Traduction par Jean-Baptiste de Montgrand.
Garnier (p. 287-299).


CHAPITRE XXI.


La vieille avait couru exécuter les ordres qu’elle avait reçus et en donner elle-même avec l’autorité attachée à ce nom qui, de quelque bouche qu’il se fît entendre en ce lieu, faisait faire à tous diligence ; car il ne venait à l’idée de personne que nul pût être assez hardi pour l’employer faussement. Elle se trouva, comme il lui avait été prescrit, à la Malanotte, un peu avant que la voiture y fût arrivée ; et, lorsqu’elle la vit venir, elle sortit de la chaise à porteur, fit signe au cocher d’arrêter, s’approcha de la portière, et rapporta tout bas au Nibbio, qui avait mis la tête dehors, les ordres de leur maître.

Lucia, au moment où la voiture s’arrêta, fit un mouvement et revint d’une espèce de léthargie. Elle sentit de nouveau tout son sang se bouleverser ; et la bouche béante, les yeux effarés, elle regarda autour d’elle. Le Nibbio s’était retiré en arrière, et la vieille, avec le menton sur la portière, les yeux dirigés vers Lucia, disait : « Venez, la jeune fille ; venez, ma pauvre enfant ; venez avec moi, qui ai ordre de vous bien traiter et de vous rassurer. »

Au son d’une voix de femme, la pauvre fille eut en effet un moment d’espérance et de soulagement ; mais elle retomba tout aussitôt dans une frayeur plus sombre encore. « Qui êtes-vous ? » dit-elle d’une voix tremblante, en fixant un regard étonné sur le visage de la vieille.

« Venez, venez, pauvre enfant, » répétait celle-ci. Le Nibbio et les deux autres jugeant, par les paroles et la voix si extraordinairement radoucie de cette femme, quelles devaient être les intentions du maître, tâchaient d’engager par la douceur la malheureuse prisonnière à obéir. Mais elle continuait de regarder au dehors ; et quoique la vue d’un lieu sauvage qu’elle ne connaissait point, et l’air d’assurance de ses gardiens, ne lui permissent pas d’espérer du secours, elle ouvrait cependant la bouche pour crier, lorsque, voyant le Nibbio faire les gros yeux par lesquels s’annonçait le mouchoir, elle se retint, trembla, se tourna de côté, fut prise et mise dans la chaise. La vieille s’y mit après elle. Le Nibbio dit aux deux autres coquins de marcher derrière, et entreprit lui-même la montée d’un pas rapide, courant à l’appel de son seigneur.

« Qui êtes-vous ? demandait Lucia d’un ton d’alarme à cette laide figure qui lui était inconnue. Pourquoi suis-je avec vous ? Où suis-je ? Où me conduisez-vous ?

— Chez quelqu’un qui veut vous faire du bien, répondait la vieille ; chez un grand… Heureux ceux auxquels il veut faire du bien ! Bonne fortune pour vous, bonne fortune. N’ayez pas peur ; soyez contente ; car il m’a commandé de vous rassurer. Vous le lui direz, n’est-ce pas, que j’ai tâché de vous rassurer ?

— Qui est-il ? Pourquoi ? Que veut-il de moi ? Je ne lui appartiens pas. Dites-moi où je suis ; laissez-moi aller ; dites à ces gens qu’ils me laissent aller ; qu’ils me portent dans quelque église. Oh ! vous qui êtes femme, au nom de la Vierge Marie !… »

Ce nom saint et plein de douceur, que la misérable femme avait répété avec vénération dans son jeune âge, et qu’ensuite elle n’avait plus invoqué ni peut-être entendu prononcer depuis tant d’années, faisait maintenant sur son esprit une impression vague, étrange, lente à se produire, comme serait le souvenir de la lumière chez un vieillard devenu aveugle dans son enfance.

Cependant l’Innomé, debout sur la porte du château, regardait en bas, et voyait la chaise venir à petit pas, comme tantôt la voiture, et, en avant, il voyait le Nibbio qui, à chaque instant, la laissait à plus grande distance, en montant au pas de course. Lorsqu’il fut arrivé, le seigneur lui fit signe de le suivre et alla avec lui dans un appartement du château.

« Eh bien ? lui dit-il en s’arrêtant là.

— Tout à souhait, répondit le Nibbio en s’inclinant. L’avis à point nommé, la femme de même, personne sur l’endroit, un seul cri, et personne n’a paru, le cocher alerte, les chevaux parfaits, nulle mauvaise rencontre ; mais…

— Mais quoi ?

— Mais… j’avoue que j’aurais mieux aimé avoir l’ordre de lui tirer un coup de fusil dans le dos, sans l’entendre parler, sans voir son visage.

— Quoi ? qu’est-ce ? que veux-tu dire ?

