Les Femmes arabes en Algérie/Ma gazelle Yzette

Société d’éditions littéraires (p. 204-214).

Ma Gazelle Yzette




Quand on s’avance vers le sud de l’Afrique, ballotté par une de ces diligences primitives dans des chemins seulement tracés, on rencontre souvent des gazelles par troupes de sept ou huit. En les voyant s’enfuir, sans effleurer la terre, comme des oiseaux, les voyageurs les plus blasés, poussent un cri d’admiration et, si fugitive qu’ait été leur apparition, chacun pris à leur irrésistible charme, caresse le désir d’en posséder, d’en ramener à Alger, où elles vivent juste assez de temps pour être adorées et laisser inconsolables leurs parents d’adoption. C’est sans doute pour cela qu’on les a nommées « bêtes à chagrin. »

Cependant, n’est-ce pas pour les gazelles que l’on a créé, au quatrième étage de tant de maisons d’Alger, ces terrasses, vrais jardinets suspendus, dont les tonnelles embaument le chèvre-feuille ? Mais que sont quelques mètres carrés pour des êtres qui n’ont pas trop pour bondir de l’immensité du désert ? Ceux qui les y séquestrent subissent bientôt le châtiment de leur crime, en les voyant à l’apogée de la grâce, de la gentillesse, de la familiarité, mourir !

Captivés par ces séductrices du désert, nous avons pendant un séjour dans le sud Oranais, élevé trois gazelles : Mina, que sa haute taille nous a forcé de confier à des amis, Ali et Yzette, couple ravissant que nous avons amené à Alger, pour de là le transporter en France. Notre petite gazelle mâle baptisée Ali qui souriait en montrant ses dents avait de suite été familière et caressante.

Ali se dressait droit sur ses pieds de derrière en appuyant ses pieds de devant à ma ceinture, et il articulait des sons semblables au zézaiement d’un enfant ; ce qui faisait dire que j’avais une gazelle qui parlait.

Yzette était, comme beauté et intelligence, la perfection de sa race. Quand on me l’apporta, toute petite, son poil était une soie, ses jambes des allumettes ; avec cela des yeux immenses, rayonnants ! Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Émerveillée, je la pris dans mes bras, d’où elle s’échappa ou plutôt s’envola comme un oiseau. Mon admiration pour ce petit bijou du désert me poussait sans cesse à l’enlever de terre, pour la presser sur ma poitrine et la couvrir de baisers. Chaque fois elle s’échappait avec la même impétuosité, se blessant ses fines jambes, me faisant des noirs et déchirant ma robe de haut en bas.

C’était Yzette qui tétait la plus grande partie du lait de la chèvre blanche qui servait aussi de nourrice à Ali et à Mina.

Lorsque nous emmenions nos gazelles brouter les fleurs — fleurs de nos jardins de France, qui foisonnent à l’état sauvage sur les plateaux algériens — je tenais le ruban attaché au collier d’Yzette et, en même temps que sa bouche, ma main cueillait pour les lui offrir, ses plantes préférées.

On ne peut dépeindre la nervosité de ce petit être électrique : Dès qu’elle apercevait un animal ou une silhouette humaine, elle courait affolée. Avec la force prodigieuse emmagasinée dans son corps minuscule, elle m’entraînait à la maison, où elle arrivait essoufflée, baignée de sueur et sa petite langue grise hors de la bouche.

Il est bien difficile, de transporter les gazelles d’un pays à un autre, sans les blesser. Pour les ramener à Alger, nous avions mis Yzette et Ali dans un couffin au fond rembourré, au-dessus recouvert d’un voile qui protégeait leurs jolies têtes.

Pendant le voyage, nous négligions de manger aux relais des diligences, nous oubliions aux gares l’enregistrement de nos bagages, tant nous étions occupés d’elles ! À Relizane, malgré nos supplications, on les avait mises avec les marchandises ; alors, à chaque arrêt de quelques minutes, je me précipitais dans leur wagon, je m’agenouillais devant le couffin qui les contenait et je leur égrenais des raisins dans la bouche.

En arrivant à Alger, Yzette et Ali fatigués par trois jours d’immobilité, restèrent vingt-quatre heures sans vouloir manger.

Nous avons pu, mais avec beaucoup de peine, les garder à l’hôtel dans un salon attenant à notre chambre.

