Les Femmes arabes en Algérie/Les Beni-Gharabas

Société d’éditions littéraires (p. 221-229).

Les Beni-Gharabas


La tribu des Beni-Gharabas, renommée par sa large hospitalité et son esprit d’indépendance, tenait, avant la disette qui affame les Arabes de l’Algérie, on peut dire tente ouverte ; elle se ruinait en diffa (repas d’honneur) pendant qu’elle retirait du sol, presque sans culture, le blé, l’orge, le maïs, le tabac, les fèves et les olives. Mais successivement deux récoltes ont manqué, les silos (greniers souterrains) sont vides, et, par pur hasard certainement, les amendes pleuvent depuis qu’elle ne peut plus rôtir des moutons entiers et préparer du kouskous à la poule pour les autorités.

À tour de rôle, ses chameaux, ses chevaux, son bétail, ses troupeaux de moutons et de chèvres ont pris le chemin du marché. Malheureusement, les prix sont avilis par la surabondance des arrivées ; tout se vend pour rien, et puis il se trouva — le jour où l’on conduisit bœufs et vaches au marché — que l’administrateur du centre dans lequel la tribu des Beni-Gharabas est englobée eut justement besoin de deux vaches laitières ; il choisit les deux plus belles du troupeau et en les marchandant égrena, par habitude, le chapelet d’amendes qu’il avait en réserve pour la tribu.

Comment vendre ses vaches à un particulier qui tient le sort des soixante-dix tentes du douar entre ses mains ! On est trop heureux de faire pour l’apaiser un sacrifice.

— Tiens, M. l’administrateur, prends ces vaches ! fais-les emmener ! Pour les autres, c’est 180 francs pièce ; pour toi, « c’est rien du tout. »

L’administrateur indigné éleva la voix.

— Pouilleux, s’écria-t-il, est-ce que je veux de tes vaches pour rien ? Ça crève de faim et encore ça parle de faire des cadeaux !

Avec autorité, il glissa une pièce de cent sous dans la main du vendeur, et il s’en alla au Cercle raconter aux autres fonctionnaires que les Beni-Gharabas avaient bien eu l’audace de vouloir lui donner les deux vaches qu’il avait achetées.

La vente des troupeaux permit de ravitailler la tribu ; pourtant, les embarras, la gêne reparurent bientôt.

On porta au marché les volailles : poules, dindons, pintades, qui vivaient librement dans le douar et l’animaient de leurs chants et de leurs gloussements ; seulement, la fatalité voulut que ce jour-là trois ou quatre fonctionnaires renouvelassent leur poulailler. Ils étaient, disaient-ils, venus acheter à eux de préférence, et ils s’appliquaient à bien leur montrer l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête.

Dans l’état d’embarras où se trouvait la tribu, il eût été maladroit de les faire payer. Il fallait ménager l’interprète, un juif qui avait prêté, à cent trente pour cent par mois, il est vrai, de l’argent.

C’eût été une faute de ne rien offrir à monsieur l’huissier, qui pouvait de suite tout saisir. Quant au garde champêtre, qui cumulait aussi l’office de geôlier, il dressait beaucoup de procès-verbaux contre ceux qui n’étaient pas ses amis ; et puis, les Beni-Gharabas avaient toujours quelques-uns des leurs en prison. On l’octroie si facilement, cette prison, en vertu du code de l’indigénat et même du bon plaisir, que les Arabes qui la subissent ne s’en émeuvent pas ; seulement il ne faut pas être mal avec le geôlier qui, par distraction, oublie parfois de distribuer l’eau et le morceau de pain.

Les Beni-Gharabas délégués à la vente de la basse-cour du douar : Yaya ben Yaya, Abdelkader, Larbi, Ali ben Belkaseem, se consultèrent du regard et se comprirent ; bien qu’ils comptassent sur le produit de leurs volailles pour emporter de l’orge et du blé, ils partagèrent, presque complètement, poules, dindons, pintades entre les fonctionnaires venus acheter séparément et comme en se cachant mutuellement. Leurs domestiques eurent bras et mains chargés ; en outre, un immense collier de couples de ces volatiles leur descendait des reins aux genoux.

Ces vigoureux garçons, qui ployaient sous le poids, paraissaient trouver comme leurs maîtres tout naturel le dépouillement des Beni-Gharabas à leur profit.

Cependant, il faut dire que le greffier-notaire, un courtaud épais qui gagne de l’argent gros comme lui, se pourlécha les babines en voyant les dindes si bien à point et eut un élan de cœur :

« Allons, ben Yaya, dit-il, allons, je veux bien accepter, pour te faire plaisir ; mais dis chez vous que, quand tu nous inviteras pour une diffa, Madame emportera du sucre d’orge pour les bébés du douar ! »

Pour pouvoir subsister, les Beni-Gharabas vendirent tout et n’eurent bientôt plus que leurs tentes. Ils vendirent leurs tapis vieux et neufs, ils vendirent leurs plats de bois et de métal, leurs plateaux d’argent. Ils vendirent leurs chiens-loups, ces sentinelles vigilantes qui flairent l’animal ou l’homme à deux kilomètres, et déchirent de leurs crocs le maraudeur ou l’imprudent qui ose s’avancer. Enfin, à bout de privations et d’expédients, ils cédèrent à un maquignon contre très peu d’espèces sonnantes leurs superbes chevaux, ces amis toujours sellés qui les attendent à la porte de la tente.

Ce sacrifice suprême ne les préserva que pour un temps très court de la famine ; car, si grande que fût leur sobriété, les Beni Gharabas étaient plus de quinze cents bouches à nourrir !

