fit payer d’une manière plus prompte et plus terrible. Et, dans des cas semblables, ce nom si redouté et si abhorré avait été un moment béni ; parce que, je ne dirai pas cette justice, mais ce remède, cette compensation quelconque était ce que, dans ces temps-là, l’on n’aurait pu attendre d’aucune force, ni privée ni publique. Plus souvent et même pour l’ordinaire, la sienne avait été, comme elle était encore, l’instrument de volontés iniques, de satisfactions atroces, de caprices enfantés par l’orgueil. Mais les manières si diverses dont il usait de cette force produisaient toujours le même effet, celui d’imprimer dans les esprits une haute idée de ce qu’il pouvait vouloir et accomplir au mépris de l’équité et de l’iniquité, ces deux choses qui opposent tant d’obstacles à la volonté des hommes, et les font si souvent revenir sur leurs pas. La renommée des tyrans ordinaires était communément restreinte dans cette petite étendue de pays où ils étaient les plus riches et les plus forts : chaque district avait les siens, et ils se ressemblaient tellement qu’il n’y avait pas de raison pour que le peuple s’occupât de ceux dont il ne portait pas immédiatement le poids. Mais la renommée de celui dont nous parlons était depuis longtemps répandue dans toutes les parties du Milanais : partout sa vie était le sujet de récits populaires, et son nom signifiait quelque chose d’irrésistible, d’étrange, de fabuleux. La crainte que l’on avait partout de ses alliés et de ses sicaires contribuait aussi à ce que l’on pensât toujours et partout à lui. Ce n’était à l’égard de chacun que des soupçons ; car qui aurait osé avouer ouvertement une telle dépendance ? mais chaque tyran pouvait être son allié, chaque bandit l’un des siens ; et l’incertitude même ajoutait au vaste de l’idée, comme à la sombre terreur qu’inspirait la chose même. Chaque fois que dans quelque lieu venaient à paraître des figures de bravi inconnues et plus mauvaises qu’à l’ordinaire, à chaque fait énorme dont on ne pouvait tout d’abord indiquer ou deviner l’auteur, on prononçait, on murmurait tout bas le nom de celui que, grâce à la circonspection, pour ne rien dire de plus, de nos auteurs, nous serons obligé d’appeler l’Innomé.

Du grand château de cet homme à celui de don Rodrigo, il n’y avait pas plus de sept milles ; et ce dernier, aussitôt qu’il fut devenu maître et tyran, avait dû reconnaître qu’à une aussi petite distance d’un tel personnage, il n’était pas possible de faire ce métier sans en venir aux prises ou marcher d’accord avec lui. Il s’était donc offert à ce redoutable voisin, devenant ainsi son ami, à la manière, c’est-à-dire, de tous les autres ; il lui avait rendu plus d’un service (le manuscrit n’en dit pas davantage) ; et chaque fois en avait rapporté des promesses de réciprocité et de prestation d’aide en toute occasion que ce pût être. Il mettait cependant beaucoup de soin à cacher une telle amitié, ou du moins à ne pas laisser apercevoir jusqu’à quel point elle pouvait être étroite, ni quel en était le caractère. Don Rodrigo voulait bien faire le tyran, mais non le tyran sauvage : cette profession était pour lui un moyen et non pas un but : il voulait demeurer librement en ville, jouir des aises, des plaisirs, des honneurs de la vie civile : et pour cela il lui fallait user de certains ménagements, tenir compte des liens de parenté, cultiver l’amitié de personnes haut placées, avoir une main sur la balance de la justice pour la faire au besoin pencher de son côté, ou pour la faire disparaître, ou bien encore pour en donner, dans l’occasion, sur la tête de ceux dont on pouvait plus facilement venir à bout de cette manière que par les armes de la force privée. Or l’intimité, disons mieux, une alliance avec un homme de cette sorte, avec un ennemi déclaré de la force publique, ne lui aurait certainement pas donné beau jeu dans un tel plan de conduite, surtout auprès du comte son oncle. Ce qu’il ne pouvait cependant cacher d’une semblable amitié pouvait passer pour l’effet de rapports indispensables avec un homme dont l’inimitié était si dangereuse, et recevoir ainsi son excuse de la nécessité : car celui qui a pris la charge de veiller aux besoins des autres, et qui n’en a pas la volonté ou n’en trouve pas le moyen, consent à la longue à ce qu’on y veille soi-même jusqu’à un certain point ; et, s’il ne consent pas en termes précis, il ferme l’œil.

Un matin, don Rodrigo sortit, à cheval, en équipage de chasse, avec une petite escorte de bravi à pied : le Griso à l’étrier de sa monture, quatre autres derrière ; et il s’achemina vers le château de l’Innomé.


  1. On sait qu’ainsi s’appelle l’ordre par écrit donné à un religieux par son supérieur pour le faire passer d’un couvent à un autre.