Ces mignonnes, pleines de vigueur, n’étaient pas toujours sages. Un jour elles eurent pour voisin un curé : celui-ci entendit la nuit leurs trépignements, leurs plaintes, leurs cris et en fut effrayé. Il descendit au bureau et dit à la propriétaire :

— « Madame vous avez au no 6 quelqu’un de bien malade ; c’est un homme qui ne passera pas la nuit, je crois qu’il agonise ; en l’entendant hoqueter, se débattre, lutter contre la mort, je me suis levé et je viens vous demander de lui offrir les secours de notre divine religion ».

Les garçons appelés affirmèrent qu’il n’y avait dans l’hôtel personne de malade, que le prêtre avait rêvé, ou était victime d’une hallucination.

La nuit suivante même tapage ; le curé de nouveau descend au bureau.

— Je me trompais, ce n’est pas un malade que vous avez, dit-il à la propriétaire, c’est un épileptique. Il bouscule tout dans ses convulsions, il se plaint, il crie, il hurle ! C’est épouvantable ! Et le prêtre offrait de secourir le corps, comme il avait offert la veille de secourir l’âme de son voisin.

Bien qu’ayant passé des nuits retenant son souffle, l’oreille collée à la cloison, il est parti de l’hôtel sans se douter, que c’étaient deux innocentes gazelles qui avaient causé tout son émoi.

Cependant, redoutant de nouvelles plaintes, nous mîmes en pension nos gazelles. J’allais tous les matins leur porter des salades et c’était, de part et d’autre, une joie de nous revoir. Elles voulaient me suivre quand je partais.

Dès que nous eûmes loué l’appartement où se trouvait pour elles une terrasse, nous les y fîmes transporter et elles entrèrent tout à fait dans notre vie.

Pendant les repas, Yzette et Ali luttant de gentillesse, approchaient de nous leur tête fine en faisant entendre un petit cri ressemblant à « hein-hein » Ne me donnes-tu rien ? Et leurs jolis museaux venaient chercher des fruits jusque dans nos assiettes.

Elles mangeaient avec plaisir tous les légumes crus ou cuits. Ali dévorait même avec enthousiasme le poisson et la viande. Tous les deux aimaient fort la terre.

Après notre dîner, venait le leur. Elles avaient à discrétion artichauts, choux, carottes, branches de vigne et de chèvrefeuille, fleurs de géranium… matin et soir, de l’orge.

Le sac d’orge produisait sur Yzette et Ali un effet magique : dès qu’elles l’apercevaient, la joie illuminait leurs grands yeux ; elles mettaient leurs petits pieds sur les nôtres pour tendre plus près de lui leur mignon museau. Nous remplissions nos mains d’orge et ce qu’elles en mangeaient !… Parfois leurs deux têtes se trouvaient dans la même main, j’allais dire dans la même assiette.

Quand l’orge était finie, elles cherchaient à jouer, avec nous, comme elles auraient pu le faire avec d’autres gazelles amies.

Pour les inciter à se coucher, on étendait devant elles un tapis. La mise du tapis était pour Yzette le signal du jeu ; elle y posait ses pieds impatients, abaissait devant l’un de nous ses cornes jusqu’à terre puis, les relevant brusquement, elle aspirait l’air avec force et commençait une série de sauts et de mouvements gracieux qui nous ravissaient et faisaient tomber la plume ou le journal de notre main.

Si l’on poursuivait Yzette, elle à son tour poursuivait, jouait à cache-cache avec plus d’habileté que son partenaire. Elle dansait, tournait sur elle-même, sautait des quatre pieds à une grande hauteur en jetant ce cri nerveux : « couic » qui, paraît-il, dénote la plus grande joie chez les gazelles.

Quand on surprenait Ali et Yzette à démolir la tapisserie et les meubles et qu’on les claquait, Ali venait lécher la main qui l’avait frappé ; Yzette, au contraire, boudait, se tenait à l’écart ; il fallait lui faire beaucoup de prévenances pour pouvoir se reconcilier avec elle et rentrer dans ses bonnes grâces.

En présence d’un chien, Ali et Yzette prenaient leur attitude de combat ; les jarrets arqués, la tête penchée, elles lui présentaient leurs mignonnes cornes. Dans cette position défensive, elles rappelaient leurs sœurs du désert qui à l’époque des grandes sécheresses, se réunissent par troupe de dix à vingt mille pour chercher un climat plus frais. Poursuivies par les lions et les panthères, elles opposent le nombre à la force, marchent en colonnes serrées, se forment en cercle et offrent à leurs féroces assaillants, un rempart de leurs cornes aiguës.