— Je veux dire que tout ce temps, tout ce temps… Elle m’a trop fait compassion.

— Compassion ! Que sais-tu, toi, de compassion ? Qu’est-ce que la compassion ?

— Je ne l’ai jamais si bien compris que cette fois : c’est une chose, la compassion, qui est un peu comme la peur : si vous la laissez vous saisir, vous n’êtes plus homme.

— Voyons un peu comment a fait cette fille pour te faire compassion ?

Mais un autre non intérieur, plus impérieux que le premier, lui défendit d’achever.

« Non, dit-il d’une voix résolue, comme pour s’exprimer à lui-même l’ordre de cette voix secrète, non : va te reposer ; et demain matin, tu feras ce que je te dirai. » « Cette fille a quelque démon pour elle, pensait-il ensuite, lorsqu’il fut resté seul, et en se tenant debout, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur une partie du plancher où les rayons de la lune, entrant par une fenêtre élevée, dessinaient un carré de lumière pâle, coupée en échiquier par l’ombre des gros barreaux de fer, et en traits plus menus par celle des petits compartiments des vitres. Elle a quelque démon… ou quelque ange qui la protège… Compassion au Nibbio !… Demain matin, demain matin de bonne heure, qu’elle soit hors d’ici ; qu’elle suive sa destinée, et qu’il n’en soit plus question. Que cet animal de don Rodrigo ne me vienne pas rompre la tête de ses remercîments, parce que… je ne veux plus entendre parler de cette fille. Je l’ai servi, parce que j’ai promis ; et j’ai promis parce que… c’est mon destin. Mais je veux que le malheureux me le paye bien, ce service. Voyons un peu… »

Et il voulait imaginer quelque chose de scabreux à lui demander en compensation et comme par punition ; mais ces mots vinrent de nouveau traverser son esprit : « Compassion au Nibbio ! Comment peut-elle avoir fait ? continuait-il, entraîné par cette pensée. Je veux la voir… Eh non ! Oui, je veux la voir. »

Et de chambre en chambre en chambre il parvint à un petit escalier, puis à tâtons il monta jusqu’à celle de la vieille, et frappa du pied contre la porte.

« Qui est là ?

— Ouvre. »

À cette voix, la vieille fille fit trois bonds, et tout aussitôt on entendit le verrou courir dans ses tenons, et la porte s’ouvrit toute grande. L’Innomé, de l’endroit où il était, donna un coup d’œil tout à l’entour ; et, à la lumière d’une lampe qui brûlait sur une table, il vit Lucia accroupie par terre, dans le coin le plus éloigné de la porte.

« Qui t’a dit de la jeter là comme un sac de linge sale, misérable ? dit-il à la vieille, d’un air de colère.

— Elle s’est mise où elle a voulu, répondit humblement celle-ci. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la rassurer : elle peut le dire elle-même ; mais il n’y a pas eu moyen.

— Levez-vous, » dit l’Innomé à Lucia, en s’approchant d’elle. Mais Lucia qui, au coup donné contre la porte, à la vue de cette porte qui s’ouvrait, à l’apparition de cet homme, au son des paroles qu’il lui adressait, avait senti dans son âme effrayée le saisissement d’une nouvelle frayeur, ne s’en tenait que plus étroitement blottie dans son coin, le visage caché dans ses mains, et ne remuant que pour trembler de tous ses membres.

« Levez-vous, je ne veux pas vous faire de mal… et je puis vous faire du bien, répéta le seigneur… Levez-vous ! dit-il ensuite en faisant tonner sa voix, irrité qu’il était d’avoir deux fois commandé en vain.

— Oh ! Monseigneur ! si longtemps !… Pleurer, prier et faire certains yeux et devenir pâle, pâle comme une morte, et puis sangloter, et puis de nouveau prier, et certaines paroles…

« Je ne veux pas cette fille chez moi, pensait l’Innomé, pendant que l’autre parlait. J’ai fait une sottise en m’engageant : mais j’ai promis, j’ai promis. Quand elle sera loin… » Et levant la tête d’un air de commandement. « Maintenant, dit-il au Nibbio, mets de côté la compassion : monte à cheval, prends un compagnon, deux si tu veux, et cours à la demeure de ce don Rodrigo que tu sais. Dis-lui qu’il envoie tout de suite… mais tout de suite, parce qu’autrement… »

Comme si elle eût recouvré des forces par sa frayeur même, la trop malheureuse fille se mit subitement à genoux : et joignant ses mains, comme elle eût fait devant une sainte image, elle leva les yeux vers le visage de l’Innomé, les rebaissa aussitôt, et dit : « Me voilà : tuez-moi.

