Les Femmes arabes en Algérie/L’Arabe soldat

Société d’éditions littéraires (p. 214-220).

L’Arabe soldat


L’Afrique du nord, si favorisée des dieux, a pour défenseurs naturels ces guerriers nés, les Arabes.

Je fus un jour abordée dans une rue d’Alger, par un Arabe qui me dit en bon français : « Je vais à Paris, as-tu des commissions ? » Il était minable, bien que royalement drapé dans une loque.

Comme je le regardais avec incrédulité, il reprit : « Tu penses qu’il faut beaucoup d’argent pour aller à Paris ? Je n’en ai pas et cependant je pars… Je ferai à pied le voyage de Marseille à la capitale… Je demanderai sur la route une croûte de pain…

— Que vas-tu faire à Paris ?

― J’ai une affaire au Conseil d’État ; mon avocat a perdu mon procès, je veux aller le plaider moi-même. La justice de France est juste !… J’ai le bon droit pour moi… Lis, tu verras que je dois gagner les juges à ma cause. Emporte ces papiers chez toi, tu me les rendras demain ; et il me mit dans la main un paquet de lettres et de documents, desquels il ressort que mon interlocuteur, Salah ben Abdalhah, est inscrit au 1er tirailleurs, sous le numéro matricule 8.471.

Il faisait partie de la glorieuse phalange, formée de plus de vingt mille Arabes, qui s’est fait massacrer à la frontière de l’Est, en 1870, pour défendre le sol français.

Ces tirailleurs avaient tellement excité l’admiration des vainqueurs à Wissembourg et à Wœrth, que quand ceux qui avaient échappé à la mort furent faits prisonniers, les dames de Berlin, enthousiasmées, leur offrirent, à la grande indignation de la population mâle et de la presse locale, un banquet d’honneur qu’elles leur servirent de leurs propres mains.

Aussitôt libre et guéri de ses blessures, Salah est allé en Tunisie, puis au Tonkin, où il fut proposé pour la médaille militaire, qu’il eût obtenue dix fois si, au lieu d’être né Arabe, il fût né Français ; car, à l’instar des hommes de sa race, Salah faisait naturellement des prouesses sur nos champs de bataille.

Les Arabes naissent guerriers, la poudre et la mitraille les électrisent, le danger en fait des fous d’audace et de témérité.

Si nos gouvernants étaient avisés, ils voteraient une loi établissant la conscription des Arabes. Elle nous fournirait un contingent de plus de cent mille hommes qui, bien encadrés dans les troupes françaises, seraient autant de lions déchaînés de l’Atlas, qui nous aideraient à vaincre l’ennemi dans la prochaine mêlée.

Salah servait avec passion la France, quand un jour, à la suite d’un effort dans une marche militaire, il fut blessé. Lorsqu’un animal est blessé, on l’étiquette : « Bon pour l’équarrissage ! » Si l’on n’est pas reconnaissant de ses services, du moins on supprime par la mort ses souffrances. À Salah, qui avait le corps haché de cicatrices et troué de balles ; à Salah, qui avait pendant vingt ans risqué sa vie pour sauvegarder celle de la France, le colonel du 1er tirailleurs ne sut que dire : « Tu n’es plus bon à rien, va-t’en ! »

Toutes les notions de justice et de loyauté du brave Arabe se troublèrent en entendant son chef ; car enfin, on avait fait avec lui un pacte ! On lui avait dit, quand il était entré au régiment : « Si tu sers la France comme ta mère, elle te traitera comme un fils. » Et voilà maintenant que, loque humaine usée à lui faire un rempart de sa poitrine, la France le rejetait !… La France ! Non ! ce n’était pas possible ! C’était le colonel seulement qui avait crié : « Va-t’en ! » Il en appela de la décision du colonel au ministre de la Guerre. Le ministre de la Guerre donna des ordres au médecin de l’hôpital du Dey, qui passa une contre-visite et conclut que Salah était encore bon pour le service et pouvait attendre sa retraite.

Le colonel ne se rangea nullement à cet avis, et le lendemain, il fit jeter Salah hors de la caserne par quatre hommes. Ce fut un spectacle lamentable : le no 8.471 ne voulait pas se laisser chasser : il priait, il suppliait : « Je suis seul au monde… Ma tribu m’a maudit quand je me suis engagé… Mes parents, mes amis, criait-il, ce sont mes compagnons d’armes ! Mon foyer, c’est le régiment. » Puisqu’on lui interdisait de manger la soupe, il ne voulait pas s’en aller, sans avoir un dédommagement. « Pension ou soupe », répétait-il en se cramponnant, obligeant les quatre hommes à le traîner, à le porter au dehors.