Yzette et Ali, qui ne paraissaient heureux qu’en notre compagnie, étaient en même temps que notre joie, nos joyaux ; nous les montrions avec orgueil à tout entrant chez nous. On comparait leurs beaux yeux, à la fois si vifs et si doux, à de gros diamants noirs.

Ce qui est bon est, hélas ! de courte durée, le destin cruel nous enleva nos gazelles.

Ali mourut le premier. Yzette eut un vrai chagrin d’avoir perdu son camarade ; pendant huit jours elle fut désespérée, restant à l’écart, refusant la nourriture, pleurant comme une personne humaine. Nous l’accablions de tendresse. Nous eûmes l’idée de la laisser librement circuler sur la terrasse et dans l’appartement ; cette demi-liberté la consola.

Après avoir craint de la voir mourir de douleur, nous eûmes le plaisir de la voir recommencer à jouer et croître encore en force et en beauté.

La mort d’Ali avait développé chez Yzette une sensibilité extraordinaire. La solitude lui était insupportable, elle allait et venait avec moi par l’appartement, se couchait à mes pieds quand je m’asseyais et s’étendait à l’heure de la sieste, sur le tapis près de mon lit.

C’était une affaire d’État pour quitter cette petite sensitive : longtemps avant de sortir, je m’évertuais à la distraire, je jouais avec elle, je l’accablais de fleurs et d’orge ; tout était inutile ; la mignonne courait affolée, se haussait sur la pointe de ses pieds pour constater que je n’étais plus là et elle gémissait !...

Longtemps après mon retour, son chagrin persistait ; aussi comme j’évitais de m’absenter !

Pendant sa toilette, Yzette trépignait sous la brosse ; quand je lissais ses poils avec un peigne, au contraire, elle me léchait les mains.

Ah ! quelle peau ! quelle poil superbe recouvrait ses formes élégantes ! Jamais un pou, jamais une puce ; un grain de poussière tombant sur elle, était prestement enlevé d’un coup sec de son petit pied.

Les gazelles qui produisent naturellement le musc, en ont l’odeur. L’arabe nomade n’a pas d’autres parfums que la fiente musquée de la gazelle.

L’intelligence éclatait dans les yeux d’Yzette, comme dans ceux de la personne humaine la mieux douée. Elle était pour nous une compagne comprenant et sentant tout, vibrant sous notre souffle.

Les gazelles sont les véritables associées de ceux qui les ont adoptées, Yzette partageait nos joies et nos peines ; elle s’identifiait à notre état d’âme.

Quand on l’appelait d’un de ses noms, Yzette, Zizie, elle répondait : « Hein ? Hein ? »

Lorsque, ne la voyant pas et que la cherchant, nous la trouvions couchée dans une pose adorable, toutes jambes étendues, nous nous appelions mutuellement pour la contempler. Oh ! disions-nous, qu’elle est jolie ! » et nous passions des minutes comme en extase devant elle…

Un matin, je fus réveillée par la respiration saccadée de notre petite amie ; elle avait des contractions de gorge. Nous appelâmes aussitôt le vétérinaire qui formula une ordonnance.

Mais les remèdes ne guérissaient point Yzette, ses forces diminuaient, elle s’entravait dans les meubles ; elle qui toute petite bêlait, se démenait lorsque je la prenais dans mes bras, se laissait, grande et forte, porter sans faire de résistance

Quand elle s’évanouissait, nos baisers la ranimaient ; alors, je lui présentais des fleurs qu’elle mangeait avidement.

Une nuit, elle eut des convulsions terribles, des cris rauques et gutturaux sortirent de son gosier, elle ouvrit la bouche largement et ses yeux tournés s’éteignirent. Yzette était morte !

La maladie n’avait pas imprimé sur son beau corps ses stigmates ; elle était, quoique morte, resplendissante. En la voyant si belle le naturaliste s’émerveilla…

J’ai plus d’une fois en rêve revu ma petite gazelle Yzette, elle tendait à mon cou ses deux mignonnes pattes et droite appuyée à moi, elle mangeait ravie, de l’herbe et des fleurs.

Je contemple sa dépouille sur un coussin qui simule l’autel. Cette ensorcelante petite bête évoque pour moi, la mer de sable d’or, la musique du vent dans l’immensité du désert. Elle me donne, dans ce Paris brumeux et froid, l’illusion de la tiédeur attirante de l’Afrique ensoleillée.