— Je vous ai dit que je ne veux pas vous faire de mal, répondit d’une voix adoucie l’Innomé, en fixant ses regards sur cette figure altérée par l’épouvante et le chagrin.

— Courage, courage, disait la vieille : il vous le dit lui-même, qu’il ne veut pas vous faire de mal.

— Et pourquoi, reprit Lucia, d’une voix où, à travers le tremblement de la crainte, se faisait sentir une certaine assurance d’indignation désespérée, pourquoi me faites-vous souffrir les peines de l’enfer ? Que vous ai-je fait ?…

— Vous aurait-on maltraitée ? Parlez.

— Oh ! maltraitée ! on m’a prise, par trahison, par force ! Pourquoi ? Pourquoi m’a-t-on prise ? Pourquoi suis-je ici ? Où suis-je ? Je suis une pauvre fille : que vous ai-je fait ? Au nom de Dieu…

— Dieu, Dieu, interrompit l’Innomé, toujours Dieu. Ceux qui ne peuvent se défendre par eux-mêmes, qui n’ont pas la force pour eux, ont toujours ce Dieu à mettre en avant, comme s’ils lui avaient parlé. Que prétendez-vous par ce mot-là ? Me faire ?… et il n’acheva pas la phrase.

— Oh ! monsieur ! prétendre ! À quoi puis-je prétendre, moi faible créature que je suis, sinon à ce que vous usiez pour moi de miséricorde ? Dieu pardonne tant de choses pour une œuvre de miséricorde ! Laissez-moi aller : de grâce, laissez-moi aller ! On ne gagne rien, quand on doit un jour mourir, à faire tant souffrir une pauvre fille. Oh ! vous qui pouvez commander, dites qu’on me laisse aller ! On m’a portée ici par force. Envoyez-moi avec cette femme à ***, où est ma mère. Oh ! Très-sainte Vierge ! ma mère ! ma mère, par charité, ma mère ! Peut-être n’est-elle pas loin d’ici… j’ai vu mes montagnes ! Pourquoi me faites-vous souffrir ? Faites-moi conduire dans une église, je prierai pour vous toute ma vie. Que vous en coûte-t-il de dire un mot ? Oh ! je vous vois touché de compassion : dites un mot, dites-le. Dieu pardonne tant de choses pour une œuvre de miséricorde !

— Oh ! que n’est-elle la fille d’un de ces misérables qui m’ont banni ! pensai l’Innomé : d’un de ces lâches qui voudraient me voir mort ! Je jouirais maintenant de ses lamentations : et au contraire…

— Ne repoussez pas une bonne inspiration ! poursuivait avec chaleur la pauvre Lucia, ranimée par un certain air d’hésitation qu’elle voyait sur la figure et dans la contenance de son tyran. Si vous ne me faites cette grâce, Dieu me la fera : il me fera mourir, et pour moi ce sera fini : mais vous !… Peut-être un jour, vous aussi… Mais non, non : je prierai toujours le Seigneur de vous préserver de tout mal. Que vous en coûte-t-il de dire un mot ? Si vous saviez ce que c’est que de souffrir de telles peines !…

— Allons, prenez, courage, interrompit l’Innomé avec une douceur dont la vieille fut ébahie. Vous ai-je fait aucun mal ? Vous ai-je menacée ?

— Oh non ! Je vois que vous avez bon cœur, et que vous prenez pitié d’une pauvre créature. Si vous vouliez, vous pourriez me faire peur plus que tous les autres, vous pourriez me faire mourir ; et au lieu de cela, vous m’avez… un peu soulagé le cœur. Dieu vous le rendra. Achevez l’œuvre de miséricorde : laissez-moi libre, laissez-moi libre.

— Demain matin…

— Oh ! dès à présent, dès à présent…

— Demain matin, nous nous reverrons, vous dis-je. En attendant, prenez courage, reposez-vous. Vous devez avoir besoin de nourriture. On va vous en apporter.

— Non, non, je meurs si quelqu’un entre ici, je meurs. Conduisez-moi à l’église… les pas que vous ferez, Dieu vous en tiendra compte.

— Une femme viendra vous apporter à manger, dit l’Innomé : et il s’étonna lui-même qu’un tel expédient lui fût venu à l’esprit, et qu’il ait eu besoin d’en chercher un pour rassurer une chétive femme.

— Et toi, reprit-il aussitôt en se tournant vers la vieille, engage-la à manger : fais-la coucher dans ce lit, et si elle y consent, tu pourras t’y mettre avec elle : autrement, tu peux bien, pour une nuit, coucher par terre. Rassure-la, te dis-je : tiens-la contente. Et qu’elle n’ait pas à se plaindre de toi !

Cela dit, il alla rapidement vers la porte. Lucia se leva et courut pour le retenir et renouveler sa prière : mais il avait disparu.