Il n’y eut bientôt plus rien sous la tente, ni argent, ni provision, et rien dans l’immense pleine aride où est campé le douar. Depuis longtemps, aussi loin que l’on a pu marcher, on a cueilli, au point d’extirper la racine, les asperges sauvages dont se délectent l’hiver les Français d’Algérie ; depuis longtemps, on a arraché jusqu’aux plants des chardons, que l’on mange en guise d’artichauts et qui en ont le goût plus fin.

On déserte par bandes le douar silencieux sur lequel plane la mort pour aller à la ville ; on se répand dans les sentiers qui conduisent aux villages environnants. Ceux qui restent avec les enfants mourants trompent leur faim en buvant de l’eau. Mais ce remplissage factice n’empêche pas l’estomac de se tordre et de hurler.

Les moins affaiblis des restants sondent aux alentours le sable de leur matraque. Celui qui a soupçonné une racine se jette à plat ventre sur la terre dorée et nue. Ses doigts décharnés ne lui semblent bientôt plus porter ce qu’il trouve, assez rapidement à sa bouche ; alors, comme l’animal dont Mahomet a interdit la consommation, il enfonce fébrilement son groin dans le sol, ses dents affamées fourragent la terre et dévorent les racines avidement.

Tout à coup, l’un de ces humains rongeurs, Yaya, dont deux des fils avaient expiré de faim le matin, se redresse les yeux hagards, la’ bouche grande ouverte ; il se renverse en arrière en des convulsions horribles, il est mort !

Son corps nourrira les chacals ; mais ses femmes, mais ses enfants encore vivants ?

Sa troisième et toute jeune épouse, Réïra, allaite un beau bébé de sept mois nommé Ali. Je dis allaite ! Hélas ! les mères affamées n’ont pas de lait ! Depuis la veille, Réïra, avec le mépris de la souffrance qui distingue sa race, Réïra perce d’une aiguille le bout de ses seins, et l’enfant suce les gouttes de sang ! Cependant, malgré l’horrible torture qu’elle s’impose, il va s’engourdir comme ses frères et son père ; cette crainte fait surgir en elle une pensée lumineuse…

Non, dit-elle, Ali ben Yaya ! non, tu ne mourras pas !…

Elle va le vendre, s’il le faut, pour le sauver ! Au marché, à la ville, elle trouvera ceux qui ont acheté les agneaux et les cabris du douar ; il lui achèteront son petit si joli et lui donneront à manger.

Avec une énergie sauvage, son enfant, toujours silencieux, juché sur la croupe, elle part. À chaque pas, l’eau qu’elle a absorbé avec excès pour se soute nir pendant la route découle d’elle comme d’une éponge pressée... Elle a trop compté sur ses forces... Comme elle se sent le cœur retourné ! Heureusement, elle rencontre bientôt deux coreligionnaires, montées à mulet, qui la recueillent.

On descend à mi-côte, dans le repli de terrain où se tient le marché animé par le bêlement des moutons et des chèvres, les interpellations des vendeurs et des acheteurs, les à-savoir que font personnellement ceux qui ont perdu une bourse ou une bête.

En arrivant, chacun plante un pieu en terre et y attache son cheval ou son mulet. On frôle, on bouscule ces animaux au passage ; ils n’en restent pas moins calmes et inoffensifs.

Réïra, accroupie, les peaux de sa poitrine dans la bouche de son bébé, s’appuie à la tente d’un marchand de nouveautés. Oh ! elle ne voit plus les robes de tulle aux transparents multicolores, les ceintures de brocart, les babouches finement brodées qu’elle recèle. Tout tourne autour d’elle, comme quand elle a essayé un jour de danser la valse française. Se tiendra-t-elle seulement debout ? Le sol vacille sous ses pieds. Mais... le petit Ali qui ne ferme même plus les lèvres sur le sein flasque qu’il a dans la bouche ...

Elle titube en marchant ; un fonctionnaire qu’elle frôle la repousse brutalement de sa canne et en la voyant tomber s’écrie : « Sale mouquière ! Elle est saoule d’absinthe !… »

Réïra n’entend pas, la peau qui est son sein est sortie de la bouche ouverte de son fils ! Va-t-elle le laisser mourir ?…

En titubant toujours, elle arrive à la ville, une route sur les deux côtés de laquelle s’alignent quelques maisons ; elle s’y traîne, offrant à tous Ali expirant : « Joli petit, gémit-elle… achète… faim… achète joli petit… manger… Joli petit Ali… achète…

On s’attroupe autour d’elle. L’administrateur, le même qui a acheté cent sous les deux plus jolies vaches du douar de Reïra, survient criant, menaçant : « Quoi c’est cette pouilleuse qui suscite ce désordre ? …

« Ramassez-moi ça !… » commande-t-il au garde-champêtre qui cumule l’office de geôlier.

Réïra, épuisée par son suprême effort maternel, s’affaisse, son enfant s’échappe de ses bras, tombe sur la chaussée. En le ramassant, une femme à la poitrine, opulente s’écrie : « Quel beau petit bicot ! » Elle lui fourre la tête dans son corsage, il est sauvé !

On porte Réïra, évanouie, à la prison ; des gamins et des badauds suivent en « gueulant » : Eh l’ivrognesse !… l’ivrognesse !… La cruauté humaine est de tous les pays.

On enferme la jeune mère dans un cabanon, on la couche sur la planche qui sert de lit, et… on l’abandonne !

Le lendemain, elle ne remue toujours pas. Cependant, elle devrait avoir digéré son absinthe…

À la fin, le geôlier s’alarme. Le médecin est appelé : on lui raconte que la prisonnière a été arrêtée pour ivresse ; il l’examine attentivement, puis, la voix tremblante d’indignation : « Triples brutes ! s’écrie-t-il, cette femme est morte de faim !… »