En effet, ou Salah est bon à faire un soldat, comme l’a déclaré le médecin de l’hôpital militaire d’Alger, et alors il peut finir son temps, attendre sa retraite ; ou il est, comme le soutient le colonel, impropre au service pour cause d’infirmité contractée dans le métier militaire, et la France doit l’indemniser. Le ministre, auquel avait été posé ce dilemme, a répondu par un refus de pension. Le soldat évincé porta alors sa requête devant le Conseil d’État, qui la rejeta en alléguant une foule de raisons contradictoires qu’il serait trop long de rappeler ici.

C’est ce jugement que Salah veut attaquer, soutenant logiquement qu’on ne peut lui refuser, à lui Arabe, admis à essuyer le feu de l’ennemi, les indemnités qui sont allouées aux Français dans les mêmes conditions. Il avait bien trouvé à emprunter de quoi payer sa place d’Alger à Marseille, sur le pont d’un bateau ; mais, pour pouvoir être embarqué, il lui fallait la permission de s’éloigner d’Alger ; car, ce vétéran, en mêlant son sang à celui des Français sur les champs de bataille, n’a point acquis le droit de bénéficier de leurs lois ; il reste soumis aux vexations du Code de l’indigénat, qui interdit à tout Arabe de se déplacer sans le consentement de l’Administration.

Salah attend encore l’autorisation de venir en France. Pour pouvoir vivre, il s’essaie au commerce, sans succès naturellement. On peut le voir, dépenaillé, à moitié nu, mais ayant toujours grand air ; arpenter la rue de la Lyre un couffin à la main ; il crie, en s’efforçant d’imiter l’accent de ses coreligionnaires : « Des eifs ! des eifs ! » Ses œufs, qui cuisent au soleil, lui rapportent plus de déboires que de profit. Heureusement, l’espoir qui le soutient compense le pain qu’il ne mange pas. « C’est un mauvais moment à passer, dit-il héroïquement. Dès que je lui aurai mis en main mes pièces, le Conseil d’État m’accordera mon dû. »

Naïf tirailleur ! Le Conseil d’État dira t-il oui, après que le ministre de la Guerre a dit non ? Pendant que l’on gaspillera l’argent rue Saint-Dominique, on n’aura pas de quoi indemniser les Arabes qui ont guerroyé pour nous vingt ans.

Quand, talonné par le besoin, l’ex-soldat de la France, Salah ben Abdalhah, qui ne connaît, pour pouvoir gagner sa vie, d’autre métier que le métier militaire, va, rouge de honte, réclamer chez ses coreligionnaires « la part de Dieu » ou solliciter de sa tribu des secours, on le cingle de cette apostrophe : « Ceux que tu as servis sont donc bien ingrats qu’ils ne peuvent rassasier ta faim après t’avoir usé pour leur gloire ? »

Bien qu’ils soient traités aussi odieusement, et que, malgré leurs qualités guerrières, ils ne puissent dépasser, dans notre armée, le grade de lieutenant, les Arabes sont, quand l’épreuve fond sur nous, toujours prêts à partager nos périls. En 1870, ils nous ont offert leur dévouement, leur sang et leur argent ; les bureaux Arabes leur ont insolemment répondu que la France n’avait pas besoin d’eux pour chasser l’ennemi. Les indigènes d’Algérie nous ont suivis volontairement en Crimée, au Mexique, en Italie, dans les Vosges, au Tonkin, accomplissant partout des prodiges de valeur.

Plus de six mille étaient partis pour Madagascar, s’efforçant de rendre victorieux notre drapeau, qu’ils arboraient en même temps que l’étendard vert du prophète.

Ces vaincus inconscients nous ont, pour le plaisir de guerroyer, aidé à déposséder les Hovas de leur territoire, comme nous les avions dépossédés du leur.

Malgré que les engagements pris envers eux n’aient pas été tenus, chaque fois que la France sera en guerre, ses fils arabes, pour lesquels elle agit en marâtre, voleront à son secours, se feront tuer pour elle.

J’ai cru utile de rapporter ici une série de faits observés, où l’on voit, dans leur écrasement douloureux, vivre les fiers Arabes.