— Oh, malheureuse que je suis ! Fermez, fermez tout de suite. » Et lorsqu’elle eut entendu les battants se rejoindre et le verrou courir, elle retourna se blottir dans son coin. « Oh ! malheureuse que je suis ! s’écria-t-elle de nouveau en sanglotant, qui pourrai-je maintenant prier ? Où suis-je ? Dites-moi, vous, par charité, dites-moi qui est ce monsieur… qui est celui qui m’a parlé.

— Qui il est, n’est-ce pas ? Qui il est ? Vous voudriez me le faire dire. À d’autres quant à ça, ma belle. Parce qu’il vous protège, vous avez pris de l’orgueil ; vous voulez être satisfaite et que j’en paye les frais. Allez le lui demander à lui-même. Si je vous contentais encore en cela, je n’aurais pas, pour ma part, de ces bonnes paroles que vous avez, vous, entendues. Je suis vieille, moi, je suis vieille, continua-t-elle en grommelant tout bas. Peste soit les jeunes filles qu’on aime à voir pleurer comme à voir rire, et qui ont toujours raison ! » Mais entendant Lucia sangloter, et la parole du maître lui revenant à l’esprit impérative et menaçante, elle se pencha vers la pauvre fille rencoignée, et d’une voix radoucie elle reprit : « Allons, je ne vous ai rien dit de mauvais. Soyez de bonne humeur, ne me demandez pas de ces choses que je ne puis vous dire, et quant au reste, ne vous inquiétez point. Oh ! si vous saviez, que de gens seraient aises de l’entendre parler comme il vous a parlé, à vous ! Soyez de bonne humeur ; tout à l’heure le souper va venir ; et moi qui comprends… au langage qu’il vous a tenu, je suis sûre que ce sera du bon. Et puis vous vous mettrez au lit, et… vous m’y laisserez bien une petite place, j’espère ? ajouta-t-elle d’une voix où, malgré elle, perçait l’aigreur.

— Je ne veux pas manger, je ne veux pas dormir. Laissez-moi tranquille ; ne vous approchez pas ; ne vous en allez pas !

— Allons, allons, je reste là », dit la vieille, en se retirant et s’asseyant, sur une vieille chaise, d’où elle jetait sur la pauvre fille certains coups d’œil de crainte et de jalousie tout ensemble ; et puis elle regardait sa couche, en enrageant d’en être peut-être exclue pour toute la nuit, et en murmurant contre le froid. Mais elle se réjouissait à la pensée du souper, et par l’espérance qu’il y en aurait pour elle. Lucia ne s’apercevait pas du froid, ne sentait pas la faim, et, dans une sorte d’étourdissement, n’avait de ses douleurs, de ses terreurs même, qu’un sentiment confus semblable aux images rêvées par une personne saisie de la fièvre.

Elle tressaillit lorsqu’elle entendit frapper : et, relevant son visage empreint d’effroi, elle cria : « Qui est-ce ? qui est-ce ? Que personne ne vienne !

— Ce n’est rien, ce n’est rien ; bonne nouvelle, dit la vieille, c’est Marta qui apporte à manger.

— Fermez, fermez ! criait Lucia.

— Eh ! mais oui, l’on va fermer », répondit la vieille : et, prenant une corbeille des mains de cette Marta, elle la renvoya, referma et vint poser la corbeille sur une table au milieu de la chambre. Puis elle engagea Lucia plusieurs fois à venir profiter de ces bonnes choses. Elle employait les paroles qui devaient être, selon elle, les plus efficaces pour mettre la pauvre fille en appétit. Elle multipliait ses exclamations sur l’excellence des mets : « Morceaux, disait-elle, qui, lorsque des gens comme nous peuvent parvenir à en goûter, leur restent longtemps dans la mémoire. Du vin que boit le maître avec ses amis… quand il en vient quelqu’un le visiter… et qu’ils veulent se mettre en joie ! Hem ! » Mais voyant que tous ses moyens de tentative étaient inutiles : « C’est vous qui ne voulez pas, dit-elle. N’allez pas ensuite lui dire demain que je n’ai pas fait ce que j’ai pu pour vous donner courage. Je mangerai, moi ; et il en restera encore plus qu’il n’en faut pour vous, quand le bon sens vous reviendra et que vous voudrez obéir. » En disant ces mots, elle se mit avidement à l’œuvre. Lorsqu’elle fut rassasiée, elle se leva, alla vers le coin, et se penchant sur Lucia, elle l’engagea de nouveau à manger, pour se mettre ensuite au lit.

« Non, non, je ne veux rien, répondit celle-ci d’une voix faible et comme endormie. Puis, d’un ton plus animé, elle reprit : La porte est-elle fermée ? bien fermée ? » Et après avoir regardé autour d’elle dans la chambre, portant ses mains en avant, d’un pas craintif, elle allait vers cette porte.

La vieille y courut avant elle, mit la main sur le verrou, le secoua et dit : « Entendez-vous ? Voyez-vous ? Est-ce bien fermé ? Êtes-vous contente maintenant. ?

— Oh ! contente ! Moi contente ici ! dit Lucia, en se remettant dans son coin. Mais le bon Dieu sait que j’y suis.

— Venez vous coucher. Que voulez-vous faire là par terre comme un chien ? A-t-on jamais vu refuser ses aises quand on peut les prendre ?

— Non, non, laissez-moi tranquille.

— C’est vous qui le voulez. Voyez, je vous laisse la bonne place ; je me mets sur le bord ; je serai mal à l’aise pour vous. Si vous voulez venir vous mettre au lit, vous savez comment vous devez faire. Rappelez-vous que je vous en ai priée bien des fois. » Cela dit, elle se fourra tout habillée sous les couvertures ; et il n’y eut plus que silence.

Lucia se tenait, immobile dans ce coin, toute ramassée sur elle-même, les genoux relevés, les mains appuyées sur les genoux, et le visage caché dans les mains. Ce n’était chez elle ni veille ni sommeil, mais une rapide succession, une alternative confuse de pensées, d’imaginations, de frayeurs. Tantôt, mieux à elle-même, et se rappelant plus distinctement les horreurs qu’elle avait vues et souffertes dans cette journée, elle s’arrêtait douloureusement aux circonstances de l’obscure et redoutable réalité qui pesait sur elle ; tantôt son esprit, transporté dans une région plus obscure encore, se débilitait contre les fantômes nés de l’incertitude et de la terreur. Elle passa de longs moments dans cette angoisse ; enfin, plus que jamais fatiguée, abattue, elle allongea ses membres endoloris, s’étendit ou tomba étendue, et demeura quelque temps dans un état qui ressemblait davantage à un véritable sommeil. Mais, tout à coup, elle fit un mouvement, comme à l’appel d’une voix intérieure, et elle éprouva le besoin de mieux sortir de son engourdissement, de rappeler toutes ses facultés, de connaître où elle était, comment et pourquoi elle était là. Elle prêta l’oreille à un bruit ; c’était le ronflement lent et rauque de la vieille ; elle ouvrit les yeux, et vit une faible clarté qui paraissait et disparaissait tour à tour : c’était le lumignon de la lampe qui, prêt à s’éteindre, jetait une lumière vacillante et la retirait, pour ainsi dire aussitôt, comme l’onde qui va et vient sur la rive ; et cette lumière, fuyant les objets avant qu’ils eussent pris d’elle une forme et une couleur distinctes, ne les offrait aux regards de l’infortunée captive que comme une succession d’images incohérentes, comme une sorte de chaos. Mais bientôt les impressions récentes que son esprit avait reçues, venant s’y reproduire, l’aidèrent à distinguer ce qui paraissait confus à ses sens. Tout à fait réveillée, elle reconnut sa prison. Tous les souvenirs du jour horrible qu’elle venait de passer, toutes les terreurs de l’avenir, l’assaillirent à la fois. Cette tranquillité même après tant d’agitations, cette espèce de repos, cet abandon où elle était laissée, lui causaient une terreur nouvelle : elle fut vaincue par un tel sentiment de souffrance qu’elle désira mourir. Mais dans le moment elle se rappela qu’elle pouvait au moins prier, et avec cette pensée naquit en elle comme une espérance inattendue. Elle prit de nouveau son chapelet et recommença à dire le rosaire ; à mesure que la prière sortait de ses lèvres tremblantes, elle sentait une confiance indéfinie s’augmenter dans son cœur. Tout à coup une autre pensée lui vint à l’esprit ; sa prière serait mieux accueillie, et plus sûrement exaucée, si dans sa désolation elle faisait quelque offrande. Elle se rappela ce qu’elle avait, ou du moins ce qu’elle avait eu de plus cher : car dans le moment, son âme ne pouvait éprouver d’autre sentiment que celui de l’effroi, concevoir d’autre désir que celui de sa délivrance ; elle se le rappela et résolut aussitôt d’en faire le sacrifice. Elle se mit à genoux, et, tenant ses mains jointes sur sa poitrine avec le chapelet passé dans ses doigts, elle leva le visage et les yeux vers le ciel, et dit :

« Ô très-sainte Vierge ! vous à qui je me suis recommandée tant de fois, et qui tant de fois m’avez consolée ! vous qui avez souffert tant de douleurs, et qui maintenant êtes en possession de tant de gloire ! vous qui avez fait tant de miracles pour les pauvres affligés, secourez-moi ! Faites-moi sortir de ce danger, faites-moi retourner sauve de tout mal près de ma mère, ô mère de mon Dieu : et je fais à vos pieds le vœu de rester vierge ; je renonce pour toujours à ce pauvre jeune homme, pour n’être jamais qu’à vous. »

Ces paroles prononcées, elle baissa la tête et mit le chapelet autour de son cou, comme un signe de consécration et tout à la fois une sauvegarde, comme une armure de la nouvelle milice où elle venait de s’engager. S’étant ensuite assise de nouveau par terre, elle sentit pénétrer dans son âme une sorte de tranquillité, une confiance plus étendue. Ces mots demain matin, que le puissant inconnu avait plus d’une fois prononcés, revinrent à sa mémoire et lui semblèrent contenir une promesse de salut ; ses sens, lassés d’un si long combat, s’assoupirent peu à peu dans ce calme qui gagnait ses pensées ; et, enfin, lorsque, le jour était près de paraître, Lucia, avec le nom de sa protectrice inachevé sur ses lèvres, s’endormit d’un parfait et tranquille sommeil.

Mais dans ce même château était un autre personnage qui aurait bien voulu en faire autant et pour qui ce fut impossible. Après s’être éloigné, ou en quelque sorte avoir fui d’auprès de Lucia, après avoir donné des ordres pour le souper qu’il voulait lui faire servir, après son inspection accoutumée, en certains postes du château, le seigneur, toujours avec cette image vivante devant ses yeux, toujours avec ces paroles résonnant à ses oreilles, s’était retiré brusquement dans sa chambre, s’était fermé dedans avec précipitation, comme s’il eût eu à se retrancher contre des ennemis dont il aurait prévu l’approche, et, s’étant déshabillé avec la même hâte, il s’était mis au lit. Mais cette image, toujours plus obstinée à le fatiguer de sa présence, parut en ce moment lui dire : « Tu ne dormiras point. — Quelle sotte curiosité, pensait-il, quelle curiosité de femmelette m’est venue de la voir ? Il a raison, ce butor de Nibbio : on n’est plus homme, c’est vrai ; on n’est plus homme !… Moi ?… Je ne suis plus homme, moi ? Que s’est-il donc passé ? Que diable m’est-il arrivé ? Qu’y a-t-il de nouveau ? N’avais-je pas su jusqu’ici que les femmes crient ? Les hommes eux-mêmes crient quelquefois, quand ils ne peuvent se révolter. Que diable ! N’ai-je jamais entendu pleurnicher des femmes ? »

Et ici, sans qu’il eût à se donner grand’peine pour chercher dans sa mémoire, sa mémoire lui retraça d’elle-même plus d’une circonstance, où ni prières ni gémissements n’avaient pu le détourner des entreprises qu’il avait résolues. Mais ces souvenirs, loin de lui rendre la fermeté qui lui manquait pour accomplir celle-ci, loin d’éteindre dans son âme cette pitié trop importune, y faisaient naître au contraire une sorte de terreur, quelque chose qui ressemblait à de la rage dans le repentir ; de telle sorte qu’il lui sembla trouver du soulagement à rappeler cette image de Lucia contre laquelle il avait cherché à raffermir son courage. « Elle est vivante, pensait-il, elle est ici ; j’y suis à temps ; je peux lui dire : Allez, réjouissez-vous ; je peux voir changer ce visage : je peux même lui dire : Pardonnez-moi… Pardonnez-moi ! Moi, demander pardon ? à une femme ? Moi… ! Ah ! cependant ! Si un mot, si un tel mot pouvait me faire du bien, m’ôter un peu de cette agitation diabolique, je le dirais ; eh oui ! je sens que je le dirais. À quoi suis-je réduit ! Je ne suis plus homme, je ne suis plus homme !… Allons donc ! dit-il ensuite, en se tournant avec violence dans son lit devenu dur, dur, sous ses couvertures devenues pesantes, pesantes. Allons donc ! ce sont des sottises qui m’ont déjà passé d’autres fois par la tête ; celle-ci passera de même. »

Et pour la faire passer, il se mit à chercher quelque chose d’important, quelqu’une de ces choses qui d’ordinaire occupaient fortement sa pensée, afin de l’y appliquer tout entière ; mais il n’en trouva point. Tout lui semblait changé ; ce qui autrefois excitait le plus ses désirs n’avait plus rien maintenant qui les fît naître ; la passion, chez lui, comme un cheval devenu tout à coup rétif pour une ombre qu’il a vue, ne voulait plus avancer. S’il pensait aux entreprises qu’il n’avait qu’entamées, au lieu de s’animer à l’idée d’en voir la fin, au lieu de s’irriter des obstacles (car dans ce moment la colère lui aurait paru n’être pas sans douceur), il sentait de la tristesse et comme une sorte d’effroi pour les premiers actes qu’il y avait faits. Le temps se montrait à lui désormais vide de tous projets, de toute préoccupation, de toute volonté, plein seulement de souvenirs insupportables ; toutes les heures seraient semblables à celle qui, présentement, était si lente à passer, si pesante sur sa tête. Son imagination rangeait en file tous ses bandits, et ne trouvait rien qu’il pût avoir à cœur de commander à nul d’entre eux ; au contraire, l’idée de les revoir, de se trouver en leur compagnie, était pour lui un poids de plus, une idée de déplaisir et de dégoût ; et, après tout, pour trouver quelque chose à faire le lendemain, quelque chose qui se pût faire, il fut obligé de penser qu’il pouvait, dans ce lendemain, mettre en liberté la pauvre fille. « Oui, je la mettrai en liberté ; dès que le jour paraîtra, je courrai vers elle, et je lui dirai : Allez, allez. Je la ferai accompagner… Et la promesse ? et l’engagement ? et don Rodrigo ?… Qui est-il, don Rodrigo ? »

Comme un homme qui est surpris par une question inattendue et embarrassante d’un de ses supérieurs, l’Innomé songea aussitôt à répondre à cette interrogation qu’il s’était faite, ou plutôt qu’avait faite ce nouveau lui-même qui, grandi subitement d’une manière terrible, s’élevait comme pour juger l’ancien. Il allait donc cherchant comment il avait pu, avant presque d’en être prié, se résoudre à prendre l’engagement de faire tant souffrir, sans motif de haine, sans motif de crainte, une malheureuse qu’il ne connaissait point, et cela pour servir cet homme. Mais loin de trouver des raisons qui dans ce moment lui parussent bonnes pour excuser cette action, il ne savait en quelque sorte s’expliquer comment il y avait été conduit. Cette détermination avait moins été l’effet d’une volonté réfléchie qu’un mouvement instantané de son âme obéissant à des sentiments anciens, habituels, une conséquence de mille faits antérieurs ; et le malheureux examinateur de lui-même, pour se rendre raison d’un seul fait, se trouva engagé dans l’examen de toute sa vie. Remontant bien loin en arrière, et puis venant d’année en année, d’entreprise en entreprise, de meurtre en meurtre, de scélératesse en scélératesse, chacune de ses actions, sous le jour nouveau qui éclairait son esprit, lui apparaissait isolée des sentiments qui l’avaient fait vouloir et commettre, elle lui apparaissait avec un caractère de monstruosité que ces sentiments alors n’y avaient pas laissé apercevoir. Elles étaient toutes à lui, elles étaient lui-même ; l’horreur de cette pensée, renaissant à chacune de ces images, attachée à toutes, s’accrut en lui jusqu’au désespoir. Il se mit avec furie sur son séant ; avec furie il porta les mains sur la muraille à côté de son lit, saisit un pistolet, le détacha, et au moment de mettre fin à une vie dont il ne pouvait désormais soutenir le poids, sa pensée, surprise par une inquiétude, par une terreur qui se survivait en quelque sorte, se lança dans le temps qui continuerait son cours après que lui-même ne serait plus. Il se représentait en frémissant son cadavre défiguré, immobile, devenu le jouet du plus vil peut-être de ceux qu’il laisserait sur la terre, la surprise, le désordre qui régneraient le lendemain dans le château ; tout ce qui s’y trouvait bouleversé ; lui, sans force, sans voix, jeté qui sait à quelle place ? Il se représentait le discours que l’on tiendrait dans ce lieu, aux environs, au loin, la joie de ses ennemis. Les ténèbres aussi, le silence, lui faisaient voir dans cette mort quelque chose de plus triste, de plus effrayant encore ; il lui semblait qu’il n’eût pas hésité en plein jour, à découvert, à la vue de tous : se jeter à l’eau et disparaître. Absorbé dans le tourment de ces idées, il levait et rabattait tour à tour, d’un mouvement convulsif de son pouce, le chien du pistolet, lorsqu’une autre pensée s’offrit comme un éclair à son esprit. « Si cette autre vie dont on m’a parlé quand j’étais enfant, dont on parle toujours, comme si c’était chose sûre, si cette autre vie n’est pas, si c’est une invention des prêtres, qu’est-ce que je vais faire ? Pourquoi mourir ? Qu’importe, oui, qu’importe ce que je puis avoir fait ? Il y a folie à m’en tourmenter… Et si elle est, cette autre vie… ! »

À un tel doute, à l’idée d’un tel risque, il fut saisi d’un désespoir encore plus sombre, encore plus accablant, et auquel la mort même ne le pouvait soustraire. Il laissa tomber son arme, et resta les mains dans les cheveux, tandis que ses dents claquaient et qu’un tremblement précipité agitait toute sa personne. Tout à coup lui revinrent à la mémoire les paroles dites et répétées à ses oreilles peu d’heures auparavant : « Dieu pardonne tant de choses, pour une œuvre de miséricorde ! » Et elles ne lui revenaient pas avec cet accent d’humble prière avec lequel elles avaient été prononcées, mais avec un son plein d’autorité et qui en même temps faisait concevoir une lointaine espérance. Ce fut un moment de soulagement ; ses mains se détachèrent de ses tempes, et, dans une attitude plus calme, il considéra des yeux de l’esprit celle qui lui avait fait entendre ces paroles ; et il la voyait, non comme sa captive, non comme suppliante, mais sous l’aspect d’une bienfaisante dispensatrice de grâces et de consolations. Il attendait impatiemment le jour, pour courir la délivrer, pour entendre de sa bouche d’autres paroles de paix et de vie ; il se voyait la conduisant lui-même à sa mère. « Et puis ? que ferai-je demain dans le reste de la journée ? Que ferai-je après-demain ? Que ferai-je le jour suivant ? Et la nuit ? la nuit, qui reviendra dans douze heures ! Oh ! la nuit ! Non, non, la nuit ! » Et, retombant dans le vide pénible de l’avenir, il cherchait en vain un emploi du temps, une manière de passer les jours, les nuits. Tantôt il se proposait d’abandonner le château et de s’en aller dans des pays éloignés où personne ne le connaîtrait, même de nom ; mais il sentait que partout il se retrouverait lui-même ; tantôt il revenait à une sorte d’espoir de recouvrer son ancien courage, de reprendre ses anciens goûts, de voir se dissiper ce qui pouvait n’être qu’un désir passager ; tantôt il redoutait la lumière qui devait le montrer si misérablement changé aux gens de sa maison ; tantôt il soupirait après elle, comme si elle devait venir éclairer aussi ses pensées. Et voilà qu’aux premières lueurs de l’aube, peu de moments après celui où Lucia s’était endormie, tandis qu’il était ainsi immobile sur son séant, son oreille est frappée d’un son répandu dans l’air, qui ne se pouvait bien définir, mais qui réveillait je ne sais quelle idée de réjouissance. Il écoute et reconnaît les volées de cloches lointaines comme elles se font entendre en un jour de fête ; puis il distingue l’écho de la montagne qui de temps en temps répétait en sons plus faibles la vague harmonie et la prolongeait en s’y confondant. Peu après il entend d’autres cloches plus rapprochées sonnant de la même manière, puis d’autres encore. « À quel propos, de la joie ? Qu’ont-ils donc tous à fêter ? » Il saute à bas de son lit de cailloux, court, à demi vêtu, ouvrir une fenêtre, et regarde. Un brouillard assez épais voilait en partie les montagnes ; l’aspect du ciel offrait, non des nuages, mais tout un nuage grisâtre qui le couvrait en entier. Cependant, à la clarté naissante et qui peu à peu s’augmentait, se faisaient voir dans le chemin, au fond de la vallée, des gens qui passaient, d’autres qui sortaient de leurs maisons et se mettaient en marche, tous allant du même côté sur la droite du château, tous en habits de fête et avec un air de gaieté qui avait quelque chose d’extraordinaire.

« Que diable ont ces gens-là ? Qu’y a-t-il de réjouissant dans ce maudit pays ? Où va toute cette canaille ? » Et, appelant un bravo de confiance qui couchait dans une chambre voisine, il lui demanda quelle était la cause de tout ce mouvement. Celui-ci, qui n’en savait pas plus que lui, répondit qu’il allait sur-le-champ s’en informer. Le seigneur resta appuyé sur la croisée, tout attentif à ce mobile spectacle. C’étaient des hommes, des femmes, des enfants, par bandes, par couples, tous seuls ; l’un, rejoignant celui qui le précédait, cheminait de compagnie avec lui ; l’autre, sortant de sa maison, se mettait avec le premier qu’il rencontrait, et ils allaient ensemble, comme des amis, faisant un voyage entre eux convenu par avance. Les mouvements, les gestes de chacun de ces personnages marquaient évidemment une hâte et une joie commune à tous ; et le retentissement, si ce n’est à l’unisson, du moins de concert, de ces diverses cloches plus ou moins rapprochées, semblait, pour ainsi dire, la voix qu’accompagnaient ces gestes, l’organe suppléant aux paroles qui ne pouvaient jusque là-haut se faire entendre. Le seigneur regardait, regardait encore, et il sentait augmenter sa curiosité, son impatience de savoir ce qui pouvait inspirer à tant de personnes différentes un seul et même transport d’allégresse et de bonheur.